1L’idée de cet article m’est venue en relisant l’introduction faite par Pierre du Bois pour un numéro de la Revue d’Allemagne consacrée à l’étude du fédéralisme. Il y écrit notamment : « Le fédéralisme n’est pas une nature morte. Au cours de l’histoire récente, il n’a cessé d’évoluer, d’avancer, de reculer. [...]. La question de la fédéralisation de l’Union européenne est posée »1. Il se trouve que dans mes recherches sur l’intégration européenne, j’ai souvent été amenée à analyser l’évolution complexe du système institutionnel communautaire2 que Jacques Delors a qualifié un jour d’OPNI (objet politique non identifié) tandis que les juristes parlent de l’Union européenne comme d’un organisme sui generis, complètement inédit et original, et donc différent du schéma d’une véritable fédération.

2Sans entrer dans des définitions juridiques pointues, il convient de rappeler qu’un système fédéral suppose l’existence d’institutions politiques (gouvernement, parlement…) se superposant à celles des Etats fédérés. Il implique aussi une répartition claire des compétences entre les différents niveaux de pouvoir et la capacité, pour l’entité fédérale, à être acteur sur la scène internationale. Dans un système confédéral, au contraire, les institutions de l’échelon supérieur, relativement faibles, n’ont de pouvoirs que par délégation. Dans la construction européenne, le clivage fédéral/confédéral renvoie à la distinction entre supranational et intergouvernemental. Dans la coopération dite intergouvernementale (ou interétatique), les Etats membres d’une organisation gardent la maîtrise des décisions, ce qui passe par le consensus (l’unanimité) et s’accompagne du droit de veto pour chaque gouvernement. Dans l’intégration de nature supranationale, les Etats membres peuvent exercer en commun des compétences transférées au niveau européen, par le biais d’institutions dont la structure n’est pas forcément calquée sur celle d’un système fédéral classique mais dont les décisions sont directement exécutoires. La méthode supranationale s’apparente donc au fédéralisme et semble pouvoir constituer un jalon dans cette direction.

3L’étude qui suit cherche à montrer comment le système institutionnel – adopté par les Communautés européennes dans les années 50 et maintenu pour l’essentiel dans l’Union européenne qui les absorbe en 1992 – a évolué par à-coups, avec des avancées et des reculs, vers une structure dont la nature fédérale est imparfaite ou inachevée. Au point de départ de ce processus, la déclaration du 9 mai 1950, inspirée par Jean Monnet et présentée par Robert Schuman, proposait la création d’une Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) dotée d’une institution supranationale – la Haute Autorité – qui devait exercer les parcelles de souveraineté transférées par les Etats membres. Selon la vision fonctionnaliste du plan Schuman, cette première Communauté devait être une étape vers une intégration économique générale et, ultérieurement, vers une fédération (politique). Mais ce projet ambitieux ne va pas se dérouler comme un long fleuve tranquille. Dès 1957, le traité de Rome, qui fonde la Communauté économique européenne (CEE), tend à infléchir le caractère supranational du système institutionnel et, dans les cinquante années qui suivent, les aménagements se multiplient en tenant compte, tant de la nécessité de le faire fonctionner de manière pertinente, selon le double critère de l’efficacité et de la démocratie, que des positions des dirigeants européens confrontés aux multiples problèmes d’une organisation de plus en plus large.

4Par rapport à la problématique de l’évolution institutionnelle de l’Europe, il est possible de distinguer deux phases au cours de ce demi-siècle. De la signature du traité de Rome en 1957 à l’entrée en vigueur, en 1987, de l’Acte unique européen (AUE) qui constitue la première grande révision du traité fondateur, les modifications se font par retouches ponctuelles et infléchissements pragmatiques, au sein d’une relativement petite Communauté limitée à des Etats d’Europe occidentale (I). Après l’effondrement du communisme à l’Est, dans la perspective d’une Union européenne élargie à la dimension du continent, une refonte institutionnelle considérée comme indispensable est cependant longue et difficile à réaliser et reste sans doute en chantier même après la signature, en 2007, du traité de Lisbonne (II).

I. Les institutions communautaires : entre la lettre et l’esprit du traité de Rome

5Pendant près de trente ans, les aménagements institutionnels ne passent pas par des révisions spectaculaires du traité fondateur mais entraînent néanmoins, parfois, des infléchissements importants dans le fonctionnement de la Communauté. Cette évolution est rendue possible par la souplesse du traité de Rome.

a. Le traité de 1957 : un cadre institutionnel ambivalent

6Le compromis sur le système institutionnel, adopté en 1957 par les six Etats fondateurs des Communautés (Allemagne, France, Italie, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg) ne peut se comprendre qu’à la lumière des expériences européennes des années précédentes3. Les institutions de la CECA servent à la fois de modèle et de contre-modèle. Après quelques années de fonctionnement, la Haute Autorité est souvent perçue, dans les milieux politiques et économiques des Etats membres, comme trop puissante et/ou trop dirigiste. Mais le Conseil des ministres, souhaité en 1950 par les gouvernements des pays du Benelux, apparaît parfois comme un frein à la prise de décision4. Un équilibre satisfaisant entre éléments supranationaux et éléments intergouvernementaux n’est donc pas facile à trouver. Les deux projets de Communautés qui échouent en 1954 soulignent également les risques inhérents aux choix politico-institutionnels. La Communauté européenne de défense (CED), bien que modérément supranationale mais touchant aux domaines de la sécurité et de la défense où les Etats sont jaloux de leurs pouvoirs, est rejetée en France par l’Assemblée nationale. L’esquisse de Communauté politique est écartée avant même l’abandon de la CED, tant ce texte qui est une sorte de constitution quasi fédérale suscite des réticences. Les Six sont donc confrontés en 1957 à une quadrature du cercle : créer une Communauté suffisamment supranationale pour être efficace, mais pas trop pour éviter d’effrayer les classes politiques et les opinions publiques et courir au devant de nouveaux échecs.

