Avant-Propos

1Présenter en quelques pages l’évolution et les tendances dominantes au sein de l’agriculture en Amérique centrale constitue une tâche périlleuse. Si nous pouvons relever des tendances dominantes pour l’ensemble de la région, il n’en demeure pas moins que les différents pays centraméricains ont leurs caractéristiques politique, économique et culturelle. Néanmoins, au-delà des spécificités nationales, les conditions d’évolution de l’agriculture en Amérique centrale sont similaires. Bien entendu, l’on doit souligner le poids particulier des petits et moyens producteurs au Costa Rica, le fait que deux des pays ont passé par des tourmentes révolutionnaires dans les années 1980-1990, qu’au Guatemala plus de la moitié de la population est indigène, que la densité de la population est forte au Salvador et au Guatemala, plus faible au Costa Rica et au Honduras, que pour certains pays comme le Nicaragua et le Guatemala, le Honduras et dans une mesure moindre Panama, on assiste toujours à des migrations internes et à l’ouverture de fronts pionniers, que le Guatemala et le Salvador sont les plus chauds partisans de l’intégration économique centraméricaine alors que le Honduras, le Costa Rica et Panama sont plus réservés, voyant davantage leur salut dans l’intégration au grand marché continental américain et dans l’ouverture du marché mondial.

2Tout d’abord, il faut s’entendre sur la réalité géopolitique couverte par l’Amérique centrale. Le plus souvent l’on se limite aux cinq pays qui intègrent le Marché commun d’Amérique centrale, à savoir Costa Rica, Salvador, Guatemala, Honduras et Nicaragua, à l’exclusion de Panama. Néanmoins, malgré sa spécificité, le Panama fait partie du même ensemble socioculturel et devrait bientôt rejoindre le Marché commun centraméricain (MCCA). Nous pourrions aussi inclure Belize, bien que ce pays présente davantage des caractéristiques qui le font le plus souvent considérer comme un pays des Caraïbes. Par ailleurs, plusieurs pays de l’isthme ont aussi cette face Caraïbe et l’on trouve un développement de l’infrastructure plus dense sur la côte Pacifique et le haut plateau central que sur la côte Atlantique. Puisqu’il nous fallait opérer un choix, nous avons retenu les pays participant au mouvement d’intégration socio-économique et avons inclus Panama qui vient d’entreprendre des démarches pour rejoindre les autres pays d’Amérique centrale au sein du Marché commun centraméricain.

3Les efforts de développement politique et économique autonomes se sont heurtés à la volonté des oligarchies dominantes et des Etats-Unis de garder un contrôle absolu de cette région stratégique. Malgré les efforts d’intégration économique régionale, le courant dominant actuellement est celui d’une intégration accrue des économies centraméricaines au marché mondial par la promotion d’une économie d’exportation, orientée en particulier vers le grand voisin du nord, les Etats-Unis et dans une moindre mesure vers l’Europe. Les efforts entrepris après la Seconde Guerre mondiale et en particulier dans les années 1960 pour développer une politique de substitution des importations ont eu peu d’impact et les efforts d’intégration économique ont été fortement ralentis par les insurrections et guerres ainsi que par le nouveau courant dominant de libéralisation et de mondialisation des échanges.

4L’Amérique centrale semble bien devoir reprendre le rôle qui lui était dévolu à la fin du xix^e siècle et jusqu’à 1950, la production dans un cadre de domination hégémonique des Etats-Unis et d’économie d’enclave. Alors que la production du sucre, du coton et du café souffre fortement de la chute des cours au niveau mondial, du remplacement par des produits de substitution et que la viande est soumise à des barrières tarifaires et non tarifaires, l’Amérique centrale se transforme de plus en plus en fieu privilégié pour les produits agricoles d’exportation non traditionnels et pour la manufacture de vêtements dans des zones franches (maquilas). Bien que nous ne soyons plus en face de l’impérialisme sauvage de l’United Fruit et de sa consœur la Standard Fruit qui faisaient et défaisaient les gouvernements de républiques bananières, la production de ce fruit tropical est en hausse dans la région. La nouvelle stratégie des transnationales bananières est de diminuer la production sur leurs propres terres pour recourir davantage à une intégration verticale des producteurs indépendants. Ainsi elles prêtent moins le flanc aux critiques et réactions nationalistes, peuvent compter sur des alliés et surtout, ce qui n’est pas négligeable, diminuer ou augmenter les achats aux producteurs indépendants en fonction des variations de l’offre et de la demande sur le marché mondial, faisant porter à ces producteurs associés le poids des risques économiques engendrés par de telles variations de la demande mondiale.

5La compréhension des transformations de l’agriculture et de la structure agraire en Amérique centrale exige une prise en compte à la fois de la conjoncture internationale et des dynamiques internes des différents pays de la région.

6Nous assistons de plus en plus à une intégration de l’agriculture centraméricaine dans le régime alimentaire agro-industriel global. Toute velléité de mise en place d’une politique agricole et alimentaire autonome a été délaissée au profit de l’adaptation la meilleure possible à la nouvelle conjoncture de libéralisation et de mondialisation des échanges. Cette tendance a été renforcée, au début des années 1980, à la suite de la faillite du modèle antérieur de substitution des importations, de protectionnisme agricole et d’entraves aux exportations. La crise de la dette a conduit les gouvernements à promouvoir avant tout un modèle agro-exportateur générateur de devises, au détriment de politiques antérieures, si limitées soit-elles, d’effort d’autonomie et d’indépendance alimentaire. De plus en plus, on produit pour l’exportation et on s’en remet au marché international, en particulier nord-américain, pour l’achat de nourriture de base pour les populations.

7Si certains pays avaient écrasé dans le sang les revendications paysannes, d’autres avaient tenté malgré tout de faire des réformes agraires, soutenus par les Etats-Unis et l’Alliance pour le progrès qui voyaient dans ces réformes et dans la révolution verte des moyens de freiner l’avancée des mouvements révolutionnaires considérés communistes. Toutefois, l’impact de telles réformes, davantage réformes foncières que véritables réformes agraires, est demeuré limité et actuellement certains acquis sont totalement remis en question par les contre-réformes. Toutefois, les réformes agraires ont néanmoins contribué à la modernisation des latifundia et grandes haciendas de culture extensive et à leur transformation en entreprises capitalistes. Par ailleurs, des coopératives de réforme agraire formées pour ne pas briser l’unité d’exploitation agricole, en particulier pour des cultures comme le sucre, le café, le coton et le riz, se transforment en entreprises contrôlées par une nouvelle couche de moyens et grands producteurs. Enfin, la crainte de voir leurs terres affectées par les réformes agraires a poussé dans certains cas les oligarchies terriennes à subdiviser, bien que souvent de façon factice, leurs domaines pour les transformer en unités d’exploitation modernes ; à investir davantage dans la transformation et la commercialisation plutôt que dans la production directe ou à renforcer leur implantation dans le secteur manufacturier ou les services.

