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Construire l’Europe

 | 
Andre Liebich
, 
Basil Germond

Aux origines de l'Union européenne

Préfiguration de l’Union européenne : l’Europe des marchands au temps de la Renaissance

Jean-François Bergier

Note de l’auteur

Note portant sur l’auteur1

Texte intégral

1Le débat sur l’Union européenne, son architecture, ses limites, bat son plein. Depuis les années 1990, avec la chute symbolique du Mur de Berlin et l’effondrement de l’empire soviétique, il a pris une nouvelle dimension puisque l’espace européen tel que l’avait dessiné l’histoire était en quelque sorte rendu à lui-même. Dans le même temps, et en grande partie pour les mêmes raisons, s’est engagé un autre débat plus général sur la globalisation, sur le « néo-libéralisme », leurs bienfaits et leurs méfaits. Deux débats donc, étroitement imbriqués l’un dans l’autre et dès lors indissociables.

2Pour en comprendre les enjeux complexes et en préparer l’issue à long terme, il semble naturel de s’interroger sur le passé et de s’en inspirer. L’Europe a-t-elle connu jadis déjà des formes d’union sous quelque forme que ce soit ? La mondialisation date-t-elle des années 1980 du siècle passé, comme le soutiennent les économistes en général et quelques historiens aussi, ou plonge-t-elle ses racines dans un passé sensiblement plus ancien ? Les principes du néo-libéralisme, loi du marché et libre concurrence, ont-ils en d’autres temps été les moteurs de la croissance ?

3C’est autour de ces interrogations que je voudrais rappeler ici quelques réalités et proposer quelques lignes de réflexion. Celles-ci, me semble-t-il, sont trop peu prises en considération dans les discussions actuelles. S’il y est fait référence au passé, c’est le plus souvent d’une histoire trop courte qu’il est question, celle des cinquante ou soixante dernières années, depuis la Seconde Guerre mondiale puisque c’est sa tragédie qui a inspiré l’action des fondateurs du mouvement européen. Or, c’est dans la longue durée que les phénomènes de cette importance méritent d’être considérés.

4Il est vrai que sont souvent évoqués aujourd’hui les « projets d’Europe » qui émaillent les siècles, de Charlemagne à Jean Monnet, en passant par cet autre Pierre du Bois, de Normandie celui-là, obscur fonctionnaire de Philipe le Bel, mais prophète au seuil du xive siècle d’une « confédération européenne » qui devait séduire assez un Denis de Rougemont ; par le roi de Bohême Georges Podiebrad et sa « conférence des princes chrétiens » ; par le « grand dessein » d’Henri IV mis en forme par son ministre Sully ; par l’abbé de Saint-Pierre, Montesquieu, Rousseau et même Marx. Mais il ne s’agit (Charlemagne excepté) que d’utopies, que d’idées sans assises concrètes et donc sans suites, dont les plus sincères tendaient à la résolution des conflits, les plus sournoises à l’assise d’un pouvoir. Ces plus ou moins pieux desseins sans effets sont égrenés comme un chapelet pour démontrer a contrario grandeur et solidité des nouveaux desseins d’après 1945 qui conduisirent à la CECA, au Marché Commun, à l’Union européenne, à la monnaie commune. Or, ces institutions récentes se fondent avant tout sur la mise en commun par les Européens de leurs intérêts économiques : une dimension complètement ignorée des rêves européens d’antan ; mais qui renoue en revanche avec une réalité très tangible d’un passé relativement lointain mais bien connu des historiens des économies préindustrielles : l’Europe des marchands au temps de la Renaissance.

I. La république des marchands

5Le concept de « Renaissance » ne s’applique pas seulement à un âge privilégié dans l’histoire de l’art et des lettres, mais aussi depuis Michelet et Jakob Burckardt, à une époque qui a transformé ou renouvelé à peu près tous les champs de l’activité humaine, en Europe méridionale et occidentale dans un premier temps. Une époque tourmentée, entre le xiiie et le xvie siècle, qui marque l’articulation entre ce que nos manuels appellent le « Moyen Age » et la modernité. Les sociétés et les économies y sont en mutation, lente mais profonde.