7Les négociateurs du traité de Rome ont établi un subtil équilibre entre les quatre éléments du système institutionnel. Dans la CEE, c’est le Conseil, comprenant un représentant de chaque gouvernement, qui légifère. Il doit prendre les décisions, dans un premier temps à l’unanimité, mais par la suite, dans des domaines de plus en plus nombreux, à la majorité qualifiée. Il adopte les actes communautaires (directives, règlements…) sur la base de propositions de la Commission. Cette deuxième institution, qui incarne l’intérêt général, est collégiale et indépendante des Etats. Dotée du monopole de l’initiative et gardienne des traités, elle ne manque pas de poids mais elle est responsable devant l’Assemblée parlementaire européenne (dont les membres sont désignés au départ par les parlements nationaux) qui peut l’obliger à démissionner en votant une motion de censure. A côté de ce triangle décisionnel, une quatrième institution, la Cour de justice des Communautés européennes, est chargée de dire le droit dans l’application et l’interprétation des traités. Cette organisation des pouvoirs laisse la porte ouverte à un renforcement du caractère supranational du système, si le Conseil adopte – à la majorité – des décisions des plus en plus nombreuses qui s’imposent à la minorité, si la Commission exerce bien son rôle de proposition en vue d’une intégration plus poussée, si l’Assemblée parlementaire (dont le traité prévoit l’élection ultérieure au suffrage universel direct) s’affirme comme le représentant légitime des peuples et obtient davantage de compétences, si la Cour de justice parvient à établir la primauté du droit communautaire sur le droit national (qui n’est pas en soi un gage de fédéralisme mais tend à renforcer les instances européennes). Le traité de Rome, perçu comme moins supranational que le traité CECA, porte donc en lui un potentiel d’évolution vers une certaine fédéralisation du système communautaire. Mais en fait, des pressions se font jour rapidement en faveur d’évolutions contradictoires.

b. Les tentatives d’aménagement au début des années 60

8Revenu au pouvoir en France, en 1958, quelques mois près l’entrée en vigueur du traité de Rome, le général de Gaulle défend sa conception d’une Europe des Etats, indépendante des Etats-Unis. Dans cette perspective, il préconise en 1960 la création d’une confédération entre les Six qui pourraient agir – en se concertant au plus haut niveau : celui des chefs d’Etat ou de gouvernement – dans les domaines de la politique étrangère, de la sécurité, de la coopération culturelle et aussi sur le terrain économique, au risque d’empiéter sur les compétences de la CEE. Ce projet, connu par la suite sous le nom de « plan Fouchet » (du nom du diplomate français, Christian Fouchet, qui préside une commission d’études sur le sujet) est abandonné au printemps 1962, après de longues discussions entre les partenaires, en raison de graves divergences entre les vues des Français et celles des Néerlandais et des Belges et en dépit des tentatives de conciliation faites par les gouvernements allemand et italien5. L’échec de ce projet intergouvememental évite de fragiliser les institutions communautaires qui cherchent au contraire à se consolider.

9Très vite, l’Assemblée parlementaire européenne commence à demander son élection au suffrage universel. Elle adopte, dès 1960, un rapport très argumenté qui n’a cependant aucune chance d’être approuvé par le Conseil, en raison de l’hostilité de la France. L’Assemblée revient cependant à la charge pendant les discussions sur le plan Fouchet, estimant que la coopération intergouvernementale peut se justifier dans les domaines de la politique étrangère et de la sécurité, à condition que l’Assemblée puisse avoir son mot à dire. Pour affirmer son ambition à voir son statut renforcé, l’Assemblée décide, de sa propre initiative, le 30 mars 1962, de changer de nom pour s’appeler désormais « Parlement européen » dans toutes les langues officielles de la Communauté6.

10L’Assemblée soutient aussi le projet de fusion des exécutifs, en vue de la création d’une Commission unique pour remplacer la Haute Autorité de la CECA et les deux Commissions créées par les traités de Rome, l’une dans le cadre de la CEE, l’autre dans la Communauté européenne de l’énergie atomique (ou Euratom). L’objectif de cette réforme, initiée par les présidents des exécutifs, est double. Il s’agit d’abord de simplifier et de rationaliser le fonctionnement des Communautés en ayant une Commission unique, de même qu’il avait été décidé dès 1958 d’avoir une seule Assemblée et une seule Cour de justice communes aux trois Communautés. Mais il s’agit aussi, en concentrant les pouvoirs de trois exécutifs préexistants, de conférer plus de prestige et plus de poids à la nouvelle Commission, face au Conseil et face aux gouvernements. Pour certains, cette nouvelle institution pourrait préfigurer un gouvernement européen installé à Bruxelles et constituer ainsi un jalon important vers une fédération européenne. Cette fusion est effectivement décidée par un traité signé par les Six le 8 avril 1965. Pour y arriver, il a fallu vaincre les réticences de la France et trouver des compensations satisfaisantes pour le Luxembourg qui perd le siège de la Haute Autorité7. Mais le bénéfice attendu de cette réforme, en termes de renforcement du caractère supranational de la Communauté, va être largement escamoté au moment de l’installation de la première Commission unique en juillet 1967, en raison des conséquences de la crise dite de la chaise vide.