8S’il y a eu modernisation et capitalisation des grandes et moyennes exploitations, paradoxalement il n’y a pas une forte diminution de la concentration de la terre. Les réformes agraires des années 1970 au Honduras, celle des années 1980 au Nicaragua et la tentative avortée après trois mois de timide « transformation agraire » au Salvador n’ont pas provoqué une diminution notable du contrôle des terres par des oligarchies et des transnationales. Nous analyserons plus en détail cette question par la suite. Comme nous le constatons en faisant l’analyse de l’utilisation des terres, seulement 23 % de la superficie disponible est utilisée en Amérique centrale pour des activités de production agricole proprement dite. La plus grande partie des terres est affectée à l’élevage extensif sur 10 millions d’hectares. Davantage de paysans ont accès à la terre qu’en 1960, mais ce phénomène, s’il est dû en partie aux réformes agraires et aux ventes de terre de peur des affectations ou en raison des troubles dans la région, s’explique surtout par la subdivision des “minifundios”, augmentant encore la pauvreté rurale.

9Ainsi, nous assistons à une transformation de la paysannerie centraméricaine dans la mesure où, avec la rupture des relations patriarcales latifundio-minifundio, nous avons une montée en force du salariat agricole. Toutefois, ceci ne signifie pas une plus grande sécurité et stabilité de la main-d’œuvre dans la mesure où de plus en plus les travailleurs agricoles deviennent des journaliers agricoles ou des salariés à la tâche. Cette force de travail est constituée de petits paysans dont l’exiguïté de l’exploitation ne permet pas de vivre et qui se vendent une bonne partie de l’année, d’autre part de paysans paupérisés qui sont venus gonfler les bidonvilles et qui, bien que demeurant en ville sont des travailleurs agricoles migrants pour des périodes temporaires.

10En 1950, 80 % de la population était rurale. En 1960, pour l’ensemble de la région, la population rurale est encore de 60 % de la population économique active. Le tableau suivant présente l’évolution de la population économique active en agriculture par pays et pour l’ensemble de la région entre 1960 et 1990.

Part de la population économique active dans l’agriculture 1960-1990 (% de la PEA totale)

11Si la PEA en agriculture a fortement diminué en 1990, n’atteignant que 34,8 % pour l’ensemble de la région, elle demeure forte au Guatemala et au Honduras.

Participation de l’agriculture aux économies nationales

12Ces chiffres illustrent bien le rôle de l’agriculture dans le développement des économies d’Amérique centrale. Malgré les politiques de substitution des importations promues par la CEPAL (Commission économique pour l’Amérique latine) dans les années 1960, l’Amérique centrale continue à avoir une économie fortement ancrée sur l’agriculture, la pêche et l’élevage. Si l’on tient compte de l’apport de l’agriculture dans le PIB, l’on constate que les revenus provenant de l’agriculture continuent à être importants.

Taux de participation de l’agriculture au PIB

13En fait cette statistique sous-évalue le rôle de l’agriculture en Amérique centrale. En effet, si une bonne partie de la population, même urbaine, en particulier dans les services, est fortement liée à la production et à la commercialisation des produits agricoles, en particulier pour l’exportation, l’Amérique centrale, comme d’ailleurs beaucoup d’autres pays en développement, a été frappée de plein fouet, en particulier dans les années 1980 par une forte chute des taux de ses principaux produits agricoles. Bien que le volume de production agricole en milliers de tonnes ait augmenté dans tous les pays de la région centraméricaine entre 1970 et 1994, comme l’on peut le voir dans le tableau suivant, néanmoins, cela ne s’est pas traduit par une augmentation correspondante des revenus tirés de l’agriculture.

Volume de production agricole (en milliers de tonnes)

14Dans un document d’analyse de l’expérience économique des quinze dernières années en Amérique centrale, la CEPAL ne manque pas de souligner les tendances et variations dans les prix relatifs des principaux produits agricoles (CEPAL, 1996).

15Par exemple, les pays producteurs de sucre ont vu les prix passer d’un indice 58 dans la période 1975-1979 à 25,9 pour la période 1985-1989, avec une légère reprise des cours dans les cinq dernières années. Pour le cacao, l’on passe d’un indice 145 en 1975-1974 à un indice 38,6 dans les années récentes. Et respectivement pour le café, l’on passe de 140 à 54, pour le coton de 109 à 47, pour la viande, de 112 à 49, pour le poisson de 104 à 67. Seule la banane enregistre une montée constante des prix sur le marché international, ce qui explique d’ailleurs l’importance que prend cette culture dans des pays comme le Costa Rica, après une modernisation de l’exploitation et le passage par les transnationales bananières de la production exclusive sur leurs propres plantations à un achat accru à des producteurs associés liés par des contrats d’intégration de la production (contract farming).

16Malgré la baisse des prix d’exportations, pour plusieurs pays d’Amérique centrale, les exportations agricoles constituent toujours une importante source de devises. En 1970, la part des exportations agricoles dans les exportations totales était de 62,6 % pour le Costa Rica, de 59,3 % pour le Honduras, de 49,8 % pour le Salvador, de 43,8 % pour le Guatemala et de 24,7 % pour le Nicaragua. En 1994, les exportations agricoles représentent 54,9 % des exportations totales au Nicaragua, 50,5 % au Honduras, 42,9 % au Guatemala, 38,9 % au Salvador. Nous n’avons pas de données pour le Costa Rica en 1994 ; toutefois en 1992, cette part s’élevait encore à 44,6 %. Les produits alimentaires transformés ne sont pas compris dans ce calcul, ce qui nous amène à penser que la part des exportations agricoles est sous-estimée. Si nous ajoutons les exportations de viande, nous constatons qu’en fait les pays d’Amérique centrale ont toujours un modèle de développement agro-exportateur, même si celui-ci s’est modernisé et inclut des produits d’exportation non traditionnels depuis une quinzaine d’années. Le contrôle de ces exportations est très concentré entre les mains d’une bourgeoisie agro-industrielle dans la plupart des pays et des transnationales qui ont diversifié leur implantation de la culture de la banane à celle des ananas, des melons et fruits tropicaux divers.

17A côté des produits traditionnels dans le développement économique de l’Amérique centrale, à savoir le café, la banane, le sucre, le coton et la viande, les pays de la région prennent une place croissante dans la production et l’exportation de produits agricoles dits non traditionnels, en particulier les fleurs tropicales, les tubercules exotiques, les langoustes et crevettes. Leur production a été poussée par des mesures d’incitation coûteuses des pays d’Amérique centrale et des Etats-Unis dans le cadre de projets sur des fonds de l’Initiative pour le bassin des Caraïbes visant à relancer l’économie de la région et contrer les efforts de développement économique de l’Amérique centrale hors du giron de l’empire américain. Les développements récents de ces politiques se font sentir non tellement dans le secteur agricole, mais dans le secteur manufacturier, avec la mise en place de zones franches de confection et de réexportation de vêtements (maquila). Toutefois, l’articulation aux économies nationales et l’effet multiplicateur de telles productions demeurent limités. En effet l’on utilise surtout des matières intermédiaires, de la technologie et des capitaux étrangers ; l’on profite d’une main-d’œuvre, surtout féminine, bien payée par rapport au niveau de vie du pays, mais obligée de travailler à des rythmes effrénés, rémunérée à la pièce et sans possibilité de syndicalisation. Ces nouvelles implantations se développent en particulier au Honduras, au Nicaragua et au Salvador.

