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Construire l’Europe

 | 
Andre Liebich
, 
Basil Germond

L'Union européenne et ses constructeurs

Jean-Marie Soutou (1912-2003) : un diplomate atypique face à la construction européenne

Georges-Henri Soutou

Note de l’auteur

Note portant sur l’auteur1

Texte intégral

1Chrétien marqué par la revue Esprit et par la Résistance, au parcours atypique pour un diplomate français, et qui acheva sa carrière au Quai d’Orsay comme secrétaire général, Jean-Marie Soutou eut très souvent dans sa vie l’occasion de s’occuper des questions européennes : manifeste fédéraliste des mouvements de Résistance des différents pays d’Europe à Genève en 1944, participation au sauvetage qui suivit l’échec de la CED en 1954, négociation du Plan Fouchet, séjour à Bruxelles comme représentant permanent en 1975-1976, co-fondateur avec Joseph Rovan en 1984 d’un groupe de réflexion européen (Cassiodore) qui joua un certain rôle, en particulier à l’époque Mitterrand-Kohi et dans la préparation du traité de Maastricht. D’autre part on peut suivre sa réflexion et son action avec une certaine précision.

2Nous verrons chez lui à la fois des traits permanents (assez peu fréquents en France) et en même temps une évolution : l’Europe fut d’abord un projet politique nécessaire pour sortir de la situation catastrophique de 1945 et pour régler certains problèmes (la question allemande, la menace soviétique) mais sans fixation particulière sur les modalités et les institutions de la construction européenne. Jean-Marie Soutou devint progressivement, à partir du milieu des années 1970, plus convaincu de l’importance créatrice, dans le sens de Jean Monnet, de la construction institutionnelle, et dans les années 1980-1990, tout en restant atypique, il s’engagea de plus en plus et se rapprocha du fédéralisme, mais sans y adhérer pleinement, ou en tout cas pas de façon idéologique.

I. La rencontre des fédéralistes européens à Genève. Le Manifeste de 1944

3On accorde aujourd’hui une grande importance au manifeste européen proclamé à Genève en 1944 par différents résistants réfugiés dans cette ville, dont Jean-Marie Soutou, réfugié dans cette ville depuis 1943. Il était sur ce point en fait plus réservé, ou du moins il voyait la signification essentielle de ce texte non pas dans l’annonce de la construction européenne future, dans une sorte de filiation téléologique, mais comme une affirmation hic et nunc de l’Europe et de ses valeurs, malgré la catastrophe de la Deuxième Guerre mondiale. Lisons-le :

  • 1 Il s’agit de la Déclaration des Mouvements de Résistance et de Libération européenns, mise au point (...)
  • 2 Souvenirs dictés de Jean-Marie Soutou ; je suis en train d’en préparer la publication.

Très vite j’ai fait la connaissance à Genève de quelques Italiens antifascistes qui ont été libérés des camps de Mussolini par la chute de celui-ci et l’arrivée de Badoglio, et parmi eux se trouvaient Spinelli, qui avait passé une quinzaine d’années dans les camps des îles Lipari, un professeur de droit nommé Rossi et un historien nommé Reale. Ils m’ont parlé de leurs idées européennes qui étaient les miennes. Nous nous sommes associés avec quelques autres personnes également réfugiées en Suisse et nous avons tenu à ce qu’il y ait un Allemand, le professeur Röpke, un économiste libéral anti-hitlérien et réfugié en Suisse. Il y avait un Hollandais (le pasteur Visser’t Hooft), quelques nationalités européennes et nous avons édité un petit opuscule, un petit manifeste en faveur d’une Europe dont on ne dessinait pas les contours avec trop de précisions mais qui reprenait pour l’essentiel en gros, l’inclination fédéraliste1. C’est une expérience qui a eu des suites, Spinelli est devenu un commissaire important à Bruxelles, les Italiens ont ensuite été des militants dans divers partis italiens, notamment la Démocratie chrétienne. Mais tout cela avait surtout une valeur symbolique. Quelqu’un, qui était membre d’une délégation des mouvements de la résistance française, sans être du tout désavoué par ses amis, pouvait rassembler autour du concept de l’Europe, des Italiens, qui étaient encore l’ennemi, et des Allemands, sans parler d’autres2.

  • 3 Papiers Spinelli aux Archives des Communautés européennes à Florence ; Robert Belot, Henri Frenay d (...)