c. La crise de la chaise vide et ses conséquences

11Cette crise éclate début juillet 1965 lorsque Paris décide de ne plus faire participer les ministres français aux sessions du Conseil et de faire revenir son représentant permanent de Bruxelles. Mais elle est l’aboutissement d’une tension latente depuis qu’en mars le président de la Commission CEE, Walter Hallstein, a présenté au Parlement – avant d’en informer les gouvernements – un projet de réforme liant un règlement financier qui doit garantir la Politique agricole commune (PAC) et des mesures conférant un pouvoir budgétaire au Parlement et à la Commission. Le général de Gaulle qui tient à la pérennité de la PAC, et donc à son financement par des ressources propres comme le propose la Commission, n’a cependant pas l’intention d’accepter, en contrepartie, un renforcement des institutions communautaires contraire à son objectif d’Europe des Etats. Faute d’arriver à un accord entre les Six avant l’échéance du 30 juin 1965, il opte alors pour l’épreuve de force. Bien plus, il saisit cette occasion pour enrayer une évolution vers plus de supranationalité, en demandant l’aménagement du vote à la majorité qualifiée qui devait devenir d’un usage beaucoup plus fréquent à partir de janvier 1966. Il veut le maintien du vote unanime lorsque des intérêts vitaux sont en jeu, sans doute parce qu’il redoute une remise en cause de la politique agricole commune par un vote majoritaire, notamment dans le cas où le Royaume-Uni viendrait à adhérer à la CEE8.

12La crise de la chaise vide dure un peu plus de six mois. Elle ne bloque pas complètement la Communauté qui continue à fonctionner, mais un Conseil à Cinq, sans la France, ne peut pas prendre de nouvelles décisions. Ce cas de figure – l’absence d’un Etat membre – n’est pas prévu par le traité et les Cinq ne veulent pas pratiquer la politique du fait accompli et envenimer la situation. De son côté, le gouvernement français ne pratique pas la politique du pire et n’exige pas une révision du traité de Rome. Mais il faut attendre la réélection du général de Gaulle pour un second mandat présidentiel, en décembre 1965, avant de trouver une sortie de crise.

13La solution est trouvée fin janvier 1966, à Luxembourg, où les ministres des Six se réunissent en l’absence de la Commission. L’élément essentiel en est le soi-disant « compromis de Luxembourg » qui est plus exactement un constat de désaccord entre la France et ses cinq partenaires. Pour ces derniers, « lorsque, dans le cas de décisions susceptibles d’être prises à la majorité sur proposition de la Commission, des intérêts très importants d’un ou de plusieurs partenaires sont en jeu, les membres du Conseil s’efforceront, dans un délai raisonnable, d’arriver à des solutions qui pourront être adoptées par tous les membres du Conseil dans le respect de leurs intérêts mutuels et de ceux de la Communauté ». Mais le texte ajoute : « la délégation française estime que, lorsqu’il s’agit d’intérêts très importants la discussion devra se poursuivre jusqu’à ce que l’on soit parvenu à un accord unanime »9. Les Six adoptent aussi un texte en sept points qui est une sorte de code de bonne conduite pour la Commission, invitée à limiter ses activités sur la scène internationale et à consulter et informer les gouvernements avant toute proposition.

14La portée de ces documents peut être appréciée à court et à moyen terme. Dans l’immédiat, ils mettent fin à la politique de la chaise vide de la France. La Communauté surmonte cette crise de jeunesse et peut reprendre un fonctionnement normal, à Six. Le traité sur la fusion des exécutifs peut être ratifié et entrer en vigueur, le 1^er juillet 1967. Il faut alors désigner les quatorze membres de la première Commission unique et choisir son président. Walter Hallstein va payer son engagement pour plus de supranationalité et son opposition à de Gaulle. Après neuf ans et demi de présidence, il n’est pas renouvelé dans cette fonction qui perd de son aura. Plus important, la Commission voit diminuer son influence. Invitée à adopter un profil bas, elle peut être tentée de renoncer aux propositions d’envergure pour éviter les affrontements susceptibles de se solder à ses dépens. Quant au Conseil, il continue à prendre pratiquement toutes les décisions par consensus, pendant vingt ans, bien qu’il n’y soit pas obligé par le texte de Luxembourg qui ne reconnaît pas le droit de veto. Ainsi, la fin des années 60 voit se dessiner une dérive intergouvernementale caractérisée par le maintien du vote unanime, un certain effacement de la Commission, un rôle modeste du Parlement. Mais alors que la fédéralisation semble bloquée au niveau politique par le fonctionnement du triangle décisionnel, elle progresse par le droit, puisque la Cour de justice arrive à imposer, dès cette époque, le principe de la primauté du droit communautaire sur le droit national des Etats membres.

d. Les premiers sommets et la création du Conseil européen

15L’affaiblissement des institutions, au moment où la Communauté marche vers son premier élargissement, fait émerger un nouvel organe qui n’a d’abord ni permanence, ni régularité, ni statut reconnu mais qui finit par s’imposer en vertu d’une certaine efficacité : la conférence des chefs d’Etat ou de gouvernement, appelée d’abord « sommet » puis institutionnalisée en 1974 sous le nom de « Conseil européen ».

