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La Pachamama en bases de données

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Pierre Gautreau

Deuxième partie. Information environnementale et pouvoir : un bilan des (mé)connaissances

Chapitre vii – Une géographie politique de l’information environnementale a-t-elle de quoi nous apprendre ?

Full text

1L’objectif de cet essai n’est pas de développer une sous-branche de la géographie, moins encore de démontrer que cette discipline est incontournable sur les questions d’information environnementale. Il cherche plus simplement à voir dans quelle mesure elle peut participer au questionnement général sur le rôle politique de l’information et établir les points que la géographie est particulièrement apte à traiter, en plaçant la dimension spatiale des dispositifs informationnels au centre de l’analyse. À la fin de ce chapitre, huit propositions, pour partie personnelles ou déjà explicitées dans les travaux d’autres géographes, seront examinées. Pour mieux justifier ces propositions, j’aurai au préalable distingué ma démarche du jeune champ de la géographie de l’information, montré les inspirations fournies par deux mouvements où la géographie est historiquement présente sans être hégémonique, la cartographie critique et la Political Ecology. Loin de toute recherche d’exhaustivité, mon positionnement par rapport à ces deux mouvements cherchera à dégager quelques tendances en leur sein, pour mieux identifier des chantiers pour une géographie politique de l’information environnementale.

Une intrinsèque spatialité

2Une information environnementale non spatialisable, c’est-à-dire non localisable dans l’espace, est à peu près inutilisable à des fins de gestion, de conservation et d’aménagement du territoire. Le fondement même de la réflexion environnementale consiste à croiser des informations sur des processus en interaction, selon un paradigme écologique. Or la variable clé de cette interaction, celle qui va déterminer dans quelle mesure chaque processus influence l’autre, c’est d’abord leurs positions respectives dans l’espace. Font exception à cette règle les valeurs mondiales du climat, des moyennes en règle générale, qui portent sur l’ensemble du globe et ne sont à ce titre pas spatialisées, au sens où elles ne varient pas selon les différents lieux de la planète. Avec la transition numérique et le cortège d’innovations techniques qui permettent des localisations de plus en plus précises, l’information environnementale a cessé d’être agrégée et restituée à l’échelle d’unités administratives, pour être de plus en plus représentée par des bases qui autorisent une approche plus précise de l’inscription spatiale des phénomènes.

3Il est ici nécessaire de rappeler les éléments essentiels qui font la spatialité de cette information environnementale et la définition donnée dans les chapitres précédents qui inclut, au-delà des données, les dispositifs sociotechniques qui assurent leur circulation. Le premier élément tient aux formes d’ancrage spatial de la collecte des données. Celles-ci dépendent par exemple de la densité de mesures ponctuelles (relevés météo, occurrences d’espèces, etc.), des facteurs de variation de cette densité (accessibilité au terrain, priorités des acteurs du relevé, etc.), de la taille des pixels lorsque la collecte se fait sous forme d’images satellites.

4Le second élément tient aux échelles d’agrégation des données. En effet, c’est au moment où vont être rassemblées des données comparables et que va leur être attribué un sens, que l’information environnementale va commencer à être structurée. L’échelle choisie va influencer le niveau de richesse et de précision de l’information produite avec, en général, une réduction de cette richesse plus on va agréger l’information récoltée sur de vastes espaces. Comme le mentionne Scott [1998] dans le premier chapitre de Seeing like a State, l’État moderne cherche à développer une vision synoptique de ses ressources naturelles par le biais de dispositifs informationnels, tels que les cadastres ou les statistiques forestières, qui privilégient la comparabilité des données collectées localement au détriment de leur spécificité et de leur richesse. Il existe donc des contraintes par le haut – voir un territoire de façon exhaustive – d’où dérivent des contraintes par le bas. Rassembler en un temps limité le même type de données sur un espace vaste suppose de choisir seulement quelques variables simples à collecter. Ces contraintes convergent pour appauvrir l’information obtenue au regard de la complexité du local, ce que Scott nomme le « hiéroglyphe social », tout en renforçant les capacités d’action de l’État. Ce qui pourrait s’appeler l’échelle de synopticité de l’information contribue en définitive à en modeler profondément la nature.

