L’élevage et l’agriculture des marges arides de Syrie
Durables contre toute attente
p. 183-203
Texte intégral
1Le déclin des marges arides de Syrie est une question récurrente depuis plus de cinq décennies. Outre l’aridité du milieu et les sécheresses périodiques, les éleveurs et agriculteurs ont été confrontés à une succession de bouleversements économiques et politiques qui ont ébranlé les bases de l’économie agro-pastorale. Dans les années 1930, l’effondrement du commerce caravanier, la succession d’années de sécheresse et la chute des prix de la laine semblaient devoir précipiter la disparition des pasteurs nomades. Dans les années 1940 et 1950, l’extension de la céréaliculture pluviale dans les zones semi-arides fut l’un des principaux moteurs de la forte croissance de la production agricole syrienne. En l’espace d’une dizaine d’années près d’un million d’hectares furent mis en culture au détriment des steppes. Mais dès le début des années 1960, la mise en place d’une politique agricole fortement centralisée changea radicalement les perspectives. Les investissements en matière de développement agricole furent en effet quasi exclusivement concentrés sur l’extension du domaine irrigué. Les éleveurs et agriculteurs des marges arides sont dès lors relégués au dernier rang des priorités. Ces derniers furent notamment exclus des circuits de distribution des intrants agricoles et n’avaient aucun accès aux crédits publics. L’élevage et l’agriculture des régions sèches, qui venaient par ailleurs de subir trois années consécutives de sécheresse, paraissaient voués à une marginalisation inéluctable.
2Pourtant, force est de constater que l’élevage s’est non seulement maintenu mais qu’il a connu depuis vingt ans une croissance sans précédent. Les ovins sont aujourd’hui l’un des principaux produits d’exportation du pays dépassant certaines années les recettes du coton des périmètres irrigués. Plusieurs études effectuées dans les années 1980 ont mis en évidence une alarmante dégradation des ressources hydriques et des sols dans les régions semi-arides cultivées. La région dans laquelle ont été réalisées ces études est depuis le début des années 1990 en effervescence et draine d’importants capitaux s’investissant dans le développement de l’irrigation et de l’arboriculture.
3Paul Sanlaville, analysant la période qui précéda l’apparition des premiers foyers agricoles dans la région huit mille ans avant notre ère, constate que tout se passe « comme si, face aux contraintes environnementales, les hommes avaient été poussés à trouver des nouveaux modes d’utilisation de l’espace et des sols » (Sanlaville 1996 : 25). Le constat vaut pour la période actuelle. La persistance et la vivacité de l’agriculture et de l’élevage des marges arides traduisent en effet la remarquable capacité d’adaptation des producteurs. Les profondes transformations qui ont eu lieu au cours des cinq dernières décennies reposent sur l’exploitation d’éléments qui paraissaient devoir être des facteurs de déclin. L’objet de cette contribution est d’analyser les mécanismes qui sous-tendent le dynamisme de l’économie des marges arides et qui font que les facteurs supposés de déclin font avec le recul figure d’opportunités.
Les marges arides
4Les marges arides du croissant fertile, que nous définirons ici comme le domaine où les précipitations moyennes sont inférieures à 350 mm par an, couvrent environ 80 % du territoire syrien (carte). Les précipitations s’étendent sur une période de six mois d’octobre à avril avec un maximum en décembre et janvier. Outre le déficit hydrique chronique, l’aridité se caractérise par une forte variabilité des précipitations, d’une part annuelle, et d’autre part, en termes de distribution au cours de la période pluvieuse et de répartition spatiale. Par ailleurs, à un indice d’aridité croissant correspondent non seulement une diminution des précipitations mais également une nette augmentation de leurs variabilités. D’un point de vue climatique, le domaine en question se subdivise en deux zones ; semi-aride (350 à 200 mm de pluviométrie annuelle moyenne) et aride (pluviométrie annuelle moyenne inférieure à 200 mm).
5En théorie, ces deux zones climatiques correspondent à deux agro-écosystèmes distincts. Les précipitations moyennes, dans les régions semi-arides, permettent une culture annuelle. Il s’agit au Moyen-Orient essentiellement de céréales d’hiver, orge et dans une moindre mesure blé lorsque les précipitations sont supérieures à 300 mm. Dans les régions arides, les précipitations sont trop faibles et trop aléatoires pour les cultures mais suffisantes pour le développement d’un couvert végétal constitué d’espèces pérennes et annuelles utilisables par les troupeaux. La limite entre les zones semi-arides et arides est fixée à 200 mm de pluviométrie moyenne annuelle.
6La réalité est un peu plus complexe. D’une part les caractéristiques pédologiques et géomorphologiques accentuent ou limitent selon les zones les disponibilités en eau utilisable par les végétaux et les possibilités physiques de mise en culture. Le ruissellement et les écoulements de subsurface concentrent l’eau au pied des reliefs ou dans les cours d’eau temporaires (wadi) et créent dans la steppe de petites zones, pouvant atteindre plusieurs centaines d’hectares, propices à la production d’orge et parfois de blé (Debaine, Jaubert, 1998). D’autre part, l’orge se développe suffisamment pour fournir un couvert végétal pâturable avec moins de 150 mm de pluie et l’extension du domaine cultivé au détriment de la végétation steppique est une des caractéristiques dominantes de l’évolution récente.
