1L’histoire de la sédentarisation des nomades fait à la fois référence à la déshérence de l’économie nomade, à la déchéance de certains clans d’éleveurs autrefois puissants et aux recompositions sociales qui s’opèrent, au-delà même du territoire de nomadisation. Malgré les stratégies de résistance et de survie déployées en amont par les nomades1, il y a lieu d’admettre que leur existence est désormais dominée par plus de fixité dans l’espace, déterminant à la fois le mode de production et les échanges. Un changement qui implique a priori l’apprentissage d’une nouvelle relation à l’espace.

2Aujourd’hui, le constat s’avère implacable et la proportion de nomades parmi les populations de la barrière sahélienne a drastiquement chuté, y compris dans les pays où la majorité est de souche nomade2. Face à une succession de sécheresses, aux difficultés économiques marquées par la détérioration des termes de l’échange et enfin la persistance de conflits armés, le changement social subi par les ex-nomades s’avère déstructurant au point de représenter une véritable mort, un vocable souvent évoqué sous une forme métaphorique par les populations considérées.

3Dans la Corne de l’Afrique comme dans le reste du Sahel, on a assisté à une véritable déliquescence d’un système de production, d’un mode de vie et de la culture nomade. Wilfred Thesiger, un des premiers Européens à témoigner à la suite d’un voyage dans l’Awsa en 1933, affirmait déjà : « Maintenant, ils (les nomades) sont peu à peu chassés du désert et poussés vers les villes où les qualités qui faisaient jadis leur grandeur sont dévalorisées. Des forces aussi irrésistibles que les sécheresses qui causaient si souvent leur mort autrefois, ont détruit l’équilibre de leur vie. Aujourd’hui ce n’est pas la mort, mais la déchéance, qu’il leur faut affronter. » (Thesiger, 1978 : 8).

4Au cours des vingt-cinq dernières années, les soubresauts liés à ce processus ont fréquemment occupé l’avant-scène d’une actualité marquée par la guerre et la famine, sur fond d’aridité et de pauvreté. La conjugaison de tels événements a fait « la une » en Ethiopie, au Soudan et au Sahel en 1984, comme en Somalie en 1992, sans compter les sécheresses intercalaires et la persistance de conflits régionaux, le plus souvent passés sous silence. Face à cette succession de tragédies, « les médias ont montré avec force non seulement l’agonie des populations victimes de la sécheresse, mais ont aussi tenté d’expliquer, grâce à de nombreux reportages traitant de la complexité du sous-développement et de la pauvreté, les causes sous-jacentes de la crise ». Cependant, il est à remarquer que, « parmi les millions de mots qui ont été écrits et les milliers de mètres de pellicule qui ont été tournés sur cette crise, peu de choses ont été dites sur le rôle et l’action des Africains eux-mêmes… La presse a, par inadvertance et de façon incorrecte, présenté les Africains comme des spectateurs passifs au milieu de leur propre calvaire. » (Diallo, 1986).

Espace et territoire

5Tout groupe pastoral nomade demeure étroitement lié à des structures spatio-temporelles dictées en priorité par l’écosystème, mais d’où les autres relations, économique, politique et sociale, n’en sont pas moins présentes. L’importance du cycle annuel lié aux saisons – à la fois le temps de la production et le temps social – est caractérisé par la quête incessante de ressources dispersées dans l’espace, soit l’eau, la pâture et la cure salée indispensables au développement du cheptel.

6A partir du xix^e siècle, avec la pénétration coloniale égyptienne puis européenne dans la Corne de l’Afrique, les parcours ont été singulièrement réduits par l’emprise territoriale des sédentaires marquée par la mise en culture, la réalisation d’infrastructures et le contrôle administratif. La mise en culture et les travaux d’irrigation ont contribué à chasser les nomades de leurs meilleurs pâturages, précisément ceux qui offraient le meilleur refuge en cas de sécheresse3. De nombreuses villes nouvelles ont été créées : Khartoum (1820), Kassala (1840), Djibouti (1887), Port Soudan (1908), Hargeisa, devenue capitale administrative du Somaliland en 1942. A la fois, des centres administratifs et commerciaux, capitales d’Etats pour certaines d’entre elles, ces villes ont conquis l’espace en empiétant sur des pâturages et, surtout, en captant à leur profit les ressources en eau les plus abondantes.

7Face au constat d’inadéquation des structures d’Etat, il convient de se rappeler qu’au cours de la période coloniale, les puissances européennes se sont révélées inaptes à imaginer un autre cadre référentiel que la délimitation d’un espace géographique par des frontières. Marcel Griaule, conseiller de la délégation éthiopienne lors de la procédure d’arbitrage de la Société des Nations, engagée à la suite de l’incident de Wal Wal4, prélude à l’agression de l’Italie mussolinienne contre l’Ethiopie en 1935, témoigne de cette incompréhension :

Comment reconnaître qu’une tribu nomade appartient à telle nation plutôt qu’à telle autre ?
Vous posez une question à l’européenne. Il y a aucune réponse. C’est tout le problème du nomadisme qui est ainsi soulevé. Une tribu nomade a un certain terrain de parcours correspondant à ses besoins ; elle a de ce terrain une idée que nous ne pouvons saisir, une idée mouvante qui change avec les saisons. Là où est l’eau, là est la propriété, là est la patrie, si vous tenez à ce terme. Un puit à sec n’éveille pas le même instinct qu’un puits plein. Aussi, les Européens se rendent-ils parfaitement ridicules en voulant marquer sur le sol la limite de leur juridiction en pays nomade. (Griaule, 1936 : 109).