6Ce temps a été précédé, depuis la fin du xe siècle, par une croissance continue de la population : elle a doublé en trois siècles, inégalement bien sûr. L’Italie du nord et du centre ainsi que la région entre Seine et Rhin en ont profité le plus ; à un moindre degré le Midi de la France, le plateau suisse, l’Allemagne du sud. Il en est résulté un essor urbain, développement ou fondation de nombreuses villes où viennent s’abriter clercs et fonctionnaires mais surtout un artisanat très actif dans toutes sortes de production (textiles, métaux, métiers de la construction, etc.). C’est toute une « classe moyenne » qui émerge, qu’il faut ravitailler, par les campagnes environnantes : la ville devient un marché, un lieu d’échange, sur lequel s’activent des intermédiaires. De plus, ces « bourgeois » ne se contentent plus des biens de première nécessité qu’ils reçoivent de la périphérie proche. Ils ont besoin des matières premières que requiert leur savoir-faire, et celles-ci ne sont souvent pas disponibles dans leur environnement. Et ils aspirent à devenir consommateurs de biens de luxe ou de haute qualité qui ne sont pas produits sur place. C’est l’affaire des marchands que de les leur procurer. Des marchands, il y en avait toujours eu, dont le rayon d’action pouvait être très étendu : des Levantins et des Juifs importaient vers l’Occident les produits d’Orient, la soie (travaillée en Italie), quelques épices. Mais une clientèle très fermée et restreinte de princes et de grands seigneurs laïcs et ecclésiastiques en limitait le nombre et l’influence. Dès lors que cette clientèle vint à gonfler, les marchands se multiplièrent ; ils prirent une place importante dans la société urbaine ; et surtout, ils furent obligés de s’organiser pour répondre de manière rationnelle – et profitable – à la demande croissante. Il s’agissait pour eux de rendre aussi fluide et sûre que possible la communication entre producteurs et consommateurs, si éloignés fussent-ils les uns des autres.

7Très tôt (xiie et xiiie siècle), l’organisation commerciale mérite d’être qualifiée d’« internationale », et ce n’est pas un anachronisme. Car, à l’instar des Universités, les marchands de même origine, comme les étudiants, se regroupent sur les grands marchés en « nations », avec statuts et hiérarchie, qui négocient avec leurs partenaires d’autres « nations » les règles du jeu des échanges. Ces règles tendent d’une part à abaisser autant que faire se peut le coût des transactions ; et d’autre part à garantir la sécurité de celles-ci. Deux critères qui se recoupent d’ailleurs largement.

8Pour les satisfaire, les marchands – ou tout au moins l’élite d’entre eux – prirent peu à peu l’habitude de se rencontrer à dates fixes en un ou plusieurs lieux où ils puissent, en toute liberté et en toute confiance, échanger les biens qu’ils auront amenés là, en discuter le prix et les modalités de règlement. Ce sont les foires. Pour remplir leur fonction, les places de foire doivent correspondre à plusieurs critères. Elles doivent être commodément accessibles aux marchands provenant d’horizons très divers : d’Italie, des Flandres, d’Angleterre, d’Allemagne, plus tard d’Espagne aussi. Elles doivent être pourvues de privilèges, notamment fiscaux (allégement ou exonération des taxes de toutes sortes, péages surtout). Elles doivent être sécurisées par une police et par des instances judiciaires qualifiées. Elles doivent disposer d’une infrastructure : halles abritées, entrepôts, facilités d’hébergement pour hommes et bêtes et leur ravitaillement ; mais aussi des espaces de loisirs, tavernes ou bordels.