16Le premier sommet vraiment important (à La Haye, en décembre 1969, quelques mois après le départ du général de Gaulle) met en orbite une relance de la construction européenne, sur la base du programme défini par le nouveau président français Georges Pompidou : « achèvement, approfondissement, élargissement », avec le soutien efficace du très charismatique nouveau chancelier allemand, Willy Brandt10. Les avancées obtenues sur le terrain communautaire en matière de politiques agricole, budgétaire, monétaire ainsi que la mise en route de la coopération politique, hors CEE, entre les ministres des affaires étrangères, sans compter l’ouverture aux pays candidats (Royaume-Uni, Irlande, Danemark) fondent la crédibilité de cette instance, même aux yeux de ses adversaires les plus déterminées, en Belgique et aux Pays-Bas. Mais il faut attendre les difficultés des années 1973-1974, après le premier élargissement, le premier choc pétrolier, la crise économique, l’instabilité monétaire, pour que des dirigeants européens, aiguillonnés par Jean Monnet, franchissent le pas de l’institutionnalisation de cet organe qui vient en quelque sorte doubler le Conseil, en se situant au-dessus de lui11.

17La création – sur simple décision des neuf chefs d’État ou de gouvernement réunis à Paris en décembre 1974 – d’une nouvelle institution, qui sera inscrite dans un traité, l’AUE, seulement une dizaine d’années plus tard, semble altérer un système communautaire qui paraît déraper vers l’intergouvememental. Les chefs de gouvernement ne sont-ils pas, par définition, voire par obligation, les principaux défenseurs des intérêts nationaux ? En fait, deux éléments sont à inscrire à l’actif du Conseil européen. D’une part, ses membres sont, dans leur pays respectif, des élus issus du suffrage universel ; ils ont la notoriété, la légitimité, le pouvoir suprême dans leur Etat et peuvent donc avoir aussi l’efficacité pour donner les impulsions dans la construction communautaire et dans la coopération politique. D’autre part, comme président, à tour de rôle, d’un Conseil européen, convoqué chez eux, souvent dans leur capitale, avec beaucoup de visibilité et parfois de mise en scène, ces chefs de gouvernement ont à cœur de « réussir » le sommet, ne serait-ce que par souci de leur image nationale, et donc aussi de faire progresser l’intégration européenne. De plus, il n’est évidemment pas exclu que ces chefs de gouvernement aient des convictions européennes aussi fortes que des ministres, des commissaires ou des parlementaires. Au total, malgré la connotation intergouvernementale, le Conseil européen peut favoriser parfois la fédéralisation. A titre d’exemple : le jour même de l’institutionnalisation du Conseil européen, une autre décision est prise qui renforce le caractère supranational de la Communauté.

e. L’élection du Parlement européen au suffrage universel direct

18Cette deuxième décision du sommet de Paris de décembre 1974 concerne l’élection du Parlement européen (PE) au suffrage universel direct. Souhaitée depuis longtemps par le Parlement lui-même et par la majorité des gouvernements, cette mesure est alors proposée par Valéry Giscard d’Estaing, nouveau président de l’Etat qui s’y est opposé pendant près de deux décennies. Sans doute comprenait-il qu’il n’était pas possible d’obtenir l’instauration du Conseil européen sans contrepartie donnée aux partisans de la méthode communautaire12. Adoptée officiellement par l’Acte de 197613 cette décision conduit à l’organisation d’élections européennes (tous les cinq ans, à partir de 1979) qui représentent un pas important vers la réduction du déficit démocratique en Europe. Non seulement les citoyens pèsent sur le choix des eurodéputés qui les représentent à Strasbourg et Bruxelles, mais les élections incitent à structurer les familles politiques européennes, au moins sous forme de confédérations de partis, qui contribuent à développer – sans doute lentement et timidement – le débat politique et à faire émerger un espace public en Europe.

19Les élections directes confèrent au Parlement une légitimité démocratique qui peut servir de tremplin vers la conquête de nouveaux pouvoirs. Ce n’est pas un hasard si le premier Parlement élu au suffrage universel utilise à fond les possibilités obtenues dans les années 70 – parallèlement à l’adoption des ressources propres – de peser sur la politique budgétaire, par exemple, en refusant le quitus à la Commission ou en retardant le vote du budget. Surtout, le PE ne cesse de revendiquer des compétences législatives plus larges que le simple avis (consultatif). Il aimerait même devenir un organe constituant ou du moins inspirer largement les révisions du traité de Rome, comme l’illustre le projet de traité d’Union européenne, adopté en février 1984, sous l’impulsion du militant fédéraliste italien, Altiero Spinelli, devenu eurodéputé. La montée en puissance du Parlement, longtemps lente et laborieuse, pourra s’amplifier à partir des années 90, mais l’Acte unique de 1986 est un peu décevant à cet égard.

f. L’Acte unique : un retour aux sources ?