18Un autre tableau de la CEPAL fait bien ressortir les effets désastreux de la détérioration des termes de l’échange pour tous les pays d’Amérique centrale, à l’exception du Honduras et du Panama dont l’économie et la monnaie ont été soutenues par les Etats-Unis, y compris avec l’apport de dollars à la Banque centrale, pour des motifs stratégiques, ces deux pays constituant des « porte-avions » américains pour le contrôle de l’Amérique centrale et des Caraïbes.

Effets des termes de l’échange en mio de dollars à prix constants 1980

Taux annuel de croissance du PIB et de l’agriculture

19Malgré leur caractère réducteur, il est intéressant de confronter les taux de croissance du PIB et les taux de croissance agricole des trois dernières décennies en Amérique centrale. Sauf dans les années récentes, marquées par une certaine reprise de l’agriculture d’exportation, le taux de croissance général de l’économie est plus élevé que le taux de croissance agricole. Tant le taux général de croissance du PIB que celui du PIB agricole deviennent même négatifs dans plusieurs pays, en particulier durant la décennie 1981-1990.

20Une analyse plus minutieuse de la production laisse cependant apparaître que les différentes filières, contrôlées en fait par des couches de producteurs différents au sein des pays, ne sont pas toutes touchées par la crise et que par ailleurs il est nécessaire de lier le développement de l’agriculture et de l’élevage non seulement aux fluctuations du marché international mais à la situation sociopolitique traversée par ces pays. Il faut tenir compte des insurrections révolutionnaires au Nicaragua et au Salvador, des politiques de sécurité nationale et de répression de l’armée et des oligarchies au Guatemala et au Salvador et enfin des interventions des Etats-Unis pour soutenir ou détruire des économies en particulier au Honduras, au Salvador et au Nicaragua.

21Les petits producteurs d’aliments de base pour la consommation interne, comme par exemple les producteurs de maïs et de haricots, ont été fortement frappés, même dans des pays à l’économie plus florissante comme le Costa Rica.

22Par ailleurs, la crise a touché également l’économie d’exportation, en raison de la détérioration des termes de l’échange. Le taux de croissance des produits agricoles d’exportation qui avait été de 15,7 % pour l’Amérique centrale entre 1973 et 1980 est devenu négatif (-9,6 %) durant la période 1980-1992, seul le Costa Rica, le Honduras et le Panama conservant un taux de croissance légèrement positif malgré une chute vertigineuse, passant de 23,7 % poulie Honduras à 1,7 %. Dans ce dernier cas, l’on peut en bonne partie imputer ce mouvement à une forte baisse des exportations de viande, qui se traduit d’ailleurs par une diminution nette des superficies utilisées pour le pâturage, celles-ci passant de 2 190 milliers d’hectares en 1970 à l’533 milliers d’hectares en 1993.

Evolution de la production agricole selon le type de produit

23Le tableau ci-joint, élaboré à partir de données de la CEPAL indique l’évolution de la production agricole par produits entre 1970 et 1994.

24Le Guatemala, le Nicaragua et le Salvador avaient fortement promu la production du coton dans les années 1980. Le quasi-abandon de cette culture s’explique pour plusieurs motifs : les cours mondiaux du coton ont fortement chuté et cette fibre naturelle a été fortement substituée par des fibres synthétiques dans l’industrie textile. Il est dû également à la baisse de rendement et à l’épuisement progressif des terres consacrées à la culture du coton, fort exigeantes en engrais et en pesticides. Les utilisations massives de pesticides, en particulier sur la frange côtière Pacifique au Guatemala, au Salvador et au Nicaragua, ont eu des effets nocifs non seulement pour l’environnement mais aussi pour les populations. Au Salvador, on en était arrivé à consommer dans les années 1970, 20 % de la production mondiale de parathion. L’insurrection au Salvador et la révolution au Nicaragua ont par ailleurs fortement contribué à un quasi-arrêt de la production de coton dans ces pays.

25Alors que la production bananière est en forte croissance, en particulier au Costa Rica et au Guatemala, sous l’égide de la transnationale Del Monte, elle est en baisse au Honduras et au Panama. Le déplacement continuel de la production est nécessaire comme mesure de lutte contre les maladies qui conduisent à la baisse de la productivité par hectare, diminuée par ailleurs à cause de la destruction progressive des sols avec les usages massifs de pesticides.

26La production du café demeure importante au Guatemala, au Salvador et au Costa Rica, en forte progression au Honduras et en reprise au Nicaragua.

27La production du sucre demeure importante malgré la chute des cours mondiaux et la substitution du sucre de canne par le sucre de betterave et de maïs ; le maintien de l’activité est lié à la forte consommation de sucre par les populations de ces pays et à la volonté des pays d’utiliser, même à perte, les capacités de raffinage installées.

Utilisation de la terre : Priorité à l’élevage extensif

28L’Amérique centrale regroupe environ 25 millions d’habitants sur un demi-million de km². Elle a joué un rôle à l’époque coloniale et moderne davantage par sa position stratégique d’isthme entre deux océans que par l’importance de sa production. L’aire maya, comprenant le Guatemala, le Honduras et le Salvador, a davantage été exploitée durant la période coloniale, en particulier pour la production d’indigo et de cochenille, utilisés comme colorants naturels pour les tissus. L’aire Costa Rica et Panama, peu peuplée, a connu un autre développement jusqu’à l’avènement du cycle du café à partir de 1850. Le développement économique s’est surtout fait sur le haut plateau et sur la côte Pacifique. Ce n’est qu’à la fin du xix^e siècle que les commerçants anglais, bientôt supplantés par les intérêts de citoyens américains installés dans la région, ont développé sur la côte Atlantique ce qui allait devenir la zone par excellence de la domination des compagnies bananières.

Principaux produits agricoles (en milliers de tonnes)

29Jusqu’en 1950, le peuplement demeure limité. De 650 000 habitants durant la période coloniale, on atteint 1,6 million vers 1825, puis on assiste à une certaine explosion démographique et la population s’élève à 6 millions au début du xx^e siècle.