  • 1 Un autre réseau, au nord, est constitué par les villes de la Hanse : une ligue commerciale de plusi (...)

9Nous connaissons assez mal l’origine des grandes foires. Toutes semblent bien s’être greffées sur des marchés locaux ou régionaux anciens, tenues régulièrement, en général quatre fois l’an, à l’occasion de fêtes religieuses qui rassemblaient les habitants d’un diocèse autour de leur cathédrale. Mais les exigences qui viennent d’être évoquées rendent compte de la géographie des foires, changeante au gré de la conjoncture économique comme des conditions politiques. Toutes se situent sur un axe Mer du Nord-Italie : Bruges (au xvie remplacée par Anvers), la Champagne (Troyes, Provins, Lagny et Bar s/Aube en alternance), Chalon s/Saône, Genève (dès le xiiie siècle, concurrencée par Lyon dans le dernier tiers du xve siècle). Toutes aussi ont pour théâtre des cités de moyenne ou faible importance : ce n’est pas un hasard1.

10Car le choix des places de foire appartient bien à cette république des marchands constituée par l’ensemble de leurs « nations » mais où dominent clairement, jusqu’au xvie siècle, les Italiens. Elle en change si des conditions plus avantageuses lui sont offertes ailleurs, mais de loin en loin seulement : la stabilité du système, la continuité des habitudes prises sont un facteur de succès. Mais celui-ci dépend aussi du caractère institutionnel des foires, c’est-à-dire de la connivence des marchands qui les fréquentent avec les pouvoirs qui s’exercent sur la place et sur les accès à celle-ci. Il s’agit du pouvoir local, municipal, qui assure l’infrastructure et la sécurité des lieux. Et tout autant du pouvoir du Prince exerçant sa souveraineté dans la région et qui, seul, peut accorder les indispensables privilèges ; mais qui retire aussi un profit non négligeable de la tenue régulière des foires. C’est pourquoi les marchands semblent avoir donné la préférence à des places qui dépendaient de seigneurs certes très fiables, comme les comtes de Champagne, ceux de Savoie ou le prince-évêque de Genève, mais moins puissants que le roi de France. D’autre part, les grandes villes (Paris ou Lyon) ne voyaient pas favorablement la tenue dans leurs murs de grandes foires qui auraient pu porter préjudice à leur propre corps de marchands.

11Il me paraît important de souligner que cette Europe des marchands résulte d’une stratégie où pouvoir économique et pouvoir politique sont étroitement associés et s’équilibrent afin de satisfaire les besoins de tous au meilleur coût possible. Et que le système des foires qu’elle a institué dessine une première géographie cohérente de l’Europe.

II. Coûts et payements

12Or, le coût des transactions restait élevé, freinant l’expansion commerciale. Les frais de transport surtout l’alourdissaient. La voie maritime pouvait paraître moins chère – ce n’est pourtant que vers 1300 que les techniques de construction navale et de navigation permettent une liaison régulière, par Gibraltar, entre Méditerranée et mer du Nord. Même alors, cette voie présente trois inconvénients majeurs : elle n’est pas sûre (naufrages, pirates), ce qui conduit à conclure des contrats d’assurance maritime à prime élevée (autour de 10 % de la valeur des marchandises concernées) ; elle est lente, ce qui immobilise pour de longs mois le capital investi dans la marchandise ; et nul ne peut évaluer le temps qui s’écoulera jusqu’à destination, un défaut qui ne s’accommode évidemment pas avec le calendrier préétabli et rigoureux des foires. Dans ces conditions, le trafic maritime, jusqu’à la fin du xve siècle, concerne surtout des marchandises pondéreuses mais de relativement faible valeur : sel, matériaux de construction (marbres, granit, briques), laines de qualité moyenne, vins.