5Cette dimension spatiale de l’information acquiert une complexité supplémentaire à partir du moment où les chaînes de traitement de celle-ci sont animées par des acteurs hétérogènes, ayant chacun leur propre ancrage spatial. Aujourd’hui, avec une transition numérique enclenchée, des processus nouveaux émergent. Il est de plus en plus fréquent que des acteurs veuillent bâtir une information environnementale locale à partir de bases préexistantes formées à des échelles plus petites. Ce downscaling informationnel pose de nombreuses contraintes techniques : la principale est qu’il est souvent incorrect de prendre pour valeur locale une valeur moyenne déterminée sur une surface plus vaste. Par exemple, prendre un taux de boisement estimé à l’échelle d’un département comme une valeur valable à l’échelle de l’une de ses communes est une approximation fréquente et problématique. Les arcanes techniques de ce downscaling sont loin – c’est un euphémisme – d’être maîtrisées par tous ceux qui le pratiquent. Il est ainsi nécessaire de prendre en compte l’ancrage spatial des différents acteurs des chaînes de traitement de l’information environnementale.

6La géographie n’est pas la seule discipline à avoir pris en compte la dimension spatiale de l’information environnementale, mais en général, les autres disciplines traitent de façon implicite cette dimension et abordent plutôt l’information sous l’angle des savoirs, d’une façon moins restrictive que ce que je propose ici. Les approches en sciences politiques et sociologie des sciences s’intéressent par exemple à la convergence ou à la divergence des modes nationaux de gestion environnementale, modes dans lesquels les types de savoirs environnementaux et leur circulation au sein de communautés épistémiques – des réseaux sociaux ancrés dans l’espace – jouent un rôle clé [Dumoulin Kervran, 2005]. Elles s’attachent aussi à mettre en évidence les tensions liées aux nouvelles formes d’agrégation des données environnementales et nationales dans le cadre des constructions politiques supranationales, comme dans l’étude des débuts de l’Agence environnementale européenne [Waterton & Wynne, 2004]. D’autres enfin font un lien entre nombre d’acteurs de l’information sur un territoire et situations de monopoles, comme Goldman [2005] à propos de l’hégémonie cognitive de la Banque mondiale dans certaines parties d’Asie du Sud-Est. Ceux qui utilisent la théorie de l’acteur-réseau, largement dominante en sociologie de sciences, ne font qu’implicitement référence à la spatialité, lorsqu’ils prennent en compte le rôle d’actants non humains dont la forme spatiale est déterminante au sein du réseau pour la formation des savoirs en son sein.

7En histoire environnementale, l’espace est une catégorie lointaine, à laquelle les chercheurs ne prêtent guère plus qu’un rôle de cadre pour la genèse des savoirs, bien moins décisif que celui que lui avait en son temps attribué Fernand Braudel. Les abondantes publications sur la genèse coloniale et impériale des savoirs sur les milieux intertropicaux abordent la distance moins sous sa forme topographique que sous sa forme de métaphore des rapports de domination. C’est contre ce manque que se mobilisent depuis peu des historiens autour du mot d’ordre de la « relocalisation » de la science [Offen, 2012 ; Livingstone, 2003] ou d’une révision du rôle de la cartographie dans la construction des espaces coloniaux [Craib, 2009].

8La sociologie de l’environnement, dans son versant « modernisation écologique », a timidement incorporé la dimension spatiale en recourant aux catégories du sociologue du tourisme et des mobilités, John Urry, influencé par les travaux de Manuel Castells. Urry [2003] distingue trois grandes formes de relations sociospatiales dans le monde globalisé : les régions, marquées par la contiguïté géographique ; les réseaux globaux, qui consistent en des relations relativement stables entre des nœuds ou hubs transrégionaux ; les fluides globaux enfin, qui correspondent à des relations instables et qui se reconfigurent en permanence. Mol [2008] reprend ce triptyque dans la conclusion de son ouvrage et argue que la part des logiques informationnelles dans la gouvernance environnementale va croissant des régions aux fluides, parallèlement à l’effacement de l’État-nation et donc à la nécessité de remplacer les outils conventionnels de régulation étatique par des formes plus adaptées à un monde mobile et liquide. Mais l’usage que fait Mol des trouvailles conceptuelles de Urry et Castell me semble peu original et relever d’une sorte de découverte un peu naïve de la géographie de la mondialisation par un sociologue pour qui l’espace avait peu de sens jusqu’à ce jour.

