Construire l’Europe
| ,Aux origines de l'Union européenne
Un précurseur de l’Union européenne ? Le comte de Saint-Simon et la réorganisation de l’Europe en 1814
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Texte intégral
« L’âge d’or du genre humain n’est point derrière nous, il est au-devant, il est dans la perfection de l’ordre social ».
Saint-Simon, De la réorganisation de la société européenne, p. 112.
1Au début de l’automne 1814 commençait à se réunir à Vienne le vaste assortiment de souverains, ministres, diplomates et experts divers à qui il incomberait, au cours des mois suivants, de redessiner presque en entier la carte politique du continent. Les meilleurs esprits européens (expression qui inclut quelques-uns des participants au congrès) souhaitaient que l’édifice à bâtir sur les ruines de l’ordre napoléonien ne fût pas seulement le contraire de ce dernier – comme le principe de légitimité est le contraire du droit de l’épée –, mais s’écartât tout autant de l’ordre prérévolutionnaire. Si l’Europe de Bonaparte avait été façonnée par la force et au mépris de la justice, celle d’ancien régime s’était avérée assez instable et désorganisée pour laisser que les armées françaises missent les choses sens dessus dessous pendant près d’un quart de siècle. Cette période de guerre quasi continuelle avait tout bouleversé ; le grand concile viennois aurait bien rempli sa mission si ses membres, au lieu de chercher simplement à rétablir le vieux système en réparant les usurpations commises par l’ogre corse, s’étaient attelés à en édifier un nouveau, qui fût à la fois juste et stable. Idéalement, c’est une triple tâche qui les attendait ; ils ne devaient pas songer qu’à restaurer, il leur fallait aussi rénover, et ensuite garantir : restaurer les droits bafoués, certes, mais rénover l’organisation de l’Europe de sorte à conjurer de nouveaux cataclysmes, et garantir la pérennité de l’œuvre ainsi accomplie. Naturellement, sur la manière de satisfaire ces aspirations, les avis pouvaient diverger.
- 1 Claude Henri de Rouvroy (1760-1825), comte de Saint-Simon et lointain cousin du grand mémorialiste, (...)
- 2 De la réorganisation de la société européenne, ou de la nécessité et des moyens de rassembler les p (...)
- 3 Cf. par exemple Derek Heater, The Idea of European Unity, Leicester, Leicester UP, 1992, ch. 5 ; He (...)
2C’est, de toute évidence, pour inciter les hommes d’Etat assemblés dans la capitale impériale à poursuivre la construction d’un monde meilleur que celui d’avant la révolution, et en même temps pour leur indiquer quel était le meilleur des mondes possibles, qu’en octobre 1814 le comte de Saint-Simon, secondé par son élève, le jeune Augustin Thierry1, fit paraître à Paris un court essai intitulé De la réorganisation de la société européenne2. La publication en avait été hâtée par les circonstances, car Saint-Simon l’avait « écrit pour être utile ». Il y prônait une solution radicale et définitive aux problèmes de l’Europe, à commencer par le plus grave, celui de la guerre : l’union politique de toutes ses nations. C’est pourquoi cet héritier du rationalisme du xviiie siècle, annonciateur de phénomènes et précurseur de mouvements du xixe, a été aussi vu par certains comme le prophète du processus que l’Europe allait connaître dans la seconde moitié du xxe : le pionnier de l’intégration continentale, le père spirituel de l’« Union européenne » que l’on baptiserait ainsi près de cent quatre-vingts ans plus tard à Maastricht3. Cela pose la question de savoir si sa vision de l’« Europe réorganisée » était, en 1814, vraiment novatrice, et dans l’affirmative, de quel point de vue.
3Ce qui ne fait aucun doute, dans le projet saint-simonien, est le fédéralisme authentique qui l’inspirait ; mais s’il était moderne – s’il constituait une nouveauté par rapport au passé et une ébauche de l’avenir –, ce n’est en aucun cas pour cela. Sous cet aspect, son auteur ne faisait preuve ni d’une prescience particulière, car l’UE actuelle n’est point le « corps politique » qu’il préconisait et a peu de chances de le devenir bientôt, ni d’une grande originalité, puisque l’appel à l’unification du continent, ou plutôt à sa réunification, était fort ancien. On pourrait soutenir, par exemple, que l’UE n’a pas un saint patron mais deux, et que Saint-Pierre (dans le sens de l’abbé de ce nom) précède Saint-Simon d’un bon siècle. Pour saisir la contribution du second, il faut alors replacer son écrit dans le cadre de la tradition intellectuelle fédéraliste : nous consacrerons la partie initiale de cet essai à la retracer schématiquement, en montrant le grand dilemme auquel elle avait fini par se heurter à la fin du xviiie siècle, c’est-à-dire l’opposition apparemment irréconciliable entre paix fédérative et forme de gouvernement républicaine. Puis, dans la deuxième section, nous résumerons le texte de Saint-Simon, et dans la troisième nous verrons comment il permettait de surmonter l’obstacle. C’est là son véritable intérêt : De la réorganisation de la société européenne a sorti ce courant de la pensée pacifiste de l’impasse conceptuelle où il se trouvait, en montrant que l’union politique de l’Europe n’était point incompatible avec la liberté civile des Européens.
I. La solution fédéraliste et ses dilemmes
- 4 Dante Alighieri, De Monarchia, livre I, ch. 16, § 4.
- 5 Cf. sa « Consultatio de bello Turcis inferendo », in Erika Rummel (ed.), The Erasmus Reader, Toront (...)