7Les hommes ont très tôt su tirer parti de l’hétérogénéité du milieu et des maigres ressources en eau. Les vestiges archéologiques attestent de plusieurs périodes d’occupation des marges arides du croissant fertile par des sédentaires ou semi-sédentaires pratiquant une agriculture probablement associée à l’élevage de petits ruminants. Outre de nombreux puits, les prospections archéologiques en cours dans le nord-ouest du pays ont mis en évidence d’importants aménagements hydrauliques remontant notamment à l’époque romaine et byzantine1. Ces aménagements comprennent en particulier de nombreux « qanats », canaux souterrains caractérisés par leur alignement de puits de creusage et de curage. Ces canaux peuvent s’étendre sur plusieurs dizaines de kilomètres et avaient pour fonction de collecter les eaux de ruissellement et des nappes superficielles pour alimenter les villages et agglomérations, telles que la ville antique d’Andarine, ou des périmètres irrigués.
8A la fin du xiiie siècle, les marges arides se sont à nouveau vidées de leur population sédentaire et semi-sédentaire. Jusqu’au début du xviiie siècle, la steppe, domaine des tribus bédouines chamelières et moutonnières, s’étendait pratiquement jusqu’aux portes d’Alep. La recolonisation dont sont issus les villages actuels débuta vers 1860. La région s’est progressivement repeuplée de sédentaires ou de semi-sédentaires. Les nouveaux occupants étaient majoritairement des nomades auxquels se sont jointes des familles de sédentaires. Ces dernières appartenaient souvent à des minorités telles que les Ismaéliens et les Alaouites venant des montagnes de la côte méditerranéenne ou les Tcherkesses fuyant le Caucase au début du siècle.
9Les autorités ottomanes adoptèrent à la fin du xixe siècle une politique active de sédentarisation des nomades d’abord par la force puis au moyen de mesures incitatives. Cette politique répondait à un double objectif de renforcement du contrôle des populations nomades et d’extension du domaine cultivé. Elle se traduisit par l’établissement de villages dans une bande de 10 à 20 km à l’est de l’axe Alep-Hama qui correspondait approximativement à la frontière entre le domaine des sédentaires, à l’ouest, et celui des nomades (Lewis, 1987).
10Après la chute de l’Empire ottoman, la Syrie fut placée sous mandat français dont l’administration adopta une politique d’alliance avec les tribus nomades utilisant à son profit l’opposition entre nomades et sédentaires au sein desquels se trouvaient les mouvements indépendantistes (Mahhouk, 1956). Les autorités mandataires définirent une zone dite de désert, qui incluait la totalité de la zone de steppes actuelle, dans laquelle les tribus bénéficièrent d’une relative autonomie.
11L’indépendance fut marquée par une nette réorientation politique vis-à-vis des pasteurs nomades. Le programme de 1947 du parti Baath appelait en effet explicitement à la sédentarisation des Bédouins (Seurat, 1980). Le projet fut repris dans les constitutions de 1950 et 1953. Un budget spécial de développement fut ainsi voté en 1955 allouant 10 millions de livres à un programme de sédentarisation qui devait s’étendre sur sept ans. Par ailleurs, le projet de réforme agraire de 1951, prévoyait entre autres l’expropriation des domaines constitués par les chefs bédouins à l’époque du mandat. L’application de ces mesures se heurta toutefois à l’opposition des propriétaires terriens et des chefs de tribus représentés au Parlement. L’instabilité et les divisions politiques qui prévalaient dans les années 1950 constituaient d’une façon plus générale un frein à l’élaboration et à l’application d’une politique nationale de développement économique (Hopwood, 1988).
12L’union de la Syrie et de l’Egypte au sein de la République arabe unie en 1958, marque un net tournant en matière de politique économique. Elle donna lieu, notamment, à l’abrogation des particularismes juridiques dont bénéficiaient les tribus nomades. Elle fut également marquée par les débuts de la réforme agraire qui fut intensifiée après l’arrivée au pouvoir du parti Baath en 1963. Toutefois, contrairement à ce que pouvaient laisser présager les orientations du Baath, aucun programme de sédentarisation des nomades ne fut mis en place.
13Dès le début des années 1960, la réduction des importations alimentaires devint l’objectif prioritaire de la politique agricole. La stratégie de substitution aux importations concentra les efforts sur des productions telles que le blé, les produits laitiers, le sucre. Les zones sèches furent dès lors quasi totalement délaissées en termes d’investissements publics. Le développement de l’irrigation devint le principal objectif des autorités. Les efforts portèrent dans un premier temps sur la réalisation de petits périmètres tels que l’aménagement de la vallée de l’Oronte. A partir de 1970, tous les espoirs furent placés dans l’aménagement de la vallée de l’Euphrate avec la construction du barrage de Tabqa achevée en 1976. Ce projet devait permettre, outre la production d’électricité, l’irrigation de 640 000 hectares (Métral, 1980). Il absorba à lui seul pendant plus de deux décennies plus de 70 % des fonds publics destinés au développement agricole.
14Les engrais, les semences améliorées ainsi que les crédits, dont la distribution fut jusqu’en 1994 étroitement contrôlée par les services du Ministère de l’agriculture, étaient réservés aux agriculteurs des périmètres irrigués et de la bande côtière au climat subhumide. La distribution des intrants et des crédits était liée au respect des plans de production définis par l’administration. A l’opposé de cette mise sous tutelle des zones les plus productives, l’agriculture des régions semi-arides ne bénéficia d’aucun appui des pouvoirs publics. Des plans d’utilisation des terres visant à limiter les risques de dégradation furent définis sans jamais être appliqués. De même l’interdiction des cultures en dessous de l’isohyète 200 mm datant de 1970 est restée largement lettre morte jusqu’en 1995. La seule action significative entreprise dans les régions arides porte sur la création de coopératives d’élevage.