9Bien plus intéressante est selon moi son analyse critique de Castell, qui révèle au contraire chez Mol une position précise quant au rôle qu’il attribue à l’espace dans la genèse des formes contemporaines de problématisation environnementale. Il montre comment Castell n’envisage la protection de l’environnement que comme une action avant tout défensive menée depuis des lieux (places) contre l’intrusion d’externalités négatives générées par les flux (flows) de la globalisation. Dans cette perspective, les mouvements environnementaux seraient avant tout des formes de lutte contre la modernité qui naissent d’un ancrage dans la matérialité des lieux. Mol propose au contraire de modifier cette façon de voir et postule que l’espace des flux n’est pas uniquement une menace pour l’environnement, mais également un espace qui génère des formes nouvelles de conservation/protection, originales et adaptées à la nature (spatiale) de la globalisation. L’espace des flux serait notamment celui où les logiques informationnelles jouent à plein et donc celui où l’information modèle profondément la façon dont on pense aujourd’hui l’environnement.

La « cartographie critique » : beaucoup de cartes, mais peu d’information

10L’objectif de cette section n’est pas de mettre au pilori l’un des courants critiques les plus stimulants de la géographie. Je me bornerai ici à envoyer quelques piques à ce que j’identifie comme des tendances dominantes de ce courant, sans préjuger de l’existence probable de chercheurs, d’approches, de cas d’étude originaux plus marginaux qui se dégagent de ces tendances et me feront mentir ponctuellement. Ces critiques ont pour objectif principal de désigner certains des points aveugles de la cartographie critique, dans la perspective de plaider ensuite pour quelques aggiornamenti de façon à mieux capitaliser les apports de ce courant sur la question plus large de l’information.

Cartographier la cartographie critique : trois temps, un échouage, de nouveaux rivages

11Trois grands temps de la cartographie critique peuvent être identifiés, de la formalisation du courant à la fin des années 1980 à aujourd’hui. Au cours de cette période, c’est le regard sur la carte qui évolue, la façon de la concevoir (temps 1 et 2), puis avec les années 2000, c’est au contraire la carte elle-même qui change, prise dans le tourbillon numérique, laissant en état de perplexité ceux qui ont fait métier de la critiquer (temps 3).

Temps 1 : comment faire mentir les cartes ?

  • 1 Du nom de Robinson, cartographe officiel auprès de l’état-major étatsunien, qui estimait que la car (...)

12Le premier temps de la cartographie critique peut se résumer à l’idée simple selon laquelle la carte sert le pouvoir. Ce courant émerge dans le troisième tiers du xxe siècle, d’une prise de distance avec la cartographie robinsonienne de la part d’universitaires britanniques et étatsuniens1, dans un contexte général de remise en cause de l’objectivité des sciences [Jasanoff, 2004a]. Ces chercheurs mêlent plusieurs préoccupations à la fois [Crampton & Krygier, 2006] : démarquer la cartographie universitaire des cartographes du Prince et notamment de l’armée, cesser de considérer la carte comme une représentation neutre et objective du réel, pour la concevoir comme un produit social essentiellement utilisé à des fins de domination. Le plus connu des représentants de ce premier courant est l’anglais John Brian Harley, géographe et historien de la carte, qui développe cette première approche marxisante dans les années 1970 et 1980. En France, c’est sans doute la traduction du fameux How to Lie with Maps de Mark Monmonier [1991] sous le titre Comment faire mentir les cartes : du mauvais usage de la géographie, qui a le plus contribué à diffuser cette première étape de la cartographie critique.

13Avec plus de nuances qu’Harley, qui au fil du temps a tant stylisé ses prémisses qu’il a pu en devenir caricatural, un courant historien se renforce dans les mêmes années 1980-1990 autour de l’étude de la carte comme instrument au service de la formation de l’État moderne. Celui-ci, en Europe surtout, fait du cadastre cartographié un thème d’analyse privilégié [Touzery, 2007 ; Kain & Baigent, 1992]. Aux États-Unis, Wood [1992] développe dans The power of maps l’idée d’un lien intrinsèque entre émergence du capitalisme et de la cartographie institutionnelle. Ce premier temps de la cartographie critique n’a pas été exempt de débats et de critiques à Harley. Wood [1993] lui reproche d’en être resté à une critique « réactionnaire et superficielle » de la carte, parce qu’il serait resté au fond dans le paradigme antérieur qui voulait que la carte soit une représentation du réel, ce qui aurait empêché selon Wood l’émergence d’une nouvelle critical social cartography.