13C’est cependant sur d’autres types de biens que reposent les meilleures affaires des grands négociants, les biens de luxe ou de semi-luxe que sont les soieries, les laines de haute qualité (celles d’Angleterre) et les draps sortis des meilleurs ateliers de Flandre ou de Toscane, les armes d’apparat, les œuvres d’art, les métaux précieux ; ou encore les épices de l’Orient. Pour ces marchandises-là, la voie de terre est plus avantageuse. Elle est plus rapide et le marchand peut compter qu’elle parvienne en temps utile, à peu de jours près, à sa destination. Elle est aussi plus sûre ; les primes d’assurance, lorsque de tels contrats sont envisagés, ne dépassent pas 1 ou 2 % de la valeur des biens. Contrairement à une idée reçue, le brigandage de grand chemin est bien moins fréquent que la piraterie en mer ; et s’il y a rumeur de troubles et de guerre sur un itinéraire choisi, il est toujours loisible d’en changer au prix d’un détour de quelques jours. En revanche, la voie terrestre est compliquée car le propriétaire de la marchandise doit traiter avec une succession de voituriers et muletiers locaux, organiser les étapes, s’acquitter des droits de péage qui sont multiples tout au long du parcours ; ces droits sont censés assurer en contrepartie l’entretien des chemins et leur police, mais l’autorité qui les perçoit y voit surtout une source de revenus. Cette voie terrestre est coûteuse, trop coûteuse aux yeux de chaque marchand individuel. Et plus coûteuse encore lorsqu’il s’agit de traverser les Alpes. Il faut s’ingénier à abaisser ces prix. Une solution, sans doute la plus ancienne, consiste à voyager en convois réunissant plusieurs marchands de la même origine pour se rendre aux foires, ce qui réalise une économie d’échelle non négligeable. Une autre solution réside dans la qualité des chemins : au xiiie siècle, c’est-à-dire le temps où les échanges internationaux s’intensifient, l’« université » des marchands de Milan s’entend avec l’évêque de Sion, maître du Valais et du passage du Simplon, pour que ce dernier, moyennant un péage, aménage et entretienne la route, réduisant ainsi le temps de parcours. A la même époque (vers 1230), les marchands italiens et allemands profitent de la viabilité du Saint-Gothard, réalisée, celle-ci, par les éleveurs de la Suisse centrale soucieux d’exporter leur bétail de boucherie vers les gros marchés de consommation des cités de Lombardie et de Vénétie. D’autres accès aux cols, notamment celui du Brenner, ont fait l’objet d’attentions semblables. D’autre part, à partir du xive siècle, les plus grands hommes d’affaires cesseront progressivement d’accompagner eux-mêmes leurs marchandises ; ils entretiendront sur les principales places de foire des bureaux gérés par un « facteur », leur homme de confiance sur place. Et ils viendront à sous-traiter le transport à des entrepreneurs spécialisés – les ancêtres de nos Danzas ou Kuoni – qui vont opérer à l’échelle européenne (xve siècle).

  • 2 Roberto S. Lopez, La révolution commerciale dans l’Europe médiévale, Paris, Aubier, 1974 (traduit d (...)
  • 3 Alain Peyrefitte, La société de confiance. Essai sur les origines et la nature du développement, Pa (...)

14Il y avait cependant un autre obstacle à l’expansion commerciale : celui des règlements financiers, c’est-à-dire les payements en foire. Au début, et selon un usage bien antérieur à la « révolution commerciale »2, les marchands pratiquaient entre eux le troc, complétant la différence éventuelle par des espèces sonnantes et trébuchantes. Mais très vite, cet usage se révéla tout à fait insatisfaisant. Les marchands prirent donc l’habitude de se faire crédit, renvoyant tout ou partie du règlement à l’une des foires suivantes. De la sorte, dès le xiiie siècle, la foire n’est pas seulement un lieu où s’échangent des marchandises, mais une place financière : les payements en foire y occupent une position croissante. La première mention documentée des foires de Genève fait état, en 1262, d’un tel payement. Ce qui suppose de la part des partenaires une large confiance mutuelle. De fait, il apparaît que cet état de confiance a été un moteur essentiel du développement économique et un facteur majeur dans l’émergence d’un univers capitaliste. Telle est en tout cas l’idée proposée, peu d’années avant sa mort, par Alain Peyrefitte dans la thèse de doctorat qu’il soutint sur le tard en Sorbonne3.