4Sa correspondance avec Spinelli3 montre que Jean-Marie Soutou (JMS) contribua à faire connaître par la Résistance intérieure française, par l’intermédiaire de son Bulletin d’information des Mouvements Unis de Résistance, les thèses (dites « thèses de Milan ») des fédéralistes italiens (et de leur revue Unita europea). Elle montre également qu’il contribua fortement à rédiger, avec des représentants des mouvements de résistance de différents pays d’Europe occupée et avec des Allemands anti-nazis, ce qui allait être la Déclaration des Résistances européennes du 7 juillet 1944, au cours de réunions qui se tinrent de fin mars à début juillet 1944. Cette Déclaration fut largement reprise à son compte par le MLN, regroupant la plupart des mouvements de résistance non communiste autour de « Combat » (fondé par Henri Frenay), et ses thèmes essentiels firent l’objet d’un affichage début septembre 1944 dans les grandes villes du sud-est de la France.

  • 4 Lettre de Spinelli à JMS du 30 août 1944, Papiers Spinelli, Archives des Communautés européennes, F (...)
  • 5 Cf. un récit très complet, avec une description précise du rôle de JMS dans la rédaction de la Décl (...)

5Mais JMS, tout en adhérant personnellement à ce projet d’inspiration nettement fédéraliste, faisait non seulement partie de la Délégation des Mouvements Unis de Résistance (émanation de Combat) en Suisse, depuis août 1944 il faisait également partie de la Délégation officieuse de la France Libre à Berne, comme représentant du Ministère de l’Information, et il était évidemment obligé de tenir compte des instructions du CFLN ; or celui-ci ne tenait pas visiblement à voir publier le manifeste fédéraliste des mouvements de résistance pourtant prêt depuis le 7 juillet. Un court moment d’ailleurs, fin août 1944, Spinelli paraît avoir rendu JMS personnellement responsable de ce retard4. Et, au lieu d’être publiée dans toute une série de grands journaux alliés et suisses, comme c’était au départ prévu, la Déclaration ne le fut que dans un petit journal socialiste de Genève, le 1er septembre 1944, et par la suite dans trois journaux suisses peu connus. L’effet médiatique souhaité était évidemment manqué5.

6Il est clair, toujours d’après sa correspondance avec Spinelli, que JMS ne voulut pas prendre sur lui de faire publier le texte par de grands journaux sans l’aval du CFLN (il était très exactement chargé des communications avec la Presse en Suisse, aussi bien pour les MUR que pour Alger). En fait on voit apparaître là un trait constant : il était inutile de prétendre pousser un projet hyper fédéraliste quand les gouvernements et les opinions y étaient opposés : or au moment de la Libération c’était l’indépendance nationale que les Français, dans leur très grande majorité, voulaient rétablir, et pas noyer leur souveraineté fraîchement rétablie dans un ensemble fédéral. Dans une lettre à Spinelli du 23 octobre 1944, il recommandait de commencer par un dialogue franco-italien…

II. L’échec de la CED et les Accords de Paris d’octobre 1954

7En 1954, JMS est directeur adjoint du cabinet de Pierre Mendès France (PMF) au Quai d’Orsay. Le grand problème de l’heure pour lui est la CED. Sa position est la suivante : il est d’accord avec le principe fondamental, mais pas partisan fanatique de l’Armée européenne (il est resté en dehors des profondes divisions au sein du ministère des Affaires étrangères sur ce point). En effet la RFA doit participer à la défense occidentale, estime-t-il, sans cela l’URSS parviendrait à la détacher de l’Occident, et atteindrait le but de sa politique allemande à long terme. Si on peut réaliser le réarmement allemand dans le cadre d’institutions européennes, tant mieux ; si on ne le peut pas, il faut alors trouver autre chose. Il est très alarmé par l’acharnement des CEDistes, coupés de l’opinion et qu’il soupçonne d’arrière-pensées anti-mendésistes. D’autre part il est très conscient du fait que beaucoup, dans l’opinion, le monde politique, et jusque dans l’entourage de Mendès France (comme par exemple Jean-Jacques Servan-Schreiber) garde l’espoir d’une ultime négociation avec Moscou pour éviter le réarmement allemand.

  • 6 Documents Diplomatiques Français, 1954, n° 1.

8Dès une note du 21 juillet 1954, il expose au président du Conseil qu’il ne faut pas espérer un accord acceptable avec Moscou : tout est dit depuis la conférence de Berlin du mois de février6. Il faut donc préparer, en accord avec la RFA avant tout et les autres partenaires, une autre solution. En août, par toute une série de notes à PMF ; il s’emploie à faire comprendre qu’une entente franco-allemande est essentielle : si elle se réalise, les Anglo-Saxons se résigneront à l’échec de la CED pour faire autre chose. Il forcera d’ailleurs pratiquement Mendès France à parler à Adenauer en tête-à-tête lors de la réunion des Six à Bruxelles. Il s’acharne à combattre (avec succès) l’idée de Jean-Jacques Servan-Schreiber, que celui-ci qualifie d’« astuce » : vote de la CED par le Parlement, ensuite ultime conférence à Quatre, et uniquement en cas d’échec de cette dernière négociation avec Moscou ratification par le Conseil de la République ! Il y voit l’effet de toutes les arrière-pensées anti-allemandes, et chez certains conseillers de Mendès France une certaine forme de réassurance à Moscou ou de neutralisme…

  • 7 Georges-Henri Soutou, « La France, l’Allemagne et les Accords de Paris », Relations internationales(...)