Temps 2 : Brève histoire d’une fulgurante foucaldisation : effets de territorialisation et effets d’acculturation

  • 2 Il y a, selon Gilles Palsky, un « premier » et un « second » Harley, de part et d’autre du tournant (...)

14Une première rupture s’opère de façon progressive avec l’intégration des approches postmodernes à la fin du xxe siècle. Brian Harley lui-même a incorporé celles-ci à son analyse initialement marquée par un marxisme plus conventionnel2. Selon Pickles [2004], les travaux des chercheurs nuancent la vision d’une cartographie résumée au seul exercice répressif du pouvoir, au profit d’une approche foucaldienne pour laquelle la carte devient partie prenante d’un savoir-pouvoir, donc de formes plus subtiles de domination et de contrôle, circulantes, intériorisées par les individus et non plus imposées par la force. Ce deuxième temps de la cartographie critique s’intéresse à deux questions proches : le rôle de la cartographie comme une des techniques de territorialisation du pouvoir, dans une veine explicitement foucaldienne, et comme un vecteur de mutation culturelle et sociale de la population, de construction et de dissémination de visions hégémoniques. Sans distinguer ces deux questions – la proposition de les différencier est mienne – Pickles montre bien ce double programme de la cartographie critique postmoderne dans son ouvrage de 2004. Il y affirme en effet que cartes et institutions cartographiques sont à considérer comme des archétypes du savoir-pouvoir, c’est-à-dire « un discours, une pratique et un ensemble d’institutions qui délimitent des potentialités au travers du contrôle du temps, de l’espace, de l’action [question 1] et produisent ainsi certains types de sujets, d’acteurs, de lieux [question 2] » [Pickles, 2004, p. 111].

  • 3 « En même temps, j’ai pris conscience avec inquiétude que ce que j’avais cru être une nouvelle cont (...)

15L’idée de la territorialisation est profondément géographique, mais c’est du côté de l’histoire que s’écrivent les premiers essais les plus fouillés et les plus marquants. En 1988, Tongchai Winichakul soutient sa thèse sur le rôle de la cartographie dans la formation de l’État qui deviendra la Thaïlande, Siam Mapped: A History of the Geo-Body of Siam. Son idée centrale est que l’entreprise cartographique a modelé, généré le territoire et la nation siamoise, que « les cartes opèrent comme des technologies de territorialité » selon Pickles [2004, p. 145] : en somme, la carte précède le territoire. Ce qui deviendra l’antienne de la cartographie critique foucaldienne trouve avec Winichakul l’un de ses emblèmes. En 1991, c’est un Anderson déjà célébrissime pour son ouvrage sur les dispositifs culturels et techniques qui font « tenir ensemble » les nations, Imagined Communities [1983], qui explique dans la préface à la seconde édition que c’est la découverte du travail de Winichakul qui lui a fait incorporer à son chapitre x un point spécifique sur the map3.

  • 4 « Un trait réinterprété, un concept, une pratique, pouvait renforcer une identité menacée […], à lo (...)
  • 5 Crampton et Krygier [2006] ont à ce propos tout à fait raison en insistant sur le fait que la carto (...)

16L’idée de l’acculturation est également défrichée par des historiens. Dans l’article où il alerte ceux-ci sur la nécessité de ne pas rater le train du spatial turn, Craib [2000] mentionne les recherches de Serge Gruzinski sur les effets acculturants de la circulation des cartes espagnoles au sein des élites nahuatl tout juste incorporées à l’empire espagnol au xvie siècle [Gruzinski, 1993, 1987]. Même si cette noblesse défaite a pu un temps utiliser les cartes réalisées selon les normes espagnoles pour exercer une forme de résistance à ses nouveaux maîtres, le simple fait de recourir aux représentations de ces « autres » a contribué aux mutations profondes de leur culture et de leur organisation sociale4. Pickles [2004, p. 114] théorisera plus tard ce que les historiens n’ont pas systématiquement explicité, en affirmant que « L’acte de cartographier (mapping) en tant que savoir-pouvoir fonctionne aussi comme un pouvoir ayant la faculté de constituer des objets, des identités et des pratiques qui font partie (et sont constitutives) de notre monde. » Plus tôt, la controverse autour de la projection dite « de Peters » [Crampton, 1994] avait amorcé ce questionnement sur l’acculturation, et ce avant la foucaldisation de la cartographie critique. En 1974, la proposition par l’historien Arno Peters de jeter aux orties la projection de Mercator pour son caractère « raciste », parce qu’elle minimise la surface des terres colonisées par l’Europe et acculture les anciens colonisés aux représentations du monde de leurs oppresseurs, relevait déjà de ce courant porté dans ce cas par un militantisme postcolonial5.

