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« Société civile » et évolution de l’autoritarisme en Syrie

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Claudie Fioroni

Partie I. Une approche décentrée de l’Etat

Texte intégral

1Les recherches entreprises sur les politiques de libéralisation dans le monde arabe en général, et sur le rôle de la société civile dans le processus de démocratisation en particulier, adoptent le plus souvent une perspective « stato-centrée », c’est-à-dire qu’elles définissent le gouvernement et la société civile en référence à l’Etat, considéré comme le centre du pouvoir politique. Cette option méthodologique n’est pas sans poser problème. Elle soulève des enjeux d’ordre à la fois épistémologique et pratique : comment analyser l’exercice du pouvoir dans les régimes autoritaires ? Comment situer les « GONGO » par rapport à la société civile ?

1. 1. Le concept de « société civile » dans le monde arabe : quelle place pour les « GONGO » ?

2Force est de constater que le monde arabe n’est pas resté hermétique à l’enthousiasme international pour la société civile ravivée au début des années 1990. La terminologie a pris racine dans la langue arabe et des acteurs très divers des secteurs associatifs arabes l’utilisent sans modération. Le STD est l’une des nombreuses organisations qui se revendiquent de la société civile et est reconnu comme telle par nombre de ses interlocuteurs. L’inflation du recours à ce terme sur les terrains des politologues du Maghreb et du Machrek a conduit un certain nombre d’entre eux à poser la question de la définition des sociétés civiles arabes. Le débat s’articule autour de deux questions principales : la société civile existe-t-elle dans le monde arabe ? Si oui, comment définir ce concept pour qu’il soit opératoire dans les sociétés arabes ? En toile de fond, l’enjeu est de situer les GONGO par rapport au concept de société civile.

1. 1. 1. Relativistes vs. universalistes

3Parmi les auteurs qui ont cherché à définir la société civile arabe on distingue un pôle culturaliste (ou relativiste) et un pôle universaliste. Cette ligne de clivage structure également les débats arabes sur la société civile (Hamzawy, 2003 : 18-24). Bien souvent, dans les publications occidentales, il reflète des intentions de recherche différentes.

4Les tenants d’une approche relativiste considèrent que le concept de société civile, intrinsèque à l’histoire politique de l’Occident, n’offre pas une clef de lecture adaptée aux sociétés arabes. Ces auteurs s’appuient sur une définition étroite de la société civile. Le plus souvent, l’enjeu est la définition même du concept. Trois séries d’arguments soutiennent la position relativiste. Premièrement, Karajah (2007) considère que les termes « société civile » et “mujtama madani (traduction littérale de société civile) n’ont pas la même signification. Alors que « civile » renvoit à la citoyenneté, madani (traduction littérale de « civile ») fait référence à la civilité comprise comme l’organisation de la vie dans la cité par opposition à la vie nomade. Deuxièmement, Leca (2003) reprend les arguments historiques de Chatterjee pour constater que, comme dans d’autres Etats postcoloniaux, les conditions socio-économiques (le capitalisme) et philosophiques (liberté individuelle) de l’émergence de la société civile ne sont pas réunies dans les Etats arabes. Selon Leca, pour que le concept garde un pouvoir descriptif et explicatif, il est important de maintenir une distinction entre la société civile et d’autres formes d’organisations sociales. La société civile correspond à un type particulier de relation avec le gouvernement qui implique « une société civile libérale d’associations volontaires et pluricommunautaires reconnues et régulées par un Etat libéral et démocratique » (Leca, 2003 : 67). Il ne peut exister de société civile à proprement parler sans un « Etat représentatif légitimement souverain (et non en symbiose clientéliste avec des gouvernements non légitimes, sinon patrons dispensateurs de services privés) » (Leca, 2003 : 67). Enfin, l’historien libanais Wajih Kawtharani soutient que la société civile est intrinsèquement liée à la séparation du religieux et du politique qui est une évolution spécifique aux sociétés occidentales (Hamzawy, 2003 : 20). Ainsi, l’argument qui préside à ces approches culturalistes est l’ancrage de « société civile » dans la philosophie politique occidentale qui, de Locke à Habermas, la définit comme une sphère intermédiaire et indépendante de l’Etat. Le juriste égyptien Hussam Isa considère que le terme est un instrument libéral qui justifie le système capitaliste et le retrait de l’Etat au profit des intérêts occidentaux (Hamzawy, 2003 : 22). Pour ces auteurs il n’existe pas de société civile à proprement parler dans les sociétés arabes contemporaines. Ce faisant, les approches relativistes ne permettent pas d’expliquer pourquoi ce terme remporte un si vif succès dans le monde arabe, et encore moins d’expliquer le phénomène des GONGO.

5A l’autre pôle, de nombreux auteurs soutiennent au contraire que les sociétés civiles arabes existent, même si celles-ci présentent des traits spécifiques qui les distinguent des sociétés civiles occidentales (Ben Nefissa, 2004 ; Challand, 2002 ; Norton, 1996 ; Noble, 1998). Leurs définitions du concept de société civile sont plus larges afin de s’adapter aux besoins d’études qui visent à comprendre une réalité sociale empiriquement observée. Souvent elle recoupe la catégorie des associations. Les arguments en faveur d’une acception universalisante du concept sont très divers. Par exemple, pour l’historien syrien Aziz al-Azmeh, l’argument culturaliste est érigé par ceux qui n’ont pas intérêt à ce que leurs sociétés changent. Selon lui, l’universalisation des concepts attachés à la compréhension occidentale du politique s’est produite par le biais de la colonisation. Au niveau ontologique, Challand (2009) reprend l’idée de « branchement » de Amselle pour dépasser l’impasse que constitue la dichotomie relativisme/universalisme. Ainsi, il considère qu’une idée universalisante, à l’exemple de la société civile, se « branche » dans un contexte donné (variable temporelle) en un lieu donné (variable spatiale). Cette idée universalisante s’actualise en fonction des caractéristiques de la société dans laquelle elle se « branche ». Ces caractéristiques sont le produit d’un mixage entre des traits culturels spécifiques et les influences étrangères antérieures. Ainsi, il est possible de concevoir les sociétés civiles arabes selon leurs caractéristiques propres. Le débat se cristallise alors sur les critères de définition de ces sociétés civiles.