Les transformations de l’élevage nomade
15Pour des auteurs tels que de Boucheman (1939) ou Montagne (1947), l’économie pastorale des marges arides paraît dès la fin des années 1930 irrémédiablement sur le déclin.
16« Hâtons-nous d’ailleurs d’observer aujourd’hui l’existence des peuples nomades du désert. Ils sont désormais menacés sinon de disparition du moins d’un redoutable affaiblissement, par les progrès de la civilisation industrielle, qui se propage désormais jusque dans leurs solitudes. L’automobile, l’avion, les foreuses de pétrole, les pipelines transforment chaque jour davantage les déserts et y apportent une vie étrangère. L’élevage du chameau, sur lequel repose toute l’économie pastorale, va perdre, dès que les derniers troubles économiques produits par la guerre universelle auront disparu, une grande partie de son intérêt, puisque le camion ou l’automobile armée en guerre remplaceront définitivement les caravanes et les pelotons méharistes. Les moteurs des pompes iront chercher l’eau dans les profondeurs les plus lointaines du sol et feront surgir la vie sédentaire dans les lieux incultes où, jusqu’à présent, l’herbe même refusait de pousser après les orages. Il se peut sans doute que, pour quelques années encore, ceux dont nous allons ici décrire les mœurs gardent, dans leurs campements, l’illusion de pouvoir conserver tant bien que mal l’héritage de leurs ancêtres, grâce à la richesse nouvelle et inattendue qu’apportera à leurs chefs l’exploitation des pétroles. Mais, dès à présent, tout le système social, intellectuel et politique dans lequel s’enferme, loin de nos contrées, leur propre existence est, nous le verrons, frappé à mort et condamné à périr. La paix, à elle seule, suffit à ruiner les bases sur lesquelles repose la civilisation du désert.
Cette dernière considération, un peu funèbre, donne peut-être un aspect pathétique, qui est un charme de plus, à la vie des peuples du désert. Ceux qui vont mourir représentent le legs de longues générations de héros. Ils se réclament de la grande tradition d’Antar ou de Hatem Et-tay, les généreux ancêtres de la race noble de Qahtan. Avec eux disparaîtra une grande tradition de l’humanité » (Montagne 1947 : 12-13).
17Ces analyses ont été en grande partie confirmées par les faits. La fin du conflit mondial, la généralisation de la motorisation puis l’exploitation du pétrole ont contribué à une profonde transformation de l’économie des pasteurs nomades. Mais ces derniers ont su tirer profit de ce qui semblait devoir entraîner leur perte.
18La construction du chemin de fer, dans un premier temps, suivi du développement rapide des transports motorisés après la Première Guerre mondiale précipitèrent la chute du transport caravanier. L’élevage des chameaux perdit en quelques années sa raison d’être et les tribus chamelières n’eurent d’autre choix que de se reconvertir. Les perspectives en matière d’élevage ovin étaient toutefois assez sombres. La crise économique de 1929 entraîna en effet un effondrement du marché de la laine. Par ailleurs, le nombre de moutons fut fortement réduit par une succession d’années sèches.
19Par contre, la forte augmentation des cours des céréales pendant et après la Seconde Guerre mondiale stimula le développement de l’agriculture. L’extension des cultures pluviales au détriment des terrains de parcours s’intensifia dans les années 1940 et 1950. En l’espace d’une dizaine d’années, près d’un million d’hectares furent mis en culture en particulier dans les plaines semi-arides de la Jezireh (carte).
20Le développement de l’agriculture modifia sensiblement le rapport à la terre et par voie de conséquence les rapports internes aux tribus et entre les tribus. Le pastoralisme nomade s’accommodait d’une délimitation relativement floue des territoires tribaux (Bocco, 1987). Le contrôle des points d’eau pour l’abreuvement des troupeaux assurait en effet la maîtrise du territoire. L’utilisation agricole des terres pose plus nettement la question des délimitations territoriales. La définition précise des limites des territoires tribaux fut l’objet dès le début du mandat français de « conférences » des tribus. Cette clarification des rapports était nécessaire pour prévenir, ou du moins limiter, les conflits potentiels entre tribus sur l’utilisation des terres. Par ailleurs, dans les années 1940, les autorités du mandat attribuèrent nominativement des terres à certains chefs de tribus. Ces derniers devinrent dès lors de grands propriétaires fonciers et furent avec les entrepreneurs urbains les principaux bénéficiaires de l’expansion agricole dans les marges arides. La mise en culture était en effet fondée sur une étroite association entre les chefs de tribus, possédant ou contrôlant les terres, et des entrepreneurs agricoles qui assuraient tous les travaux de la préparation à la récolte et fournissaient les semences. Les entrepreneurs conservaient en contrepartie 60 à 80 % de la production de grain.