15En se développant, d’autre part, le système des foires induisait un volume croissant des transferts de numéraire. Or, il était évidemment malcommode et plus encore risqué de voyager avec de pesantes bourses de pièces d’or et d’argent. A quoi s’ajoutait la grande diversité des monnaies ayant cours et dont la teneur en métal précieux variait constamment : au xive siècle surtout, princes et autres bénéficiaires du droit régalien de frapper monnaie abusèrent de la pratique, fiscalement avantageuse, de déprécier leurs pièces d’or et d’argent. Le chaos monétaire qui en résultait était dommageable aux affaires des marchands. Ceux-ci cherchèrent à tourner ces difficultés. Ils adoptèrent un petit nombre de monnaies de référence (la livre tournois, le florin florentin, le ducat vénitien, la lire génoise) comme monnaie de compte (ou scripturaire), ce qui impliqua d’une part la sophistication des méthodes comptables (comptabilité en partie double, mise au point à Venise, mais dont la diffusion restera lente), et d’autre part un rôle accru des « changeurs » qui exercent leur métier sur un « banc » (c’est-à-dire une table) et sont donc les premiers « banquiers ». L’autre pratique, mise en œuvre dès le xiiie siècle avec, celle-là, un succès rapide, pour éviter les transferts en espèces, fut celle des « lettres de change » : le marchand, mais aussi d’autres voyageurs, se prémunissaient de telles lettres pour un montant donné qu’ils pouvaient encaisser à leur lieu de destination. La technique en était complexe et les règles très strictes. L’émetteur de la lettre était presque toujours un changeur, dont l’opération de crédit fit désormais un financier. Il prenait un risque, compensé par un taux de change surévalué : c’est de cette pratique qu’est issue l’activité bancaire telle que nous la connaissons encore aujourd’hui, avec ses « produits dérivés », tel le « change sec », c’est-à-dire le retour de la lettre à son point de départ mais endossée et par là augmentée des différences entre les taux, sans avoir été payée nulle part. Un instrument hautement spéculatif ; il obligeait les opérateurs à se tenir bien informés en permanence des variations de change sur toutes les places d’Europe. A cette fin, les marchands-banquiers entretinrent dès cette époque des réseaux de correspondances extrêmement denses afin de connaître non seulement les taux de change pratiqués, mais tous les événements (faits ou bruits de guerre ; décès d’un prince ou d’un pape) susceptibles de les influencer.

III. Les Italiens et le court terme

16On l’a vu, les hommes d’affaires italiens dominent l’Europe des marchands. Ce sont eux qui prennent l’initiative des innovations les plus remarquables en matière de techniques commerciales. Ils sont présents partout, sur les grandes places de foire, mais aussi en Bohème et en Pologne, en Angleterre et en Catalogne ; ils maîtrisent la navigation en Méditerranée jusqu’à la prise de Constantinople (1453) par les Turcs et sont ainsi les fournisseurs en Europe de tous les produits d’Orient. A l’inverse, on voit arriver dans les cités de la Péninsule, particulièrement à Venise, des marchands d’Allemagne, des Flandres, de France, du royaume d’Aragon – mais ils ont moins de poids et, sauf exception, maîtrisent mal les outils financiers des Italiens.

  • 4 Jean-François Bergier, « The Resurgence during the Middle Ages : The Confused Dynamics of the Middl (...)