1. 1. 2. Les critères de définition du concept de « société civile » dans le monde arabe

  • 1 Pour une définition « bourgeoise » de la société civile dans le monde arabe voir notamment : Noble, (...)

6Les débats sur la définition de la société civile dans le monde arabe s’articulent autour des critères du confessionnalisme (les associations islamistes font-elles partie de la société civile ?), des classes (la société civile est-elle nécessairement bourgeoise1 ?), du primordialisme (les organisations sociales reposant sur les solidarités de corps appartiennent-elles à la société civile ?) et, sur le critère de l’autonomie à l’égard du pouvoir politique (Challand, 2009 ; Noble, 1998 ; Hamzawy, 2003). Or, ces concepts construits selon les exigences de la rigueur « scientifique » sont sans cesse confrontés aux discours des acteurs qui se revendiquent de la société civile. Le cas des GONGO pose plus directement la question de l’autonomie.

7A cet égard, Ben Nefissa (2004) et Challand (2009) adoptent des positions diamétralement opposées. D’un côté, Ben Nefissa définit la société civile comme « les capacités auto-organisatrices des différents groupes sociaux autour d’intérêts collectifs communs, en vue de […] défendre [ces intérêts] aussi bien vis-à-vis des pouvoirs publics que d’autres groupes sociaux, ayant des intérêts divergents » (Ben Nefissa, 2004 : 16). La société civile est composée d’une variété d’organisations, dont les ONG constituent un type particulier. Selon cet auteur, « il est […] possible de dire que les sociétés civiles arabes existent, même si elles ne possèdent pas toutes les caractéristiques de la société civile moderne. » (Ben Néfissa, 2004 : 16). Notamment, la plupart des ONG ne répondent pas au critère d’auto-organisation. « Elles constituent, soit des instruments supplémentaires de l’intervention publique, soit des espaces d’intermédiation entre l’ordre social et l’ordre étatique : canal de communication entre l’administration et la société, espace de construction de notabilités sociales et politiques et comme base électorale. » (Ben Néfissa, 2004 : 19). Malgré cette spécificité des ONG arabes, Ben Nefissa ne remet pas en cause leur appartenance à la société civile dans la mesure où la nature para-administrative de ces organisations résulte des contraintes exercées par les Etats autoritaires, et non pas du déficit civil des sociétés arabes. Donc, pour Ben Nefissa l’autonomie n’est pas un critère de définition pertinent des sociétés civiles arabes. L’intérêt de cette approche est qu’elle permet d’embrasser un large éventail d’acteurs susceptibles d’être impliqués dans un processus de démocratisation. Le corollaire est une perte de cohérence et de valeur explicative du concept. En effet, dès lors que le critère de l’autonomie est levé, les GONGO, et autres dérivés de l’acronyme ONG, peuvent être inscrites dans le continuum de la société civile, dont les organisations correspondent à des degrés divers d’autonomie. Les GONGO seraient alors la part de la société civile la moins autonome. Or, la différence entre les « ONG para-administratives » et les GONGO n’est pas une différence de degré d’autonomie, mais une différence de nature. La définition de Ben Nefissa ne permet pas d’opérer une distinction nette entre les organisations qui sont l’émanation de la société et celles qui sont créées par le pouvoir.

8A l’inverse, Challand fait de l’autonomie la principale caractéristique de la société civile. Cette dernière est comprise comme a space (as independent as possible from the direct interventions from the State, private business and family realm) for voluntary collective deliberations and actions that functions as a source of autonomy (Challand, 2010 : 4). L’autonomie recouvre à la fois l’autonomie politique (la liberté de se doter de ses propres lois) et l’autonomie d’auto-institution, qui correspond à la capacité pour les sociétés “to openly ‘call into question their own institution, their representation of the world, their social imaginary significations’” (Castoriadis, cité dans Challand, 2010 : 5). Cette définition ouvre une perspective intéressante pour appréhender l’influence de la puissance publique ou celle des donateurs dans la formation des sociétés civiles arabes. Afin de rendre ce concept opératoire, il conçoit un modèle comprenant sept critères d’existence de la société civile. Les cinq premiers sont repris de Kamali : “a) relative autonomy of a societal sphere from the state ; b) relative autonomous access of some societal actors to the state or its elites ; c) existence of a relatively independant public sphere ; d) legal and/or normative protection of societal agents and institutions ; e) existence of a ‘solidarity sphere’ based on redistribution of ressources (Challand, 2009 : 57). Il en ajoute deux relatifs à l’autonomie et la démocratie : “a positive vision and social participation based on the acceptance of certain rules of toleration and acceptance of basics right ; self-imposed limitation upon resorting to political violence as a way to impose one specific project of autonomy (Challand, 2009 : 57). Au regard de ces conditions, force est d’admettre que le contexte syrien est peu favorable à l’émergence de cette société civile autonome dont les GONGO sont nécessairement exclues.