Du nomade inculte et rétif au progrès au nomadisme magnifié

8De tout temps, la ville et les espaces pastoraux ont vécu en état de symbiose économique. Mais depuis la colonisation, un déséquilibre est apparu, favorisant les citadins, eux-mêmes parfois d’anciens nomades ou issus de nomades. Alors que les cycles saisonniers des mouvements des hommes et du cheptel englobent les établissements sédentaires dans leur circuit, ceux-ci représentent à la fois l’espace de commercialisation des produits de l’élevage et de réapprovisionnement en denrées émanant largement de l’assistance perçue auprès de parents sédentarisés. Mais ces populations mouvantes à charge sont souvent perçues négativement par les sédentaires, allant jusqu’à dépeindre les quartiers périphériques comme des zones minées par la délinquance. A Djibouti, durant les dix dernières années de la présence française (1967-1977), les tensions politiques ont conduit à l’édification d’un barrage militaire qui coupait la ville du reste du territoire, interdisant l’accès à des catégories de population perçues comme une menace politique et jugées économiquement parasites. « Ce sont par ailleurs des Somali, et aussi des Issa de Somalie et d’Ethiopie, qui constituent la masse de population estimée, suivant l’époque de l’année à 10 000 à 20 000 individus, qui viennent pour des périodes variables à Djibouti y vivre d’expédients ou en parasites de leurs parents régulièrement installés. » (TFAI, 1975).

9La plupart des études consacrées au milieu nomade ont tablé sur le maintien de l’élevage itinérant et du mode de vie nomade, soutenu par des projets de réhabilitation des pâturages, avec la construction de retenues d’eau et les forages de puits. Cependant, la multiplication des points d’eau fixes aménagés a fait l’objet de critiques, en raison de la dégradation du couvert végétal alentour et de la baisse de la qualité de l’eau par manque d’entretien, signes que ces projets n’avaient pas pris en compte les modes de gestion traditionnels de l’accès à l’eau. Dans les années 1950-1960, l’approche dominante était inverse, privilégiant systématiquement les projets de sédentarisation, considérés comme la seule perspective d’adaptation à la modernité. Plus récemment, les projets d’appui au développement des quartiers d’habitat spontané n’ont guère pris en compte le mouvement de sédentarisation des nomades condamnés à une fixation induite par un appauvrissement consécutif à la disparition des troupeaux, une fragmentation des familles et la fuite préalable des basses castes qui vivaient jusqu’ici dans une situation d’asservissement tout en demeurant indispensables au fonctionnement de l’économie pastorale.

10Les projets volontaristes de sédentarisation ont, pour la plupart, débouché sur des échecs patents, en raison de la faible participation des bénéficiaires et de reconversions hasardeuses. Le savoir-faire inadéquat des nomades et leur capacité à détourner la finalité des projets sont autant d’explications avancées. Et la méfiance demeure, car en prétendant faire bénéficier les nomades de services sociaux et d’infrastructures, les gouvernements visent en fait à contrôler cette portion dangereuse de la population (TFAI, 1987). Compte tenu des dimensions sociales et politiques du nomadisme au demeurant très vivaces, des approches différenciées doivent être envisagées, tant du point de vue de la sédentarisation que du maintien de la mobilité des groupes nomades.

11En quittant la brousse, l’environnement domestique du nomade, confectionné en grande partie de ses mains, perd l’essentiel de sa valeur marchande. La dévalorisation d’un mode de vie – le savoir-faire des éleveurs nomades est le plus souvent situé en marge du marché – a conduit à l’oubli d’un savoir-faire ancestral grâce auquel les éleveurs-nomades parvenaient à survivre face à l’adversité des zones semi-arides. Leurs stratégies s’appuyaient sur la réserve sur pied formée par les troupeaux et la limitation des groupes humains, afin de préserver un équilibre entre l’homme, le bétail et les ressources naturelles, qui représente une lecture avant l’heure des concepts de capacité de charge et de développement durable5.

Le résultat – et c’est une grande différence avec le passé – est que beaucoup de pasteurs perdent peu à peu les vertus de résistance et de frugalité indispensables et les techniques de l’élevage : connaissance du temps, du pays, des pâturages, science du forage des puits et de la traque des animaux, etc. Cet appauvrissement moral et professionnel s’ajoute à l’appauvrissement économique. (Toupet, 1977 : 360).

