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« Société civile » et évolution de l’autoritarisme en Syrie

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Claudie Fioroni

Introduction. De l’ouverture d’un espace à la « société civile » au renouvellement des modes d’exercice du pouvoir

Texte intégral

1Evénement sans précédent, les 23 et 24 janvier 2010 se tenait à Damas la « première conférence internationale sur le rôle émergent de la société civile dans le développement en Syrie ». Pour la première fois, une manifestation d’ampleur internationale était dédiée à la société civile syrienne. A cette occasion, les représentants de nombre d’agences internationales et les associations syriennes étaient réunis sous le regard bienveillant des médias pour discuter du développement national. Cet événement s’inscrit dans la continuité d’une tendance plus générale en faveur de la société civile amorcée cinq années auparavant. En effet, le 10e plan quinquennal (2006-2010) présenté par la Commission d’Etat syrienne au Plan en 2005 a été perçu comme une véritable « porte ouverte » à la société civile. Ce plan rompt avec les précédents par le rôle qu’il lui accorde dans la politique gouvernementale. Dorénavant, elle est invitée, comme le secteur privé, à contribuer au développement économique et social. La société civile syrienne, si longtemps plongée dans l’ombre des structures de l’autoritarisme, se trouve projetée sous le feu des projecteurs. Cette politique d’ouverture ne peut laisser indifférent les observateurs du régime syrien. Ce phénomène pose directement la question de l’évolution des modes de gouvernement en Syrie car il s’inscrit en contradiction avec deux traits caractéristiques de l’autoritarisme syrien : le corporatisme, d’une part, et son « étatisme », c’est-à-dire le fait que l’appareil d’Etat constitue le principal instrument de pouvoir du régime, d’autre part.

Le renouvellement de la scène associative syrienne : la fin annoncée du corporatisme d’Etat

2Cette ouverture à l’égard de la société civile s’accompagne d’un renouvellement de la scène associative syrienne. Celui-ci est constitutif d’une véritable rupture avec le corporatisme qui caractérisait le régime syrien depuis le coup d’Etat baathiste en 1963 (Le Saux, 2005). Dans le champ de l’action collective, cet événement s’est traduit par l’exclusion progressive des mouvements associatifs indépendants au profit des organisations corporatistes baathistes. Ce renouvellement des acteurs de l’action collective s’inscrit dans la dynamique plus large des transformations socio-politiques de la Syrie postindépendance. La « modification de la base de soutien du régime, qui devient plus rurale et plus populaire, se solde par la marginalisation de la bourgeoisie très représentée dans le mouvement associatif » (Boukhaima, 2002 : 83). C’est le passage de la « politique des notables » à la « politique du régime » (Droz-Vincent, 2004 a).

  • 1 Les associations politisées sont principalement de confession musulmane, alors que les associations (...)

3Avant l’arrivée au pouvoir du parti Baath, le monde associatif est avant tout urbain et bourgeois, dirigé par des représentants de l’élite sociale (médecins, avocats ou encore cheikhs). Le mandat français est marqué par l’essor de la sphère associative, qui se fait le relais des revendications de la société auprès des autorités (Boukhaima, 2002)1. Après l’indépendance, les associations se retirent progressivement du champ politique face à l’intensification du contrôle gouvernemental sur leurs activités. Cet « apolitisme est une précaution nécessaire plus qu’une philosophie » (Boukhaima, 2002 : 82). Après 1963, le régime baathiste refond les rapports entre le politique et la société dans le moule d’un Etat corporatiste qui « [encadre] des groupes sociaux populaires dans des structures verticales de mobilisation au profit d’un projet national de développement se réclamant du socialisme. » (Schmitter cité dans Gobe, 2008 : 3). Entre 1963 et 1970 une myriade de structures d’encadrement de la société est créée. On trouve, d’une part, les organisations populaires créées autour de groupes sociaux particuliers de manière à représenter l’ensemble de la société ­ – organisations de paysans, d’artisans, de femmes, ainsi que les organisations de la jeunesse ­ – et, d’autre part, les représentations corporatistes des travailleurs à travers les syndicats professionnels. Les premières sont placées directement sous le contrôle du Baath, alors que certains syndicats, notamment les professions libérales, préservent un certain degré d’autonomie à son égard. Elles ne sont pas moins soumises à l’arbitraire du pouvoir. Sous Hafez al-Assad (1970-2000), le corporatisme connaît une évolution substantielle. Alors que le régime prend les traits de l’« autoritarisme bureaucratique », les organisations corporatistes gagnent en importance et leur fonctionnement évolue. « Dans ce cadre, le corporatisme lui-même évolue et tend alors à remplir une fonction de contrôle qui « se réalise en partie par la répression […] Mais il se combine aussi avec la prévention et l’élimination des conditions qui permettraient la réapparition de modes d’organisation de formulation de revendications […] » (O’Donnell cité dans Gobe, 2006 : 173). Le corporatisme s’accompagne d’une dépolitisation de la société syrienne, et a fortiori de l’action collective (Gobe, 2006). Les organisations corporatistes filtrent et relaient les demandes des groupes sociaux qu’elles représentent auprès des instances dirigeantes. En même temps, elles sont un instrument de contrôle de la société efficace grâce au maillage étroit de la population qu’elles constituent.