9En conclusion de ce survol de la littérature consacrée à la société civile dans le monde arabe, on est frappé par le large éventail des définitions de la « société civile ». Pourtant, aucune n’offre un cadre d’analyse qui permette de saisir pleinement les enjeux relatifs aux GONGO. Ces dernières ne peuvent être assimilées à la société civile qu’au prix d’une extension du concept telle qu’il s’en trouve dénaturé. Le plus souvent les GONGO sont exclues du champ d’analyse de la société civile. Cela ne nous permet pas d’expliquer pourquoi elles se revendiquent de la « société civile » et sont reconnues comme telles par leurs interlocuteurs. Ainsi, l’étude des GONGO nous invite à remettre en cause deux éléments récurrents dans les approches présentées ci-dessus : leur « essentialisme », c’est-à-dire que les auteurs cherchent à définir l’essence de la société civile, et leur stato-centrisme, ou le fait que la société civile est définie en référence à l’Etat.

1. 1. 3. Les GONGO comme acteur de la « société civile réelle »

10Camau (2000) prend le contre-pied des approches essentialistes en proposant de considérer la société civile comme une « catégorie de l’action ». Il constate dans le monde arabe que « la notion de société civile tend à structurer le champ de confrontation de stratégies discursives, où se rejoignent et s’opposent l’autoritarisme et ses adversaires, tenants de l’Etat et acteurs non gouvernementaux. Autour d’elle se joue et se noue une phase nouvelle de lutte pour la définition et la mise en œuvre de classements sociaux, d’opérateurs d’inclusion et d’exclusion, dessinant une ligne de partage entre le tolérable et le réprimable » (Camau, 2000 : 214). Dès lors, plutôt que de chercher à identifier l’essence des sociétés civiles arabes, il est possible d’observer les « sociétés civiles réelles », c’est-à-dire « des pratiques, des formes d’organisations et des justifications, constitutives d’usages de la notion de société civile » (Camau, 2000 : 216). Dans cette perspective, le présent travail propose d’analyser les discours concurrents autour de la « société civile » en Syrie et d’en démêler les enjeux. Ce sont donc les stratégies discursives des différents acteurs attachés à la notion de « société civile » qui constituent notre objet d’étude, et non pas une réalité empirique identifiée à partir d’une définition donnée. Ce cadre d’analyse permet d’inclure les GONGO, et notamment le STD, dans la mesure où ils produisent un discours sur la « société civile ». Pour comprendre les enjeux et intérêts qui sous-tendent la stratégie discursive du STD, il est nécessaire de le situer dans les structures du pouvoir syrien.

1. 1.4. Les GONGO syriennes comme « lieu du régime »

11La société civile est généralement définie en référence à la dichotomie état-société. Or, la distinction conceptuelle entre Etat et société reflète mal la réalité des rapports entre le régime syrien et sa société. Droz-Vincent (2004a) propose une distinction plus adaptée entre « lieu du régime » (véritable lieu du pouvoir) et « lieu fictif » (censé représenter la société). En 2010, le « lieu fictif » n’est peut-être plus aussi « fictif » dans la mesure où le corporatisme perd de sa vigueur et d’autres formes d’actions sociales se développent dans le contexte d’une redéfinition du rôle de l’Etat. Pour autant, la distinction entre le « lieu du régime » et un « lieu externe au régime » est une clef de lecture plus proche des rapports de pouvoir et de la structuration des intérêts dans la société syrienne que la dichotomie Etat/société. De cette manière, il est possible de distinguer au sein de la « société civile réelle » syrienne des organisations qui, à l’instar du STD, constituent un « lieu du régime », et d’autres organisations qui poursuivent des intérêts différents, parfois opposés, à ceux du régime.

12Pour saisir les enjeux de pouvoir qui entourent l’émergence d’un discours sur la « société civile » en Syrie, il faut, premièrement, prendre en considération l’ensemble des acteurs rassemblés sous cette étiquette. Pour cela, il est intéressant d’observer la « société civile réelle », et non pas une réalité empirique correspondant à un concept défini a priori. Deuxièmement, le critère de l’autonomie à l’égard du pouvoir politique est utile car il permet de faire la distinction au sein de la « société civile réelle » entre le « lieu du régime » et le « lieu externe au régime ».

1. 2. Comment analyser les changements de mode de gouvernement ?

13L’évolution des gouvernements arabes est le plus souvent envisagée en référence au modèle de l’Etat occidental moderne. Cette lecture « stato-centrée » du pouvoir ne permet pas d’appréhender la complexité des relations de pouvoir dans les régimes arabes. Pour cela, il convient d’adopter une conception du gouvernement détaché de l’Etat. L’approche foucaldienne du pouvoir répond à cette exigence (Jessop, 2001). Nous verrons dans quelle mesure elle est utile pour appréhender notre cas d’étude, puis nous préciserons les paramètres de l’analyse du STD comme indicateur d’un renouvellement du gouvernement.

1. 2. 1. Limites d’une lecture « stato-centrée » du gouvernement

14Le gouvernement peut être défini comme une relation de pouvoir entre des gouvernants et des gouvernés. Cette relation de pouvoir s’actualise dans différentes formes d’organisation politique. L’Etat constitue une forme d’organisation politique singulière, historiquement ancrée dans la modernité occidentale. L’idéal-type de l’Etat moderne démocratique repose sur trois caractéristiques fondamentales : la représentativité (Lockes, Hobbes), la sécurité (Tilly, 2000) et le bien-être. Les Etats autoritaires du monde arabe ont souvent été analysés en référence à ce modèle. C’est le cas par exemple du modèle de l’Etat rentier caractérisé par un déficit de représentativité (Luciani, 1987), ou encore de l’Etat faible dans lequel le pouvoir repose sur la coercition et qui, par conséquent, ne remplit pas la fonction de sécurité (Ayubi, 1995).