12Désormais, le nomade n’a plus le choix, sachant que son savoir-faire, ses connaissances techniques de « broussard » se retrouvent subitement dévalorisés en milieu urbain. Une fois les troupeaux perdus, les nomades sont condamnés à vendre leur force de travail, en échange de gains en espèces qui, à l’exception des diverses formes d’aide, constituent leur unique moyen de subsistance. Une situation que les intéressés résument non sans fatalisme dans la formule : « J’ai perdu mes talents d’artisan6. »

13Il en résulte que la diversification des sources de revenus est devenue impérative et ce dès avant l’appauvrissement généralisé des groupes nomades engendrant une plus grande précarité issue d’un asservissement croissant par rapport aux forces du marché. Le processus comporte plusieurs « paliers de compromis », allant des diverses formes de semi-nomadisme jusqu’à la situation extrême de ces ex-éleveurs nomades privés de toute capacité de mouvement, une forme de clochardisation où nombreux sont ceux qui en sont réduits à la mendicité.

14Toutefois, face à cet environnement sédentaire, l’ex-pasteur nomade peut compter sur un réseau de soutien à l’intérieur de son lignage, voire même au-delà. Et c’est précisément au travers de ces réseaux de sociabilité qu’il va progressivement s’intégrer. Dans un premier temps, il est pris en charge, logé et nourri ; ensuite, grâce à ces mêmes réseaux de parenté, il trouvera éventuellement un emploi officiel ou non.

La sédentarisation induit d’autres formes de migration

15Si le nomadisme a connu des points de rupture liés tant aux conditions climatiques et économiques qu’aux conflits armés, la corrélation observée entre les phases de sécheresse et la migration des clans d’éleveurs nomades s’inscrit tout au long de leur histoire. Partir à la recherche de nouveaux pâturages et d’autres points d’eau que ceux utilisés habituellement impliquait de facto une extension du territoire par la force ou de nouvelles combinaisons d’alliances entre clans et/ou lignages.

16Aujourd’hui, les mouvements orientés en priorité vers la ville sont articulés en fonction des saisons et de la durée du stationnement, soit entre des visites prolongées et une installation en milieu urbain, le plus souvent à sa périphérie. Ainsi, après une période de sécheresse prolongée comme face aux difficultés économiques et/ou à l’insécurité, les nomades modifient leurs stratégies, se rapprochent de la ville, tandis que la part du revenu de la famille provenant du troupeau diminue.

17Implantés le long des axes reliant les centres urbains, les villages semi-nomades sont largement entrés dans les stratégies de repli en saison sèche ou lorsqu’il s’agit d’affronter les aléas climatiques et économiques au-delà d’une saison. Les camps de déplacés transformés pour la plupart en des établissements permanents et les localités périphériques sont constitués de maisons de banco, avoisinant des enceintes de pierres sèches renfermant la tente et des abris confectionnés à l’aide de matériaux de récupération. Ce type d’habitat, lieu de villégiature à certaines périodes de l’année, représente un point d’ancrage au même titre que le puits familial car, à moyen terme, il représente également un lieu de refuge. L’aide alimentaire participe également à cette redéfinition du rapport à l’espace. Un constat généralisé observe que les populations se fixent à proximité de projets de “food for work7”. A la suite de la sécheresse des années 1970 déjà, les Touaregs de la région de Gao ont construit des maisons de banco autour des mares, celles-ci sont vides la plupart du temps, mais constituent en cas de sécheresse des lieux de repli et un point de contact avec les ONG actives dans la région. Dans la Corne de l’Afrique, on relèvera le rôle similaire d’anciens camps de réfugiés construits en dur comme celui de Dikhil (Djibouti) ou encore ceux situés à proximité des marchés comme dans les localités édifiées le long des axes de communication dans l’est du Soudan comme aux abords des camps établis en Ethiopie, à proximité de la frontière avec le Somaliland.

18La multiplication des sécheresses et l’incapacité d’y faire face ont singulièrement accéléré le mouvement d’exode rural en direction des centres régionaux et des grandes villes. Parmi les groupes et les lignages d’éleveurs, le déstockage atteint un niveau bientôt irréversible, marqué par la vente du bétail reproducteur, enfin des femelles en période de lactation. « Les pasteurs, désemparés, ayant perdu une grande partie de leur cheptel, ont été contraints de se réfugier auprès de ces notables et de ces commerçants qui leur offraient spontanément les premiers secours (solidarité clanique). Très rapidement, cet afflux entraîna, même aux endroits les plus favorables, une surcharge de population et en conséquence une dégradation poussée du milieu naturel. » (Toupet, 1977 : 370).

19Avec la crise actuelle, marquée par la raréfaction des ressources, la plupart des groupes atteignent un point de non-retour, à l’exception de ceux qui sont en mesure de maintenir une activité en rapport avec l’élevage comme les chevillards (dillali) et les caravaniers engagés dans des activités de contrebande. Ces deux occupations, situées à la charnière de deux mondes, sont intégrées aux circuits commerciaux et exercées par des individus en liaison étroite avec le reste du lignage8.