4Dans la logique corporatiste, « la société est comprise comme un corps composé de groupes fonctionnellement complémentaires qui s’insèrent dans des organisations hiérarchisées, disciplinées, non concurrentielles représentant les intérêts de leurs membres vis-à-vis de l’État » (Gobe, 2008 : 3). Par définition, le corporatisme est donc incompatible avec l’existence de forces sociales autonomes. Entre 1963 et 2000, le contexte syrien est très défavorable au mouvement associatif prébaathiste. Outre le durcissement du contrôle du gouvernement sur ces associations, celles-ci font face à deux difficultés majeures. D’une part, les dirigeants baathistes se méfient fortement de ces organisations car la bourgeoisie, contre laquelle ils se sont imposés, est très représentée en leur sein. Ainsi, beaucoup d’associations sont dissoutes de crainte qu’elles deviennent des structures de mobilisation pour l’opposition politique. Les mouvements les plus politisés, en particulier les associations musulmanes (Pierret et Selvic, 2009) et les syndicats de professions libérales (Gobe, 2006 ; Moore et Salloukh, 2007) subissent de plein fouet la répression violente qui s’abat sur le mouvement de contestations des années 1979-1982. Leurs activités sont suspendues. Leurs membres sont arrêtés, emprisonnés, et plusieurs d’entre eux s’exilent. Quant aux associations caritatives, fragmentées par la peur, elles restent campées sur les solidarités communautaires. D’autre part, leurs interventions dans le domaine de l’aide sociale perdent de leur pertinence dans la mesure où la croissance des capacités financières de l’Etat permet à ce dernier de devenir le principal pourvoyeur de l’aide sociale au détriment des œuvres de bienfaisance. A partir des années 1990, la conjoncture économique évolue sensiblement au profit des associations non baathistes. En 2000, force est de constater que les organisations corporatistes ont perdu de leur dynamisme. Elles constituent encore une base sociale pour le régime, mais sont le plus souvent des « coquilles vides » (Droz-Vincent, 2004 a : 203). Les associations autonomes restent très peu nombreuses, leur autonomie est restreinte par un cadre législatif strict et la surveillance étroite des mukhabarat (services de renseignement). Leur rôle reste marginal. Malgré tout, les associations d’aide sociale qui représentent 60 % du secteur associatif tendent à se développer en même temps que les difficultés financières de l’Etat augmentent. Depuis la fin des années 1980, le régime fait preuve d’une plus grande tolérance à leur égard car, en compensant la baisse des services sociaux publics, elles jouent le rôle d’amortisseur social. Les associations islamiques sont les premières à en tirer profit (Pierret et Selvic, 2009). Dans le paysage associatif syrien des années 2000, on trouve également un certain nombre d’organisations de professions libérales qui, après s’être opposées au pouvoir, ont appris à traiter avec lui (Droz-Vincent, 2004 a). En revanche, la dépolitisation de l’action collective semble inébranlable. Les associations de plaidoyer, qui poursuivent des objectifs dits « politiques » car ils ont trait au fonctionnement de l’Etat, sont maintenues dans l’illégalité.

  • 2 Source : Central Bureau of Statistics.