21L’évolution était beaucoup moins favorable pour les membres des tribus qui devinrent pour certains métayers sur les terres de leur chef ou de propriétaires urbains et/ou survécurent grâce à l’élevage ovin. L’extension des cultures eut des conséquences directes sur cet élevage. La perte des meilleures aires de parcours repoussa en effet les troupeaux dans les steppes arides moins productives et plus sensibles aux sécheresses. Les pailles et les chaumes des cultures pluviales et des cultures irriguées fournissaient un substitut permettant de maintenir les animaux pendant l’été. Toutefois, les possibilités de croissance des troupeaux étaient limitées par les disponibilités alimentaires ainsi que par les effets des sécheresses périodiques. Entre 1958 et 1961, les effectifs ovins furent réduits de moitié, tombant de six à trois millions de têtes, à la suite de trois années consécutives de sécheresse.
22L’élevage ovin stagne jusqu’en 1974, puis les effectifs s’accroissent à un rythme proche de 10 % par an pendant plus de quinze ans (graphique N° 1). Le boum pétrolier des années 1970 eut une répercussion sensible sur le marché de la viande au Moyen-Orient. L’augmentation des revenus liée à l’augmentation des prix du pétrole a en effet stimulé la demande. La consommation s’est accrue à partir de 1974 beaucoup plus rapidement que la population, elle-même en forte croissance, tant dans les pays producteurs de pétrole que chez leurs voisins profitant indirectement de la rente pétrolière (Khaldi, 1984)2.
23Outre le marché national, les éleveurs syriens ont bénéficié de l’explosion du marché dans les pays producteurs de pétrole. En Arabie Saoudite, premier débouché extérieur de la production syrienne, la croissance des importations de moutons sur pieds, est quasi exponentielle entre 1975 et 1980 (graphique N° 2). Le marché est relativement protégé dans la mesure où les productions australiennes ou néo-zélandaises ne sont pas des substituts de qualité comparable à celle des races locales sur le marché moyen-oriental. La viande des moutons Awassi, race la plus répandue en Syrie, est particulièrement appréciée tant à l’intérieur du pays que dans les pays voisins importateurs.
24L’administration syrienne a tenté à plusieurs reprises de limiter les exportations pour contenir l’augmentation des prix dans le pays, notamment pendant les périodes de fêtes. Mais le contrôle des exportations de bêtes sur pieds n’a jamais été d’une très grande efficacité. Bien que la Syrie soit le premier exportateur ovin au Moyen-Orient, les autorités ont dû importer à plusieurs reprises des moutons, notamment de Roumanie et de Bulgarie, pour contenir les prix et approvisionner le marché national.
25La croissance des effectifs ovins stimulée par la demande interne et régionale n’a été possible que grâce à une augmentation substantielle des disponibilités alimentaires. Plusieurs facteurs se sont conjugués dans ce sens. Les surfaces irriguées passent de près de 450 000 hectares en 1969 à plus de 780 000 hectares en 1991 du fait d’une part de l’avancée du programme d’aménagement de la vallée de l’Euphrate et d’autre part du développement de l’irrigation à partir de forages3. Les cultures irriguées fournissent des résidus de récolte pâturables par les troupeaux et, indirectement, des sous-produits agro-industriels tels que la pulpe de betterave ou les tourteaux de coton.
26Les surfaces en orge se sont également étendues, du fait de la réduction des jachères dans les zones semi-arides et de la mise en culture des steppes. Bien qu’illégale, la production d’orge dans les steppes s’étend progressivement au cours des années 1970 et 1980. L’orge est produite dans les zones où la pluviométrie moyenne est inférieure à 200 mm par an. Cette pratique répond à plusieurs logiques qui se combinent. L’orge est une culture « loterie » qui dans les années de forte pluviométrie est très rentable. Lorsque les rendements sont insuffisants pour justifier une récolte, les parcelles sont pâturées in situ. La mise en culture, d’après le principe de vivification, permet aux éleveurs de s’approprier une surface et de sécuriser pour la saison une aire de pâturage. Par ailleurs, lorsqu’une zone de steppe a été mise en culture, la régénération de la végétation naturelle est extrêmement lente après l’arrêt de la culture, ce qui contribue à la poursuite de la production d’orge. L’interdiction de mise en culture fut levée au début de la saison 1987-88. Les premières pluies de l’automne 1987 furent exceptionnellement élevées, ce qui laissait espérer une saison particulièrement bonne. Les autorités cédèrent à la pression et autorisèrent la mise en culture qui conduisit en l’espace de deux ans à un doublement de la surface cultivée. Les rendements obtenus en 1988 furent effectivement largement supérieurs à la moyenne et le mouvement d’expansion des surfaces cultivées au détriment des parcours s’amplifia l’année suivante. Mais la pluviométrie fut particulièrement faible pendant trois années successives. La surface cultivée régresse après avoir atteint un maximum au cours de la saison 1988-89 (graphique N° 3). Les cultures dans la zone dite des steppes sont à nouveau interdites depuis 1995 et l’interdiction est pour la première fois largement respectée.
27Le programme de coopératives d’élevage mis en place en 1964 avec l’appui du Programme alimentaire mondial puis de la Banque mondiale a également contribué à l’intensification de l’élevage bien que son objectif initial soit sensiblement différent. Les coopératives avaient en effet pour fonction d’améliorer la gestion des parcours et de stabiliser les effectifs en réduisant les effets des pénuries alimentaires en périodes de sécheresse. Ce volet comprenait la mise en place d’une distribution d’aliments pour le bétail, orge et sous produits agro-industriels, à des prix subventionnés. La composante principale qui était la gestion des parcours n’eut aucun effet significatif, par contre la distribution d’aliments excéda largement les objectifs fixés lors de la définition du projet4. Dès 1974, les coopératives fonctionnèrent exclusivement comme centre d’approvisionnement (FAO, 1984). Elles contribuèrent ainsi à accroître la pression sur les pâturages. Le rôle des coopératives se réduisit progressivement, alors qu’elles fournissaient en 1980 encore 80 % de l’alimentation, leur contribution est aujourd’hui inférieure à 10 % des besoins.