La mobilité affecte l’ensemble de la communauté

20Les restrictions de tous ordres à la mobilité des nomades entraînent des migrations et la fixation de déplacés et/ou de réfugiés dans les zones avoisinantes. A leur tour, ces mouvements de population alimentent une émigration à plus longue distance, une des manifestations de l’expansion des flux migratoires. A cette échelle, des communautés éparpillées et structurées comme autant de petites diasporas tentent de reproduire les structures claniques d’origine de la société à des fins de cohésion des groupes. Chaque groupe disséminé dans l’espace représente alors autant de relais possibles. Par ailleurs, l’extension et la durée des conflits régionaux tendent à complexifier les filières de contact. Dans le cas de la Somalie, la grande majorité de l’élite du pays a d’ores et déjà intégré ces circuits, dans l’espoir d’améliorer ses conditions d’existence ou simplement d’exercer une activité. Pour les familles restées sur place, cela permet de survivre grâce aux apports de l’extérieur, renforçant du même coup les réseaux de type « diasporique ». Le lien avec le pays d’origine reste fort dans l’émigration, les règles sociales de la solidarité familiale et clanique se pérennisent, marquant ainsi la résurgence ou la transformation des structures sociales traditionnelles à tous les échelons de la filière, les effets conjugués de la crise économique et de la guerre entraînant un repli sur les valeurs de la famille, du lignage ou de la tribu. Le clientélisme qui en découle et qui consiste en un jeu d’emprunts par rapport aux relations sociales possibles sera renforcé d’autant que les choix individuels et la mobilité sociale sont limités en raison du conflit.

21Depuis quelques années, les diasporas ont connu une forte extension, car la formation de réseaux ethniques transnationaux représente une réponse face à l’instabilité croissante dans les zones de départ et, dans les zones d’arrivée, la montée des nationalismes avec leur cortège de mesures de contrôle des flux migratoires à caractère vexatoire et xénophobe. Les réseaux des diasporas s’inscrivent précisément dans une stratégie de riposte face à la fermeture des frontières à la libre circulation des hommes. D’un point de vue économique, ces réseaux semblent apporter une réponse adéquate à l’internationalisation des échanges de marchandises et de capitaux, ainsi que des flux d’informations présidant à la mise en place d’une seule « économie-monde », caractérisée par la globalisation des échanges.

Les réseaux de ces diasporas, leur capacité à maîtriser des espaces internationaux, multipolaires, leur plasticité, leur aptitude à se recomposer face aux fluctuations de la conjoncture locale ou internationale, contribuent indiscutablement à alimenter, et souvent même à amplifier, les courants migratoires, réguliers et clandestins. Ainsi, par des chemins plus ou moins opaques, circulent en permanence les travailleurs et leurs familles, en même temps que l’information, la marchandise et les capitaux (Simon, 199 : 4).

Dépendance et sédentarisation

22Les phénomènes de mobilité ou de fixité dans l’espace représentent une distinction transversale commune à l’ensemble des clans. Chaque groupe lignager disposant de parents établis en ville, les liens de lignage déterminent à leur tour le recours à des formes de semi-nomadisme à proximité d’un centre pourvoyeur de vivres et de biens manufacturés ou des cycles de transhumance courts comprenant des étapes prolongées en milieu urbain.

23De tout temps, les nomades ont été insérés dans un système économique tissant des réseaux complexes d’activités différenciées, exploitant des ressources variées à l’intérieur desquelles la mobilité, la flexibilité et l’échange ont toujours joué un rôle essentiel (Lancaster, 1993). Habituées aux mouvements saisonniers, ces populations ont longtemps oscillé entre des activités réputées sédentaires et le pastoralisme nomade. Au fur et à mesure que les revenus attachés au commerce caravanier déclinaient, que l’espace leur échappait par les mutations de la propriété du cheptel et les enjeux fonciers autour des principaux points d’eau, le travail « sédentaire » est devenu vital. De son côté, l’élevage est passé d’une économie de subsistance, où la part de l’autoconsommation demeurait suffisante à assurer l’approvisionnement du groupe à une production plus intensive tournée vers la commercialisation d’un nombre croissant de têtes de bétail (ranching). Cette situation est à l’origine de la multiplication des troupeaux très larges, un facteur de pression accrue sur l’environnement qui, en retour, n’est pas sans influer sur le caractère récurrent des périodes de sécheresse et de disette.

24Du point de vue de l’élevage, Jörg Janzen envisage ce processus comme le produit des changements technologiques et politico-économiques des vingt dernières années, lesquels ont largement influencé les schémas d’utilisation du territoire (Jansen, 1993). Le développement des transports motorisés a accru la mobilité immédiate au détriment des mouvements lents de la transhumance à la recherche de pâtures et d’eau, deux ressources désormais accessibles à tout moment pour ceux qui disposent de revenus leur autorisant l’emploi de véhicules et des achats de fourrage. Par ailleurs, le forage de puits profonds dotés de margelles en maçonnerie et faciles d’accès a également contribué à réduire la mobilité saisonnière. Désormais, le bétail n’est plus obligé de transhumer d’un point d’eau à un autre.