9Début septembre il commence à étudier la solution du pacte de Bruxelles, étendu à la RFA et à l’Italie, pacte qui présentait l’avantage d’exister, de dispenser ainsi de la CED, et d’associer la Grande-Bretagne, un point essentiel à l’époque. Les Anglais commençaient à y penser de leur côté ; il a là une rencontre semble-t-il (les militaires français pensaient pour leur part au Pacte Atlantique comme issue de secours depuis quelque temps ; finalement on fera les deux, en intégrant la RFA et dans le pacte de Bruxelles devenu Union de l’Europe occidentale, et dans l’OTAN). Si on tient compte du fait que Mendès France n’était ni « européen », ni « atlantiste » (depuis son passage à l’ONU comme représentant de la France au Conseil économique et social, il voyait déjà le phénomène de la globalisation) et que son entourage était fort divisé, les conseils de JMS n’étaient, pas redondants7.

10La combinaison de l’entente avec Adenauer (poursuivie avec les entretiens de Sèvres en octobre) et de l’UEO seront des éléments essentiels des Accords de Paris. Il en ressort que pour JMS, l’entente franco-allemande, la résistance aux manœuvres de l’URSS et la mise en place d’un ensemble européen pragmatique, accepté en France et par les partenaires européens et occidentaux, étaient plus importantes qu’une épure à visée fédérale, si celle-ci aggravait les résistances de l’opinion française.

III. Le Plan Fouchet (1961-1962)

  • 8 Discours à la colonie française de Milan (où il était alors consul général) le 11 novembre 1960.

11JMS n’était pas du tout favorable au retour de De Gaulle, et éprouvait de grandes inquiétudes au sujet de sa politique extérieure. En même temps (et pas seulement en tant que fonctionnaire…) il se voulait objectif : il constata rapidement que de Gaulle reprenait à sa manière le rapprochement franco-allemand, qui a été toujours pour lui le nœud où se retrouvaient Europe et Guerre froide ; il constata que Paris, loin de stopper la CEE, comme on craignait au départ que de Gaulle n’en fût tenté, au contraire était en pointe pour en accélérer la mise en œuvre concrète. Il n’était pas du tout contre le projet annoncé par de Gaulle en mai 1960 d’une « imposante confédération » européenne et d’une « harmonisation des politiques » après l’« harmonisation des économies », à condition, on va y revenir, que ce ne fût pas pour détruire l’existant ; il n’aimait pas la « mauvaise foi » et les « procès de tendance » de certains en France ou à l’étranger8.

  • 9 Carnet JMS 1962.
  • 10 Carnet JMS 17 janvier 1962, et lettre à Hervé Alphand, ambassadeur à Washington, le 13 février 1969

12A partir du 1er septembre 1961, il est directeur d’Europe au Quai d’Orsay. La grande affaire pour lui, c’est le Plan Fouchet d’Union politique (depuis le sommet de Bonn en juillet 1961, ce projet est accéléré, grâce à un compromis entre la France et ses partenaires sur l’Alliance atlantique et les perspectives de développement de la CEE). Il est en fait le rédacteur du Plan du côté français. Il est convaincu (c’est toujours un débat entre historiens) que de Gaulle souhaite vraiment le succès du Plan ; si de Gaulle lui dit le contraire le 10 mars 1962, c’est pour le « durcir » dans la négociation (qui continue en effet après la séance dramatique de la Commission Fouchet du 18 janvier 1962, malgré ce que l’on croit souvent)9. Il est convaincu que ce sont les trois modifications introduites par de Gaulle le 17 janvier (suppression de la référence à l’Alliance atlantique, introduction de l’économie, suppression des mots « dans le respect des communautés existante) qui ont fait capoter le projet10, avec la révélation des arrière-pensées françaises par le communiqué du Conseil des ministres du 17 janvier. Ce communiqué parlait en effet : d’« absorber » les Communautés dans l’Union d’Etats, qui en effet n’était pas supranationale.

  • 11 Note du début 1969 « Réflexions sur notre politique européenne ».