5L’annonce du 10e plan quinquennal n’est pas sans effet sur le paysage associatif syrien. Ses conséquences sont de nature quantitative et qualitative. Avant tout, on observe une augmentation significative du nombre d’associations enregistrées auprès du ministère des affaires sociales et du travail à partir de 2005. Selon une déclaration du ministre des affaires sociales, elles seraient près de 1500 en 2010 contre moins de 600 en 20042. De plus, le secteur associatif syrien est caractérisé par l’essor d’un nouveau type d’acteur, les « ONG de développement ». Il s’agit d’associations de « deuxième » ou « troisième génération » caractérisées par des activités s’inscrivant dans le champ du développement économique et social et par un certain degré de professionnalisation de leur mode de fonctionnement (Le Saux, 2005). Plusieurs de ces organisations existaient déjà en 2005. Leur apparition coïncide avec l’arrivée de Bachar al-Assad au pouvoir, mais le 10e plan quinquennal donne un nouvel élan à leur développement. A ce double titre, il est possible de parler d’un véritable « renouvellement du champ associatif syrien » (Le Saux, 2005). Dès lors, la reconnaissance et la diversification des acteurs de l’action collective en dehors des structures du parti Baath interrogent directement la pertinence du « corporatisme » comme grille de lecture du pouvoir syrien.

Investissement de la scène associative par le pouvoir : une brèche dans l’« étatisme » du régime syrien

6Dans les premiers mois de la présidence de Bachar al-Assad, on assiste à une floraison de forums intellectuels dans plusieurs villes de Syrie. Ces derniers donnent lieu à l’expression d’un certain nombre de revendications démocratiques adressées directement au nouveau président. Ce « Printemps de Damas » a été interprété comme un véritable réveil de la société civile syrienne, laissant croire qu’une ouverture politique était possible. Cependant, les espoirs suscités ont vite été déçus par la répression qui s’est abattue sur le mouvement à partir de février 2001. Les déboires du « Printemps de Damas » témoignent de la méfiance du pouvoir à l’égard des organisations engagées sur les questions politiques. Plus largement, la réaction du régime réaffirme l’écrasement du politique dans l’arène publique. En 2010, les associations de plaidoyer ne bénéficient pas de statut légal et leurs actions publiques sont sévèrement réprimées. Quant aux associations caritatives, elles sont toujours soumises au contrôle législatif et sécuritaire. Les principales bénéficiaires de l’ouverture faite à la société civile semblent donc être les « ONG de développement ». Or, la plupart d’entre elles sont proches du pouvoir. L’initiative de leur création revient le plus souvent à l’épouse du Président syrien, Asma al-Assad. Les premières ONG sont créées dès 2001, à l’instar de Firdos pour le développement rural et de Mawred pour l’émancipation des femmes. Depuis le réseau s’est élargi. Certaines ONG sont directement placées sous le patronage de la première dame. C’est le cas notamment du Syria Trust for Development (STD). D’autres reçoivent un soutien indirect, comme Basma qui s’occupe des handicapés et le Syrian Young Entrepreneur Association (SYEA).

  • 3 Le Syria Trust for Development est une fondation enregistrée sous la loi n° 93 de 1958 sur les Asso (...)

7Au sein de ce réseau, le STD occupe une place particulière. Cette organisation créée en 2007 rassemble sous une même entité juridique3 trois ONG précédemment fondées par la première dame : Firdos, Massar (éducation des enfants) et Shabab (éducation et formation des étudiants et jeunes professionnels). Depuis 2007, ces trois ONG constituent trois « projets » du STD, auxquels s’est ajouté Rawafed (héritage et culture). Asma al-Assad est fortement impliquée dans les activités du STD. Elle préside le “Board of Trustees” et, à ce titre, elle remplissait les fonctions du “Chief Executive Officer” (CEO) avant que Omar al-Hallaj soit officiellement nommé à ce poste en janvier 2010. Au-delà de cette proximité personnelle avec la Présidence, le STD partage sa vision du développement. La singularité de cette organisation réside avant tout dans la mission d’« incubation » de la société civile dont elle est investie. La conférence de janvier 2010 sur la société civile était organisée par le STD dans cette perspective. Ainsi, cette organisation apparaît moins comme l’émanation de la société que du régime syrien. A ce titre, le STD peut être associé à la catégorie des “government-oriented NGO” (GONGO) qui désigne les organisations formellement constituées en organisations non gouvernementales (ONG) mais dont les objectifs servent directement les intérêts des dirigeants politiques (Carapico, 1999).