28L’explosion des effectifs ovins n’est pas sans conséquence sur les ressources. L’augmentation du nombre d’animaux et, surtout, l’extension des cultures accélèrent la disparition de la végétation steppique. La steppe fournissait environ 70 % de l’alimentation des troupeaux de moutons dans les années 1960, sa contribution ne représente plus que 20 % au début des années 1980 et moins de 5 % dix ans plus tard (Leybourne, 1993).
Le redéploiement de l’agriculture des zones semi-arides des provinces d’Alep et de Hama
29Dans la région située à l’est de l’axe Alep-Hama (carte), où débuta le processus de sédentarisation au xixe siècle, les constructions en dur telles que nous les connaissons aujourd’hui sont relativement récentes. Jusqu’au début des années 1940, les implantations étaient généralement des « villages de tentes » peuplés de semi-nomades. Les systèmes de cultures demeurèrent longtemps très extensifs, ainsi au début des années 1960, les jachères occupaient un peu plus de 50 % de la surface cultivable. Le blé, base de l’alimentation humaine avec les produits lactés, était la principale production végétale. L’orge destinée aux troupeaux ne représentait que 10 % environ des surfaces en céréales. Les légumineuses fourragères également destinées à l’alimentation hivernale des troupeaux occupaient 10 à 15 % des surfaces cultivées. Le pâturage des steppes et des surfaces incultivables telles que les pentes des plateaux basaltiques situés au sud-est d’Alep constituait la première source d’alimentation des troupeaux. Ces derniers, pour la majorité d’entre eux, séjournaient plusieurs mois de l’année de la fin de l’hiver à la fin mai dans les steppes.
30Plusieurs facteurs tels que la sécheresse des années 1959-60, la fragmentation des troupeaux lors des successions et le recul d’aires de parcours dans les steppes, contribuèrent à une sédentarisation de l’élevage. L’abandon de la transhumance augmenta les besoins en termes de production alimentaire destinée aux troupeaux. Le recours à la mécanisation permit d’étendre le domaine cultivé au détriment des jachères. L’orge devint rapidement la production dominante. Au début des années 1980, le blé n’occupait plus que 3 % des surfaces cultivables. Bien que moins bien adapté aux conditions climatiques que l’orge, le maintien dans les rotations d’une petite surface de blé s’explique par un souci de sécurité d’approvisionnement. Les surfaces destinées aux légumineuses fourragères ont été pour leur part réduites à 2 % de la surface cultivée. L’augmentation du coût de la main-d’œuvre pour la récolte, qui n’est pas facilement mécanisable, combinée au fait que les agriculteurs peuvent s’approvisionner en protéines végétales sur le marché font que la production de légumineuses est limitée à la surface qui peut être récoltée par les membres de la famille.
31Le Centre international de recherche agricole pour les régions sèches (ICARDA)5 initia en 1978 une série d’études visant à analyser la situation de l’agriculture et les besoins en termes de recherche. Il apparut que les agriculteurs des zones semi-arides étaient confrontés à un sérieux problème de dégradation des ressources. L’intensification des cultures s’accompagna, en l’espace d’une vingtaine d’années, d’une baisse de 25 à 50 % des rendements en orge qui étaient en moyenne au début des années 1980 de 600 kg par hectare. Cette chute est liée à une altération chimique et physique des sols qui n’a rien de surprenant. La réduction, et dans de nombreux cas, la disparition des jachères n’a pas en effet été compensée par des apports de fertilisants, les engrais minéraux n’étant pas disponibles dans ces régions et les engrais organiques produits par les troupeaux étant exclusivement utilisés sur les surfaces irriguées. Il n’y a par ailleurs pratiquement pas de restitution organique par les résidus de cultures, les pailles étant collectées pour l’alimentation hivernale et les chaumes intégralement pâturés à la fin de la récolte.
32Les ressources hydriques présentaient également des signes certains d’épuisement. Les études ont en effet montré que les « qanats » restaurés dans les années 1930 ainsi que de nombreux puits s’étaient asséchés depuis le début des années 1960. La raréfaction de l’eau entraîna une réduction de l’ordre de 20 % des surfaces irriguées. Les causes de l’assèchement des nappes de surfaces sont encore mal connues. Elles sont probablement liées à la multiplication sans contrôle des puits, à la dévégétation des pentes alimentant les nappes phréatiques superficielles et à l’intensification des cultures augmentant l’absorption par le couvert végétal.
33La situation de l’agriculture paraissait, au début des années 1980, alarmante et le phénomène d’épuisement des ressources en eau s’est poursuivie depuis. Une étude effectuée en 1994 par le Fonds international pour le développement agricole montre que dans la région du Jebel Hass, au sud-est d’Alep, un nombre croissant de villages n’ont plus de point d’eau pour la consommation humaine. Aujourd’hui, 35 % de la population de la zone étudiée est contrainte à s’approvisionner à l’extérieur des villages (IFAD, 1994). Dans la majorité des cas, l’eau doit être achetée.