13Il fait alors un bilan sévère. Pour les Allemands, « nous espérions par le biais de l’Union nous débarrasser des harnais européens que nous avions trouvés dans l’héritage de la IVe République et que les purs-sangs d’aujourd’hui supportent mal ». Il est convaincu « qu’il nous est très facile d’obtenir une Union politique aussi “confédérale” que nous le souhaitons, mais à condition que nous ne prétendions pas faire reconnaître par nos partenaires qu’il s’agit de détruire ce qui existe sur les plans européen et atlantique ». Il est convaincu que l’on avait obtenu des partenaires beaucoup avant le 17 janvier, sans qu’ils s’en rendent trop compte, en particulier en inscrivant l’expression « renforçant ainsi l’Alliance atlantique », au lieu de « dans le cadre de l’Alliance atlantique », et « Alliance atlantique » au lieu d’« Organisation atlantique » : « On peut voir aujourd’hui que la concession qui nous était faite était plus importante que nos partenaires ne le pensaient », écrivit-il début 1969 (c’était bien sûr une allusion au fait que la France avait quitté en 1966 certains éléments de l’OTAN, mais pas l’Alliance, ce qui avait été commode à ce moment-là)11.

  • 12 Carnet JMS 17 janvier 1962.

14Il est convaincu que l’on aurait pu aboutir (Luns le lui confirma en avril 1962) si, non content d’avoir en fait accepté avant le 17 janvier une formule « sans inconvénient » pour nous, nous avions accepté qu’elle comporte des « ambiguïtés » dont nos partenaires avaient besoin (aussi pour des raisons de politique intérieure)12.

  • 13 Note du 3 décembre 1994, « Pour “cadrer” les démarches des “pro-européens” ».

15Sans être enthousiaste, il était convaincu que le Plan Fouchet n’était pas inutile, si cela ne compromettait pas l’existant. Il n’était pas opposé à l’interétatique européen, si cela ne devenait pas un prétexte pour bloquer tout développement futur ou pour un recyclage d’idéologies nationalistes. Mais en revanche il se montra tout à fait hostile à la suite, le Traité de l’Elysée du 22 janvier 1963 : en effet ce traité était conclu à deux, avec des arrière-pensées françaises de contrôle sur la RFA et des pressions de De Gaulle sur un Adenauer vieillissant ; « sur cette voie d’un accord bilatéral franco-allemand, nous pouvons gagner le chancelier mais nous risquons de perdre l’Allemagne » (même s’il déclara aux Allemands qui l’interrogèrent : « Vous ne pouvez pas refuser cela au général de Gaulle »)13.

16Le rapprochement franco-allemand est en effet pour lui la condition pour l’Europe, mais il estime très dangereux de vouloir imposer un couple franco-allemand sans tenir compte que la RFA ne peut pas se couper des autres (et des USA !). Ce sera sa position constante. Il a toujours jugé de Gaulle et tous ses successeurs jusqu’à Jacques Chirac à cette aune : il ne fut guère satisfait en général (« vulgate française », « instinct pétrifié », disait-il volontiers, à propos de cette volonté française quasi permanente de manipuler Bonn pour promouvoir des objectifs à long terme de rééquilibrage avec Washington et de rôle mondial pour la France qui lui paraissaient excessifs et dangereux). Il était également très conscient du constant souci de réassurance plus ou moins discrète à Moscou que comportait cette politique.

IV. Le problème anglais et une nouvelle conception de la construction européenne ?

  • 14 Lettre à Gaston Palewski, ambassadeur à Rome, le 28 mai 1959.

17Mais la conférence de Presse du général de Gaulle le 14 janvier 1963 (le fameux veto à la candidature britannique à la CEE) et l’échec très vite du traité de l’Elysée posent le problème de la Grande-Bretagne. JMS était à son sujet ambivalent : certes c’était une démocratie qui s’était conduite glorieusement pendant la Deuxième guerre mondiale, mais les Anglais étaient à ses yeux trop « libéraux » et pas assez européens. Il n’avait pas apprécié la tentative britannique d’utiliser l’AELE pour couler la CEE : « On est très aigre à Londres à notre égard et les marchands de la City ont l’esprit court, la mémoire longue et la peau dure. Ils se sont sentis touchés au plus sensible et ont décidé de liquider ce nouveau système continental dont ils ont très peur »14.

  • 15 Lettre à Sir Patrick Reilly, le 24 janvier 1962.