Guatelama

30Les pressions sur la terre se sont vite manifestées au Guatemala, pays avec plus de la moitié de population indigène répartie en vingt-trois nations, maintenues sur les hauts plateaux du nord du pays, alors que les meilleures terres ont été contrôlées par les populations de ladinos pour la culture du coton, du café et l’élevage extensif. Le Guatemala a connu la première tentative de réforme agraire du continent latino-américain, en 1953 déjà ; toutefois, les oligarchies locales et les entreprises bananières se sont alliées pour susciter une occupation militaire des Etats-Unis et noyer dans le sang toute tentative de remettre en cause les intérêts de la bourgeoisie dominante. Dans les années 1970, les populations paysannes indiennes se sont retrouvées entre deux feux, entre une guérilla et des gouvernements militaires très répressifs. Environ un million de paysans indigènes et de guérilleros se sont transformés en réfugiés internes dans les forêts du Guatemala ou du Mexique voisin, alors que le gouvernement encadrait dans des hameaux stratégiques, triste répétition des réductions indigènes de la colonie, ceux qui ne s’étaient pas enfuis.

31Les embuscades des rebelles le long de la route nationale ont incité le gouvernement à couper et brûler la forêt sur 200 m le long des routes. De là, des routes de pénétration ont été construites par l’armée pour atteindre les places-fortes rebelles, ce qui n’a pas seulement facilité le contrôle des populations, mais l’exploitation clandestine des ressources naturelles. Les braconniers et les coupeurs illégaux de bois précieux dans la réserve de biosphère maya font leurs ravages, en collusion avec les militaires, et exportent leur butin vers le Mexique voisin. Les militaires et les bourgeoisies contrôlent la nouvelle frange transversale du nord, à la limite du Péten. La répression sur le plateau a conduit plusieurs paysans à se diriger vers ces nouveaux fronts pionniers, avec des conséquences désastreuses pour l’écosystème fragile de cette zone de forêt tropicale humide. Il y a quelques années, on dénombrait l’arrivée quotidienne dans les forêts du Péten de 250 réfugiés par jour. Beaucoup de rapatriés du Mexique ont été installés sur ces terres et ont pratiqué un déboisement important (Jukofsky, 1993).

32Le développement sur la côte Pacifique des plantations de café, de canne à sucre et des cultures de coton exigeait une forte main-d’œuvre salariée temporaire et les oligarchies dominantes, avec leur bras armé, n’ont pas hésité à instituer le travail forcé pour réquisitionner sur le haut plateau des milliers d’indigènes pour les mois de la récolte. Actuellement, ce mouvement est en baisse et l’on considère que les migrants temporaires du haut plateau vers la côte seraient passés à un maximum de 170 000 alors que ce chiffre avait atteint 300 000 personnes. La plaine côtière fournit 60 % de la production agricole totale du Guatemala et 80 % des produits d’exportation.

33La reprise par Del Monte des intérêts de l’United Fruit a contribué à redynamiser l’exploitation bananière, l’élevage extensif et la production pour l’exportation embarquée sur la côte Atlantique à Puerto Barrios.

Salvador

34Au Salvador, l’on retrouve une densité exceptionnelle de 232 habitants par km² et on considère que le nombre de paysans sans terre s’élève à 300 000, soit la moitié des paysans sans terre d’Amérique centrale. Les Salvadoriens ont migré vers le Honduras voisin peu peuplé, vers le Mexique et les Etats-Unis. L’essai de mise en place d’une timide transformation agraire a provoqué la réaction violente des oligarchies terriennes et manufacturières qui ont semé la terreur dans la région en faisant assassiner les opposants par des brigades de la mort. La violence des combats a contribué à ce que 500 000 personnes quittent leur village vers les grandes villes ou l’étranger.

35« La guerre civile au Salvador a marqué un pays déjà dévasté sur le plan écologique. Ce pays à forte densité de population a vu disparaître 94 % de sa végétation naturelle d’origine. [...] l’érosion provoquée par cette dégradation a endommagé 90 % des fleuves du pays, qui sont également pollués par les pesticides. Les autres terres sont pratiquement infertiles. La faune et la flore sauvages et les ressources halieutiques ont été décimées. La recherche de terres arables au Salvador est une lutte permanente.

36Pendant la guerre civile, l’aviation salvadorienne a largué plus de 3 000 tonnes de bombes explosives, napalm et phosphore blanc sur le pays, provoquant la formation de cratères et incendiant de nombreux hectares de forêt. Dans la province de Morazan, dans le nord du pays, près de 2 000 hectares de forêts de conifères ont été détruits. Des sanctuaires pour la faune et la flore et des forêts humides ont disparu. » (Jukofsky, 1993).

37On considère que cette oligarchie de grands planteurs regroupe une trentaine de familles qui contrôlent par ailleurs le secteur industriel et financier ainsi que les moyens de communication. La monoculture du café représentait, en 1950, 89 % des exportations et continue à jouer un rôle important, malgré la relative industrialisation du pays. On estime que 8 % des propriétaires terriens produisent plus de 50 % de la récolte. Après plus d’une décennie de guerre civile entre la guérilla qui contrôlait une partie du territoire et un gouvernement maintenu en vie par les apports financiers et l’armement des Etats-Unis, le Salvador vit un fragile retour à la paix et une certaine reprise économique. Le niveau de déboisement est le plus élevé d’Amérique centrale et les pressions sur les ressources sont très fortes. Durant la guerre civile, les cultures d’exportation ont été paralysées et le bétail décimé (1/3 du bétail a été vendu ou abattu).

Honduras

38Considéré comme le pays le plus pauvre d’Amérique centrale, le Honduras n’a que 39 habitants au km². Ce pays est connu pour son incroyable instabilité politique (123 actions de guerre civile entre 1824 et 1900 ; 14 gouvernements et 159 soulèvements armés de 1900 à 1933). Les compagnies bananières ont installé et renversé des gouvernements et se sont fait attribuer des superficies et des privilèges énormes. Face aux grèves prolongées, les entreprises bananières ont mis sur pied un système de production intégrée, en achetant les bananes d’ex-employés de confiance devenus propriétaires.

39Les grands propriétaires ont constitué leur base d’accumulation à partir de l’élevage extensif qui a connu un fort développement avec l’ouverture de nouvelles terres dans les années 1960-1970 et l’installation d’abattoirs produisant de la viande bon marché, de seconde qualité pour les chaînes américaines de restauration rapide (fast-foods).

40L’économie hondurienne a été maintenue artificiellement par les Etats-Unis, qui surtout durant l’affrontement avec le régime Torrijos à Panama, considéraient le Honduras comme une alternative pour le redéploiement de leurs bases militaires en Amérique centrale.

41La guerre larvée de basse intensité des Etats-Unis contre le Nicaragua a provoqué des effets désastreux non seulement dans ce pays mais au Honduras (Harrisson, 1988). La construction de routes, aérodromes et bases militaires a causé un impact environnemental très négatif. « Au Honduras, environ 45 000 hectares de forêt ont été détruits pour permettre la construction des bases des “contras”. Cette construction a ouvert des forêts jusqu’ici impénétrables aux petits agriculteurs pratiquant l’agriculture sur “brûlis”» (Jukofsky, 1993). C’est dans ce nouveau front pionnier que l’on retrouve l’expansion de la culture du café.