20Ce traité, qui révise de façon substantielle le traité CEE, met en route le projet de grand marché intérieur entre les Etats membres, désormais au nombre de douze, après l’adhésion de la Grèce en 1981, puis de l’Espagne et du Portugal en 1986. Ce progrès de l’intégration économique s’accompagne de réformes institutionnelles qui, selon le point de vue adopté, peuvent être considérées comme des avancées significatives vers plus de fédéralisme ou comme la simple réalisation de promesses déjà contenues dans le traité de Rome. L’essentiel tient dans le « retour » au vote majoritaire au Conseil, abandonné de fait depuis vingt ans mais rétabli par l’AUE pour les nombreuses mesures à adopter en vue de la création du grand marché, à l’exception toutefois de celles qui touchent à l’harmonisation fiscale, à la libre circulation des personnes ou aux droits des travailleurs. Le PE est associé à ces décisions prises à la majorité grâce à une procédure de coopération qui lui donne la possibilité de proposer des amendements. Mais il n’a toujours pas, dans aucun domaine, de pouvoir législatif équivalent à celui du Conseil. Le Parlement obtient aussi un droit d’« avis conforme », pour l’adoption de certains traités signés avec des tiers (adhésion ou association), mais il n’a pas toujours pas voix au chapitre pour la révision du traité fondateur14.

21Lorsque l’Acte unique européen entre en vigueur, le 1^er juillet 1987, trente ans après la signature du traité de Rome, la question de l’évolution de la Communauté vers un système plus supranational peut donc de nouveau être envisagée avec un certain optimisme, même si la route à parcourir vers un système fédéral n’est pas bien balisée. Comment équilibrer Parlement et Conseil en tant que deux éléments d’un pouvoir législatif ? De quelle institution pourrait émerger un gouvernement de type fédéral ? La Commission semble mal placée malgré un regain de son influence depuis l’arrivée de Jacques Delors à la présidence en 1985. Comment organiser une claire répartition des compétences entre les Etats membres et les institutions européennes ? Comment articuler le domaine communautaire, essentiellement économique, et la coopération politique, désormais inscrite dans le traité et dotée d’un Secrétariat mais qui relève toujours des seuls ministres des affaires étrangères, même si la Commission est invitée aux réunions et si le Parlement est informé régulièrement par le président en exercice ? Autant de questions qui restent d’actualité après la chute du mur de Berlin, la fin de la guerre froide et la naissance de l’Union européenne.

II. La difficile refonte du système institutionnel de l’Union européenne

22Peu après l’entrée en vigueur de l’Acte unique, alors qu’un nouvel approfondissement de l’intégration européenne se prépare dans le domaine monétaire, les événements qui surviennent à l’Est, en 1989, laissent entrevoir un élargissement d’envergure nécessitant, de toute évidence, une nouvelle architecture pour l’Europe qui peut difficilement fonctionner avec vingt-cinq ou trente Etats membres de la même manière et avec le même système institutionnel qu’à six, neuf ou douze. C’est dans ce nouveau contexte qu’est élaboré le traité de Maastricht, signé en février 1992.

a. Le traité de Maastricht : le système des piliers

23Ce traité crée l’Union européenne (UE) fondées sur les Communautés existantes « complétées par les politiques et formes de coopération instaurées par le présent traité »15. L’Union est organisée en trois piliers mais dispose d’un cadre institutionnel unique, hérité des Communautés et régulièrement étoffé : le système initial, complété en 1974 par le Conseil européen et en 1975 par la Cour des Comptes, tous deux reconnus par l’Acte unique comme institutions à part entière, s’enrichit encore avec le traité de Maastricht qui crée le Comité des Régions, organe purement consultatif, à l’instar du Conseil économique et social inscrit dans le traité de Rome, mais qui peut néanmoins faire entendre au sein de l’Union la voix des instances de pouvoir infra-étatiques. Cet ensemble institutionnel fonctionne, cependant, selon des règles différentes dans les différents piliers.

24Le premier pilier, englobant les Communautés, se renforce avec l’union monétaire qui est adoptée à Maastricht et qui doit se réaliser en trois étapes, la dernière étape, marquée par la création d’une monnaie unique et d’une institution supranationale, la Banque centrale européenne (BCE), devant intervenir au plus tard le 1^er janvier 1999. C’est également dans le premier pilier qu’est inscrite la citoyenneté européenne qui donne à tout citoyen d’un Etat membre un certain nombre de droits (circuler librement dans l’Union, saisir le Médiateur instauré par le traité, adresser des pétitions au Parlement, participer aux élections locales et européennes dans un Etat membre autre que celui dont il est ressortissant). Dans ce pilier, principalement économique, les décisions sont prises en respectant la méthode communautaire : le Conseil décide, à la majorité qualifiée (sauf dans quelques domaines sensibles), sur la base de propositions faites par la Commission et en tenant compte du point de vue du Parlement européen. Ce dernier voit d’ailleurs son rôle renforcé, notamment grâce à l’instauration – à côté des anciennes procédures (avis, avis conforme…) – de la « codécision » qui lui permet, dans certains cas, d’être à égalité avec le Conseil et d’avoir le dernier mot16. Par ailleurs, il est toujours possible de contester une décision communautaire par un recours auprès de la Cour de justice de Luxembourg.