Temps 3 : Panne conceptuelle au milieu de l’océan numérique et débrouillardise des mécanos

  • 6 Le terme de « geoweb » se réfère à l’ensemble des informations géographiques et des applications as (...)

17Le troisième temps de la cartographie critique émerge dans les années 1990, non plus par invention ou évolution conceptuelle, mais avec la sidération que la numérisation des données cartographiques, puis du monde, provoque chez les géographes. Les joujoux informatiques (systèmes d’information géographique) colonisent le Web (Google Maps, etc.) et semblent tout modifier dans la fabrique des cartes, de leurs modes de création à leur circulation. S’ouvre alors une période dont je pense que nous ne sommes pas encore sortis. Ce courant progresse par tâtonnements méthodologiques, à un moment où l’urgence est de réussir à identifier les nouveaux objets en émergence et où les chercheurs compensent la difficulté à cerner ce qui est en train d’advenir par l’invention de notions floues auxquelles ils tentent de donner a posteriori un contenu plus rigoureux (néogéographie, geoweb, etc.)6. La rapidité des évolutions technologiques n’est pas là pour aider le monde de la recherche sur le numérique à penser plus posément le monde qui advient, mais la pesanteur théorique des deux temps précédents joue, perdure et limite les approches nouvelles. Une bonne partie des promesses et des peurs à propos des nouvelles manifestations numériques des cartes s’ancre dans le paradigme du premier temps (carte = pouvoir). Les processus en cours sont étudiés non pas comme des phénomènes qui pourraient nous faire entrer dans un nouveau paradigme, mais qui renforcent les précédents : selon les sensibilités ou la position dans le corps social, le Web est conçu comme un outil d’émancipation et de résistance ou au contraire de contrôle accru. La démarche d’un Jeremy Crampton est emblématique de ces difficultés à repenser la cartographie au temps du numérique hors du sentier tracé par les années 1980 et 1990. Face aux arcanes du cyberespace, ce spécialiste de la cartographie critique anglophone s’empresse au début des années 2000 de réutiliser les catégories foucaldiennes et il cherche dans le foisonnement des innovations numériques des exemples qui cadrent avec ce cadre conceptuel : surveillance des citoyens, cartographie de la délinquance, gouvernementalité, etc. [Crampton, 2003].

18Un autre facteur probable de cette sidération est l’attachement des cartographes critiques au terme même de « cartographie ». Difficile, en effet, de se résoudre à abandonner un terme qui leur a permis, au mitan des années 1990, de constituer un courant propre de la géographie, avec les avantages en termes de reconnaissance, de postes et de publications que cela induisait. À bien des égards – c’est ce que j’avance un peu plus bas dans ce chapitre – nous n’avons plus systématiquement affaire à des cartes dans le cadre de la transition numérique, mais à des objets plus complexes et mouvants : les globes virtuels par exemple, de type GoogleEarth, sont avant tout des puzzles faits d’images. Dans la mesure où celles-ci ne font pas l’objet d’une interprétation standardisée par un opérateur qui permettrait de classer les surfaces qu’elles représentent en types de formes ou de surfaces, ce ne sont plus des cartes. Les cartographes critiques, qui se sont immédiatement et heureusement mis à étudier ces nouveautés, n’ont pas dit que leur discipline était en train de muter vers des approches critiques des représentations de l’espace, parmi lesquelles la carte, mais désormais sans exclusivité. Dans les conditions actuelles, le terme même de « cartographie », pour critique que l’on soit, relèverait donc plus du carcan conceptuel et apporterait plus de problèmes que de solutions pour la sortie de ce pot au noir. Si cette intuition est bonne, quelles pistes suivre ?