4L’idée selon laquelle l’unité est l’état politique sain et désirable du continent préexiste, en fait, aussi bien à Saint-Pierre qu’à Saint-Simon, et remonte au Moyen Age : au xive siècle, le modèle était l’empire d’Auguste et de ses successeurs, qui avait assuré la pax romana à l’ensemble du monde connu, et l’éclatement de la monarchie en une multitude de royaumes barbares apparaissait comme une déchéance – en passant de l’unité à la pluralité politique, pense Dante, l’humanité est tombée, elle a dégénéré en un monstre multicéphale (bellua multorum capitum), qui cherche à aller dans plusieurs directions à la fois4. Par la suite, c’est dans l’Europe du temps de Dante, dans le mythe d’une Chrétienté médiévale assemblée en un seul corps par la foi commune, que d’aucuns verront la référence idéale, et ils considéreront l’Europe moderne, faite d’Etats séparés et souverains (superiorem in terris non recognoscentes), en lutte permanente entre eux, comme une anomalie malencontreuse. Pour les uns comme pour les autres, la seule manière de mettre fin à l’anarchie et à la guerre était le retour à la cohérence du monde, reconstituée par et sous une seule autorité séculière. Pour y parvenir, deux formules paraissaient concevables. Selon certains, la plus appropriée aurait été une version nouvelle et mise à jour de l’empire romain, où un gouverneur suprême se serait chargé de régenter les différents princes et de leur donner la loi commune. Mais comme le notait Erasme, la seule mention d’un empire œcuménique (universalis monarchiæ vocabulum) suffisait à horrifier beaucoup d’autres gens5. A leurs yeux un monarque universel, qu’il fût l’héritier légitime des anciens Césars (c’est-à-dire le chef du Saint Empire) ou le plus puissant des nouveaux rois (le maître de l’Espagne ou de la France), serait nécessairement un tyran universel. Aussi considéraient-ils que les princes européens devraient exercer ensemble le gouvernement de la Chrétienté, au moyen d’une nouvelle institution de leur fabrication, dont ils seraient tons membres et qui aurait comme principale fonction de pacifier leurs relations mutuelles.
- 6 De Penn, le fondateur de la Pennsylvanie, cf. l’Essai d’un Projet pour rendre la Paix de l’Europe s (...)
- 7 Charles-Irénée Castel, abbé de Saint-Pierre, Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, Utre (...)
5C’est cette seconde solution que nous appelons ici « fédéraliste » (en employant ce terme dans son sens moderne). Elle consistait, en substance, à épouser la théorie hobbesienne de l’origine contractuelle des Etats – censément issus du pactum subjectionis qu’avaient jadis conclu les particuliers entre eux, et par lequel ils étaient sortis de la guerre de tous contre tous en cédant à un souverain leur liberté originaire en échange de la paix civile –, puis à transposer cette même méthode dans la sphère internationale. La fin de l’état de guerre de chaque Etat contre les autres y aurait été scellée par un contrat associatif analogue, en vertu duquel les princes se seraient soumis à une autorité collective. Cette transposition avait trouvé une expression accomplie, entre la fin du xviie siècle et le début du xviiie, dans des plans tels que celui du quaker William Penn, rapidement tombé dans l’oubli6, et celui de l’abbé de Saint-Pierre, promis en revanche à une grande popularité, notamment dans la version abrégée qu’en ferait par la suite Rousseau7. Il s’agissait dans les deux cas de convier les princes de l’Europe à former une « diète » ou un « sénat » souverain. Ils y seraient tous représentés, soit proportionnellement à leurs possessions (chez Penn), soit sur un pied de parité (chez Saint-Pierre), et lui délégueraient le pouvoir suprême dans certains domaines : ce sénat trancherait leurs litiges à la majorité des voix, et garantirait l’exécution de ses verdicts par une force irrésistible – celle de la société dans son ensemble. Il maintiendrait ainsi la paix entre les Etats européens de la même manière que le gouvernement de chaque Etat la maintenait entre ses propres sujets.
6Tant que les Etats et le grand conseil demeuraient tels que Saint-Pierre les imaginait, respectivement la propriété de leurs princes et l’assemblée de ces princes ou de leurs plénipotentiaires, le seul problème consistait à persuader les souverains, à les persuader tous en même temps, qu’ils avaient avantage à abandonner une partie de cette souveraineté – la faculté de juger leurs propres causes – contre la paix permanente : c’est, en effet, à cette œuvre de catéchèse politique que le bon abbé consacrait l’essentiel de son argumentaire. Certes, en pratique l’orgueil et la stupidité des catéchumènes pouvaient rendre la tâche difficile, voire impossible, mais sur le plan conceptuel aucun problème majeur ne se posait. Du côté de la désunion européenne et de la guerre il y avait le malheur de tous, aussi bien les gouvernants que les gouvernés, tandis que du côté de l’unité et de la paix il y avait le bonheur des uns et des autres : les princes vivraient plus en sécurité, leurs sujets vivraient plus longtemps. Il suffisait, pour le comprendre, d’être doté de raison (et de se donner la peine de lire l’abbé).
- 8 Ce qualificatif ne désignait pas à l’époque le contraire de l’Etat gouverné par un roi, mais le con (...)
7Tout change, en revanche, dès que l’on cesse de penser le contrat social en termes hobbesiens, et qu’on le conçoit comme Rousseau le fait, c’est-à-dire comme l’acte fondateur de l’Etat républicain8, le pacte par lequel les particuliers, au lieu de se plier à la servitude, passent de la liberté naturelle (celle des corps physiques isolés et sans lois) à la liberté civile (celle des membres du corps politique, soumis aux lois communes). Si la condition de la seconde consiste en ceci, que les citoyens sont contraints par les seules normes qu’ils se sont eux-mêmes données, alors la souveraineté nationale devient ce bien indivisible et inaliénable dont il est question dans les pages du Contrat social. Dès lors, les républiques ne pourraient entrer dans une union fédérative à la Saint-Pierre qu’au préjudice de la liberté de leurs ressortissants. Car chaque Etat siégeant au conseil suprême risque de se voir dicter par la majorité des autres, et éventuellement de se voir imposer par la force publique, des décisions que son peuple n’aurait pas prises s’il était resté souverain. D’où le dilemme du fédéralisme moderne. L’union politique est bien le seul moyen de pacifier les relations internationales, Rousseau aussi en convient, mais puisqu’elle est contraire à l’autonomie des nations (au sens étymologique du terme), on ne pourra jamais avoir la paix en Europe sans lui sacrifier la liberté, ou vice-versa : il s’agira donc de choisir entre un état de repos international excluant la perspective de la liberté civile, ou la possibilité d’une vie politique libre au sein de la cité, mais dans l’état de guerre permanente entre les différentes cités.
- 9 Aussi avons-nous qualifié cet aspect de la doctrine kantienne d’hétérogénéité des contrats : cf. « (...)