8Ainsi, en même temps qu’il annonce une ouverture à la « société civile » le pouvoir investit le secteur des ONG. Ce phénomène n’est pas sans précédent dans le monde arabe. Il rappelle singulièrement les “royal-NGO” jordaniennes (Wiktorowicz, 2002) ou encore les « OVG » (organisations vraiment gouvernementales) tunisiennes (Hibou, 1998). Or, ce redéploiement du régime à l’extérieur de la sphère étatique rompt avec la logique de l’« autoritarisme bureaucratique » caractéristique du régime syrien. Depuis les années 1970, le régime syrien exerce son pouvoir à travers l’appareil étatique. Il s’est approprié l’Etat et ses institutions au point de brouiller la distinction entre l’Etat et le régime (Perthes, 1997). En créant des ONG à son image le pouvoir syrien investit un nouvel espace en marge de l’action étatique. Dès lors, dans quelle mesure ce phénomène traduit-il une « modification des modes de gouvernement » (Hibou, 1998) ?

« Société civile » et changement des modes de gouvernement

  • 4 La « troisième vague » de démocratisation est le terme utilisé par S. Huntington en référence aux t (...)
  • 5 Parmi les différentes publications sur ce thème, voir notamment : Harik et Sullivan (1992), Salamé (...)

9La question de la démocratisation des régimes arabes est au cœur des débats théoriques depuis les années 1990 (Noble, 1998 : 5). Tantôt elle met en évidence les leviers potentiels de la démocratie ; tantôt elle permet de dénoncer le jeu des régimes autoritaires. En 1994, Salamé observe les évolutions endogènes aux sociétés des Démocraties sans démocrates – démographie, politique économique, culture politique ­ – (Salamé, 1994). D’autres travaux ont depuis étudié l’impact des politiques de libéralisation politiques et économiques, ainsi que l’influence des facteurs extérieurs (Noble, 1998 ; Heydemann, 2007). Plus de deux décennies après l’amorce de la « troisième vague de démocratisation4 », les libéralisations menées sous l’égide des régimes arabes n’ont pas conduit à leur démocratisation. Les « démocraties sans démocrates » de Salamé (1994) sont qualifiées de « semi-autoritarisme » (Ottaway, 2003) ou d’« autoritarisme amélioré » (Heydemann, 2007). Ces terminologies font référence à « un système ambigu qui combine l’acception rhétorique de la démocratie libérale, l’existence de quelques institutions démocratiques de forme, le respect d’une sphère limitée de libertés civiles et politiques avec des traits fondamentalement non libéraux ou même autoritaires. Ce caractère ambigu est délibéré » (Ottaway, 2003 : 3). Ainsi, le terme d’« autoritarisme amélioré » désigne les stratégies déployées par les régimes arabes depuis les années 1980. Ces systèmes ont été étudiés sous toutes leurs coutures et dans différents pays, notamment en Jordanie, en Egypte sous la présidence de Moubarak, au Maroc et dans les pays de la péninsule arabique5.

  • 6 Ce travail est le résultat de recherches entreprises en 2010, alors que les régimes arabes paraissa (...)

10Pourquoi poser une nouvelle fois la question ? Du point de vue empirique, la trajectoire de la Syrie diverge quelque peu de celle de ses voisins. Lorsque Bachar al-Assad arrive au pouvoir en 2000, le régime syrien colle encore largement à l’archétype de l’« exceptionnalisme autoritaire » arabe, alors que la plupart des régimes arabes arborent les attributs d’un autoritarisme « amélioré ». Les efforts de modernisation du régime syrien, auxquels l’ouverture d’un espace à la société civile participe, sont relativement récents et par conséquent peu étudiés. La Syrie offre donc une nouvelle occasion de tester les hypothèses de l’« autoritarisme amélioré »6. Du point de vue théorique, ce n’est pas tant la question de la démocratisation qu’il faut retenir mais la perspective plus large qu’elle ouvre sur les changements de mode de gouvernement. Implicitement, elle pose la question de savoir ce qui reste et ce qui change dans les modes de gouvernement. En creux, elle conduit nécessairement à une (re)définition de l’autoritarisme. Ce concept est généralement défini par rapport à ce qu’il n’est pas, la démocratie. Est autoritaire ce qui n’est pas démocratique. En concluant que les Etats arabes ne sont pas démocratiques, on en déduit une continuité de l’autoritarisme en dépit des changements observés. Ce qui reste alors des modes de gouvernement devient caractéristique de l’autoritarisme. Or, la question de la démocratisation pose problème car elle introduit un biais téléologique qui empêche d’appréhender les évolutions des régimes arabes en dehors de la dichotomie autoritaire/démocratie (Guazzone et Poppi, 2009 : 2-3). Surtout, elle repose sur une approche stato-centrée du gouvernement qui ne correspond pas nécessairement aux rapports de pouvoir des régimes arabes. Ainsi, ce travail se distancie de la question de la démocratisation afin d’étudier les évolutions des modes de gouvernement par rapport à eux-mêmes. Il s’agit de savoir dans quelle mesure l’ouverture d’un espace à la société civile constitue un facteur de changement des modes de gouvernement en Syrie ?