Nicaragua

42Alors que dans les pays voisins s’effectuait une certaine modernisation agricole et de timides essais de transformation agraire, au Nicaragua, le développement économique du pays était au service du clan Somoza et d’un groupe de familles alliées restreintes qui obtenaient leur revenu sur les terres fertiles et planes du Pacifique grâce à la production du coton et de la canne à sucre. La culture du coton a occupé alors 80 % des meilleures terres du Pacifique. Dans le Chontales et le Boaco se sont développées de grandes propriétés d’élevage extensif.

43Les petits paysans, rejetés de la frange côtière du Pacifique par la montée du capitalisme agro-industriel, ont ouvert de nouveaux fronts pionniers vers le nord, à la frontière hondurienne et à l’est, vers l’Atlantique. Toutefois, cette dernière région est longtemps demeurée un monde à part isolé du plateau central. Seules les compagnies minières, forestières et de pêche exerçaient des activités dans une région peuplée d’indigènes et de Noirs davantage intégrés à l’économie des Caraïbes qu’à celle de leur propre pays.

44Après la mise à sac des ressources sous Somoza, il était difficile que les sandinistes au pouvoir fassent pire. Paradoxalement, la guerre dans le pays a en bonne partie protégé les ressources. En effet, les grandes forêts au nord à la frontière du Honduras et les forêts au sud dans la région du Rio San Juan, à la frontière du Costa Rica étaient le refuge de groupes contras et dès lors, tant les braconniers que les paysans en recherche de terre n’osaient s’y aventurer. La redistribution des terres, bien que limitée, effectuée par la réforme agraire a par ailleurs arrêté les fronts pionniers. Les ressources halieutiques ont augmenté sur la côte Atlantique, du fait de l’arrêt de la pêche et du séchage des crevettes dans la région peuplée de Misquitos, à cause de la guerre. Toutefois, les ressources forestières ont toujours été soumises à une forte pression.

45Nous ne pouvons que souligner la baisse de la production agricole, surtout d’exportation durant le régime sandiniste, en particulier à cause de certains choix politiques, mais aussi en raison des difficultés de la guerre orchestrée par les Etats-Unis et menée par une opposition interne croissante qui a su s’allier dans le nord du pays des petits paysans qui ont peu bénéficié de la réforme agraire dans un premier temps. En effet, soucieux de maintenir les revenus d’exportation, le gouvernement nicaraguayen avait préféré l’organisation de coopératives et d’entreprises d’Etat à la dotation de terres aux paysans, sauf dans les zones de colonisation.

46Actuellement, on est en présence d’efforts particuliers pour le développement de grands parcs binationaux, entre le Honduras et le Nicaragua (Si a La Paz) et entre le Costa Rica et le Panama (Parque de la Amistad). Une démarche de gestion intégrée des ressources avec une forte participation des populations est mise en œuvre, créant des zones-tampons à la limite de ces grandes réserves de biosphère. On assiste en quelque sorte au développement d’une nouvelle approche de développement rural, à la mise en place d’un nouveau paradigme afin non seulement de développer un espace mais de le faire de façon durable en cherchant de nouvelles formes organisationnelles de type autogéré qui préfigurent en fait un projet de société différent, face à l’échec du projet sandiniste trop dirigiste.

Costa Rica

47Le Costa Rica constitue une exception dans la région. Ce pays a eu la chance de n’avoir pratiquement pas de ressources minières et une très faible population indigène, de telle sorte que le régime colonial n’a pas trouvé intéressant d’y installer une colonie de peuplement.

48La faible pression sur la terre et le développement hâtif du café ont contribué à la création d’une classe de petits propriétaires terriens, à côté des commerçants allemands qui contrôlaient l’exportation de cette production vers le Chili, les Etats-Unis et l’Europe. La rareté de la main-d’œuvre n’a pas permis le développement de grandes exploitations. Les compagnies bananières ont amené la population noire des Antilles pour la construction du chemin de fer et le travail sur les plantations. Toutefois, jusqu’en 1960, aucune route ne reliait le haut plateau et la côte Atlantique et il était interdit aux populations noires de se déplacer à l’intérieur du pays. Les revendications paysannes ont été contenues par l’Eglise grâce à l’organisation de syndicats corporatistes. La réforme agraire n’a fait qu’entériner une colonisation vers l’Atlantique ou encore une redistribution de terres rachetées sur la côte Pacifique aux entreprises bananières. Plus récemment, les petits producteurs ont été fortement touchés par les politiques libérales, les programmes d’ajustement structurel et de promotion des exportations qui ont bénéficié davantage aux entreprises étrangères. Alors que la vallée centrale constitue le pôle de la production du café et plus récemment de la production de fleurs pour l’exportation, le nord du pays est une zone de production d’agrumes et de viande. Bien que la production agricole ait beaucoup augmenté en volume, sa part relative dans l’économie nationale diminue non seulement à cause de la chute des cours, – ce qui n’est pas le cas pour la production bananière, – mais en raison du développement rapide d’autres secteurs de l’économie, en particulier du tourisme. Pays aux nombreux volcans et forêts humides, à la faune et la flore très diversifiées, le Costa Rica apparaît toujours plus comme un paradis du tourisme, en particulier de l’écotourisme.

Superficie par type de terre (en milliers d’has)

49Les tansnationales bananières contribuent à une diversification de la production, en particulier avec le palmier à huile, le cacao, l’ananas, suivant le mouvement initié par l’Etat de colonisation coopérative sur les terres rachetées aux entreprises bananières.

Panama

50Panama est une économie d’enclave où le secteur agricole occupe une part marginale. Il s’agit non seulement d’une zone stratégique reliant les deux océans, de la base américaine de contrôle de l’Amérique latine et des Caraïbes, mais aussi d’un paradis fiscal et d’une plate-forme de réexportation de biens provenant de tous les continents. Les principales productions ont été la canne à sucre et la banane, dont la commercialisation est toujours assurée par les transnationales, après un effort infructueux de commercialisation étatique sous Torrijos. Dans le Panama rural, en dehors des zones de plantations, l’on retrouve des populations indigènes vivant dans la quasi-autosubsistance sinon la misère et une grande forêt tropicale humide où se développent des fronts pionniers. Pratiquant une culture itinérante, ces populations produisent du riz, du manioc et font l’élevage extensif. Dans la province du Chiriqui, à coté de la production bananière, l’on retrouve la culture du café.

51Après avoir passé en revue cette dynamique des populations dans leur occupation de l’espace, indispensable pour comprendre l’évolution de la structure agraire centraméricaine, nous pouvons mieux analyser l’utilisation du sol dans les différents pays de la région.