15Outre leur ethnocentrisme, ces lectures stato-centrées de l’autoritarisme arabe réifient une distinction nette entre Etat et société qui constitue un cadre d’analyse trop étroit pour saisir les ressorts du politique dans le monde arabe (Camau, 2006 : 44). A cet égard, l’observation formulée par Bayart (1996) à propos des Etats africains peut être transposée aux Etats postcoloniaux du monde arabe. A l’instar de l’Etat syrien, ces derniers sont le résultat d’une trajectoire politique différente de celle de l’Etat moderne. Si l’expérience coloniale a contribué à la promotion de ce mode d’organisation formelle du politique, les Etats postcoloniaux ne peuvent être compris par le simple éclairage de l’Etat moderne (Bayart, 1996 : 11-39). Les relations entre gouvernants et gouvernés doivent être analysées par rapport aux logiques du pouvoir qui leur sont propres, comme par exemple le primordialisme ou le corporatisme.

16Ainsi, la limite de l’analyse du processus de « démocratisation » réside dans le fait qu’elle est comprise comme le passage d’un Etat autoritaire à un Etat démocratique. Par conséquent, les variables d’observation du changement de gouvernement sont construites en référence aux caractéristiques de l’Etat démocratique (pluralisme politique, élections libres, libertés publiques…). Ce faisant, elles posent une zone d’ombre sur les éventuelles évolutions du régime autoritaire syrien, dont la logique est distincte de celles de l’Etat.

1. 2. 2. Intérêts d’une approche foucaldienne du pouvoir : déplacer le regard sur la matérialité du pouvoir

17L’intérêt de l’approche foucaldienne tient au découplage qu’elle opère entre l’Etat et l’analyse du pouvoir. « La principale contribution de Michel Foucault à la science politique […] réside dans le déplacement qu’il a effectué de la théorisation de l’Etat à sa saisie sous l’angle de ses pratiques » (Lascoumes et Laborier, 2005 : 37). Il appréhende le pouvoir de « manière non ontologique » (Lascoumes et Laborier, 2005 : 37).

La « gouvernementalité » comme réalité historique

  • 2 Les diverses interprétations qui ont été faites du concept de « gouvernementalité » font apparaître (...)

18Dans ses travaux, Foucault s’intéresse plus précisément à l’évolution des modes de gouvernements en Europe entre le xvie et le xixe siècle. Cela donne lieu à un programme de recherche sur la « gouvernementalité », consacré à des formes de gouvernement qui prennent leurs effets au niveau d’une population soumise à l’Etat. Pour Foucault, ce néologisme comprend trois dimensions2. Premièrement, il s’agit de « l’ensemble constitué par les institutions, les procédures, analyses et réflexion, les calculs et les tactiques, qui permettent d’exercer cette forme bien spécifique, plus complexe, de pouvoir, qui a pour cible principale la population, pour forme majeure de savoir, l’économie politique, et pour instrument technique essentiel les dispositifs sécuritaires » (Foucault, 2004). Cette dimension insiste sur la matérialité de ce mode spécifique de gouvernement, également appelé « gouvernementalité ». Deuxièmement, la gouvernementalité désigne la tendance qui, dans tout l’Occident, « a conduit à la prééminence de ce type de pouvoir qu’on peut appeler le ‘gouvernement’ sur tous les autres ». Dans ce sens, la « gouvernementalité » (ou « gouvernement des mentalités ») comprend deux modes de gouvernement : la « souveraineté » et la « gouvernementalité » (Dean, 1999). La « gouvernementalité » désigne le mode de gouvernement qui prend place dans une rationalité gouvernementale spécifique, le libéralisme, dans laquelle la forme de pouvoir dominante est le pouvoir disciplinaire et la subjectivation (cf. ci-dessous). Elle s’oppose à la « souveraineté », dont les formes de pouvoir caractéristiques sont l’injonction et la sanction. La souveraineté est le mode de gouvernement caractéristique de la raison d’Etat, c’est-à-dire d’un gouvernement qui se donne comme objectif la paix et l’intégrité territoriale. Enfin, la « gouvernementalité » est aussi le résultat du processus par lequel l’Etat s’est trouvé petit à petit « gouvernementalisé », autrement dit le processus de technicisation et rationalisation des formes d’exercice du pouvoir par une autorité centrale (Lascoumes et Laborier, 2005 : 43). Ainsi défini, le concept de « gouvernementalité » fait avant tout référence à la trajectoire des Etats occidentaux. Par conséquent, il ne s’applique pas nécessairement à l’expérience syrienne. Cependant, à travers son étude de la « gouvernementalité », Foucault nous livre des clefs d’analyse utiles pour appréhender l’exercice du pouvoir par le régime syrien.

La « gouvernementalité » comme outil d’analyse du gouvernement : la matérialité et la pluralité des formes de pouvoir

19L’approche foucaldienne du pouvoir invite à s’intéresser à la matérialité du pouvoir, et non pas à son essence, à son origine. « Quand j’ai commencé à m’intéresser de façon plus explicite au pouvoir […] j’ai simplement voulu ouvrir une question générale qui est : que sont les relations de pouvoir ? […] Comment cela se passe-t-il, par quels instruments […] ? » (Foucault, 1994 : 750-751). Ainsi, « il déplace la question sur les pratiques étatiques, les actes par lesquels s’opérationnalise ou non le gouvernement des sujets et des populations. » (Lascoumes, 2004 : 3). Sur le plan conceptuel, cette démarche conduit à un renouvellement de la conception du « pouvoir » et du « gouvernement ». Les deux concepts tendent à se confondre, le « gouvernement » étant compris comme le mode de relation propre au pouvoir (Gros, 2007). Pour Foucault, le pouvoir n’est pas une substance, il ne se possède pas, il ne contraint pas, il s’exerce. Le pouvoir forme, guide, contrôle et probabilise une multiplicité d’actions que ne forme jamais une totalité close. Le pouvoir « gouverne », c’est-à-dire précisément qu’il structure le champ d’action éventuel des individus et des groupes. Dans un sens étroit, le « gouvernement » désigne le mode d’exercice du pouvoir spécifique au domaine du politique, le gouvernement souverain.