- 10 Cf. par exemple Frédéric Gentz, De la paix perpétuelle, traduit de Über den ewigen Frieden (1800), (...)
8C’est pour échapper à cette alternative diabolique que Kant avait écrit, à la fin du xviiie siècle, son opuscule sur la paix perpétuelle, Zum ewigen Frieden. Il y envisageait un contrat international d’une nature autre que celle du pacte civil : un traité associatif qui, tout en supprimant la guerre – Kant l’appelait fœdus pacificum –, ne créerait point entre les parties de vraie union politique9. Il ne donnerait pas le jour à un Völkerstaat mais à un Völkerbund : une alliance générale ne comportant aucune autorité supérieure aux Etats membres. Voilà qui paraissait concilier paix et liberté. Mais si cette solution résolvait un problème, elle en posait un autre, tout aussi ardu : celui de la garantie de l’état de paix. En l’absence d’une autorité suprême, dépositaire de la puissance coercitive, à qui reviendrait-il d’assurer chaque membre du système contre les infractions éventuelles d’un autre ? A tous les autres agissant de concert, pourrait-on répondre – et les disciples de Kant répondront ainsi. Faute de sécurité publique, le système reposerait sur la sécurité collective, c’est-à-dire sur l’engagement, souscrit par l’ensemble des Etats, de défendre solidairement le droit et la paix. Mais combien un ordre légal est-il fiable, s’il s’appuie sur la seule promesse de ses propres membres ? Il ne l’est nullement, selon les critiques de Kant10. Ne faut-il pas s’attendre, en effet, à ce que chacun, à l’épreuve des faits, agisse ou n’agisse pas suivant son intérêt du moment ? Or, si tout infracteur potentiel pouvait calculer la probabilité, plus ou moins grande, d’une sanction collective, il y aurait peu de différence entre un monde fondé sur le foedus pacificum et l’état de nature. Le dilemme du fédéralisme semblait, en somme, moins surmonté que reformulé : vaut-il mieux opter pour la méthode de pacification la plus efficace, même si elle n’est pas respectueuse de la liberté des peuples, ou pour la méthode qui respecte le mieux leur liberté, même si elle risque de s’avérer peu efficace ?
9Ce n’est pas à répondre à cette question que vise Saint-Simon, mais à la rendre sans objet. A la différence de Kant, il propose une solution réellement intégrationniste (un Völkerstaat), qui pourtant ne léserait en rien, contrairement à l’union de Saint-Pierre, l’autonomie des nations associées.
II. La réorganisation de la société européenne selon Saint-Simon
10Le but, déclare le sous-titre du pamphlet, est de « rassembler les peuples de l’Europe en un seul corps politique », mais en même temps de « conserv[er] à chacun son indépendance nationale ». Comment un Etat entrerait-il dans une véritable union politique, c’est-à-dire pourvue d’une autorité de commandement commune, tout en restant indépendant ? Il y a apparemment là contradiction dans les termes. En réalité, si par rester indépendant on entend que chaque peuple demeurerait la source de toutes les lois qui l’obligent, la conciliation des deux objectifs devient possible. Un exemple à vaste échelle venait d’ailleurs d’en être offert à l’Europe. Saint-Simon fait grand cas, on va le voir, du modèle politique anglais, mais la solution qu’il propose est encore plus redevable à une autre source d’inspiration, pourtant jamais mentionnée dans son texte : la constitution fédérale américaine élaborée à Philadelphie en 1787.
- 11 La présentation de l’équilibre des forces comme un idéal non seulement inopérant mais trompeur, prê (...)
11Un seul corps politique, les nations de l’Europe l’avaient déjà formé dans le passé, affirme Saint-Simon dans son introduction : ce fut le cas au Moyen Age, lorsque le ciment de l’unité était la religion catholique, et l’autorité suprême appartenait au pape et au clergé romain. L’ordre du monde reposait sur la hiérarchie : la cour pontificale régnait sur toutes les autres, elle freinait leurs ambitions et arbitrait leurs différends. L’auteur fait sienne, ici, la vision romantique (et largement imaginaire) de la Chrétienté médiévale comme une monarchie universelle où la fonction impériale n’était pas remplie par l’Empereur mais par le Pontife, dont le pouvoir sur les âmes dépassait celui que les princes séculiers exerçaient sur les corps. C’est pourquoi la réforme religieuse du xvie siècle, en affranchissant de l’emprise papiste les esprits de la moitié des Européens, brisa la cohésion politique du continent en même temps que son unité spirituelle. Le « système des Etats », c’est-à-dire l’agencement moderne de l’Europe, de type pluraliste, était censé se fonder sur un nouveau principe d’ordre, non hiérarchique, consacré par les traités westphaliens et dit équilibre des forces. A son égard, la critique de Saint-Simon est radicale : le balance of power n’a rempli aucune des tâches que ses adeptes avaient cru pouvoir lui attribuer. De toute évidence, il n’a pas assuré la paix ; bien au contraire, il a alimenté et étendu les affrontements. Après la Westphalie, l’Europe a connu des luttes armées assez nombreuses pour en conclure que « la guerre a été [son] état habituel ». Parmi toutes les garanties de paix auxquelles les hommes ont pu penser au cours de l’histoire, l’équilibre s’est avéré la plus illusoire. Au moins a-t-il défendu la pluralité du système international contre le danger de monarchie universelle ? Même pas, puisque la désunion des puissances continentales et leurs inextinguibles rivalités ont permis à l’Angleterre de « tout faire impunément », c’est-à-dire d’établir son hégémonie dans le reste du globe. Aujourd’hui, constate notre auteur, elle exerce sur les mers un empire absolu, domine directement l’Afrique et l’Asie, indirectement l’Amérique du Sud, et tient entre ses mains le commerce mondial11.