17Mais ces derniers sont loin d’être unis. Une forte rivalité oppose leurs principales cités, Florence contre Sienne et Pise, Gênes contre Venise pour le contrôle des routes de l’Orient. On retrouve d’ailleurs des affrontements analogues entre les places allemandes, Augsbourg et Nuremberg ; aux Pays Bas, Bruges et Anvers ; ou encore entre Lyon et Genève qui se disputent dans la seconde moitié du xve siècle la tenue des foires les plus importantes d’Occident. Cette rivalité entre les Etats-villes ne se traduit pourtant pas par une concurrence individuelle des marchands entre eux : ni entre ceux originaires de la même cité, où règne partout un esprit de corporation et donc de solidarité interne ; ni, en règle générale, entre hommes d’affaires de provenances différentes. Ils ne sont pas si nombreux qu’ils ne se connaissent pour fréquenter ensemble les mêmes foires ; ils ont besoin les uns des autres ; ils doivent pouvoir se faire confiance. Cette absence d’un esprit de concurrence est cependant controversée. J’en ai défendu la thèse, mais elle n’a pas plu aux théoriciens du néo-libéralisme, pour qui la libre concurrence est condition sine qua non de la croissance économique4. Or, ces siècles que nous évoquons ici ont connu une croissance certaine.

18Une croissance, mais traversée, aux xive et xve siècles, de redoutables crises. Des calamités s’abattent sur l’Europe, sur tout l’hémisphère occidental. Des famines d’abord (notamment en 1315-1317), car la productivité de l’agriculture n’a pas suivi la croissance démographique des siècles précédents ; et un changement climatique, un excès de précipitations, compromettent plus souvent des récoltes de toute façon maigres, de sorte que la moindre variation affecte dangereusement les ressources alimentaires. La peste ensuite : son bacille, importé du Turkestan via Constantinople, débarque à Gênes et Marseille à Noël 1347 : il va faire disparaître en moins de deux ans un bon tiers des populations d’Europe ; et l’épidémie continuera d’errer et de tuer sur le continent pendant des décennies, voire des siècles (en fait, jusqu’au début du xviiie siècle). Enfin la guerre, désormais endémique en Europe, plus meurtrière et dévastatrice qu’elle n’avait jamais été auparavant. Ces catastrophes à répétition ont profondément affecté toutes les sociétés européennes, leur mode de vie, leur mentalité, leur spiritualité, leurs structures politiques et économiques. Le niveau démographique de 1300 ne sera rattrapé qu’au xvie siècle, soit plus de deux cents ans plus tard.

19Paradoxalement pourtant, le système commercial, l’Europe des marchands, déjà ébauché avant ces événements, n’a point été démoli, à peine ébranlé ponctuellement, mais à long terme plutôt renforcé. La tenue régulière des foires, par exemple, n’a guère été interrompue que très momentanément, pour une ou deux saisons selon les circonstances. C’est que des sociétés moins nombreuses se partageaient des ressources inchangées, voire accrues. Le manque de main-d’œuvre fit reculer ou disparaître le servage, augmenter les salaires ; de nouvelles couches de la population accédèrent au marché. Des innovations techniques (ou leur diffusion plus rapide) dans la plupart des domaines de production augmentèrent la productivité artisanale et en diversifièrent les produits. Les marchands ne perdirent ainsi ni leur rôle, ni leur importance dans l’économie et la société ; au contraire, ils virent accroître leur influence, aussi sur les régimes institutionnels indispensables à la bonne marche de leurs affaires.

20Avec une réserve pourtant. La précarité de l’existence mise en évidence par les énormes mortalités périodiques affecta la perception du temps long. Les marchands et financiers, comme les autres milieux de décideurs, continuèrent d’agir dans le court ou moyen terme. Ils constituèrent des sociétés commerciales limitées dans le temps, celui d’une expédition maritime, celui de quelques foires, rarement plus de trois ou quatre ans au terme desquels les associés prennent leurs bénéfices et, le cas échéant, les réinvestissent dans une nouvelle entreprise tout aussi éphémère. Les hommes d’affaires italiens en particulier, tels les Médicis au xve siècle, ont été les champions d’un court terme subtilement géré ; ils le resteront plus tard et ce sera, avec d’autres, une cause de leur déclin relatif au xvie siècle. Car alors, l’invention du long terme, et de la concurrence, sera l’initiative des Allemands, Jakob puis Anton Fugger en tête.