25Les deuxième et troisième piliers fonctionnent selon le principe intergouvernemental. Même s’ils ne sont pas complètement tenus à l’écart, la Commission et le Parlement ne pèsent guère sur les décisions qui sont prises par les représentants des gouvernements, à l’unanimité – donc le plus souvent par consensus et sans vote formel – à l’exception de certaines mesures d’application qui peuvent être arrêtées à la majorité si le Conseil en décide ainsi d’un commun accord. Ces deux piliers concernent des domaines politiques : le deuxième est consacré à la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) qui pourra conduire ultérieurement à une politique européenne de sécurité et de défense (PESD) ; le troisième comprend les coopérations en matières de police et de justice, connues sous le sigle JAI (justice et affaires intérieures) qui permettront la création de ce qui sera appelé, quelques années plus tard, un espace de liberté, de sécurité et de justice (ELSJ).

26Malgré des avancées incontestables sur la voie de la construction européenne (l’union monétaire avec la BCE, la définition de la citoyenneté, la prise en compte de domaines politiques où la coopération devient de plus en plus nécessaire après la fin de la guerre froide et dans le contexte de la mondialisation…), la vocation « fédérale » de l’Union, que certains auraient voulu inscrire dans le préambule, n’est pas affirmée en raison de l’hostilité du Royaume-Uni. D’ailleurs, la complexité du traité de Maastricht ne semble pas favoriser la fédéralisation. Les freins sont nombreux, à commencer par le manque de cohérence du processus décisionnel entre le pilier communautaire et les deux piliers intergouvernementaux. L’Union, à la différence des Communautés, n’a pas la personnalité juridique. De plus, le système institutionnel, non remanié en profondeur, est de plus en plus souvent dénoncé comme inadapté pour une UE de douze Etats appelée à s’élargir encore. Il est aussi critiqué pour son déficit de démocratie et son manque d’efficacité. Il n’est pas étonnant que des personnalités européistes très déterminées soient déçues par ce traité, à l’instar de Jacques Delors, président de la Commission jusqu’en 1995. Mais d’autres Européens jugent ce traité trop supranational. Ils condamnent les nouveaux transferts de compétence, notamment en matière monétaire. Le principe de subsidiarité qui est inscrit dans le traité, selon lequel l’Union intervient seulement si les instances de niveau inférieur, plus proches des citoyens, ne sont pas en mesure de traiter un problème avec une efficacité satisfaisante, ne suffit pas à les rassurer. Avec ses contradictions, ce traité garde une capacité d’évolution, d’autant plus que son article N prévoit la réunion d’une nouvelle conférence intergouvernementale pour le réviser. Après son entrée en vigueur, commence un marathon qui, de traité en traité, court après une difficile réforme institutionnelle.

b. Amsterdam et Nice : l’insuffisance des réformes institutionnelles

27Adopté en 1997, par les Quinze (après l’adhésion des trois Neutres : Autriche, Finlande et Suède en 1995), le traité d’Amsterdam qui révise le traité sur l’UE permet – comme le traité de Maastricht – quelques avancées dans la construction européenne mais peu de progrès vers la fédéralisation de l’Union17. A l’actif : la possibilité d’engager des coopérations renforcées entre une partie des Etats membres qui le souhaitent, mais seulement dans certains domaines, à l’exclusion de la PESC et des politiques communautaires ; l’insertion dans le traité d’un chapitre social et la prise en compte de la préoccupation de l’emploi ; la communautarisation programmée, cinq ans après l’entrée en vigueur du traité, des politiques qui concernent la libre circulation des personnes : visas, droit d’asile, immigration ; la création d’un Haut représentant de la PESC pour améliorer le fonctionnement et la visibilité de cette politique ; le renforcement du Parlement européen qui a désormais son mot à dire dans la désignation du président et des membres de la Commission.

28En dehors de cette modification du statut du PE qui contrôle de mieux en mieux la Commission, le fonctionnement institutionnel n’est guère amélioré. Les réformes attendues n’ont pu être adoptées faute d’accord entre les Etats, si bien, qu’avant même la signature du traité, quelques gouvernements réclament une nouvelle conférence pour résorber le « reliquat » d’Amsterdam. Ce terme recouvre trois éléments qui devraient faciliter la prise de décision dans l’Union : une extension du vote à la majorité qualifiée à de nouveaux domaines, une redéfinition du nombre de voix accordées à chacun des Etats pour le vote majoritaire au Conseil afin d’établir un équilibre plus satisfaisant entre petits et grands, une modification de la composition de la Commission censée être plus efficace si elle est resserrée. Or, ces mesures paraissent urgentes dans la perspective de l’élargissement de l’Union aux pays d’Europe centrale et orientale, dont certains commencent à négocier leur adhésion début 1998.

29Il revient au traité de Nice, signé en février 2001, de faire le minimum de réformes indispensables pour rendre possible l’élargissement à une dizaine de nouveaux pays. Ce traité réalise une adaptation arithmétique des institutions à un quasi doublement du nombre des Etats membres. Il ne restructure pas en profondeur le système institutionnel de l’Union, même si le Parlement obtient une fois de plus une amélioration de son standing (droit de saisir la Cour de justice, droit de donner son avis conforme si le Conseil est amené à faire une recommandation à un Etat membre susceptible de violer les valeurs démocratiques). Il n’y a donc pas d’avancée majeure vers une fédéralisation. Au contraire, la repondération des voix au Conseil, en facilitant la constitution de minorités de blocage, joue en sens inverse. Les observateurs ne s’y trompent pas lorsqu’ils dénoncent les marchandages entre égoïsmes nationaux, lors du Conseil européen de Nice. Mais ces excès qui risquent de paralyser l’Union provoquent un sursaut qui aurait bien pu entraîner un pas important vers plus de fédéralisme.