12L’« ordre » équilibriste est manifestement un faux ordre, non la paix perpétuelle mais la guerre permanente : un état d’anarchie sanglante dont seuls les Anglais ont tiré profit et qu’il n’y a nul espoir d’amender. Il faut donc en sortir. Et la seule méthode efficace, soutient Saint-Simon, est de rétablir entre les nations européennes, y compris l’Angleterre, l’union qui existait il y a quatre siècles. Il ne s’agit nullement, clarifie-t-il aussitôt, de revenir en arrière et de ressusciter les superstitions d’antan et le pouvoir de l’Eglise catholique, « cette vieille organisation qui fatigue encore l’Europe de ses débris inutiles », mais d’aller dans le sens du progrès et d’élaborer une constitution paneuropéenne moderne, laïque et libérale.
13Quels en seront les principes d’organisation ? Ils font l’objet du premier des trois livres dont se compose l’ouvrage. A la base il y a le postulat selon lequel il faut à l’Europe plus qu’une simple alliance de ses nations ; elle a besoin d’une véritable structure politique fédérative. Dans un congrès ou une diète de gouvernements, même quand tous les participants désirent la paix, chacun essaie de promouvoir ses intérêts particuliers : donc soit l’accord s’avère irréalisable, soit il se fait sur un compromis qui ne correspond que rarement à l’intérêt général, et qui sera soutenu, si nécessaire, par une alliance partielle. La paix des nations, tout comme celle des individus, exige un organe commun dépositaire de l’intérêt européen et nanti d’une force coactive, un pouvoir qui combine les volontés, centralise les actions et garantisse les contrats – bref, « un gouvernement général qui [soit] aux peuples ce que les gouvernements nationaux sont aux individus ». Partant de cet axiome, l’auteur énonce quatre principes. D’abord, le gouvernement général doit être entièrement indépendant par rapport aux gouvernements nationaux. Il doit disposer en particulier – c’est le deuxième principe – d’une puissance propre, dont il soit capable de faire usage de manière autonome. Pour ce qui est de sa composition, il doit être formé d’un type spécial de personnes, portées à mettre l’intérêt commun (européen) au-dessus des intérêts spécifiques (nationaux). Le dernier principe, mais le premier en ordre d’importance, est que le tout et les parties (c’est-à-dire la fédération et les Etats) doivent être homogènes quant à la forme de leurs régimes politiques.
14Quel est le meilleur régime possible pour la nouvelle Europe – aussi bien pour ses nations que pour l’union générale ? C’est le système représentatif. Il a déjà fait ses preuves en Angleterre, la France vient de s’en doter, les autres nations suivront. De même qu’au Moyen Age l’Eglise romaine avait été une oligarchie (théocratique) régissant d’autres oligarchies (féodales), l’Europe de demain devra être un super-Etat parlementaire, composé de seuls Etats parlementaires. L’organisation de l’Etat européen, il suffira de la calquer sur le système anglais. En Grande-Bretagne on a su monter une machinerie institutionnelle exprimant aussi bien les intérêts des différentes strates de la société – c’est le rôle de la chambre des communes – que l’intérêt de l’ensemble national – c’est la tâche du « roi », expression par laquelle Saint-Simon désigne, en fait, non seulement le souverain par droit de succession, « les honneurs sans le pouvoir », mais aussi « le pouvoir sans les honneurs », c’est-à-dire le chef du gouvernement soutenu par la majorité de la chambre. A cette dernière appartient la fonction législative ; le « roi » peut initier les lois ou les bloquer, et exerce la fonction exécutive. Le jeu des deux pouvoirs assure qu’aucune norme ne soit adoptée ni contre l’intérêt général, ni contre la majorité des intérêts sectoriels ; et entre ces deux autorités les Anglais en ont placé une troisième, qui a pour mission de les contenir dans leurs limites respectives – ce « pouvoir modérant » est exercé par la chambre des Lords.
15Si on applique le modèle anglais au continent (ce que l’auteur fait dans la deuxième partie du livre), on pourvoira l’Europe aussi d’un parlement bicaméral. Dans une des chambres seront représentés les peuples, en raison par exemple de quatre députés par million de personnes sachant lire et écrire – supposant qu’il y en ait une soixantaine de millions en tout, la chambre compterait deux cent quarante membres. L’union aura aussi sa chambre des Lords, nommée par le roi ; et bien entendu, elle aura un roi. Saint-Simon se réserve de traiter de sa désignation, de ses attributions, et plus largement du pouvoir exécutif dans un ouvrage ultérieur. Mais il n’y a aucun doute que dans son esprit au monarque héréditaire devait s’ajouter une sorte de roi électif de l’Europe, correspondant au premier ministre britannique.
16Dans le pamphlet d’octobre 1814, écrit dans l’urgence, il se concentre sur le parlement et la fonction législative. La chambre basse incarne, on l’a dit, le principe représentatif à l’échelle européenne. Il s’ensuit qu’en son sein le poids des différentes nations sera inégal : comme Penn et contrairement à Saint-Pierre, Saint-Simon prévoit que chaque Etat y enverra un nombre de délégués proportionnel à sa population (et au niveau d’instruction de celle-ci). Mais ces députés, comment voteront-ils ? Aussi bien chez Saint-Pierre que chez Penn les membres du grand conseil européen s’exprimaient par Etats. Pas ici : ils se détermineront individuellement, en leur âme et conscience, selon l’image que chacun d’eux se fera de l’intérêt général. Ils pourront donc se regrouper, sur tel ou tel sujet, par affinités transversales (philosophiques, politiques ou sociales) plutôt que par allégeances nationales.
- 12 « Les élections de chacun des membres – écrit Saint-Simon – se feront par la corporation à laquelle (...)
17Bien entendu, le principe représentatif ne doit point être confondu avec la règle démocratique. Les deux cents et quelques députés seront élus – et parmi les grands projets fédératifs, celui de Saint-Simon est le premier qui envisage cela. Mais ils ne seront choisis ni au sein du peuple entier, ni par lui. Ce n’est pas seulement que par le mot « peuple » l’auteur entend uniquement la partie alphabétisée de la population européenne d’alors, c’est aussi et surtout qu’à l’intérieur de cette minorité de lettrés, seule une minorité infime de personnes auront la faculté d’élire et d’être élues. La qualité de député européen exige en effet – c’est un des quatre principes – la largeur d’esprit qui permet de voir plus loin que les frontières de son pays : un « patriotisme continental », en somme. Or, ce regard n’est l’apanage que de certaines catégories professionnelles ; quatre groupes, selon Saint-Simon : « les négociants, les savants, les magistrats et les administrateurs ». Les députés seront élus parmi ces gens et par eux : chaque million d’Européens alphabétisés sera représenté par l’industriel ou le commerçant, par le scientifique, par l’homme de loi et par le fonctionnaire public que leurs collègues respectifs auront désignés12. Leurs mandats auront une durée de dix ans.