11Dans les systèmes politiques arabes contemporains, les institutions formelles coïncident rarement avec les véritables centres du pouvoir (Ayubi, 2001). Pour appréhender les rapports de pouvoir en Syrie il est nécessaire de distinguer l’Etat du régime. L’Etat est une forme d’organisation politique qui peut être définie comme a set of institutions that possesses a monopoly on rule-making and the legitimate use of force within a bounded territory. (Tripp cité dans Büchs, 2009). Le régime représente « l'ensemble des routes qui y [au sommet de l'appareil d'Etat] mènent, c'est-à-dire l'ensemble des modalités, pas nécessairement formalisées, qui établissent les voies de recrutement et d'accès à ces rôles » (O’Donnell cité dans Droz-Vincent, 2004 a : 21). La route est plus ou moins facile (de la démocratie à l’autoritarisme) mais elle implique nécessairement une dimension d’exclusion. Ainsi définis, les deux concepts apparaissent diamétralement opposés dans leurs buts. Alors que l’idée d’Etat est associée à celle du bien commun, l’objectif ultime du régime syrien est son auto-reproduction, l’appareil étatique n’étant qu’un instrument au service des intérêts du régime. La spécificité du régime syrien est de faire de l’exclusion un principe (Droz-Vincent, 2004a). Le groupe dirigeant assure le contrôle exclusif des leviers de pouvoir par la fermeture des canaux d'accès. En Syrie on ne trouve pas un Etat, mais un régime qui s’appuie sur un large appareil bureaucratique et un réseau d’organisations corporatistes. Les rapports de pouvoir se cristallisent dans le régime qui constitue le centre du pouvoir politique.

12L’existence d’une société civile libre est souvent considérée comme un indicateur, sinon comme un vecteur, de la démocratie (Wiktorowicz, 2002). Plusieurs recherches empiriques ont mis à l’épreuve de la réalité des Etats arabes cette affirmation. Les approches et les conclusions sont contrastées, mais une dimension semble s’imposer comme un facteur déterminant à travers les diverses analyses : les intentions du pouvoir. Contre les approches culturalistes qui excluent le concept de « société civile » du monde arabe, Norton (1996) soutient que la faiblesse des sociétés civiles arabes est à imputer aux structures des régimes autoritaires. Il voit dans la crise des Etats rentiers l’annonce d’un processus de démocratisation quasi mécanique là où l’équation “no representation without taxation n’est plus vérifiée. Dans ce contexte, il considère que la société civile peut jouer un rôle déterminant comme relai des demandes sociales. Ben Nefissa (2004) et les chercheurs associés à sa publication examinent de manière plus fine les sociétés civiles arabes. Ils mettent en évidence leurs caractéristiques propres afin de les confronter aux scenarii d’une démocratisation par le « bas ». Leurs conclusions se rapprochent de celles de Norton. Les sociétés civiles arabes ne peuvent constituer l’élément déclencheur d’un processus de démocratisation en raison de leur faible autonomie vis-à-vis du pouvoir. Cependant, elles peuvent y contribuer comme soutien à un processus de libéralisation initié par le « haut ». Pour Heydemann (2007), les initiatives de libéralisation politique et économique lancées par les régimes autoritaires arabes ne correspondent en rien à un processus de démocratisation. Au contraire, elles sont un moyen de renforcer les régimes en place par une adaptation a minima en réaction à des contraintes internes et/ou externes. L’ouverture d’un espace à la société civile dans les Etats arabes répond à cette logique. Les régimes investissent ce secteur en cooptant les organisations existantes ou en créant leurs propres ONG. Les conclusions de Wiktorowicz (2002) sur la société civile jordanienne vont dans le même sens. Ce dernier observe l’évolution des modalités de contrôle sur la société civile. Il constate que l’essor apparent de la société civile ne s’accompagne pas d’une véritable libéralisation de l’activité associative. Au contraire, le contrôle est maintenu par le cadre législatif strict, la centralisation des associations et la création de “royal-NGO. La tolérance affichée à l’égard de la société civile participe d’une « stratégie de survie » et non pas d’une véritable volonté de démocratisation. De ces travaux, il convient de retenir que la variable déterminante du changement de gouvernement est moins la nature de la société civile que les motivations à l’origine des réformes entreprises par le régime. Par conséquent, avant de considérer un éventuel changement de gouvernement, la question se pose de savoir quelles sont les motivations du pouvoir syrien pour « ouvrir la porte » à la « société civile » ? Cette revue de la littérature nous indique que les chances de démocratisation sont faibles lorsque les réformes sont entreprises en réaction à une menace à la stabilité du régime (Heydemann, 2007).