34Pourtant, la région est depuis quatre ou cinq ans en effervescence. L’exploitation de nappes phréatiques situées entre 150 et 600 m de profondeur permet en effet une extension rapide des surfaces irriguées et draine d’importants capitaux fournis en partie par des investisseurs urbains. Dans les zones semi-arides des provinces d’Alep et de Hama, on peut estimer, depuis le début des années 1990, à plus de 5000 hectares les surfaces mises en eau à partir de forages profonds. Ces surfaces irriguées sont utilisées pour la production de cultures d’hiver telles que le blé mais également pour des cultures d’été telles que le coton. On assiste, par ailleurs, à une diversification des productions avec l’introduction très récente de l’arboriculture (oliviers et pistachiers) et de nouvelles cultures telles que le cumin.
35L’extension rapide des surfaces irriguées à partir des nappes profondes soulève de nombreuses interrogations. Les réserves de ces nappes et leur capacité de recharge ne sont pas connues. Il est probable qu’une partie de l’eau exploitée ne soit pas renouvelable. De plus, la teneur en sel de l’eau, notamment des forages les plus profonds, est souvent à la limite du seuil de toxicité et son utilisation induit un risque certain de salinisation des sols.
36Le redéploiement de l’agriculture tout comme la croissance de la production ovine paraît à bien des égards aléatoire. Mais cette caractéristique de l’évolution récente est en fait une constante de l’économie des marges arides à propos desquelles Jean Métral parle de « cultures de l’aléatoire » ayant pour composantes la fluidité, la flexibilité et la mobilité (Métral 1993 : 386).
Mobilités et complémentarités
37La persistance et la vivacité de l’élevage et de l’agriculture des marges arides reposent sur l’exploitation de ce que nous pouvons avec le recul considérer comme des opportunités. Mais ces mêmes éléments, l’introduction des véhicules motorisés, l’exploitation du pétrole, les pompes à moteur… étaient perçus dans les années 1930 et 1940 comme des facteurs de déclin. Opportunités ou facteurs de déclin, la différence tient à la capacité des éleveurs et des agriculteurs, du moins à certains d’entre eux, à tirer profit de ce qui semblait devoir les anéantir. Au-delà des innovations qui ont été introduites et des marchés qui se sont ouverts au cours des cinq dernières décennies, deux constantes sous-tendent les transformations de l’élevage et de l’agriculture :
la mobilité des animaux, des hommes et des activités dans l’espace et le temps,
le renforcement des relations de complémentarités entre les marges arides, les centres urbains et les régions bénéficiant de conditions plus favorables.
38Sans la conjugaison de ces éléments, les opportunités qui ont permis la transformation et l’adaptation des systèmes de production auraient certainement été des facteurs de déclin.
39La mobilité est une caractéristique de base de l’économie pastorale. Les déplacements des troupeaux permettaient d’utiliser les ressources pastorales de la steppe en fonction des variations saisonnières et de la distribution des précipitations. Les caravanes ont disparu et la gestion des troupeaux a été totalement bouleversée. Mais la mobilité demeure une caractéristique fondamentale. La grande majorité des familles d’éleveurs ont établi une base fixe, parfois jusqu’à deux ou trois, avec un habitat en dur. Elles ont ainsi quitté la catégorie des nomades pour rejoindre celle des semi-nomades. La distinction entre les deux catégories repose uniquement sur l’utilisation ou non pendant une partie de l’année d’un habitat en dur. On pourrait être tenté de penser que ce qui peut s’interpréter comme un pas vers la sédentarité s’accompagne d’une réduction des déplacements. Une étude détaillée de la gestion des troupeaux des familles semi-nomades montre que tel n’est pas le cas. On observe au contraire depuis une dizaine d’années une amplification et une complexification des déplacements tant des animaux que de l’eau et des aliments du bétail.
40Outre les mouvements traditionnels vers les pâturages des steppes, les troupeaux se déplacent, ou sont déplacés à l’aide de camions, vers les zones de cultures irriguées ou pluviales. Une des caractéristiques de l’évolution récente est que ces mouvements se sont considérablement amplifiés. Les troupeaux de la région d’Alep par exemple exploitent, par rapport au début des années 1980, un espace nettement élargi allant de la côte méditerranéenne jusqu’à l’est du pays en passant par les périmètres irrigués de la vallée de l’Euphrate. Grâce aux camions, les animaux peuvent être déplacés en une journée de plusieurs centaines de kilomètres. On observe également une nette atomisation des déplacements. Les grandes migrations par tribus, telles qu’elles pouvaient être observées dans les années 1930 et 1940 ont disparu au profit de déplacements souvent individuels et éminemment variables d’une année à l’autre en fonction des disponibilités et des coûts des aliments.
41La variabilité des mouvements de troupeaux est liée aux capacités de transport de l’eau et des aliments et à la combinaison des mouvements des animaux vers les sources d’aliments et des aliments vers les troupeaux. La possibilité fournie par les véhicules motorisés de transporter l’eau dans les zones de parcours a modifié leur utilisation en levant les contraintes liées à l’accès aux points d’abreuvement. L’exploitation des pâturages s’est aussi libérée de la contrainte de la biomasse disponible. Il est estimé, par exemple, qu’en 1988, quelque 800 000 tonnes d’aliments concentrés et 700 000 tonnes de paille ont été transportées dans les zones de steppe pour nourrir huit millions de têtes. Dès lors, la production des pâturages ne constitue plus un facteur de régulation de leur exploitation par les troupeaux.