25Si la sédentarisation constitue une opportunité pour l’individu ou un groupe d’intégrer l’économie de marché, seul un petit nombre d’entre eux peuvent se targuer d’une réussite économique, les autorisant en retour d’entretenir le groupe familial et d’accumuler du cheptel. Désormais, la propriété du bétail glisse entre les mains des sédentaires et des commerçants les plus influents qui, par la même occasion, renforcent leurs réseaux de clientèle.

La sédentarisation en milieu urbain

26Les codes sociaux reposant sur l’entraide impliquent que l’individu parti tenter sa chance en ville se doit d’envoyer à sa famille restée en brousse de l’argent, utilisé pour accroître le troupeau, acheter des denrées alimentaires (huiles, conserves, riz), des besoins nouveaux pour les nomades qui se contentaient autrefois d’une nourriture de base, comprenant des céréales – traditionnellement du sorgho – additionnées de lait et consommées sous la forme de bouillies ou de crêpes, de quelques légumes et occasionnellement de la viande. Face à la nécessité d’acquérir des denrées sur le marché, les familles, n’ayant aucun de leurs membres en ville se sont senties obligées d’y envoyer le plus jeune ou le plus entreprenant de leurs enfants.

27Les villes de la Corne de l’Afrique comme ailleurs exercent une forte attirance du fait des opportunités d’embauche dans des tâches de manutention, de transport, et des perspectives offertes par les petites activités marchandes. Les populations nomades sont irrémédiablement attirées par le dynamisme des ports de la mer Rouge (Assab, Djibouti, Massawa et Port Soudan), mais ce mouvement atteint d’abord les localités situées à proximité immédiate de leur territoire (Milne, 1974). Un phénomène somme toute similaire à la situation du Sahel où, à partir des régions enclavées, un courant migratoire important s’est développé en direction de la côte atlantique. Au-delà, des contingents de travailleurs de la Corne de l’Afrique ont migré dans les pays du Golfe (Jansen, 1986) avec lesquels les échanges commerciaux ont été redynamisés. Enfin, la migration en direction de l’Europe dépasse désormais les petites communautés établies dans les anciennes métropoles coloniales. Il s’agit d’un phénomène récent, où tous les échelons de cette diaspora apportent leur contribution à la chaîne de solidarité lignagère permettant finalement d’approvisionner les campements nomades9.

L’ex-nomade doit s’adapter ou subir la ville

28Si de nos jours, la plupart des groupes nomades n’ont plus assez de troupeaux, ni de main-d’œuvre ou encore d’opportunités commerciales pour leurs animaux de bât, la conjonction de ces facteurs concourt à accélérer le processus de sédentarisation qui implique une déperdition de la société nomade. Culturellement parlant, la situation n’apparaît pas aussi unilatérale dans les zones à dominance nomade : “Nomads are, however, more likely to influence the sedentary population beside whom thy dwell than to be influenced by them10.” Des nomades en voie de sédentarisation sont nécessairement confrontés au passage d’une logique économique à une autre : soit le principe d’accumulation par rapport à un état antérieur d’économie de subsistance ou de survie. Simultanément, on assiste à une revalorisation de ces logiques qui ne s’excluent pas réciproquement. Ainsi, la rationalité attachée à la condition sédentaire constitue toujours un processus d’apprentissage pour le nomade qui, à cette occasion, traverse une phase d’extrême instabilité tant matérielle que psychique.

29Les modes d’intégration urbaine peuvent se combiner ou se succéder en fonction du contexte et de la place de la ville dans la vie des individus. Lorsque la ville est perçue comme une extension du village, elle demeure essentiellement un lieu de passage. On s’y établit sur une base temporaire afin de gagner un peu d’argent ou rendre visite à des parents. A ce stade, le nomade ne se considère ni comme urbain ni tout à fait comme rural. Les pratiques quotidiennes revêtent une importance secondaire, car la situation n’est pas censée durer même si l’attrait de la modernité véhiculée par ces comportements joue. A ce stade, le retour au nomadisme paraît encore souhaité, mais qu’en sera-t-il de la deuxième génération née en ville ?

30La modification des comportements alimentaires représente un indicateur attestant des différents stades de la sédentarisation. On observe à ce propos une rupture par rapport aux habitudes rurales. Outre le fait qu’en ville le nomade s’habitue à un nouveau mode d’alimentation : des plats, des denrées nouvelles ; on mange seul, hors de chez soi et, à ce titre, l’expérience urbaine revêt un caractère social différent. La rupture avec les habitudes du campement nomade se concrétise jusque dans le mode d’alimentation, quand bien même le passage à la ville est souvent vécu comme un exil temporaire, une sorte de voyage11.