18Mais la candidature britannique en 1961 a commencé à le faire évoluer : certes, il reste conscient des difficultés, il est en garde contre les arrière-pensées probables de Londres, et il redoute le risque de voir se diluer ce qui a été fait avec la CEE ; mais les arguments pour l’adhésion anglaise l’emportent désormais à ses yeux. La Grande-Bretagne connaît en effet une profonde mutation, on n’est plus en 1956 ; elle ne veut pas « rester à l’écart d’une Europe s’organisant en dehors d’elle sous la houlette de Paris et de Bonn ». Elle fera donc les concessions nécessaires. Le Commonwealth n’est pas un problème insurmontable, on peut trouver des arrangements, et après tout il n’est pas mauvais qu’il existe, à côté du système français héritier de l’union française : dans le Tiers monde les Etats-Unis ne peuvent pas s’occuper de tout, et l’Amérique latine va leur suffire. Mais pour lui, l’argument fondamental est le suivant : l’Europe avec la Grande-Bretagne pourra se faire entendre à Washington, en particulier à propos de la Guerre froide15.

  • 16 Note du 5 juin 1962.

19D’autre part il estime d’un point de vue réaliste (il le dit à Georges Pompidou, tout nouveau Premier ministre, le 1er juin 1962) qu’on ne pourra pas empêcher l’entrée de la Grande-Bretagne : les Etats-Unis la veulent ; les partenaires aussi (si on avait accepté le fédéralisme, c’eût été différent, mais désormais il est trop tard) ; et Londres a les moyens de tout bloquer de l’extérieur chez les Six16.

20D’une certaine façon, de Gaulle parviendra à la même conclusion début 1969 ; de retour des fêtes de fin d’année à Colombey, il ledit à Michel Debré, alors ministre des Affaires étrangères :

  • 17 Note manuscrite de JMS du 29 janvier 1969.

Le Général attend une réflexion sur cette affaire et il est convaincu que « le Marché commun actuel se termine, que l’Angleterre viendra »17.

  • 18 Jean Lacouture, De Gaulle, t. III, Le Seuil, 1986, pp. 552 ss ; Bernard Ledwidge, De Gaulle, Flamma (...)
  • 19 Georges-Henri Soutou, « Michel Debré : une vision mondiale pour la France », in Serge Bernstein, Pi (...)

21On est bien sûr dans le contexte de l’« Affaire Soames », juste avant l’entretien entre de Gaulle et Soames le 4 février18. Un brain-storming a lieu chez Debré le 29 janvier. Michel Debré avait toujours été partisan de l’Angleterre plus que de la RFA19. Après la séance JMS rédige une longue note, « Réflexions sur notre politique européenne », qui résume sa vision historique, politique et diplomatique de la politique européenne de la France depuis 1945.

22Conclusions de cette note (valables d’ailleurs pour la suite de sa réflexion) : il faut se préparer à l’adhésion de la Grande-Bretagne car on ne peut y faire obstacle ; il faut cesser de croire qu’on peut faire chanter la RFA ; il faut cesser de négliger les « petits », et tenir compte davantage des Italiens ; il ne faut pas se laisser fasciner par l’acquis technique du Marché Commun (qu’il faudra revoir bien sûr avec l’adhésion britannique). En effet, le « mélinisme étendu à l’Europe » de la PAC est-il bien raisonnable, avec une surproduction programmée ? Et est-il vraiment dans l’intérêt de notre agriculture ? N’est-ce pas une narcose confortable ?

23Il faut en revenir à une vision politique de l’Europe. Alors, des convergences « dans presque tous les domaines politiques essentiels » entre la France et la Grande-Bretagne apparaissent : les deux pays jouent aussi un grand rôle hors d’Europe ; ils sont tous deux soucieux de ne pas laisser les Etats-Unis et l’URSS « en tête-à-tête sans contrôle » ; en outre, « comme nous [Londres] doit chercher à faire en sorte que le poids relatif de l’Allemagne dans l’Europe de demain ne soit pas excessif ».

  • 20 Lettre à Gabriel Robin, conseiller diplomatique de VGE, le 11 mai 1976.

24JMS a évidemment regretté le désastre de l’Affaire Soames, et la manœuvre du Foreign Office, qui l’a confirmé dans sa vision ambivalente de la politique britannique, malgré tout. Certes, il reste partisan de l’entrée de l’Angleterre dans la CEE, bien sûr, mais il ne se fait pas d’illusions : à Bruxelles (où il sera représentant permanent en 1975-1976) il sait très bien que l’arrivée de la Grande-Bretagne change tout, avec « pour nous de très nombreux inconvénients », en particulier avec la présidence Jenkins à partir de 197720. Mais comme on n’était pas allé plus loin à Six quand c’était possible, désormais il n’y avait pas d’autre voie.