20A la fin de sa vie, Foucault précise le concept de pouvoir en y réintégrant la liberté.

Le mode de relation propre du pouvoir ne serait donc pas à chercher du côté de la violence et de la lutte, ni du côté du contrat et du lien volontaire […] ; mais du côté de ce mode d’action singulier – ni guerrier, ni juridique – qui est le gouvernement. Quand on définit l’exercice du pouvoir comme un mode d’action sur les actions des autres, quand on les caractérise par le « gouvernement » des hommes les uns par les autres – au sens le plus étendu de ce mot – on y inclut un élément important : celui de la liberté. (Foucauld, 1994 : 237)

21Autrement dit, le pouvoir est pouvoir, si et seulement si, il s’exerce sur des individus libres d’agir à son encontre. Le pouvoir est l’action sur les actions, et non pas l’action sur les individus. Ici, la liberté doit être comprise comme la potentialité de tout être humain à résister, et non pas comme les libertés politiques et civiques qui sont une formalisation de cette liberté potentielle. Dans ce sens, il est possible d’étudier le pouvoir compris comme « des actions sur des actions » dans un contexte autoritaire (Dean, 1999).

  • 3 M. Foucault consacre ses travaux aux Etats modernes occidentaux. Par conséquent, son analyse du gou (...)
  • 4 La norme est définie comme une règle qui s’applique à l’intériorité des individus et à la totalité (...)

22Ainsi défini, le concept de « gouvernement » présente un intérêt majeur pour analyser l’exercice du pouvoir souverain en Syrie. Non seulement, il permet de détacher l’activité de gouvernement de l’action étatique3 ; mais surtout, le glissement d’une analyse essentialiste de l’Etat à une analyse matérielle du pouvoir souverain permet d’envisager un changement de mode de gouvernement au-delà du cadre juridico-institutionnel de l’Etat (i.e. passage d’un Etat autoritaire à un Etat démocratique) en observant l’évolution des moyens par lesquels le régime exerce son pouvoir. Foucault s’intéresse plus spécifiquement aux pratiques concrètes attachées à l’exercice du pouvoir disciplinaire, c’est-à-dire l’ensemble de « techniques concrètes de cadrage des individus qui permettent de contrôler à distance leurs conduites » (Lascoumes et Le Galès, 2006 : 21). Dans un premier temps, Foucault étudie ce qu’il appelle les « sociétés disciplinaires » caractérisées par des mécanismes de pouvoir individualisateurs et totalisateurs. Le pouvoir disciplinaire correspond à l’intériorisation des « normes4 » par les individus. En incorporant la liberté, il fait glisser son regard sur les processus de subjectivation définis comme les modalités de construction du sujet social par soi. Autrement dit, l’activité propre du sujet devient partie prenante du processus par lequel il est posé comme sujet. Dans cette perspective, “statecraft turns into a complex question of finding ways in which subjects could be brought to internalize state control through self-regulation (Foucault, 1991 : 95). La subjectivation apparaît comme une modalité d’exercice du pouvoir disciplinaire qui implique l’intériorisation et le gouvernement de soi par soi-même. En revanche, le pouvoir disciplinaire ne comprend pas nécessairement un processus de subjectivation. Foucault n’exclut pas d’autres formes d’exercice du pouvoir. « Si le pouvoir ne s’exerçait que de façon négative [répressif], il serait fragile. S’il est fort c’est qu’il produit des effets positifs au niveau du désir et du savoir [subjectivité] » (Foucault, cité dans Gros, 2007 : 75). Dans le cas spécifique de la Syrie, il est important de reconnaître la diversité des formes de pouvoir (sanction, injonction, discipline, subjectivation).

La « gouvernementalité » comme outil d’analyse diachronique du gouvernement

23L’approche foucaldienne permet également d’aborder l’étude du gouvernement de manière diachronique. A travers ses recherches entreprises sur la « gouvernementalité » des Etats occidentaux, Foucault étudie les formes de gouvernement comme un phénomène historicisé. Dans son travail consacré aux Etats postcoloniaux, Bayart retient une acception du concept de « gouvernementalité » qui insiste sur la matérialité et l’historicité de l’analyse du gouvernement. Il l’a défini comme « une configuration ou une séquence historique donnée […] dont on entend analyser le “gouvernement” comme mode de structuration du champ d’action des individus ou des groupes » (Bayart cité dans Hibou, 1996 : 35). Nous retenons cette définition pour définir les paramètres de notre analyse du gouvernement en Syrie à travers l’étude d’une organisation particulière. Il convient de préciser le « lieu » d’exercice du gouvernement observé, le champ d’action sur lequel il s’exerce et la séquence historique.

24En outre, dans les travaux consacrés aux « gouvernementalités » occidentales, il est possible de distinguer deux variables principales de l’évolution des modes de gouvernement. La « mentalité du gouvernement », d’une part, et le « gouvernement des mentalités », d’autre part. La première dimension correspond à la manière dont le gouvernement (l’Etat, ou le régime dans le cas de la Syrie) réfléchit sa pratique ; alors que la seconde dimension fait davantage référence aux moyens d’exercice du pouvoir. Toutefois, ce travail n’a pas pour objectif de définir la rationalité gouvernementale du pouvoir syrien, encore moins de retracer sa trajectoire. Ses ambitions sont beaucoup plus modestes. Il ne s’agit pas de faire une étude systématique du pouvoir, mais seulement d’envisager un éventuel renouvellement des formes de gouvernement à travers l’étude du STD. Il est utile pour cela de définir un modèle de référence du pouvoir syrien.