31Enfin, la ville peut représenter un terrain faussement neutre par rapport aux espaces tribaux et aux filières claniques, voire perçue comme un espace potentiellement dangereux, étant situé sur un territoire considéré comme « ethniquement ennemi ». Cette situation correspond à celle des Afar de Djibouti, confinés en grand nombre dans le quartier d’Arhiba, alors que le reste de la ville est en majorité somali avec une prédominance issa. Retranchés dans leur ghetto, les Afar se sentent menacés et oscillent tour à tour entre la recherche d’une meilleure intégration et une attitude de repli. Toutefois, le passage en ville, siège du pouvoir politique et lieu des échanges commerciaux, s’avère indispensable. La ville est désormais placée au centre de toutes les constructions sociales, en vue de défendre ses positions ou d’obtenir un avantage, déterminant en dernier lieu la tactique des alliances mouvantes entre clans. Par ailleurs, les comportements violents engendrés par la guerre civile en Somalie ne pourraient-ils pas être interprétés comme une forme de réappropriation de la ville par les nomades, en particulier les jeunes embrigadés dans les diverses milices claniques ?

La solidarité éthnique demeure le pivot de la société

32L’irrésistible attrait de la vie sédentaire est d’abord né d’une situation nouvelle de subordination des groupes d’éleveurs-nomades de plus en plus tributaires des marchands citadins. En République de Djibouti, l’économie nomade ne se maintient que marginalement, elle concerne au mieux 25 % de la population, au demeurant largement tributaire de flux financiers en provenance de la ville. Parmi les nomades Afar installés aux abords de la forêt du Day, il convient d’estimer la part de l’autoconsommation à 25 ou 30 % du revenu global. Dans le territoire de la République de Djibouti, il a été estimé qu’il faut au moins 100 FD/jour et par personne pour subsister dont 74 FD proviendraient des parents travaillant en ville et 26 FD de l’autoconsommation (Guedda, 1989 : 87). En adoptant cette clé de répartition, les transferts opérés s’avèrent d’une ampleur considérable, quand bien même ils demeurent limités à une minorité de la population. En tablant sur la répartition officielle de la population, les nomades, environ 125 000 personnes (DINAS, 1988, 89, 90), bénéficieraient d’un montant total de transferts s’élevant à 18,8 millions de dollars à raison de 150,50 dollars par personne (27 000 FD) pour une consommation annuelle totale estimée à 25,4 millions de dollars, soit 203,40 dollars par personne (36 500 FD).

33Désormais, les segments de lignage ou les membres des familles déjà sédentarisés représentent le pivot de l’organisation économique et sociale de l’ensemble du groupe. Malgré la diversification des sources de revenu, la monétarisation de l’économie a engendré une plus grande fragilisation de la subsistance des ménages. Pour les ex-nomades confrontés à la vie sédentaire, la chaîne de solidarité et d’activités propres à leur assurer un revenu connaît des mutations. Ainsi, le développement urbain redessine une nouvelle continuité structurelle allant de la ville à la brousse, au profit exclusif de la première.

34La redistribution des gains revêt la forme d’un gage social au sein du groupe, qu’il s’agisse d’un petit fonctionnaire ou d’un ministre, le partage de la rente demeure obligatoire. On reconnaît l’importance d’un individu au nombre de personnes qui font antichambre à son domicile ou sur son lieu de travail pour « exposer leur problème », demander une aide pécuniaire ou une recommandation. A toute heure, les bureaux sont encombrés de gens qui attendent que leur parent en poste puisse entendre leurs doléances et s’occuper de leur problème. « Et gare à celui qui tenterait de se soustraire à la redistribution… » (Morand, 1987). Celle-ci représente une contrainte sociale forte et celui qui s’y déroberait, encourt le risque d’endurer une forme d’exclusion sociale, autrement plus dommageable à ses activités.

35Ce code social demeure impératif, y compris en cas de conflit, il relève des obligations familiales et sociales vis-à-vis de réfugiés apparentés d’une part, d’une obligation identitaire par rapport au combat engagé par un mouvement politico-militaire, d’autre part13. Les structures communautaires sont à même d’informer et de participer financièrement au périple des demandeurs d’asile, de même qu’elles concourent à l’entretien de ceux qui sont en attente d’un pays d’accueil. De leur côté, en se déplaçant, les réfugiés et les migrants tendent à renforcer les liens au sein d’une entité ethnique éclatée entre le pays d’origine aux prises avec une situation déstabilisée et les communautés dispersées. Par ailleurs, les déplacements à l’intérieur de la diaspora contribuent à assurer une meilleure répartition du poids de l’assistance parmi les différentes communautés.

Une économie largement attirée par l’informel

36Le revenu de la plupart des familles s’articule autour des gains attachés à des emplois occasionnels, dans le petit secteur marchand en particulier, auxquels s’additionnent des aides internes et externes. Une fois établi en ville, l’apport extérieur quotidien sous la forme de denrées et de produits manufacturés devient indispensable, justifiant par là le rôle essentiel des petites activités marchandes, à la fois pourvoyeuses de revenus et susceptibles d’assurer une diffusion plus large des denrées et des biens, grâce à la fonction de divisibilité de la marchandise assurée par ce microcommerce. En effet, les populations défavorisées n’ont généralement accès à la marchandise qu’à travers des échanges intrafamiliaux, à l’échelon du lignage voire du clan, ou des achats fractionnés opérés auprès de vendeurs « informels ». Compte tenu des incertitudes permanentes quant aux gains réalisés, la stratégie des ménages consiste à maintenir à la fois un pied dans le salariat et l’autre dans les petites activités marchandes. L’ensemble de ce dispositif s’appuie essentiellement sur l’importance des réseaux sociaux auxquels l’individu demeure lié.