- 13 Pourront être nommés ceux qui tirent au moins 500 000 francs de rente de leurs terres.
18Les Pairs, en revanche, seront élevés à ce rang par le roi, qui les choisira parmi les membres de l’élite traditionnelle, les grands propriétaires fonciers13. Ils transmettront le titre à leurs héritiers. Avec les députés, ils constitueront le parlement de l’Union, lequel disposera d’un vaste domaine d’action. Il se penchera, en effet, sur toutes les questions d’intérêt général pour la société européenne, à commencer évidemment par le règlement pacifique des différends. Dans les disputes qui pourront surgir entre gouvernements nationaux, il sera le seul juge. Sa principale fonction consistera, en d’autres termes, à bannir la guerre de l’Europe, à y établir et maintenir l’état de paix perpétuelle. Mais il sera aussi souverain dans nombre d’autres domaines :
19– les questions de sécession, qu’il tranchera dans l’intérêt des populations concernées et non dans celui de leurs gouvernements ;
20– les travaux d’utilité générale, tels les canaux Danube-Rhin ou Rhin-Baltique, qu’il promouvra ;
21– l’instruction publique, qu’il supervisera dans l’ensemble de l’Union, et à laquelle il contribuera en rédigeant un « code de morale » à la fois personnelle, nationale et européenne ;
22– les libertés individuelles des citoyens de l’Union, qu’il leur garantira pleinement : la liberté d’opinion en particulier, de même que l’exercice de toutes les religions, mais à condition qu’elles soient compatibles avec le code de morale européen ;
23– les activités extérieures de la fédération, dont il prendra la direction et qui consisteront essentiellement à peupler le globe de la race européenne, supérieure aux autres.
Et pour accomplir ces tâches, il aura le pouvoir de lever directement tous les impôts qu’il jugera nécessaires.
24Le Parlement européen conçu par Saint-Simon jouirait donc de compétences très étendues, à la fois juridictionnelles (il serait le tribunal suprême des Etats) et politiques, sans distinction entre affaires extérieures et internes des membres. Il se mêlerait, en effet, de problèmes relevant de leur domaine le plus réservé – outre les disputes internationales, il pourrait trancher les litiges entre un gouvernement et une partie de son peuple (une minorité nationale), au profit de cette dernière. Sous la responsabilité de cet aréopage, l’Europe pacifiée aurait non seulement une politique étrangère commune (une PESC ante litteram), mais aussi une politique commune en matière de grands travaux et d’éducation – domaine crucial, ce dernier, pour œuvrer à l’enracinement de la solidarité continentale dans l’esprit des Européens. Le Parlement serait, en outre, le garant des libertés partout en Europe. Financièrement, il n’aurait pas besoin de compter sur le bon vouloir des Etats membres, car il serait maître de son budget et ne dépendrait pas de leurs rétrocessions.
25Quand et comment une réorganisation si profonde deviendra réalisable ? Elle l’est dès aujourd’hui, proclame Saint-Simon. Les « moyens de l’union », dont traite la troisième et dernière partie du livre, résident à ses yeux dans l’association immédiate des deux nations qui bénéficient déjà du régime parlementaire, et qui se trouvent être les deux plus grandes puissances européennes : la Grande-Bretagne et la France. Il faut commencer par là, sans attendre le moment où les autres pays seront tous assez éclairés pour se donner à leur tour des constitutions représentatives. Ce moment viendrait, tôt ou tard, mais dans l’intervalle qui sait combien de guerres pourraient encore affliger l’Europe. On en fera l’économie en établissant d’ores et déjà les institutions fédérales dans sa partie la plus avancée. Le couple franco-anglais opérera ensuite, avec la formidable puissance de ses deux moteurs combinés, à ce que les autres peuples accèdent le plus tôt possible à l’Union, et les y accueillera les uns après les autres, en adaptant chaque fois les organes communs.
26Mais pourquoi la Grande-Bretagne et la France devraient-elles préférer l’association à leur vieille rivalité ? Parce qu’elles y ont plus que jamais intérêt, comme Saint-Simon s’escrime à leur démontrer. Toutes les deux sont menacées d’une révolution, due à l’orgueil national dans le cas de la France, à la dette nationale dans celui de la Grande-Bretagne – trop humiliée l’une par le traité de paix, trop alourdie l’autre par plus de vingt ans de guerre. Cette révolution, elles ne peuvent la prévenir qu’en se soutenant mutuellement au moyen d’une union qui soulagerait les finances anglaises (les deux pays feraient caisse commune) et soignerait l’amour-propre blessé des Français. Et qui, par la suite, mettrait fin aux malheurs de tous les Européens.
27L’attrait de l’opération était quand même plus évident pour la France, fraîchement défaite, que pour la Grande-Bretagne, parvenue au faîte de la puissance. Aussi Saint-Simon envisageait-il de faire entorse, dans un premier temps, au principe de proportionnalité et d’attribuer à l’Angleterre, doyenne du parlementarisme, le double de députés qu’à la France (huit par million au lieu de quatre). La phase suivante s’ouvrirait avec l’adhésion du troisième grand partenaire, l’ancien empire allemand ; Saint-Simon la prévoyait rapide, car en Allemagne aussi se préparait une grande et nécessaire révolution, qui y serait libérale et nationale (c’est-à-dire unificatrice), et que l’entrée dans l’Union permettrait de canaliser.
III. L’originalité du plan de Saint-Simon
- 14 Novalis, Die Christenheit oder Europa (1799). Cet écrit a été reproduit par Jean-Pierre Faye dans L (...)