52Le tableau « Superficie par type de terre », élaboré à partir de données de la CEPAL (1995) présente la situation pour chaque pays de la région entre 1970 et 1993. Les forêts n’existent pratiquement plus au Salvador et l’on peut considérer que dans ce pays il n’y a plus de possibilité d’expansion de la frontière agricole. Bien que Panama, le Costa Rica, le Honduras et le Nicaragua disposent toujours d’un couvert en forêt important, des efforts particuliers sont faits pour éviter une colonisation sauvage ou l’avancée de fronts pionniers. Quelques exceptions cependant, avec l’avancée des cultures de café au Honduras et le développement de la transversale nord au Guatemala. Au Salvador, au Guatemala, au Nicaragua et au Honduras, les surfaces de pâturages sont très importantes. Toutefois, alors qu’elles continuent à s’accroître au Guatemala, les surfaces consacrées aux pâturages demeurent stables dans la plupart des pays et souffrent une forte diminution au Honduras, en partie à cause de la chute des activités d’exportation de viande.

53Le développement de la production bananière fournit actuellement une importante source de devises pour l’ensemble des pays de la région. Néanmoins, selon les projections des spécialistes du commerce de la banane, on devrait connaître une croissance plus modérée de l’expansion des bananeraies en Amérique centrale d’ici à la fin du siècle à cause de deux facteurs principaux :

• Le développement ailleurs, en particulier en Asie, et plus spécialement aux Philippines, de cette production ;

• La saturation progressive du marché mondial de la banane, malgré la croissance de la consommation dans les pays de l’Est européen. Ainsi au Costa Rica, alors qu’on a connu une progression de 7,2 % par an entre 1991 et 1995, celle-ci devrait être ramenée à un taux de 2,2 %. Cela en raison de la baisse des rendements et de la croissance de la maladie de la cercosporiose noire. Par contre, il semblerait, toujours selon ces analyses, que la production de bananes devrait s’accroître sensiblement au Guatemala, au Honduras et au Panama (FAO, 1996).

54Face à la crise du modèle agro-exportateur, les divers gouvernements d’Amérique centrale ont appliqué des programmes d’ajustement structurel et ont mis en place des politiques d’ajustement sectoriel agricole. « Les politiques d’ajustement sectoriel agricole ont en effet deux axes principaux. Le premier est une réorientation précipitée du modèle agro-exportateur vers des produits “non traditionnels” (fleurs, épices, fruits “exotiques”, etc.) moyennant des appuis directs et massifs à des secteurs déterminés de l’initiative privée. [...] Le deuxième axe des politiques agricoles néolibérales est que la production alimentaire pour le marché intérieur ne doit être maintenue que dans la mesure où elle est “efficace”, le critère de l’efficacité étant la compétitivité par rapport aux prix sur le marché international. » Pour Roberto Rodriguez Rojas, qui décrit ainsi cette évolution de l’agriculture centraméricaine, ces choix conduisent à des ruptures sociales et à l’exclusion des petits paysans.

55« Les conséquences sont prévisibles, à savoir une forte aggravation d’une part de la dépendance alimentaire, et d’autre part de l’exode des paysans vers des villes qui ne peuvent les accueillir. Ne restera-t-il alors pour ce secteur de la population que ces mesures de “compensation sociale” qui complètent les politiques d’ajustement et dont le but est avant tout de “stabiliser” des situations sociales explosives et de maintenir les structures de pouvoir existantes ? » (Rodriguez Rojas, 1991).

56La stratégie antérieure de substitution des importations, visant une croissance économique par industrialisation dans la région, n’avait pas donné les résultats escomptés ; en effet, les transnationales s’étaient installées dans la région et la production des entreprises nationales avait été protégée grâce à des barrières douanières fortes limitant l’importation de produits finis ; cependant, la valeur ajoutée des produits manufacturés en Amérique centrale n’a pas dépassé 50 %, dans la mesure où l’on a dû recourir pour leur fabrication à du capital étranger et à l’importation de biens intermédiaires et de machines-outils.

57La politique d’ajustement structurel agricole propose donc une exportation des produits agricoles hors du marché commun centraméricain. Elle exige également une réforme ou « modernisation » en suivant les credos néolibéraux de désengagement de l’Etat et de promotion et facilitation des activités des entreprises privées. Enfin, elle tente de promouvoir la diversification de la production, par produit, par secteur et par marché. Dans un effort pour faire face à l’érosion des prix et des débouchés pour les exportations agricoles « traditionnelles », les divers pays de la région ont encouragé la production et l’exportation de produits agricoles considérés non traditionnels.

Les exportations agricoles non traditionnelles : Solution d’avenir ou mirage ? (Weller, 1992, Mendizabal et Weller, 1992)

58A partir des années 1980, plusieurs pays d’Amérique centrale, fortement touchés par la baisse des revenus des produits d’exportation traditionnels et obligés d’obtenir coûte que coûte des devises pour le remboursement de la dette extérieure, ont mis sur pied différents instruments d’encouragement aux exportations non traditionnelles. Dans la propagande officielle, il s’agit d’une voie novatrice, capable d’entraîner un développement économique plus vaste au sein des pays. Ces programmes ont été encouragés en particulier par des déductions fiscales aux exportations, la possibilité d’acheter sans droits de douane les machines, véhicules, matières intermédiaires ; de plus, ils ont obtenu des facilités d’accès aux marchés étrangers, en particulier celui des Etats-Unis dans le cadre de l’Initiative du bassin des Caraïbes. Divers projets de l’USAID ont mis en place des structures d’accompagnement des petits entrepreneurs et facilité la constitution de groupements professionnels encourageant les exportations non traditionnelles. On présente cette voie comme une solution aux problèmes de balance commerciale déficitaire des pays de la région et comme moyen d’intégrer les petits producteurs ayant peu de terre à des cultures rentables.

59La définition d’exportation non traditionnelle varie selon les pays, mais en gros elle comprend les fleurs, les fruits tropicaux, des tubercules destinés avant tout à la population latino-américaine des Etats-Unis, les crevettes et crustacés.

60Ces politiques n’ont servi qu’à enrichir les plus riches à un coût important pour l’Etat. Par exemple, au Costa Rica, fervent promoteur de cette politique, en 1988-1989, 526 entreprises ont reçu des certificats d’attribution tributaire (dégrèvements fiscaux), mais en réalité 8 entreprises ont bénéficié de 8 % du total des dégrèvements et 26 autres entreprises ont profité de 51 % de ceux-ci. Ou encore la filiale de la transnationale Del Monte a reçu pour l’exportation d’ananas des dégrèvements d’une valeur de 5 millions de dollars.

61Toutefois, ces politiques ont eu un certain effet dans la création de postes de travail, bien que temporaires, liés à la transformation et à l’emballage des produits.

62Le développement des marchés pour ces produits non traditionnels demeure limité et surtout la compétition est grande entre plusieurs pays en développement, en particulier d’Amérique latine et d’Asie. Pour l’Amérique centrale, durant la décennie 80, les exportations agricoles non traditionnelles ont augmenté de 82 %, pour atteindre la valeur de 295 mio de dollars en 1989, soit 12 % du total des exportations agricoles d’Amérique centrale. 76 % de ces exportations non traditionnelles proviennent du Guatemala et du Costa Rica. Ce secteur occupe entre 35 000 et 40 000 agriculteurs, soit 2 % des agriculteurs d’Amérique centrale, sur une superficie de 200 000 ha.