c. Une convention pour une constitution

30La tentative faite entre 2001 et 2005 pour adopter un « traité établissant une constitution pour l’Europe » est doublement significative par rapport à un processus de fédéralisation. D’une part, ce texte n’est pas négocié selon la méthode classique de la conférence intergouvernementale qui s’était imposée entre 1950 et 2000 pour tous les traités européens. Il est élaboré par une convention, associant des représentants des gouvernements, des parlements nationaux et des institutions communautaires (Commission et PE), qui travaillent dans la transparence et accueille les propositions de la société civile. De plus, les treize pays alors candidats (dix pays d’Europe centrale et orientale, Chypre, Malte et Turquie) participent pratiquement au même titre que les quinze Etats membres, la seule restriction étant qu’ils ne peuvent empêcher le consensus de se former entre les anciens. Mais comme le projet est adopté, à la convention, presque à l’unanimité, cette limitation n’a pas eu l’occasion de jouer. D’autre part, le traité qui est signé par les Vingt-cinq, à Rome, en octobre 2004 (peu après l’élargissement à dix nouveaux Etats, intervenu le 1^er mai précédent, et après des modifications minimes du texte préparé par la convention) devait se substituer à l’ensemble des textes antérieurs, du traité de Rome au traité de Nice. Même si par sa forme juridique il n’est pas une constitution mais un traité international, il y ressemble cependant par bien des aspects de son contenu.

31Cette « constitution » devait renforcer l’identité de l’Union qui acquiert la personnalité juridique à la place de la Communauté (et donc la possibilité de signer des traités internationaux). Elle affirme les objectifs et les valeurs de l’UE, notamment en intégrant la Charte des droits fondamentaux qui avait été solennellement adoptée en 2000 par une déclaration qui ne lui conférait cependant pas encore de valeur juridique contraignante. Elle énumère les symboles de l’Union : le drapeau bleu avec un cercle de douze étoiles dorées, l’hymne tiré de l’Ode à la joie de Beethoven, la devise « Unie dans la diversité », l’euro devenu la monnaie européenne en 1999 et la journée de l’Europe, célébrée dans toute l’Union, le 9 mai, en souvenir de la déclaration Schuman de 1950. La constitution fixe aussi une répartition des compétences entre l’Union et les Etats membres ; elle distingue les compétences exclusives de l’Union, les compétences partagées, les compétences spécifiques (pour la PESC et la PESD) et les domaines d’action d’appui, de coordination ou de complément où le rôle des Etats reste essentiel. Affirmation de l’identité et répartition claire des compétences constituent certainement des jalons vers une fédéralisation.

32La constitution établit enfin un nouvel équilibre institutionnel. De ce point de vue, les progrès vers le fédéralisme sont plus mitigés. La disparition prévue des piliers va dans ce sens. De même, le renforcement – une nouvelle fois – du PE, qui gagne le droit d’élire le président de la Commission puis de donner l’investiture à l’ensemble du collège et qui voit la codécision étendue à presque tous les textes législatifs (sauf dans les domaines où l’unanimité reste la règle). Par ailleurs, les parlements nationaux sont associés au processus de décision pour contrôler en amont le respect du principe de subsidiarité et donc éviter les empiétements de l’Union dans les domaines où les Etats peuvent agir de manière pertinente. Par contre, le poids du Conseil européen qui est consolidé, constitue un frein à la fédéralisation, même si l’élection d’un président (pour un mandat de deux ans et demi renouvelable) peut contribuer à affirmer l’identité et la visibilité de l’Union sur la scène internationale. L’ambivalence, sinon l’ambiguïté, caractérise aussi la fonction du ministre des affaires étrangères avec ses deux « casquettes » de président du Conseil des ministres des affaires étrangères et de vice-président de la Commission. Mais le plus grand frein à la fédéralisation vient du fait que la constitution n’a pas été ratifiée.

d. Deux pas en arrière, un pas en avant : de la crise au traité de Lisbonne

33En 2005, à quelques jours d’intervalle, le traité établissant une constitution pour l’Europe est rejeté par référendum dans deux Etats fondateurs, la France et les Pays-Bas. Ce double refus s’explique à la fois par des questions de politique intérieure propres à chacun des pays et par une protestation contre l’Europe jugée trop libérale et trop peu sociale par certains mais aussi trop bureaucratique et trop supranationale par les souverainistes de tous bords. Il donne un coup d’arrêt au processus de ratification déjà achevé dans plusieurs Etats membres, alors que d’autres évitent de l’entamer. Parmi eux, par exemple, le Royaume-Uni qui manifeste depuis toujours une grande réserve à l’égard du fédéralisme et certains Etats d’Europe centrale comme la République tchèque ou la Pologne qui ne sont pas pressés de renoncer à leur souveraineté, quelques années seulement après avoir secoué la tutelle soviétique. Commence alors dans l’Union une « phase de réflexion », en fait une période d’attentisme et d’immobilisme, qui va durer deux ans et signifie l’enterrement de la constitution. Au cours du premier semestre 2007, la présidence allemande met tout son poids dans la balance pour sortir de l’impasse en profitant du changement de président de la République en France. Elle réussit à faire décider par les Vingt-sept (la Bulgarie et la Roumanie ayant adhéré le 1^er janvier) la réunion d’une conférence intergouvernementale chargée d’élaborer un traité « simplifié », dit aussi traité « modificatif », qui est signé à Lisbonne, le 13 décembre 2007.