37Ce sont les groupes les plus insérés dans les structures socio-économiques modernes qui perpétuent les pratiques de solidarités familiales et reconstituent des familles élargies (Antoine et Herry, 1983 : 310). Les réseaux commerciaux et de clientélisme situés au cœur de cette recomposition sociale gardent la marque de leurs origines lignagères. Grâce au ciment des liens de la famille élargie, ces groupes accroissent leur emprise sur un ensemble d’activités économiques, y compris dans le secteur informel. Ils sont effectivement présents à tous les échelons du marché : d’une part, dans le commerce « moderne » astreint au respect des procédures dans les transactions officielles ; d’autre part, dans les circuits d’importation et de distribution informels du type des réseaux du franco valuta ou de la contrebande. Au bout de cette chaîne d’intermédiaires, on retrouve souvent les petites activités marchandes et le commerce de rue qui contribuent à faciliter l’assimilation d’un mode de vie nouveau : « Le commerce de rue itinérant est pour les migrants une des portes d’entrée dans la vie active en ville, mais c’est aussi une occupation traditionnelle permanente pour de nombreux pauvres » (Lubell, 1991 : 97). Des liens forts peuvent être identifiés à travers les divers « contrats » prévoyant la fourniture de marchandises et/ou la location d’un emplacement ou d’un étal, qui permettent aux négociants en place de déborder de leur échoppe, sans compter l’emprise de fonctionnaires intéressés à l’usage des espaces publics et vérifiant méticuleusement les autorisations nécessaires à l’exercice d’un négoce.

38Si, dans les régions à prédominance nomade, des étrangers ont de tout temps fait souche, à titre de tributaire ou d’associé, avec la construction des Etats modernes, les nomades ont d’abord été confrontés à de nouveaux interlocuteurs : l’administration de l’Etat, en plus des grands commerçants, dont seul un petit nombre sont issus de tribus nomades. En effet, les groupes allogènes sont particulièrement actifs dans les réseaux commerciaux et financiers et exercent ainsi un contrôle direct sur les échanges. Mais la situation s’avère généralement plus difficile pour d’autres catégories de populations allogènes perçues comme ennemies ou victimes d’un ostracisme séculaire parce que non contrôlées, donc dangereuses. Parmi ces groupes, certains détiennent des richesses grâce à leur négoce ou, au contraire, sont assimilées aux basses castes. La violence peut brutalement se déchaîner à l’encontre de ces derniers, comme le montre l’exemple des pogroms contre les Oromo dans l’agglomération de Djibouti en juillet 1991.

39L’étude des réseaux économiques structurant une communauté éclatée révèle à quel point, à côté des flux financiers et des marchandises, la circulation des hommes demeure primordiale. Les commerçants actifs dans l’import-export officiel ou parallèle, le courrier d’un homme d’affaires ou d’une personnalité politique, les étudiants, les travailleurs migrants, les familles déplacées et réfugiées, tous forment les maillons de la longue chaîne de la circulation des hommes. La dynamique des circuits d’échanges économiques, la persistance des liens familiaux élargis à l’échelon du lignage, voire du clan ou de la tribu, et les conséquences des catastrophes et des conflits sont autant d’éléments forces qui, en se combinant, contribuent à intensifier les mouvements migratoires.

Un processus de marginalisation économique

40En milieu urbain, l’analyse basée sur des phénomènes de régression, de survivance du savoir-faire traditionnel face au mouvement de concentration économique demeure trop sommaire, alors qu’il s’agit d’un processus constant d’adaptation. Sans une valorisation des tâches agricoles et artisanales, la faible évolution technologique et l’absence de croissance économique en Afrique, accompagnée d’une forte concentration des revenus autour de quelques activités tertiaires, le commerce d’import-export en particulier, engendrent une marginalisation d’une part croissante de la population potentiellement active (ILO, 1972).

41Dans les campagnes, la négligence affichée des années durant par les élites nationales vis-à-vis de l’économie rurale, se double d’un véritable ostracisme à l’égard des éleveurs-nomades. Un phénomène lié avant tout à l’histoire de ces régions où les nomades, bien que démographiquement minoritaires, ont longtemps exercé un pouvoir hégémonique à l’échelon régional.

42Au bout de peu de temps, le migrant installé en ville se retrouve inséré dans des réseaux sociaux instituant une certaine solidarité entre ses membres qui lui permet de vendre sa force de travail, d’occuper illégalement un espace – le phénomène des zones d’habitat spontané – et finalement de subsister, si des hausses de prix sur les biens et services de première nécessité ne viennent pas brusquement bouleverser ce fragile équilibre.