63Ces producteurs se répartissent en trois groupes :

• Les entreprises transnationales ;

• Les grandes et moyennes entreprises ;

• Les petits producteurs.

Transnationales

64Pindeco (Del Monte) au Costa Rica et Dole (Standard Fruit) commercialisent pratiquement l’ensemble des ananas exportés de ces pays. Ils ont entre 2 000 et 3 000 ha chacun de plantations et complètent leurs achats par des contrats (contract farming). Les transnationales contrôlent le tiers des 12 000 ha de melons produits dans la région, et ont également des contrats avec des producteurs au Costa Rica, au Honduras et au Guatemala. Enfin, les transnationales, en particulier Del Monte, Hanover, Standard Fruit, Coca Cola commercialisent brocolis, oranges et citrons, jus, mangues, papayes, oignons, courgettes.

Entreprises moyennes et grandes

65Il s’agit d’un groupe diversifié composé d’investisseurs étrangers, surtout des Etats-Unis, d’Europe et d’Israël, de grands producteurs centraméricains, de producteurs moyens très spécialisés et d’exportateurs qui ne produisent pas directement. Ils s’occupent surtout des fleurs ornementales, des citriques, de fruits tropicaux, de la noix de macadamia, de légumes de contre-saison.

Petits producteurs

66Les petits producteurs exportent 35 % de l’ensemble des exportations agricoles non traditionnelles d’Amérique centrale. Toutefois, ils ne contrôlent pas les réseaux de commercialisation et bien qu’ils produisent pour la valeur de 100 millions de dollars, ils ne touchent pour leur labeur que 30-40 millions, le reste allant aux divers intermédiaires. Ils se consacrent surtout à la production de sésame, de « chayote », de cacao, de légumes, de racines et tubercules, de banane plantain. Un cas particulier est à relever, celui de 20 000 petits producteurs du plateau central du Guatemala qui ont bien réussi et produisent 6 000 ha de haricots verts, de brocolis, choux-fleurs et légumes pour l’exportation. Souvent ces producteurs sont organisés en coopératives. Les autres producteurs s’adressent à des intermédiaires et exportateurs.

67Diverses études montrent qu’il s’agit plus d’un mirage que d’une solution d’avenir pour plusieurs raisons :

• A cause du coût prohibitif des mesures d’accompagnement et des subventions pour des gouvernements qui actuellement tentent de réduire leur déficit ;

• A cause de l’impossibilité de continuer une telle politique de subvention et de promotion des exportations dans le cadre des nouveaux accords de libre-échange au niveau international ;

• Etant donné le fait qu’il s’agit d’enclaves économiques au sein des pays et qu’elles ont peu d’impact sur le reste de l’économie en terme de développement de nouvelles activités ;

• Etant donné le fait qu’il s’agit d’un secteur exigeant un fort investissement en capital et une maîtrise technologique particulière, de telle sorte qu’en aucune manière cette solution peut s’étendre aux petits paysans ;

• Etant donné le fait que de telles politiques ont été promues dans plusieurs autres pays et continents et qu’avec le temps l’on arrive à une baisse des prix de produits considérés prometteurs ;

• Etant donné le fait que pour le moment il s’agit la plupart du temps de productions de contre-saison, complémentaires de productions normalement effectuées dans les pays consommateurs et que les possibilités d’expansion de marchés restreints sont plus qu’aléatoires.

68Bien que cette politique permette à 2 % des producteurs centraméricains de mieux vivre, elle doit être considérée comme un mirage plus qu’une solution miracle. En effet, pour divers motifs, en particulier l’exiguïté du marché, cette voie ne peut se développer rapidement et de façon significative. Elle ne peut remplacer une véritable stratégie de développement rural qui s’adresse de façon différenciée aux diverses couches de paysans d’Amérique centrale.

Intégration au marché centraméricain et intégration au marché nord-américain et européen

69Il nous est difficile de présenter en quelques lignes l’évolution de l’intégration du marché centraméricain et ses rapports avec le grand marché nord-américain et avec le marché commun européen. Tout simplement, nous indiquons à grands traits quelques tendances et perspectives futures.

70Le Marché commun centraméricain n’a jamais vraiment fonctionné, pour divers motifs, entre autres les conflits entre pays, la situation de guerre dans la région, le marché intérieur somme toute limité et surtout le fait que les divers pays d’Amérique centrale produisent à peu près tous les mêmes produits agricoles et que l’industrialisation par substitution d’importations soit demeurée à un niveau très bas. Avec la crise pétrolière et les problèmes de l’endettement, les pays ont abandonné leur effort d’intégration économique au profit d’une ouverture au marché mondial, en particulier au marché nord-américain. De récents efforts d’intégration économique voient le jour ; ainsi Panama a décidé de rejoindre les autres pays de la région dans la démarche, mais celle-ci est fondamentalement différente aujourd’hui en fonction de l’évolution du contexte mondial.

71En effet, l’intégration économique centraméricaine visait auparavant l’adoption de mesures protectionnistes communes et de tarifs douaniers semblables pour se défendre de la concurrence externe et protéger un commerce intrarégional et une industrialisation dans la zone. Actuellement, les efforts visent plutôt l’adoption d’une stratégie commune dans un cadre ouvert afin d’avoir accès aux marchés mondiaux. Les pays concernés jouent en fait sur divers tableaux : tout en conservant ce qui peut être utile dans le modèle actuel d’intégration économique en fonction des complémentarités réelles entre pays, ils établissent des relations commerciales bilatérales accrues avec des pays tiers et tentent de renforcer leurs relations avec deux grands blocs économiques, l’Union européenne et l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA).

72Malgré les rencontres entre les pays d’Amérique centrale et l’Europe, malgré les intentions et discours, le renforcement des relations économiques entre les deux partenaires demeure limité pour divers motifs. Tout d’abord, les politiques des Etats-Unis, telles l’Initiative pour le bassin des Caraïbes et d’autres interventions marquent bien que l’Amérique centrale est un territoire sous influence et hégémonie des Etats-Unis et que le rôle de l’Europe ne pourra jamais devenir prédominant dans la région. Par ailleurs, en ce qui concerne l’accès des marchés européens pour les produits agricoles d’Amérique centrale, on se heurte à une difficulté de taille, la présence des Accords de Lomé, qui privilégie les produits de même nature en provenance d’ex-colonies de pays européens. Bien entendu, cela devrait changer avec la libéralisation en cours et la fin du système de Lomé.

73En ce qui concerne la zone de libre-échange Canada – Etats-Unis – Mexique, déjà, les échanges traditionnels des pays d’Amérique centrale avec ceux-ci sont très importants. C’est en particulier le cas des échanges économiques avec le Mexique. Actuellement, les pays d’Amérique centrale visent une certaine pénétration dans ce grand marché à travers le Mexique. Le Canada est en quelque sorte un allié de cette politique dans la mesure où il s’est dit disposé à accorder les mêmes facilités aux pays d’Amérique centrale que celles qui seraient négociées avec le Mexique, indépendamment de la position des Etats-Unis.