21Une autre réserve mérite d’être ici mentionnée, sans nous y attarder. Les plus opulents des marchands sont fournisseurs des cours princières, mais en deviennent aussi les créanciers. Ils en retirent profits directs et indirects (sous forme de privilèges pour leurs affaires). Mais ces opérations sont risquées – à ce long terme qu’on néglige de considérer : les princes sont rarement solvables et le moment vient de la banqueroute. Toutes les dynasties des marchands-banquiers en ont fait tôt ou tard l’expérience, entraînant d’autres confrères dans la déconfiture. Les Médicis à Florence à la fin du xve siècle, les Fugger à Augsbourg après 1560 en sont les exemples les plus considérables.

IV. L’Europe, le Monde

22C’est bien une Europe, leur Europe, que les grands marchands de la Renaissance ont façonnée. L’aventure en fut facilitée, au début, par l’absence de fortes souverainetés exercée sur des territoires étendus, mais cohérents. Au Moyen Age, la souveraineté, limitée par le système féodal et par les privilèges communaux, s’exerce par une multitude de droits éparpillés et entremêlés et non par l’administration d’un espace bien délimité. La notion de frontière n’existe que là où la nature – un fleuve, une chaîne de montagnes – la désigne, ce qui est rarement le cas. Dans ce sens, les voyageurs, dont les marchands, voyagent librement. Cet état de fait change progressivement à partir du xiiie siècle : les Etats territoriaux, centralisés, administrés par les fonctionnaires du Prince, commencent à se constituer. Ce fut d’abord le cas dans le milieu alpin, Provence, Dauphiné, Savoie, Tyrol, duchés d’Autriche. Il fut bientôt suivi par quelques royaumes : Aragon, Castille, France, Angleterre, Scandinavie. Mais dans les jeunes Etats, les marchands s’étaient assuré d’avance une position forte et ils purent empêcher durablement que des politiques protectionnistes ne vinssent entraver leurs affaires : celles que Charles VII et Louis XI tentèrent d’imposer au cours du xve siècle ne connurent guère de succès. Il faut attendre le XVIIe (Colbert) pour voir réussir, très partiellement, des mesures de protection étatique restrictives.

23L’Europe des marchands a-t-elle gagné le Monde ? En d’autres termes, pouvons-nous parler d’une mondialisation en quelque sorte anticipée ? C’est le débat que j’ai évoqué au seuil de cet article. Car la réponse est délicate : elle dépend des critères que l’on retient pour cerner le phénomène. La majeure partie des historiens des économies préindustrielles sont d’accord sur une mondialisation qui s’affirme dès la découverte de l’Amérique et l’exploitation – le pillage – des ressources de celle-ci aux dépens des indigènes qui disparaissent presque entièrement et qui sont alors remplacés (xviie-xixe siècles) par la main-d’œuvre africaine réduite en esclavage. Le trafic triangulaire qui s’instaure entre trois continents est bien un système mondialisé. D’autant plus que l’Afrique contournée, le globe traversé, un contact direct et un trafic animé relient aussi Europe, Afrique et Asie.

24Mais cette conquête des marchés et des ressources d’outre-mer s’est préparée avant. Les progrès de la construction navale, des techniques de navigation (boussole), de la cartographie (perception intellectuelle de l’espace) l’ont rendue possible. D’autre part, des échanges directs ou indirects avec l’Asie existaient depuis longtemps. L’Europe, par ses marchands, y puisait les moyens de satisfaire ses goûts de luxe (soieries, épices) ; elle y trouvait aussi des marchés pour les produits de son artisanat.