1. 2. 3. Cadre d’analyse de l’évolution des formes de gouvernement à travers le cas du STD

Le « lieu du régime » comme unité de référence pour l’analyse du gouvernement souverain

25Comme nous l’avons vu précédemment, les rapports de pouvoir politique en Syrie se cristallisent dans le régime. Dès lors, il est possible de prendre comme unité d’analyse le « lieu du régime » – plutôt que l’Etat – pour observer les modalités du gouvernement en Syrie. En outre, on a constaté que l’émergence d’un discours sur la société civile en Syrie s’accompagne d’un redéploiement du régime dans le secteur associatif. A cet égard, nous postulons que le STD est un « lieu du régime » en raison de sa proximité avec la présidence. Dès lors, nous pouvons émettre l’hypothèse selon laquelle le régime exerce son pouvoir à travers les activités du STD. Celle-ci peut être vérifiée par l’examen détaillé des activités et des objectifs du STD. Par conséquent, l’observation des modes de structuration des champs d’action est déterminée par les activités du STD. Autrement dit, nous observons l’action du STD sur les actions de ses interlocuteurs, afin de démontrer que le STD les modèle, et les résistances qu’il rencontre. Les intentions de l’action du STD, autant que ses effets, peuvent être interprétées comme un mode d’expression du pouvoir. En effet, le pouvoir étant relationnel, une action exercée sur les actions des autres est soumise à la résistance ces derniers. Ces effets ne sont pas déterminés a priori mais l’action n’est pas moins l’expression du pouvoir.

Séquence historique : la période autoritaire

  • 5 5 Il est difficile de dater précisément cette période. Juridiquement, il est possible de faire coïn (...)

26Dans ce travail, les évolutions sont considérées sur une séquence historique relativement courte. L’arrivée au pouvoir du parti Baath, et surtout la mise en place d’un régime autoritaire sous la présidence de Hafez al-Assad représentent une rupture majeure dans l’histoire de l’Etat syrien caractérisée par le glissement de la « politique des notables » à la « politique du régime ». Cette dernière développe des logiques de pouvoir spécifiques (Droz-Vincent, 2004 a). Il apparaît pertinent de limiter notre examen à cette « séquence historique » particulière qu’est la période du régime autoritaire5. La rupture envisagée est l’émergence de la « société civile réelle » après la succession car elle s’accompagne d’un phénomène nouveau, le redéploiement du régime en dehors de la sphère étatique.

Définition d’un modèle de référence : une approche matérielle du pouvoir syrien sous Hafez al-Assad

  • 6 L’obéissance signifie la soumission à la règle d’autorité d’un autre. La conformité suppose d’agir (...)

27Pour appréhender le gouvernement syrien, il convient de suivre la démarche qui invite à considérer le fonctionnement du pouvoir sur la population, plutôt que de l’expliquer par son cadre juridico-institutionnel. Büchs (2009) propose un modèle du pouvoir syrien qui répond aux exigences d’une observation matérielle du gouvernement, tout en adoptant une conception du pouvoir qui dépasse le champ du pouvoir disciplinaire. “The theme of power […] can be said – even in such oppposed understandings of powers as Weber’s ‘power of command’ and Foucault’s disciplinary power – largely evolve around the issue of obedience and conformity (Büchs, 2009 : 9)6.

28En Syrie, elle distingue trois formes de pouvoir. Premièrement, le pouvoir punitif est exercé à travers les institutions étatiques sécuritaires, l’armée et les mukhabarat. The security appartus is of considerable size, comprising police, military forces, and mukhabarat (security services). The mukhabarat consists of several legally unchecked services conducing surveillance in an open rather than secretive fashion through a dense and ubiquitous net and pervading all parts of society, including bureaucracy, the party and the army (Perthes cité dans Büchs, 2009 : 15). Les mukhabarat entretiennent ainsi un sentiment de crainte latent. Deuxièmement, le pouvoir matériel (ou incitatif) s’exerce essentiellement par le levier de l’emploi. Le parti Baath et la bureaucratie sont les principales institutions de recrutement qui permettent au régime de construire un vaste réseau d’allégeance. Troisièmement, le pouvoir idéel qui consiste of the state’s ability to manipulate images of power and authority and exploit popular mentalities of subordination (Wedeen, cité dans Büchs, 2009 : 7). Ces deux dimensions sont observées séparément. L’« image de l’autorité » fonctionne comme un moyen de pouvoir à travers l’idéologie baathiste et le culte de la personnalité du président. L’« image de l’autorité » ne dissémine pas une croyance à proprement parlé, mais conditionne l’action des individus. People’s behaviour has been conditionned – helped and enforced by the security appartus – into a politics of public dissimulation, an acting as if such a belief [compris dans le sens de l’hegemon gramscien] was being produce (Büchs, 2009 : 26). A ce niveau, le pouvoir s’exerce par intériorisation de la contrainte. Ce phénomène est pour Wedeen l’expression d’une forme de pouvoir disciplinaire (Wedeen, 1999). Le second ressort du pouvoir idéel est la manipulation des « mentalités populaires de subordination », en particulier le patriarcat. The regime manipulates these popular mentalities of subordination through discourse, by invoking metaphors of the patriarchal family (Büchs, 2009 : 30). Büchs constate en outre que l’« image du pouvoir » et la notion de patriarcat constitue un dispositif de dépolitisation du citoyen qui est intégré par la population.