V. L’expérience bruxelloise (1975-1976)

25Son séjour à Bruxelles fut pour JMS une expérience très importante : il vit les réalités concrètes de Bruxelles, et il comprit qu’elles étaient plus importantes qu’il ne le pensait : au-delà de la lettre de la PAC, et des détails techniques de la CEE, il y avait des réalités nouvelles :

Parce qu’inspecteur diplomatique pendant 5 ans, puis ambassadeur en Algérie, je n’ai pas vu, pendant 8-9 ans, ce développement de l’embryon que j’avais contribué à mettre en place. Et je n’ai pas vu la justesse des vues de Monnet sur la génération, de par les institutions, du seul fait qu’elles existent, d’une réalité européenne très concrète. Et là je le découvre.
Et je découvre aussi qu’il y a déjà à Bruxelles des pays non-membres qui ont créé des représentations auprès de la Communauté. Ceux qui n’en n’ont pas les moyens, en chargent leur ambassade auprès du roi. Et là je constate que l’Europe est désormais d’une consistance et d’un poids tels, qu’elle constitue un des paramètres majeurs de l’équation générale des relations internationales.

  • 21 Lettre à Gabriel Robin du 14 janvier 1976.

26Mais, en particulier à la suite de cette observation du fonctionnement réel, il est encore plus convaincu de l’importance pour la France de ne pas se couper des « petits », que Paris négligeait au profit du couple franco-allemand21.

VI. A partir de 1984, Cassiodore

27Après sa retraite en 1980, JMS prend la présidence de la Croix-Rouge française jusqu’en 1985 ; cela lui impose encore un certain devoir de réserve, puis ensuite il s’engage dans « Cassiodore ». En 1984 JMS et Joseph Rovan fondèrent, avec quelques amis venus de différents pays européens, l’association « Cassiodore ». Présidée par JMS, puis par Joseph Rovan à partir de 1996, cette association portait le nom d’un lettré et haut fonctionnaire romain qui, au vie siècle de notre ère, s’était évertué à maintenir les valeurs de la civilisation antique en les adaptant aux temps nouveaux. Le nom de l’association expliquait son objet : promouvoir l’idée européenne, malgré l’europessimisme de l’époque et en dépit de la relance de la Guerre froide depuis la fin des années soixante-dix, et pour réagir aussi face aux difficultés apparues (déjà !) entre les deux rives de l’Atlantique à l’époque du reaganisme.

28La méthode de Cassiodore n’était pas l’intervention publique, mais plutôt le contact suivi avec les décideurs, à Bruxelles comme dans les différents pays de ce qui était encore la Communauté européenne. L’ambition était de former un « Jean Monnet collectif ».

29Il est trop tôt pour porter un jugement sur le succès de Cassiodore. L’association me paraît cependant avoir joué un rôle discret mais très important de truchement pour faciliter les rapports entre la France de François Mitterrand et l’Allemagne d’Helmut Kohl, grâce aux bonnes relations entretenues par ses membres aussi bien à l’Elysée qu’à la chancellerie fédérale ainsi qu’à Bruxelles, auprès de Jacques Delors. Le traité de Maastricht restait en deçà des aspirations de Cassiodore, mais au moins avait-on évité une brouille franco-allemande durable après les hésitations ressenties à Paris au moment de la réunification.

30Un autre aspect de l’activité de Cassiodore à l’époque fut une réflexion très développée sur la signification du gorbatchévisme, et sur les conséquences de celui-ci pour l’Europe de l’Est, pour les relations transatlantiques, pour l’évolution du système international. Personne n’avait prévu la fin du communisme et de l’URSS en si peu de temps, entre 1989 et 1991, et l’apparition d’un ordre international nouveau fondé sur la démocratie libérale. Mais Joseph Rovan, ainsi que JMS et leurs amis de Cassiodore, voyaient survenir ce qu’ils espéraient au fond depuis 1940, et, sans se faire d’illusions sur les immenses difficultés subsistantes, se montraient mieux préparés que beaucoup à comprendre le monde nouveau. Leur instrument d’analyse, élaboré en commun, n’était pas mauvais.

31En même temps dès 1990 JMS luttait contre une tendance fréquente en France après la fin de la Guerre froide : mettre l’élargissement vers l’Europe centrale et orientale (certes nécessaire) avant l’approfondissement, avec en fait l’arrière-pensée de remettre en cause l’intégration et de recycler les conceptions gaullistes traditionnelles de jeu interétatique, de poids et de contrepoids.

32D’autre part, si JMS fut un chaud partisan de Maastricht, il regrettait les arrière-pensées françaises contre les Etats-Unis, visibles dans les négociations difficiles avec Bonn sur les rapports entre la PESC et l’OTAN, avec la volonté française de développer l’UEO en dehors de l’OTAN. Mais dans l’ensemble il constatait que le texte final était moins mauvais que le projet initial, grâce à des compromis passés avec Bonn. Son espoir était que les Français soient ainsi conduits par la RFA à se rapprocher des Etats-Unis et de l’OTAN :

  • 22 Note pour Patrice Blank et Joseph Rovan, 29 octobre 1991.