28En résumé, l’auteur de ces propositions (a) présente le Moyen Age comme une époque de paix par l’union, et d’union par la soumission de tous à un même supérieur hiérarchique ; (b) dépeint l’âge moderne comme une phase de désunion et de guerre ; (c) prêche l’avènement d’une nouvelle ère de paix par l’union, mais sans qu’aucune nation ne se soumette à une autre. Il emprunte aux romantiques à la Novalis la vision de l’Europe médiévale comme un « empire de la foi », que l’obéissance au pontife romain aurait assemblé politiquement pendant sept cents ans et que le schisme religieux serait venu désorganiser au xvie siècle ; mais la suite de son discours est aussi éloignée que possible de leur spiritualisme brumeux et de leur vague néo-guelfisme : loin de voir le salut, comme le poète allemand, dans une renaissance chrétienne restituant à l’Eglise « son ancienne mission pacificatrice »14, il présente un projet parfaitement rationaliste, consistant en une grande opération d’ingénierie institutionnelle, de nature à la fois politique et systémique. La « réorganisation de la société européenne » doit se faire, en effet, à deux niveaux, celui de la société civile – un changement général du régime interne des Etats – et celui de la société internationale – une réforme radicale du système des rapports entre les Etats. Cette réforme consiste dans leur union au sein d’une macro-entité fédérative.
29Saint-Simon n’est point le pionnier du fédéralisme européen, on l’a vu : ce n’est pas la première fois qu’un plan de paix perpétuelle prévoit la création par les Etats d’un organe directeur commun, doté dans sa sphère d’activité de pouvoirs souverains, prenant ses décisions à la majorité des voix et pouvant, au besoin, les imposer par la force aux récalcitrants. Certes, Saint-Simon élargit le champ de compétence de cet organe plus que ses prédécesseurs, qui le bornaient d’ordinaire à la solution des litiges entre les membres de l’union – sans doute estime-t-il que la fonction pacificatrice s’exerce, certes, en arbitrant entre les intérêts conflictuels, mais aussi en organisant les intérêts communs.
30Sur d’autres points encore il se différencie de ses devanciers, et nous paraît plus actuel ou meilleur prophète qu’eux. Il relie, par exemple, la construction de l’Europe aux forces sociales, et accorde de l’importance non seulement aux intérêts des princes et des gouvernants, comme Saint-Pierre, mais aussi à ceux des certaines couches émergentes, notamment les industriels et les commerçants. Il imagine une monnaie et une banque communes. Il pressent, par ailleurs, que l’union paneuropéenne ne se fera pas de manière instantanée : point de grand soir, donnant naissance d’un seul coup à la société nouvelle ; celle-ci se construira progressivement, par élargissements successifs d’un noyau originaire – lequel exercera sur les outsiders un pouvoir d’attraction proportionnel à sa masse, donc de plus en plus fort, et les incitera à mettre leur régime politique à l’unisson des institutions de l’union.
31Mais l’aspect essentiel de sa contribution concerne, précisément, la forme des institutions européennes ; tout le reste paraît secondaire en comparaison. C’est là que Saint-Simon innove vraiment, c’est par là qu’il surmonte le problème du fédéralisme, l’opposition entre paix (internationale) et liberté (civile). Kant déjà avait voulu les poursuivre en même temps : il avait prêché le républicanisme à tous les Etats (c’est le premier de ses trois « articles définitifs de paix perpétuelle »), et afin de préserver la liberté générale ainsi établie, il leur avait prescrit d’instituer entre eux une société purement confédérative (c’est le deuxième article définitif). Saint-Simon imagine, comme Kant, une Europe faite de seuls Etats républicains, mais propose qu’ils s’unissent dans une fédération qui serait, à son tour, organisée comme une république. Telle est l’idée neuve, telle est la solution du dilemme : des institutions représentatives à la fois pour les parties et pour le tout. Le programme kantien – la paix dans la liberté – serait ainsi rempli, mais avec, en prime, une garantie bien plus efficace que celle du fœdus pacificum : la garantie d’un gouvernement commun.
32Les Etats auront donc chacun leur parlement, et l’Union en aura un aussi. Sous cet aspect, Saint-Simon importe en Europe le modèle de la constitution américaine de 1787. Comme les Américains, les Européens seront titulaires d’une double souveraineté : une souveraineté civile, limitée par les frontières des différents Etats et s’exprimant dans les assemblées législatives nationales, et une autre paneuropéenne, qui s’appliquera aux questions d’intérêt commun (extérieures et internes) et s’exprimera dans le parlement continental. Dès lors, une loi européenne ne saurait mettre en cause plus qu’une loi nationale la liberté des citoyens d’une république fédérée, car ces gens seraient aussi à l’origine de la première, en qualité de membres d’un corps politique plus vaste – le peuple de l’Europe. Autrement dit, chaque Européen serait toujours son propre législateur, le coauteur de toutes les normes qui l’obligent (que ce soit au niveau local ou général). Telle est la différence fondamentale avec une union d’Etats à la Saint-Pierre, au sein de laquelle une nation pouvait se voir imposer la volonté d’une majorité à laquelle elle était étrangère.
33Seulement, pour que cette réforme fût praticable, pour que cette double citoyenneté pût être instituée au bénéfice des habitants de l’Europe, il aurait dû y avoir à sa base un peuple européen, comme il y avait eu, au moment de la convention de Philadelphie, un peuple américain à la base de la constitution des Etats-Unis ; tel n’étant pas le cas en 1814, il aurait fallu attendre patiemment son apparition. Qu’à cela ne tienne. Le peuple européen existe déjà, déclare Saint-Simon : il est constitué par ces catégories de la population qui, du fait de leurs activités, ont en vue l’intérêt général autant et plus que les intérêts nationaux. Ces groupes socioprofessionnels peuvent former l’embryon du corps politique de l’Europe, une avant-garde que le fonctionnement de l’Union et sa pédagogie vont progressivement développer et renforcer.
34Ainsi en plein romantisme, parmi des voix qui affirment hautement la spécificité des nations, l’irréductible particularité de leurs génies, Saint-Simon s’invente une nation européenne, quoique restreinte à certains secteurs de la société : une « grande nation » qui pour l’instant n’existe qu’en miniature. Les chambres basses des différents Etats seront élues directement par les peuples respectifs. La chambre de l’Europe ne pourrait pas l’être, car chez les peuples on ne trouve pas assez de « patriotisme élargi » : elle sera donc aussi bien formée qu’élue par la minuscule minorité de « citoyens de l’Europe », c’est-à-dire par les seules personnes qui aient déjà l’esprit assez large pour ne pas s’arrêter aux limites nationales. Mais cette constitution est manifestement destinée à évoluer, car la diffusion du patriotisme continental résultera de l’existence et de l’activité des institutions communes.