29Ainsi, selon Büchs le régime syrien gouverne (« conduit la conduite des autres ») par des moyens punitifs, matériels et idéels. Dans les deux premiers cas, on peut dire que le régime gouverne en structurant les paramètres du choix rationnel de l’individu. Dans le dernier cas, il délimite le champ d’action des individus à travers l’exercice d’un pouvoir disciplinaire. Cette grille de lecture des formes de pouvoir du régime syrien ne fait pas apparaître de processus de subjectivation similaire à la « gouvernementalité » des Etats modernes occidentaux. Cela signifie soit que la subjectivation n’est pas exercée en Syrie, soit qu’elle n’a pas encore été étudiée. Mais, nous ne devons en aucun cas en conclure qu’il est incompatible avec le fonctionnement du pouvoir de régime syrien. Par conséquent, nous ne pouvons pas l’exclure a priori d’une analyse des modes de gouvernement en Syrie.

30Le modèle proposé par Büchs repose sur un postulat qui ne répond pas à notre objet d’étude. Elle considère que le régime exerce exclusivement son pouvoir à travers l’Etat. Or, cette hypothèse n’est pas vérifiée dès lors que l’on considère un redéploiement du régime en dehors de l’Etat. Néanmoins, il est possible de prendre le modèle de Büchs comme point de référence pour observer les évolutions introduites par un redéploiement de l’Etat à l’égard de la sphère étatique.

Définition de la variable d’observation du changement de gouvernement : l’« instrument de gouvernement »

  • 7 Deux raisons principales justifient le choix d’une approche plus large. Premièrement, le concept de (...)

31Afin de centrer l’analyse sur les modalités pratiques de l’exercice du pouvoir, ce travail prend pour variable principale les « instruments de gouvernement » compris dans son sens littéral, c’est-à-dire comme un outil permettant de diriger, structurer les actions des individus et des groupes. Empiriquement, les « instruments de gouvernement » désignent l’ensemble des moyens de gouvernement du régime, autrement dit l’ensemble des moyens par lesquels le régime syrien se maintient au pouvoir. A travers leurs travaux entrepris sur les « instruments d’action étatique », Lascoumes et Le Galès (2006) mettent en évidence deux caractéristiques d’un « instrument de gouvernement ». Pour ces derniers, l’« instrument d’action publique peut être défini comme un dispositif à la fois technique et social qui organise des rapports sociaux spécifiques entre la puissance publique et ses bénéficiaires en fonction des représentations et significations dont il est porteur » (Lascoumes, 2004 : 6). Donc, un « instrument de gouvernement » organise les rapports entre gouvernés et gouvernants, d’une part, et est porteur d’une représentation spécifique des rapports entre gouvernés et gouvernants, d’autre part. Pour démontrer que le STD est un instrument de gouvernement, nous nous attacherons à observer ces deux caractéristiques. A ce niveau, il est important de préciser que la définition de l’« instrument de gouvernement » retenue ici est volontairement plus large que le concept d’« instrument d’action publique » dans la mesure où ce dernier est construit sur des postulats spécifiques de la « gouvernementalité » des Etats occidentaux7.

  • 8 Sur le rôle du système de la légalité dans l’exercice du pouvoir : B. Ghalioum, « Etat et pouvoir : (...)
  • 9 Voir notamment : Droz-Vincent (2004a) et Hinnebusch (1989).

32La littérature consacrée aux structures de l’autoritarisme syrien permet d’identifier un certain nombre d’« instruments de gouvernement ». Sous Hafez al-Assad le régime s’approprie l’Etat et utilise l’appareil étatique pour exercer son pouvoir (Perthes, 1995), en particulier ses institutions (la bureaucratie, l’armée et les mukhabarat (services de sécurité)), mais aussi le parti Baath, la loi8 ou encore la réforme9. Dans ce cadre d’analyse, le STD peut être considéré comme un instrument de gouvernement. Chaque instrument fonctionne selon les modalités d’une (ou plusieurs) forme du pouvoir. Autrement dit, chacune des formes de pouvoir (punitif, incitatif, idéel et disciplinaire) s’exerce à travers des instruments concrets. Par exemple, l’armée est un instrument de gouvernement qui fonctionne sur le mode du pouvoir punitif. Ainsi, il est nécessaire de comprendre le fonctionnement du STD afin de comparer la manière dont il exerce son pouvoir à d’autres instruments étatiques déployés par le régime syrien.

33A partir du modèle de Büchs et la littérature consacrée aux structures du régime syrien, il est possible de présenter, de manière non exhaustive, les modalités d’exercice du pouvoir syrien :

Modalités d’exercice du pouvoir syrien

Modalités d’exercice du pouvoir syrien

source : auteur

  • 10 Nous nous appuyons pour cela sur la typologie de Bellina (2009) qui permet d’appréhender de manière (...)