43Le principal problème relève de la question de la répartition des revenus. Dans de nombreux PVD et notamment en Afrique subsaharienne, la rémunération des producteurs et la fourchette des salaires ne permettent plus d’acquérir sur le marché le minimum vital. L’obtention d’un revenu garantissant la subsistance nécessite alors l’exploitation de toutes les opportunités annexes de gains. Dans un tel contexte socio-économique, on assiste au développement de la pluriactivité, des marchés parallèles mais aussi de leur corollaire social, le clientélisme et la corruption. Pour ceux qui ne parviennent pas à amasser au fil des jours de quoi vivre, leurs ressources vitales proviennent d’abord du maintien des réseaux de solidarité à l’intérieur du corps social, ensuite de l’aide extérieure. En tout état de cause, celle-là supplée à un équilibre très précaire.

44Les petites activités marchandes qualifiées d’activités de transition14, qu’elles soient ou non connectées à l’aide extérieure, sont d’abord révélatrices des mutations économiques et sociales auxquelles sont confrontées des populations démunies. Privées de l’autosuffisance relative caractérisant les économies agropastorales, ces populations se trouvent brutalement confrontées aux lois du marché et à une division du travail face à laquelle ils sont le plus souvent démunis. Si, de nos jours, le secteur informel représente la seule alternative possible face à un chômage endémique, sa capacité d’absorption demeure cependant trop faible. Et les conséquences des catastrophes auxquelles l’aide alimentaire tente de répondre se caractérisent précisément par une amplification des mouvements de populations attirées par les centres urbains, à partir desquels les secours sont organisés.

45L’accélération des mouvements de population qui contribuent à renforcer l’urbanisation sauvage ceinturant les villes ne fait qu’affaiblir les capacités d’absorption du marché du travail des secteurs moderne et informel. En général, cette situation génère des cohortes de sans-emploi prêts à accepter toute activité rémunérée, notamment parmi les petites activités marchandes et des services plus ou moins licites. Enfin, en ce qui concerne les nomades de la Corne de l’Afrique, les interdits forts, liés à la représentation sociale de certaines activités manuelles et le manque de savoir-faire restreignent d’autant les choix possibles sur un marché du travail dont l’offre est déjà saturée. Il s’agit de blocages majeurs d’ordre culturel et psychologique, lesquels, au-delà de la paupérisation d’un grand nombre d’entre-eux, sont susceptibles d’entraver toute dynamique économique.

Du point de vue de l’imaginaire occidental, cette réalité, non plus transitoire mais durable et même proliférante, qui assure la survie des villes du tiers-monde ne peut être vue que comme informelle : économie informelle, industrie informelle, travail informel, société informelle. Cet ensemble jugé statique – sans perspectives de croissance et de développement, après avoir été nié et réprimé, finit par fasciner par sa vitalité, par la créativité endogène dont elle porte témoignage, par certaines réussites exceptionnelles qui viennent mettre en échec des entreprises occidentales. Toutefois, il reste fondamentalement irrationnel pour les économistes…
Cette émergence de l’informel que les économistes ont voulu réduire à des survivances, du bricolage, du dérisoire et du transitoire ne prend tout son sens et sa signification historique que replacée dans le cadre de cette double crise, celle du formel au centre et celle du développement à la périphérie (Latouche, 1991 : 119).

46Au niveau de l’analyse des acteurs et des réseaux économiques, il est à relever qu’une aide alimentaire, même irrégulière, contribue à maintenir des populations autrefois autosuffisantes entièrement entre les mains d’entrepreneurs privés, voire des administrations publiques qui dictent leurs prix. Ainsi, au-delà des forces du marché très défavorables au demandeur d’emploi en raison de l’afflux de déplacés et de réfugiés, l’assistance que ces populations obtiennent constitue une sorte de volant de secours justifiant, aux yeux de certains, le maintien d’un système de basses rémunérations (Amselle, 1981 : 15 ss). A l’échelle micro, on rejoint une des constatations relevées dans l’anayse des effets macro de l’aide alimentaire, car il est évidemment plus simple pour les gouvernements d’accepter une aide alimentaire que de soutenir financièrement le secteur vivrier indigène, le même phénomène se répétant en ce qui concerne les services de santé et de nombreuses institutions à caractère social.

47En même temps que l’on écrit une histoire de la déchéance des nomades, caractérisée par une crise économique et sociale non maîtrisable, on écrit l’histoire des possibles résistances face aux ruptures dans l’espace dont la perception s’en trouve modifiée, marquées par le déplacement de l’habitat vers un lieu fixe, à la fois espace de production et d’échanges. Le déclassement des nomades atteste de la rupture irrémédiable d’un mode de vie ancestral, parfaitement adapté au terrain, face à une modernité caractérisée par la capacité d’adaptation au marché. Gagner signifie désormais avoir la capacité d’anticiper les mouvements du marché. Désormais, l’enjeu est double avec d’une part, la nécessité de promouvoir un développement durable englobant cette économie populaire urbaine – le mal nommé secteur informel – lequel représente souvent l’essentiel de l’activité économique en milieu urbain et, d’autre part, la nécessité de maintenir un équilibre naturel dans des zones semi-arides particulièrement fragiles. La survivance de l’élevage nomade nécessite également de concevoir une véritable décentralisation des infrastructures et des services sans que ces dernières représentent avant tout « le bras armé » de l’Etat sédentaire.