42La mobilité ne s’applique pas uniquement aux animaux et aux aliments. Elle est une caractéristique du travail au travers des migrations temporaires et de la pluriactivité. En 1983, plus de la moitié des familles vivant dans la zone des 300 à 200 mm de pluviométrie du sud-ouest de la province d’Alep disposait de revenus non agricoles. Ces derniers servent d’abord à améliorer les conditions de vie et l’habitat. Ils sont ensuite utilisés pour financer des investissements productifs tels que l’achat d’un tracteur ou d’une camionnette ou le forage d’un puits dans l’espoir de pouvoir irriguer une partie des terres.
43Les transformations de l’économie agro-pastorale reposent également sur une grande mobilité des activités dans le temps. L’élevage ovin s’est substitué à l’élevage des chameaux et au transport caravanier. Sur le même plan, dans les zones semi-arides, le rôle de l’orge comme source d’alimentation des troupeaux s’est d’abord accru avec le processus de sédentarisation des troupeaux. Son importance tend aujourd’hui à se réduire du fait du développement des surfaces irriguées et de l’introduction de nouvelles productions. Le poids économique du petit élevage ovin, auquel est destinée la production d’orge, se réduit au profit des productions végétales. Si on observe les changements intervenus aux cours des trente dernières années, on voit apparaître, dans ces zones de transition, un mouvement progressif les faisant passer d’une économie proche de celle de la steppe (à l’est) à une économie qui s’apparente plus à celles des zones plus humides d’agriculture sédentaire (à l’ouest).
44Si ces adaptations sont relativement lentes, d’autres sont très rapides. C’est le cas par exemple de l’ajustement quasi permanent des régimes alimentaires des troupeaux en fonction des cours des aliments et des bêtes. Les prix des différents aliments disponibles sont variables d’une année à l’autre. La rentabilité de l’élevage dépend beaucoup de la capacité des éleveurs à utiliser les aliments les meilleur marché sans toutefois compromettre la productivité du troupeau par une alimentation inadaptée.
45La plus grande mobilité dans l’espace et dans le temps a pour corollaire un renforcement des échanges et des relations de complémentarité entre les marges arides, des régions bénéficiant de conditions plus favorables et les centres urbains. Le pastoralisme, dont les préhistoriens font l’hypothèse qu’il est postérieur à l’émergence de l’agriculture, a sans doute dès son origine été dépendant de ses relations avec le monde des agriculteurs sans lesquels la survie dans les steppes serait extrêmement difficile sinon impossible. L’économie pastorale telle qu’elle nous est décrite dans les années 1930 entretenait des relations très étroites non seulement avec les régions agricoles mais également avec les centres urbains. Les échanges avec ces derniers étaient organisés au travers de réseaux dans lesquels se retrouvaient les membres d’une même tribu installés dans les petites villes servant de relais commerciaux et dans des quartiers périphériques des grandes agglomérations telles qu’Alep.
46La marginalisation économique à laquelle semblaient voués l’élevage et l’agriculture des marges arides n’a pas eu lieu. L’évolution récente se caractérise au contraire par une insertion accrue dans l’économie nationale et régionale. Les réseaux sociaux ont joué, et jouent toujours, un rôle important dans cette articulation. Ils sont à la base de l’organisation du commerce du mouton qui dépasse largement les frontières nationales. Ils interviennent également dans les relations agriculteurs-éleveurs. La tribu n’est plus le pôle autour duquel s’organisent les migrations de troupeaux dont on a pu voir qu’ils sont aujourd’hui très atomisés. La tribu ou du moins les relations tribales n’ont toutefois pas totalement disparu comme facteur de régulation de l’exploitation des ressources alimentaires par les troupeaux. Le choix des zones cultivées dans lesquelles séjournent les troupeaux transhumants est lié en partie aux relations dont disposent les éleveurs. Les réseaux sociaux facilitent l’accès aux ressources mais sont également une source d’information sur les disponibilités à un moment donné. Ce second aspect est loin d’être négligeable. La gestion des déplacements des troupeaux nécessite en effet un ensemble d’informations sur les prix les quantités disponibles sur un marché qui est dans ce domaine peu transparent.
47Une autre dimension des relations entre les marges arides et les centres urbains concerne le financement des investissements. Les transformations telles que l’extension rapide des cultures dans les années 1940 ou à la fin des années 1980, le développement de l’irrigation à partir de nappes profondes mais également la reconstitution des troupeaux après les sécheresses ont nécessité la mobilisation de moyens qui excèdent les capacités d’investissement de la plupart des familles d’éleveurs ou d’agriculteurs qui par ailleurs n’ont pas accès aux sources de crédits. Ces investissements ont été financés par le biais d’associations économiques entre les producteurs détenant les troupeaux et/ou la terre et des investisseurs privés. Le système d’associations entre entrepreneurs agricoles et détenteurs des terres qui a permis l’extension rapide de la céréaliculture dans les plaines de la Jezireh se retrouve lors de l’extension des surfaces en orge en 1987-88. Les termes sont un peu différents, les détenteurs des terres ne sont plus les chefs de tribus mais les éleveurs. Par ailleurs, les contrats annuels attribuent 50 à 70 % du produit aux entrepreneurs et incluent la valeur locative de la parcelle si elle ne peut être utilisée que pour le pâturage.