34A travers l’étude du STD, nous cherchons à savoir dans quelle mesure l’émergence d’une « société civile réelle » en Syrie constitue un facteur de changement de mode de gouvernement. Pour répondre à cette question, il est nécessaire dans un premier temps de mettre en évidence les raisons de l’émergence d’une « société civile réelle » en Syrie. Dans la mesure où les principaux bénéficiaires de ce phénomène sont des organisations proches du pouvoir, nous formons l’hypothèse que l’ouverture d’un espace à la « société civile » en Syrie est une réponse au déficit de légitimité de l’Etat (déficit démocratique et crise économique) car celui-ci est perçu comme une menace pour la stabilité du régime. Pour cela, la variable observée est la légitimité de l’Etat syrien, c’est-à-dire “the capacity of the system to engender and maintain the belief that existing political institutions are the most appropriate ones for the society (Lipset, 1960 : 77). Bien qu’en Syrie la politique soit moins une affaire d’Etat que de régime, il est possible de postuler un lien entre la légitimité de l’Etat et la politique du régime. Certes, la stabilité du régime ne dépend pas directement de la légitimité de l’action étatique, mais un déficit de légitimité peut provoquer une réaction du régime dans la mesure où ce dernier la perçoit comme une menace. « Les sources réelles de légitimité ne le sont que dans la mesure où les acteurs qu’elles concernent les reconnaissent comme telles » (Bellina, 2009 : 53). Nous démontrons que la rhétorique du pouvoir sur la société civile est construite en réaction à un triple déficit de légitimité10 : politique (légitimité par le processus), économique (légitimité symbolique et par le résultat) et internationale. Dans le cadre d’une stratégie de relégitimation, la thèse de l’autoritarisme améliorée laisse croire que les chances de démocratisation du régime sont quasi nulles. Néanmoins, le renouvellement de la scène associative syrienne n’est pas sans conséquence puisqu’il s’accompagne d’un redéploiement du régime à l’extérieur de l’Etat. Notre seconde hypothèse est donc que l’ouverture d’un espace à la « société civile » s’accompagne d’un renouvellement des formes d’exercice du pouvoir déployées par le régime qui s’exprime notamment à travers l’action du STD. Nous observerons plus spécifiquement les formes de pouvoir déployées par le STD à l’égard des acteurs de la société civile, des bénéficiaires et des autorités publiques, la représentation des rapports entre gouvernés et gouvernants dont il est porteur, ainsi que les techniques concrètes par lesquelles il gouverne, afin de les comparer aux « instruments de gouvernement » traditionnels du régime syrien.

Notes

1 Pour une définition « bourgeoise » de la société civile dans le monde arabe voir notamment : Noble, Brynen et Korany (1995) et Norton (1996). Sur le rôle du système de la légalité dans l’exercice du pouvoir : Ghalioum (2007).

2 Les diverses interprétations qui ont été faites du concept de « gouvernementalité » font apparaître d’autres dimensions.

3 M. Foucault consacre ses travaux aux Etats modernes occidentaux. Par conséquent, son analyse du gouvernement porte avant tout sur les pratiques étatiques.

4 La norme est définie comme une règle qui s’applique à l’intériorité des individus et à la totalité de leur existence.

5 5 Il est difficile de dater précisément cette période. Juridiquement, il est possible de faire coïncider le début du régime autoritaire avec la proclamation de la Constitution en 1973. Mais, les logiques du pouvoir autoritaire se mettent en place et s’affirment progressivement (Droz-Vincent).

6 L’obéissance signifie la soumission à la règle d’autorité d’un autre. La conformité suppose d’agir dans un sens qui satisfait l’autre.

7 Deux raisons principales justifient le choix d’une approche plus large. Premièrement, le concept de Lascoumes et Le Galès est conçu pour l’analyse de l’action de l’Etat. Or, contrairement à l’Etat, le régime ne gouverne pas exclusivement à travers l’action publique. Le régime syrien utilise l’appareil étatique de manière extensive pour exercer son pouvoir, mais cette instrumentalisation de l’appareil étatique dépasse le cadre de l’action publique. C’est moins comme instrument de l’action publique, que comme instrument de clientélisation que l’appareil étatique permet la stabilité du régime. En outre, le régime est distinct de l’Etat, par conséquent il est en mesure de mobiliser des instruments en marge de l’action étatique. Deuxièmement, l’« instrument de l’action publique » repose sur un ensemble de postulats caractéristiques de la « gouvernementalité » (comme forme spécifique de gouvernement) dont la spécificité réside dans la rationalisation et technicisation des modalités de gouvernement. Celles-ci passent notamment par l’« instrumentation » qui désigne le recours croissant aux instruments « techniques » (les statistiques, les indices, les recensements, etc.). L’enjeu pour Lascoumes et Le Galès est de mettre en évidence à travers leur analyse des instruments, d’apparence purement technique, les dimensions politiques et sociales qu’ils concentrent. Ainsi, il convient de se détacher du critère techniciste qui caractérise l’ « instrument d’action publique » dans la mesure où il est le produit du processus « gouvernementalisation » qui marque la trajectoire des Etats modernes occidentaux.

8 Sur le rôle du système de la légalité dans l’exercice du pouvoir : B. Ghalioum, « Etat et pouvoir : la double institutionnalisation » in La Syrie au présent, 679-685 (Paris : Sinbad Actes Sud, 2007).

9 Voir notamment : Droz-Vincent (2004a) et Hinnebusch (1989).

10 Nous nous appuyons pour cela sur la typologie de Bellina (2009) qui permet d’appréhender de manière subjective la pluralité des sources de légitimité des Etats postcoloniaux. Elle distingue quatre grands types de légitimité. La légitimité par le processus dépend des règles et procédures d’élaboration des décisions contraignante. Elle repose sur les principes de participation et représentation. La légitimité par les résultats est définie en fonction de la qualité des services sociaux en rapport aux attentes de la population. La légitimité symbolique repose sur les croyances partagées qui fondent la reconnaissance de l’Etat comme étant l’autorité politique suprême. Enfin, la légitimité internationale renvoie à la reconnaissance externe des Etats. Elle repose sur la normativité internationale. En Syrie la légitimité symbolique et la légitimité par les résultats sont intimement mêlées dans la rhétorique de l’Etat baathiste puisque, selon l’idéologie baathiste, la légitimité de l’Etat dépend de sa capacité à satisfaire les besoins de sa population.

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Titre Modalités d’exercice du pouvoir syrien
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