35La chambre des députés ne sera pas seulement supérieure aux nations, elle sera aussi autre chose que leur addition. Contrairement aux diètes des plans fédératifs précédents, qui étaient toutes intergouvernementales, ce sera un organe transnational (fonctionnant comme le fait aujourd’hui le parlement de l’UE, mais avec beaucoup plus de pouvoirs que lui). Chez Saint-Pierre ou chez Penn les membres du grand conseil votaient par pays, chaque Etat y disposait en somme d’une quantité donnée de voix (une ou plusieurs) : dans de telles institutions, la majorité ne représentait que la coalition d’un certain nombre d’intérêts nationaux compatibles entre eux, et opposés aux intérêts des pays mis en minorité. Dans le parlement de Saint-Simon, en revanche, on vote et on se regroupe comme on veut, la majorité correspond donc à la vision du bien général que se sont formée la plus grande partie des députés. L’« intérêt européen », en somme, n’est pas à chaque fois le compromis entre les intérêts particuliers en présence, tel qu’il résulte d’une coïncidence conjoncturelle ou des négociations diplomatiques menées par les Etats.
36On pourrait reprocher, en fait, à un plan comme celui de notre auteur d’accorder trop peu de place aux Etats en tant que tels. A cet égard, il ne suit pas l’exemple d’outre-Atlantique. Le bicaméralisme américain visait à combiner la représentation du peuple de l’Union et celle des Etats membres, en confiant l’une à une des deux assemblées fédérales, et l’autre à l’autre. La chambre haute de l’Europe, en revanche, est calquée sur la chambre des Lords anglaise et ne représente, de ce fait, que la vieille aristocratie terrienne. Au cours du xixe siècle, certains épigones de Saint-Simon voudront rééquilibrer son architecture institutionnelle en adoptant in toto le modèle américain, c’est-à-dire en remplaçant la chambre des Pairs par une chambre des Etats d’Europe, analogue au Sénat des Etats-Unis (ou au conseil des Etats prévu dans la constitution suisse de 1848).
- 15 Les plans fédératifs des siècles précédents invoquaient souvent l’union de l’Europe pour mieux rési (...)
37Pour en rester aux critiques que le projet était susceptible de soulever, on lui a reproché une démarche qui, n’étant pas universaliste, ne pouvait guère être vraiment pacifiste. Ne faut-il pas y voir un simple plan d’organisation régionale qui, s’il vise la paix, ne la recherche que dans un seul continent, et peut-être pas comme une fin mais comme un moyen pour renforcer cette partie du monde par rapport aux autres ? En réalité, rien dans l’écrit de Saint-Simon ne laisse transparaître l’intention de coaliser l’Europe face à des compétiteurs externes, d’ailleurs inexistants à l’époque – les anciens ne faisaient plus peur, les nouveaux pas encore15. Et rien n’y exclut qu’à l’avenir une ou plusieurs républiques extra-européennes puissent se joindre à l’Union en tant que membres à part entière. Il est vrai, cependant, que la paix de Saint-Simon n’est pas universelle. Il y a bien un fossé, moins entre l’Europe et le reste du monde qu’entre les « peuples civilisés » et ceux qui ne le sont pas. Une des tâches de l’Union devrait consister, en effet, à favoriser la colonisation des contrées arriérées. Comme Kant, Saint-Simon énonce deux articles séparés de paix permanente, l’un relatif au droit civil des Etats et l’autre au droit fédéral européen, mais contrairement à Kant il ne leur ajoute pas de troisième article, qui établirait un « droit cosmopolitique » interdisant aux Européens d’imposer leur présence et leur commerce aux peuples dits sauvages.
38Brille par son absence, enfin, toute disposition précise sur la force dont les institutions fédérales disposeraient, cette « force capable de réprimer l’ambition des peuples et des rois ». A ce propos Saint-Simon ne parle, en passant, que du poids de l’opinion publique et de l’importance de l’éduquer. Mais il est évident qu’il ne pouvait pas s’en satisfaire et qu’il se réservait de revenir sur le sujet dans le volume suivant, où il serait question du « roi » et du pouvoir exécutif. Ce second tome ne devait jamais voir le jour, sans doute parce que les responsables européens en général, et en particulier les Anglais et les Français, allaient cruellement décevoir les espoirs de l’auteur.
- 16 Ce qui ne signifie pas que tous les participants au congrès de Vienne mirent leur confiance, pour a (...)
- 17 Cf. à ce sujet Bruno Arcidiacono, « Les projets de réorganisation du système international au xixe (...)
39« Ecrit pour être utile », le plan de Saint-Simon n’eut, en effet, pas plus d’impact sur ses destinataires directs, les hommes d’Etat à peine sortis des guerres napoléoniennes, que les propositions de Saint-Pierre n’en avaient eu un siècle auparavant sur les leurs, les princes à peine sortis des guerres de Louis XIV16. Mais il influença durablement la pensée internationaliste, ou en tout cas en anticipa l’évolution. Le courant de cette pensée dont nous nous sommes occupés ici, celui qui préconise une association générale des Etats, se divisera au cours du xixe siècle en deux sous-écoles17. L’une pourrait être qualifiée de « kantienne », puisqu’elle épousera l’idée d’une confédération d’Etats souverains et demeurant tels – idée qui se va matérialiser en 1919 dans la Société des Nations. L’autre école, en revanche, sera franchement fédéraliste : aucune union, plaidera-t-elle, ne peut se passer d’une autorité supranationale, c’est-à-dire d’un gouvernement commun supérieur aux Etats membres. Et cette mouvance, il ne serait pas incongru de l’appeler « saint-simonienne », car après 1814 les projets d’unification européenne adopteront en grand nombre à la fois le principe représentatif (qu’ils interpréteront, avec le temps, plus démocratiquement que Saint-Simon) et le principe transnational. C’est dire que dans ces plans au moins un des organes essentiels de l’Union sera formé de députés élus par les peuples, et que ces députés seront censés exprimer les intérêts de leurs électeurs et non ceux de leurs gouvernements.