48L’extension des surfaces irriguées à partir de forages profonds fait aussi intervenir des financements extérieurs. Le coût d’un forage d’un moteur et d’une pompe s’élève en effet à plus de 570 000 livres syriennes auxquelles il faut ajouter l’achat des tuyaux en PVC (Perrier, Salkini 1991 : 225) alors que le revenu moyen d’une exploitation dans la zone semi-aride et de 45 000 Ls (IFAD, 1994). L’apport financier provient d’investisseurs urbains ou d’associations souvent familiales drainant des revenus issus d’emplois urbains. L’investissement représente plus de dix années de revenu agricole moyen d’une exploitation pluviale mais il est rapidement amorti (en deux ans pour une surface irriguée de trente hectares). L’irrigation est une activité à haut rendement financier, ce qui explique son développement très rapide. L’expansion de l’irrigation à partir des forages profonds est de ce point de vue comparable à l’extension de la céréaliculture dans les années 1940 et 1950 et en 1987-89.
49Les associations de financement de l’irrigation sont établies sur un modèle proche des contrats dit à « l’os » dans lequel les animaux sont achetés par un investisseur et confiés à un éleveur. Le premier reçoit la moitié des agneaux produits en rémunération de son investissement plus une part en remboursement. L’éleveur rachète ainsi, dans un délai variable selon le montant des remboursements, l’intégralité du troupeau. Ce système de contrat a joué un rôle très important dans la reconstitution des troupeaux à l’issue des périodes de sécheresse.
Conclusion
50La persistance et la vivacité de l’économie des marges arides de Syrie défient les principes du développement durable dont les diverses définitions s’accordent à souligner la nécessité d’une gestion équilibrée des ressources. Le développement des marges arides paraît à bien des égards périlleux, mais le recul nous enseigne que les agriculteurs et éleveurs ont su jusqu’à présent s’adapter dans des situations qui semblaient sans espoir. L’introduction des transports motorisés, l’exploitation du pétrole ou l’extension de l’irrigation sont autant d’éléments que les observateurs considéraient comme des facteurs de déclin parce qu’ils remettaient en question les équilibres du moment.
51La transformation et le redéploiement de l’élevage et de l’agriculture ont pour base, au-delà des innovations techniques et des marchés qui se sont ouverts, deux constantes de l’économie des marges arides : la mobilité des animaux, des hommes et des activités et les relations de complémentarité avec les centres urbains et les régions bénéficiant de meilleures conditions climatiques. L’évolution récente se caractérise par un accroissement de la mobilité et un renforcement de l’insertion des marges arides dans l’économie nationale et régionale.
52Il faut certainement se garder d’idéaliser la situation. Les profondes transformations qui ont eu lieu comprennent leur lot d’exclusions et de spoliations. La monétarisation croissante de l’alimentation des troupeaux et le recours obligé aux moyens de transport motorisés ont exclu de la steppe de nombreuses familles. Par ailleurs, si les régions semi-arides sont dynamisées par l’exploitation des eaux souterraines permettant une extension des surfaces irriguées, elle recèle aussi des poches de pauvreté. De plus, le problème de la dégradation des ressources n’est pas résolu. L’eau, les sols et la végétation sont au contraire soumis à une pression d’exploitation croissante.
53Quoi qu’il en soit, la persistance de l’agriculture et de l’élevage questionne nos approches et nos perceptions des marges arides qui, sur le fond, n’ont guère évolué depuis les années 1930. Tout facteur de déséquilibre est toujours perçu comme une menace pour la pérennité des systèmes d’exploitation. Ceci est particulièrement vrai, aujourd’hui, pour ce qui concerne les ressources que le débat sur la désertification replace au centre des approches des développeurs et de la recherche appliquée. La plupart des programmes de recherche ou de développement portant sur les régions sèches ont pour maître mot la lutte contre la désertification et la restauration des équilibres écologiques. Lesquels, serait-on tenté de demander. L’économie de l’aléatoire, qui domine toujours les milieux arides tant que les hommes y vivront et en exploiteront les ressources, est en effet aussi celle du déséquilibre permanent.
Carte : Précipitations annuelles moyennes

Graphique n° 1 : Effectifs (millions de têtes) d’ovins

Source : FAO stat.
Graphique N° 2 : Importations saoudiennes de moutons

Source : FAO stat.
Graphique N° 3 : Surface en orge

Source : FAO Stat.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Programme « Marges arides de Syrie », Maison de l’Orient Méditerranéen, IUED, ICAR-DA (International Center for Agricultural Research in the Dry Areas), 1996-1999. Ce programme pluridisciplinaire porte sur les relations hommes-milieu, les effets des activités agricoles et pastorales sur les ressources et l’adaptation de ces activités aux transformations des milieux physique et humain.
2 Dans le cas de la Syrie, les transferts provenaient de l’émigration et d’un soutien financier direct des pays du Golfe comme contribution aux dépenses militaires supportées par les pays du front.
3 Entre 1987 et 1991, l’augmentation de la surface irriguée en Syrie provient pour 80 % des aménagements exploitant les nappes phréatiques (FAO, 1993 : 255).
4 Le tonnage d’aliments distribués par les coopératives d’élevage fut, entre 1980 et 1983, plus de trois fois supérieur aux objectifs fixés par le projet.
5 ICARDA, International Center for Agricultural Research in the Dry Areas, dont le siège est basé à Alep.

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