74Tenant compte de la constitution du MERCOSUR et des accords bilatéraux du Chili avec d’autres pays, nous nous dirigeons en fait vers la constitution d’un grand bloc politico-économique américain (Amérique du Nord, centrale et du Sud), en contre-position -dans une guerre commerciale à peine voilée – à l’Europe et aux pays asiatiques.

Organisations paysannes et société civile

75Parler des transformations de l’agriculture centrale uniquement en terme d’évolution de la production n’a pas de sens. Une analyse détaillée de l’évolution des luttes paysannes serait nécessaire à une compréhension globale. Vu la richesse, la diversité et les spécificités nationales dans l’organisation paysanne en Amérique centrale, la situation ne peut être résumée en quelques lignes. Nous nous contentons de présenter quelques transformations récentes dans l’organisation du mouvement paysan en Amérique centrale.

76Certains auteurs parlent d’émergence de nouveaux mouvements paysans en réponse à un changement de la conjoncture. Durant des décennies, les mouvements paysans centraméricains s’étaient caractérisés par leur combativité, leur opposition frontale à des pouvoirs répressifs, leurs revendications pour la terre, des moyens de production ainsi que de meilleures conditions de travail comme salariés agricoles. Ces luttes ne sont pas abandonnées et les problèmes cruciaux objets des mobilisations sont loin d’être résolus.

77Toutefois, les revendications paysannes s’expriment sous une autre forme. D’une part, on assiste à un désengagement de l’Etat, à une remise aux régions et municipalités de responsabilités assumées antérieurement par les gouvernements de façon centralisée. D’autre part, les populations rurales ont appris tant bien que mal à se passer de l’Etat durant des phases de guerre de libération nationale, ou encore prennent des distances vis-à-vis d’Etats trop interventionnistes. En quelque sorte, l’expression paysanne est passé d’un registre uniquement revendicatif à un autre registre, celui de la recherche de solutions et de l’apport de propositions à partir d’expériences vécues. Cette transformation est due en bonne part au fait que la lutte paysanne ne se vit plus uniquement comme lutte corporatiste pour la défense d’intérêts de classe mais du fait d’une prise de conscience progressive de l’impossibilité d’arriver à une solution globale en considérant uniquement le monde paysan. Cela s’est traduit en particulier par la constitution dans plusieurs des pays de la région de plates-formes larges d’union entre les différents mouvements populaires, tous touchés par les mesures d’austérité et d’ajustement.

78Cela a été renforcé par un désengagement de l’Etat des services agricoles, en particulier du crédit et de la commercialisation. De plus en plus d’ONG en provenance du Canada, des Etats-Unis, d’Europe ou encore nées d’expériences locales, ont assumé des rôles autrefois joués par l’acteur étatique. Dans une première période, celle des réformes agraires, l’accompagnement des ONG a été surtout dans l’appui à la formation de coopératives ou autres types d’organisations. Actuellement, on assiste davantage à l’émergence de nouvelles organisations et à l’élaboration d’un nouveau discours paysan davantage global et alternatif. De la revendication politique ou salariale, l’on est passé à l’organisation d’entreprises économiques rentables, à la multiplication des échanges entre groupements de producteurs au niveau national et entre pays, à une alliance avec des mouvements populaires urbains. Plus récemment, les préoccupations paysannes ont dépassé le productivisme immédiat pour considérer le milieu rural dans son ensemble avec un souci d’assurer une gestion intégrée des ressources naturelles. Ainsi on assiste à la mise en place de nouvelles formes organisationnelles et l’on tente de vivre par le bas un nouveau projet de société.

79« Les nouvelles organisations paysannes ont en effet pour trait commun de considérer que la question agraire ne peut trouver de solution en dehors d’une réactivation de l’économie régionale. Elles sont donc conduites à tenter d’intervenir activement dans la définition des politiques économiques qui affectent le secteur paysan. [...] Ce modèle est global et couvre depuis la production agricole jusqu’aux finalités mêmes du développement. Sa caractéristique essentielle est d’être fondée sur une valorisation positive de l’agriculture paysanne en tant que productrice d’aliments, et de sa capacité de jouer un rôle dynamique et stratégique dans le développement économique et social ; cela tout au moins pour autant que soient éliminés les freins qui empêchent un accès effectif des petits producteurs au crédit, au progrès technique, à la transformation des produits agricoles, à la commercialisation, etc., c’est-à-dire pour autant que soient modifiées les modalités de leur intégration au marché et au régime global d’accumulation » (Rodriguez Rojas, 1991).

80Les différentes ONG travaillant en Amérique centrale ont des plates-formes de coordination de leurs efforts, entre autres “Concertación”, où elles échangent leurs expériences de travail en milieu rural, leurs recherches et acquis. D’autre part, les mouvements paysans et populaires se sont dotés de plates-formes communes de lutte à un moment ou à un autre, comme par exemple “Plateforma de lucha” au Honduras, ample coalition d’organisations professionnelles et sociales, ou encore au Salvador en 1990 la “Alianza Democratica Campesina” en relation avec un front interprofessionnel (Intergremial). Au Nicaragua, la révolution sandiniste a favorisé une organisation du mouvement paysan. L’Union nationale des agriculteurs et éleveurs (UNAG) a constitué une expérience nouvelle, unissant petits et moyens producteurs et éleveurs, non seulement comme structure d’encadrement mais d’émergence de propositions paysannes. Cette organisation a été complétée par les Commissions par produits (café, coton, bananes, élevage, pommes de terre, ananas) et la participation au pouvoir local à travers les comités communaux (comités comarcales). De même, les expériences de commercialisation directe ont donné lieu à la mise sur pied d’une fédération nationale de coopératives (FENACOOP) et aux « boutiques paysannes » (ECO-DEPA) ; on peut encore relever la pratique de la recherche paysanne dans le cadre du programme « Paysan à paysan », pratique qui se poursuit encore aujourd’hui au Nicaragua (Harrisson, 1990).

81Au Costa Rica, on a assisté à la formation du Conseil national des petits et moyens producteurs et éleveurs, et à des organisations faîtières comme UPA-Nacional. De tels regroupements ont été mis en place également au Guatemala et à Panama.

82Si l’agriculture est en transformation profonde en Amérique centrale, en particulier par la redéfinition des modalités d’insertion des produits d’exportation au marché mondial, on assiste également à une organisation multiforme et multiniveaux des paysans, en particulier des petits producteurs, qui ne veulent pas faire sans autre les frais de la mondialisation et qui veulent que l’on prenne conscience de leur rôle fondamental en vue d’assurer la sécurité alimentaire de la population et leur capacité de proposition pour une récupération de l’économie régionale.

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