La politique des membres européens de l’Alliance atlantique ne peut être fondée que sur l’Europe et sur l’Alliance, conjointement. Que nous le voulions ou non, quoi que nous puissions penser, croire ou espérer nous-mêmes, nous ne serions pas suivis sur d’autres voies22.

  • 23 Note du 3 décembre 1994, « Pour “cadrer” les démarches des “pro-européens” ».

33Il était bien convaincu qu’il fallait progresser, y compris pour la PESC, mais sans « millénarisme », qui ferait échouer le projet, en particulier en France. Il ne fallait pas se crisper sur une règle majoritaire, « qui exploserait à la première crise sérieuse » ; il fallait mettre en place « une machinerie adéquate qui assurerait la coopération des Etats. En fonctionnant, en existant, elle créerait, comme on l’a vu ailleurs, elle sécrèterait d’elle-même les mécanismes et procédures nécessaires »23.

VII. Conclusion

34Les conceptions européennes de JMS furent atypiques, dans la mesure où, s’il rejetait le nationalisme et s’il n’adhérait pas à la philosophie de la politique extérieure gaulliste, il n’était pas non plus un fédéraliste au sens strict, même s’il respectait l’engagement fédéraliste et en comprenait l’importance pour permettre la réinsertion dans l’Europe démocratique, après 1945, de l’Allemagne et de l’Italie, et même s’il n’écartait nullement pour l’avenir une solution fédérale et la souhaitait en principe, quand elle serait possible, tout en estimant que les Nations seraient relativisées, mais ne disparaîtraient pas.

35Son texte « Europe, Nations, Patries », daté du 14 novembre 1986, est essentiel et comporte certaines de ses références favorites à Maritain, Bergson mais aussi Renan et Bainville (dont il admirait l’intelligence, sans approuver le moins du monde la pensée de l’Action française, qu’il connaissait cependant fort bien). La vision de l’Europe qui se dégage ici, dépassant les nations sans les nier, largement issue d’une pensée chrétienne, était formée chez lui depuis au moins la deuxième guerre mondiale.

  • 24 C’était sans doute l’arrière-plan de certaines divergences avec Spinelli et Rossi en 1944, cf. Anto (...)

36Sur un plan la continuité de ses convictions a été totale. En effet il tenait à faire reposer sa conception de l’Europe sur des valeurs fondamentales, afin de lutter contre les tentatives d’instrumentalisation de l’idée européenne à des fins partisanes ou nationales. Après tout, y compris à Berlin pendant la Deuxième Guerre mondiale et chez les collaborateurs des nazis dans les pays occupés, beaucoup s’étaient réclamés de l’Europe. Pendant la Guerre froide l’Union soviétique, de 1954 à Gorbatchev lui-même, allait souvent utiliser le thème européen pour postuler une solidarité de la Russie et de l’Europe occidentale face aux Etats-Unis. Seule une définition inentamable de l’Europe, fondée sur des valeurs, pouvait permettre d’éviter son instrumentalisation24.

37Mais dans l’immédiat il restait partisan d’une démarche progressive et mettait volontiers en garde contre ce qu’il considérait comme les dérives d’une vision « mystique » de l’Europe. Et qui aurait risqué de survaloriser l’Europe par rapport à l’ensemble occidental et au reste du monde, qui avaient toute leur place dans sa vision des choses.

  • 25 Cf. une conférence prononcée le 28 octobre 1985 à Cadenabbia, lors d’un séminaire de la Fondation K (...)

38Pour lui la construction européenne devait d’abord permettre d’ancrer la réconciliation franco-allemande, d’encadrer le moment venu la très souhaitable et justifiée réunification allemande25, en attendant de mettre l’Europe occidentale en mesure de résister face à l’URSS tout en lui ménageant une nécessaire autonomie par rapport à Washington. Sa vision de l’Europe était politique et culturelle, et pragmatique, avant d’être institutionnelle ou administrative : beaucoup de formules étaient à ses yeux admissibles (même certaines conceptions gaulliennes) à condition de ne pas compromettre ce qui était à ses yeux l’essentiel : l’esprit européen, plus important à ses yeux que la lettre des institutions. En particulier il ne fallait pas se laisser fasciner par l’orgueil des techniciens dans la mise au point de mécanismes complexes…

  • 26 Note du début 1969, « Réflexions sur notre politique européenne », op. cit.