34Le traité de Lisbonne reprend assez largement les dispositions de la constitution de 2004 mais gomme les éléments les plus fédéralisant, ce qui est censé en faciliter la ratification. Les symboles ne sont plus inscrits dans le traité. Il en va de même pour la Charte des droits fondamentaux qui est cependant citée dans le traité, ce qui doit lui donner valeur contraignante sauf pour les Etats (Royaume-Uni, Pologne) qui obtiennent une exemption les dispensant de l’appliquer. Par ailleurs, ce traité révise les traités antérieurs sans s’y substituer, privant ainsi l’Union d’un socle refondateur cohérent et clair. Mais l’Union sera dotée de la personnalité juridique, d’un président du Conseil européen élu pour un mandat de deux ans et demi renouvelable, d’un Haut représentant pour les affaires étrangères, d’une Commission resserrée, d’un Parlement qui continue de s’affirmer. Certaines de ces réformes devraient entrer en vigueur en 2009, si le traité est ratifié, d’autres seulement en 2014. Dans l’esprit, plus encore que dans la lettre, ce nouveau traité est donc sensiblement moins favorable à une fédéralisation de l’Union que le précédent qui a été abandonné.

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35L’histoire de la construction européenne au cours des cinquante dernières années montre qu’il n’est pas facile de faire travailler ensemble des Etats nationaux jaloux de leur identité et de leur indépendance et, a fortiori, de les fédérer en une entité politique nouvelle. Cependant, par rapport au traité de Rome, des progrès ont été réalisés vers plus de supranationalité dans le fonctionnement institutionnel. Ce sont les gouvernements des Etats membres qui acceptent, après avoir maintenu pendant trente ans la pratique du consensus parfois paralysant, d’étendre peu à peu le vote majoritaire qui ne s’applique cependant toujours pas aux domaines jugés les plus sensibles de la politique étrangère ou de sécurité et de défense et à des questions comme la fiscalité, l’emploi, les droits des travailleurs… Ce sont les gouvernements aussi qui décident de faire du PE un organe qui s’apparente de plus en plus à un vrai parlement, élu au suffrage universel direct, doté de pouvoirs budgétaires et législatifs de plus en plus larges, mais qui pèse moins que le Conseil et ne ressemble pas complètement à la chambre basse d’un parlement fédéral comme il en existe dans certains Etats européens. Le PE a bien des moyens, de plus en plus affinés, pour contrôler la Commission mais celle-ci n’est pas un gouvernement fédéral.

36Il est clair que l’affirmation du caractère supranational de la Communauté, puis de l’Union, est allée de pair avec le renforcement de l’intégration économique. Le désir d’instaurer rapidement le grand marché intérieur dans les années 80 a conduit, pour les décisions à prendre dans ce domaine, à l’abandon de la règle de l’unanimité accepté même par de farouches opposants au fédéralisme comme les Britanniques qui estimaient avoir tout à gagner d’un regain de libéralisme. Quelques années plus tard, la volonté de créer une monnaie unique considérée comme avantageuse d’un point de vue économique – et aussi politique – fait accepter d’importants transferts de souveraineté à onze pays (quinze sur vingt-sept en janvier 2008). Dans ce cas précis, la contrepartie à l’avancée supranationale est l’émergence d’une Europe à deux vitesses, seul le noyau central optant pour plus de fédéralisme. Par contre, pour l’Europe politique – et en particulier pour les politiques étrangères, de sécurité et de défense – l’unanimité reste la règle. Paradoxalement, la fédéralisation semble impossible dans ce domaine qui, dans un Etat fédéral, relève en général de la compétence fédérale. Cette question du vote est essentielle. Dans une Union regroupant des Etats de plus en plus nombreux, l’intégration ne peut progresser sans généralisation du vote majoritaire, c’est-à-dire sans la suppression du droit de veto.

37L’échec de la constitution en 2005 a montré aussi que l’obstacle principal à une fédéralisation de l’Union vient, au-delà des crispations des Etats nationaux qui s’accrochent à leurs prérogatives, des résistances opposées par les citoyens. Ce n’est sans doute par un hasard, si le « consensus permissif », qui poussait les peuples à laisser les dirigeants construire l’Europe à leur guise, a duré tant que la Communauté fonctionnait selon des règles plus intergouvernementales que supranationales. En dehors de l’épisode de la « querelle de la CED » qui tend d’ailleurs à confirmer cette interprétation, la mobilisation de l’opinion publique, pour ou contre l’Europe, a commencé avec le traité de Maastricht et s’est développée à l’occasion du débat sur la constitution. Mais, paradoxalement, les critiques concernent à la fois l’impuissance de l’Union à régler les problèmes (emploi, protection sociale, crises extérieures dans les Balkans ou au Moyen-Orient…) et les empiétements, dans la sphère nationale, d’une bureaucratie européenne jugée technocratique et opaque. Ces contradictions soulignent en tout cas le faible attachement affectif de beaucoup de citoyens qui ne se reconnaissent pas dans une Union volontiers considérée comme bouc émissaire. Faute d’un sentiment de double appartenance, à l’Etat national et à l’Union européenne, la fédéralisation ne semble guère possible. Mais l’adhésion à l’UE – l’émergence d’une sorte de patriotisme européen – ne se décrète pas et ne se développe pas facilement dans un espace aux cultures politiques aussi diverses que l’Europe.