40De même que Saint-Simon, en somme, avait retenu des fédéralistes précédents l’idée fondamentale selon laquelle la paix de l’Europe ne peut être le produit ni d’une monarchie universelle, ni d’une simple alliance d’Etats, mais exige une république d’Etats, les fédéralistes qui suivront Saint-Simon vont retenir de lui l’idée fondamentale selon laquelle pareille construction doit se configurer non seulement comme la république des Etats d’Europe, mais aussi comme la république des Européens. A ce compte, dans l’UE actuelle notre auteur verrait, assurément, moins la réalisation de son rêve qu’un premier pas, timide, dans cette direction, au mieux, et au pire une pure et simple usurpation du terme union.
Notes
1 Claude Henri de Rouvroy (1760-1825), comte de Saint-Simon et lointain cousin du grand mémorialiste, le duc du même nom, était un réformateur social qui se fit l’apôtre de l’industrialisme, de la révolution scientifique et technologique, du positivisme, et qui dessina une sorte de proto-socialisme technocratique. Il eut comme secrétaires et collaborateurs d’abord Thierry, le futur historien du Moyen Age, puis Auguste Comte, et à sa mort il laissa derrière lui un groupe d’adeptes, les « saint-simoniens », unis en une secte quasi religieuse.
2 De la réorganisation de la société européenne, ou de la nécessité et des moyens de rassembler les peuples de l’Europe en un seul corps politique, en conservant à chacun son indépendance nationale. Par M. le comte de Saint-Simon, et par A. Thierry, son élève. A Paris, chez Adrien Egron, 8bre 1814, p. 112.
3 Cf. par exemple Derek Heater, The Idea of European Unity, Leicester, Leicester UP, 1992, ch. 5 ; Heikki Mikkeli, Europa. Storia di un’idea e di un’identità, Bologna, Il Mulino, 2002, pp. 72-73 ; Cornelius F. Murphy, The Search for World Order, Dordrecht, M. Nijhoff, 1985, pp. 76-79 ; Françoise Fichet, « Réorganisation de la société européenne selon Saint-Simon », in M. Madonna Desbazeille (éd.), L’Europe, naissance d’une utopie ?, Paris, L’Harmattan, 1996, pp. 155-163.
4 Dante Alighieri, De Monarchia, livre I, ch. 16, § 4.
5 Cf. sa « Consultatio de bello Turcis inferendo », in Erika Rummel (ed.), The Erasmus Reader, Toronto, University of Toronto Press, 1990, p. 332.
6 De Penn, le fondateur de la Pennsylvanie, cf. l’Essai d’un Projet pour rendre la Paix de l’Europe solide et durable, par l’établissement d’une Diète générale composée des Députez de tous les Princes et Etats Souverains (1693), York, Ebor Press, 1986.
7 Charles-Irénée Castel, abbé de Saint-Pierre, Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, Utrecht, Antoine Schouten, 1713 pour les deux premiers tomes, 1717 pour le troisième. En 1761, Rousseau en fit paraître un résumé sous le titre Extrait du projet de paix perpétuelle de Monsieur l’abbé de Saint-Pierre ; cf. ses Œuvres complètes, tome III, Paris, Gallimard, 1964, pp. 563-589.
8 Ce qualificatif ne désignait pas à l’époque le contraire de l’Etat gouverné par un roi, mais le contraire de l’Etat livré au pouvoir arbitraire d’un despote.
9 Aussi avons-nous qualifié cet aspect de la doctrine kantienne d’hétérogénéité des contrats : cf. « “Non par la guerre, à la manière des sauvages” : Kant et l’avènement de l’état de droit entre les nations », Revue d’histoire du droit international, VIII, 1, 2006, pp. 39-89 (en particulier p. 60).
10 Cf. par exemple Frédéric Gentz, De la paix perpétuelle, traduit de Über den ewigen Frieden (1800), Paris, Centre de philosophie du droit, Librairie Duchemin, 1997, p. 65.
11 La présentation de l’équilibre des forces comme un idéal non seulement inopérant mais trompeur, prêché à l’Europe par les Anglais pour favoriser et couvrir leur quête de l’hégémonie planétaire, était un thème courant chez les auteurs français depuis le xviiie siècle, et avait été particulièrement développé par la propagande napoléonienne. La différence est que cette dernière appelait les continentaux à se liguer contre la Grande-Bretagne, alors que Saint-Simon, on va le voir, les invitera à s’unir avec elle.
12 « Les élections de chacun des membres – écrit Saint-Simon – se feront par la corporation à laquelle il appartiendra » (p. 54). Cet aspect de son plan est resté obscur pour certains commentateurs. Il n’y a rien chez lui qui ressemble à « une sorte de suffrage universel » à l’échelle européenne (Fichet, op. cit., p. 160).
13 Pourront être nommés ceux qui tirent au moins 500 000 francs de rente de leurs terres.
14 Novalis, Die Christenheit oder Europa (1799). Cet écrit a été reproduit par Jean-Pierre Faye dans L’Europe une. Les philosophes et l’Europe, Paris, Gallimard, 1992, pp. 169-193.
15 Les plans fédératifs des siècles précédents invoquaient souvent l’union de l’Europe pour mieux résister au Turc ; ceux de la seconde moitié du xixe siècle la préconiseront, parfois, pour faire face à la montée en puissance des Etats-Unis d’Amérique.
16 Ce qui ne signifie pas que tous les participants au congrès de Vienne mirent leur confiance, pour assurer le nouvel ordre, dans le principe de l’équilibre des forces, comme on le lit très souvent : simplement, ils préférèrent à la solution saint-simonienne, fédérative, d’autres méthodes de rénovation des relations internationales.
17 Cf. à ce sujet Bruno Arcidiacono, « Les projets de réorganisation du système international au xixe siècle (1871-1914) », Relations internationales, no 123, automne 2005, pp. 11-24.
Notes de fin
1 Bruno Arcidiacono est Professeur à l’IHEID, Genève.
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