39En même temps la construction européenne ne devait pas être une « mystique » détachée de la « politique » et du contexte international : les rapports politico-diplomatiques entre les différents partenaires européens (et avec les Américains, et avec les Soviétiques) continuaient, à côté de la construction européenne proprement dite. Certes, on ne devait pas être obnubilé par les recettes du Concert européen traditionnel, évidemment dépassées, mais on ne devait pas céder à ce qu’il appelait un « millénarisme européen », supposant déjà résolu le problème de l’évolution de l’Europe vers son unité26.

40Ceci dit, si tout cela resta constant, on note en même temps une évolution progressive : au départ, l’Europe est conçue d’abord dans un cadre international (rapports franco-allemands, Guerre froide) comme une réponse de politique extérieure modernisée. La prise de conscience de la force créatrice de l’« acquis communautaire » et de l’efficacité de la méthode supranationale de Monnet (à distinguer du fédéralisme) intervient surtout à partir de 1975 ; et l’engagement très fort dans Cassiodore à la fin marque une nouvelle étape : une conception « supranationale pragmatique » serait probablement la meilleure définition alors de la vision de Jean-Marie Soutou. En effet le fédéralisme pur et simple, même s’il ne lui était pas opposé sur le plan philosophique, lui a toujours paru, dès 1944, peu réaliste.

Notes

1 Il s’agit de la Déclaration des Mouvements de Résistance et de Libération européenns, mise au point le 7 juillet 1944 à Genève ; il semble qu’elle fut imprimée chez Eglof (qui éditait les Cahiers du Rhône), avec une préface de Jean-Marie Soutou, mais pas réellement diffusée.

2 Souvenirs dictés de Jean-Marie Soutou ; je suis en train d’en préparer la publication.

3 Papiers Spinelli aux Archives des Communautés européennes à Florence ; Robert Belot, Henri Frenay de la résistance à l’Europe, Paris, Le Seuil, 2003.

4 Lettre de Spinelli à JMS du 30 août 1944, Papiers Spinelli, Archives des Communautés européennes, Florence.

5 Cf. un récit très complet, avec une description précise du rôle de JMS dans la rédaction de la Déclaration, dans Antonella Braga, Un federalista giacobino. Emesto Rossi pioniere degli Stati Uniti dEuropa, Bologne, Il Mulino, 2007, pp. 413 ss.

6 Documents Diplomatiques Français, 1954, n° 1.

7 Georges-Henri Soutou, « La France, l’Allemagne et les Accords de Paris », Relations internationales, n° 52, hiver 1987.

8 Discours à la colonie française de Milan (où il était alors consul général) le 11 novembre 1960.

9 Carnet JMS 1962.

10 Carnet JMS 17 janvier 1962, et lettre à Hervé Alphand, ambassadeur à Washington, le 13 février 1969.

11 Note du début 1969 « Réflexions sur notre politique européenne ».

12 Carnet JMS 17 janvier 1962.

13 Note du 3 décembre 1994, « Pour “cadrer” les démarches des “pro-européens” ».

14 Lettre à Gaston Palewski, ambassadeur à Rome, le 28 mai 1959.

15 Lettre à Sir Patrick Reilly, le 24 janvier 1962.

16 Note du 5 juin 1962.

17 Note manuscrite de JMS du 29 janvier 1969.

18 Jean Lacouture, De Gaulle, t. III, Le Seuil, 1986, pp. 552 ss ; Bernard Ledwidge, De Gaulle, Flammarion, 1982, pp. 392 ss.

19 Georges-Henri Soutou, « Michel Debré : une vision mondiale pour la France », in Serge Bernstein, Pierre Milza et Jean-François Sirinelli (dir), Michel Debré Premier ministre (1959-1962), Paris, PUF, 2005.

20 Lettre à Gabriel Robin, conseiller diplomatique de VGE, le 11 mai 1976.

21 Lettre à Gabriel Robin du 14 janvier 1976.

22 Note pour Patrice Blank et Joseph Rovan, 29 octobre 1991.

23 Note du 3 décembre 1994, « Pour “cadrer” les démarches des “pro-européens” ».

24 C’était sans doute l’arrière-plan de certaines divergences avec Spinelli et Rossi en 1944, cf. Antonella Braga, op. cit.

25 Cf. une conférence prononcée le 28 octobre 1985 à Cadenabbia, lors d’un séminaire de la Fondation Konrad Adenauer : « La conscience nationale allemande saine et vigoureuse, condition préalable et indispensable d’une politique commune des Européens ». (Le texte, abrégé, en fut publié dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 20 août 1986.)

26 Note du début 1969, « Réflexions sur notre politique européenne », op. cit.

Notes de fin

1 Georges-Henri Soutou est Professeur à l’université de Paris IV (Sorbonne).

© Graduate Institute Publications, 2008

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