13En revanche, ces travaux donnent peu d’indication sur les évolutions substantielles des modes de gouvernement. Ils se fondent le plus souvent dans le cadre d’analyse binaire de la démocratisation (autoritarisme/démocratie), sans chercher à analyser en tant que telles les conséquences en termes de mécanisme de pouvoir. Les auteurs qui ont observé plus spécifiquement les GONGO montrent en quoi elles participent d’une stratégie de redéploiement du régime, mais elles apportent peu d’éléments sur la manière dont elles fonctionnent. Albrecht et Schlumberger (2004) prennent acte de cette limite de la théorie de « l’ère post-démocratique ». En l’absence de changement de régime, ces deux auteurs invitent à observer les changements dans le régime. Ils en identifient quatre principaux : les stratégies de légitimation, le renouvellement des élites, la construction de nouvelles institutions formelles, et l’utilisation d’opportunités offertes par les facteurs extérieurs. Ils ne s’intéressent pas directement à l’émergence de la « société civile », mais mettent en évidence des variables explicatives. En particulier, l’émergence de la « société civile » peut être comprise comme une stratégie de légitimation dont le ressort est l’opportunité offerte par la littérature produite sur les ONG. A good deal of the existing literature still considers NGOs to be ‘grassroots institutions’ and part of civil societies that would somehow magically challenge authoritarian rulers and pressure for ‘change’. While the increasing number of NGOs and their widened activities do represent a change in themselves, they can hardly be considered as effective agents of change. Instead, by co-opting these institutions, states successfully undermine any possible trend toward ‘civility’ and employ a strategy of soft repression. (Albrecht et Schlumberger, 2004 : 384). Toutefois, en distinguant le niveau « systémique » du niveau « sous-systémique », l’approche fonctionnaliste d’Albrecht et Schlumberger ne permet pas de dépasser le postulat d’un gouvernement stato-centré.

14Ce travail propose de prendre une organisation non étatique, plus spécifiquement le STD, comme un indicateur de l’évolution des modalités de gouvernement du régime syrien. Ainsi, après avoir établi les causes de l’émergence de la société civile dans l’espace public syrien, il s’agira d’analyser le STD comme un « instrument de gouvernement ». Auparavant, il convient de définir le cadre conceptuel sur lequel repose cette analyse de la société civile et du gouvernement en Syrie.

Notes

1 Les associations politisées sont principalement de confession musulmane, alors que les associations chrétiennes, dont le nombre augmente rapidement dans les années 1930, se maintiennent en marge des questions politiques.

2 Source : Central Bureau of Statistics.

3 Le Syria Trust for Development est une fondation enregistrée sous la loi n° 93 de 1958 sur les Associations et les Sociétés privées.

4 La « troisième vague » de démocratisation est le terme utilisé par S. Huntington en référence aux transformations politiques que traversent plusieurs pays d’Amérique latine et d’Europe de l’Est entre les années 1980/90.

5 Parmi les différentes publications sur ce thème, voir notamment : Harik et Sullivan (1992), Salamé (1994), Noble, Brynen et Korany (1995 et 1998), Joffé (2002), Comparative politics (2004) et Schlumberger (2007).

6 Ce travail est le résultat de recherches entreprises en 2010, alors que les régimes arabes paraissaient inébranlables. Or, les soulèvements populaires amorcés en janvier 2011 en Tunisie, puis en Egypte et dans d’autres pays du monde arabo-musulman, démontrent les limites de la stratégie de « l’autoritarisme amélioré ». Il est difficile d’évaluer l’impact des soulèvements populaires tunisiens et égyptiens sur la population syrienne. En février 2011, le régime syrien semble à l’abri d’une révolution. Si le régime est maintenu, il sera intéressant d’observer l’évolution de la stratégie du régime syrien après les renversements des présidents tunisiens et égyptiens.

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