25En tenant compte de tous ces éléments, je pense qu’il est permis d’affirmer que l’Europe s’est forgée par la volonté et l’esprit d’initiative de ses marchands, entre les xiiie et xvie siècles. Ce sont eux qui ont donné un premier sens à l’idée d’Europe. Et qu’il est permis de penser que dans le même temps, les économies du Monde ont commencé à s’intégrer : de Marco Polo à Magellan.

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26Les siècles suivants ont freiné la mondialisation, et surtout, ils ont bridé l’Europe des marchands. Ils ne l’ont pourtant point dissoute. Toute l’histoire du continent et, en arrière-plan, celle du globe s’est désormais jouée sur les conflits d’intérêts entre Etats et marchands, sur la quête difficile d’un équilibre entre pouvoir politique et pouvoir économique. C’est de cet équilibre – que les siècles ici considérés avaient réalisé – que dépend la croissance dans la longue durée. L’Union européenne d’aujourd’hui est la résultante de ces développements à la fois lointains et toujours présents. Elle devra s’en inspirer5.

Notes

1 Un autre réseau, au nord, est constitué par les villes de la Hanse : une ligue commerciale de plusieurs cités mais une seule « nation » qui contrôle toute la Baltique et au-delà le trafic des produits de la Russie. La Hanse s’articule sur les grandes foires par la vallée du Rhin.

2 Roberto S. Lopez, La révolution commerciale dans l’Europe médiévale, Paris, Aubier, 1974 (traduit de l’américain).

3 Alain Peyrefitte, La société de confiance. Essai sur les origines et la nature du développement, Paris, Odile Jacob, 1995. Cf. aussi Raymond Bourdon et Pierre Chaunu (dir.), Autour d’Alain Peyrefitte. Valeurs et modernité (colloque international, 15-16 septembre 1995), Paris, Odile Jacob, 1996. La thèse de Peyrefitte, bien sûr, ne concerne pas le seul Moyen Age, mais toute la modernité vécue comme un contraste entre société de confiance et société de défiance.

4 Jean-François Bergier, « The Resurgence during the Middle Ages : The Confused Dynamics of the Middle Ages », in Peter Bernholz, Manfried E. Streit and Roland Vaubel (eds), Political Competition, Innovation and Growth : A Historical Analysis, Berlin, Springer, 1998, pp. 127-140.

5 Cet essai survole un sujet qui a fait l’objet de très nombreux travaux et il eût été vain de les indiquer à chaque fois en bas de page. J’ai rassemblé ici, très arbitrairement, quelques titres parmi les plus significatifs. Hélène Ahrweiber et Maurice Aymard (dir.), Les Européens, Paris, Hermann, 2000 ; Jean-François Bergier, Genève et l’économie européenne de la Renaissance, Paris, SEVPEN, 1963 ; Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, xve-xviiie siècles, tome 2, Les jeux de l’échange, Paris, Armand Colin, 1979 ; Fiere e Mercati nella integrazione delle Economie Europee, secc. XIII-XVIII (a cura di Simonetta Cavaciocchi), Atti della settimana di studi, Instituto internazionale di storia economica F. Datini, Prato, vol. 32, Firenze, Le Monnier, 2001 ; Carlo M. Cipolla, Before the Industrial Revolution : European Society and Economy, 1000-1700, New York, Norton, 1976 ; Charles P. Kindleberger, Histoire financière de l’Europe occidentale, Paris, Economica, 1986 (traduit de l’américain) ; Roberto S. Lopez, La révolution commerciale dans l’Europe médiévale, Paris, Aubier, 1974 (traduit de l’américain) ; Douglass C. North, Institutions, Institutional Change and Economic Performance, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.

Notes de fin

1 Jean-François Bergier est Professeur émérite à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

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