19Si d’un côté est à déplorer l’absence de véritable proposition nouvelle et englobante sur la situation actuelle, cette absence de théorisation pourrait être valorisée comme une saine prudence des scientifiques face à des objets non identifiés. Ajoutons à cela que les décennies 2000 et 2010 n’ont pas été marquées par un déclin des travaux réflexifs sur la cartographie, bien au contraire. Et même si tous ne sont pas critiques, plusieurs propositions sont identifiables et différenciables entre elles en fonction de leur objet et de leur programme.

  • 7 « Au-delà de la question des limites inhérentes au logiciel ou des biais des données, l’approche im (...)

20La première proposition est celle des « SIG critiques » [Pickles, 1995], nés outre-Atlantique au moment où les systèmes d’information géographiques pénètrent massivement les sphères universitaires et professionnelles de l’urbanisme, de l’aménagement du territoire, de la conservation, etc. Dans la sphère francophone, l’approche réflexive sur ces outils, à quelques exceptions près, tarde à se développer avant la décennie 2000 [Joliveau, 2004, 2001 ; Roche, 2000]. À l’interface entre l’informatique et la géographie, la géomatique, qui rassemble les SIG et la télédétection, va petit à petit s’autonomiser comme discipline, avec ses revues, ses chantiers de recherche et ses débats internes. Son essor est reçu aux États-Unis et en Grande-Bretagne d’une façon tout à fait conventionnelle par les courants critiques, qui lui reposent la question qu’ils posaient déjà aux cartes : « à qui profitent les SIG ? », pour reprendre la formule d’Henri Desbois dans sa brève chronique de ce mouvement [2015]. Leurs effets en termes d’acculturation sociale à une vision technocratique et « par couche » du monde sont également questionnés, mais rien de nouveau par rapport aux dénonciations du scientisme fondamental de la cartographie robinsonienne7. Les questions les plus intéressantes à mon sens au sein des approches critiques des SIG émergent à la fin des années 2000, notamment par l’identification du problème fondamental de la complexification des chaînes de traitement des données et des acteurs de l’information géographique, un point signalé par Elwood [2009]. Le constat est que les SIG au sens large irriguent désormais toute prise de décision dans des champs de plus en plus vastes, comme les politiques commerciales ou les analyses publiques en santé [Schuurman & Kwan, 2004].

21Plus riche et innovante que les critical GIS, qui restent focalisés sur l’outil, une seconde proposition émerge à la même époque. Elle reste focalisée sur l’objet carte, mais change d’échelle d’appréhension de celle-ci avec l’hypothèse que nous serions entrés, suite à la transition numérique, dans un nouveau régime cartographique. Toujours avec une certaine précocité, les États-Unis produisent les premières analyses dans cette perspective avec la notion de « cartes 2.0 » [Crampton, 2009], suivis de près par des publications francophones sur le sujet [Joliveau et al., 2013]. Ces dernières se traduisent par un effort de théorisation du renouvellement de la fabrique des cartes en régime numérique, avec une appétence marquée et revendiquée pour rester au plus près des pratiques techniques. Ces derniers auteurs développent des notions désormais clés comme celles de malléabilité ou d’hybridation des données. Ce patient décorticage a une première vertu, taxonomique et analytique, de classification et d’objectivation de ce que Crampton ou Elwood entrevoyaient quelques années auparavant sans réussir à mettre des mots dessus. Le premier avait déjà entrevu les enjeux de la réorganisation de certaines productions cartographiques, en partie algorithmiques, autour de l’image numérique du soi ou du self [Joliveau, 2013 ; Crampton, 2003]. Mais au-delà, le principal apport de la proposition d’un nouveau régime cartographique est à mon sens programmatique, dans la mesure où tout en caractérisant de nouveaux objets, il met en évidence de nouvelles pratiques et dessine dans la foulée la méthodologie à inventer pour les comprendre. C’est dans une large mesure ce que fait Matthieu Noucher dans son livre sur les Petites cartes du Web [Noucher, 2017].

  • 8 Citation originale : « We can say that cartography is being undisciplined; that is freed from the c (...)

22Reste à évoquer dans cette trop brève esquisse des évolutions de la cartographie critique la question de la place à attribuer aux mouvements qui s’en réclament de façon plus ou moins explicite ou qui à défaut sont identifiés comme faisant partie de leurs troupes par les chefs de file du mouvement. L’une des propositions les plus originales de Crampton & Krygier [2006, p. 12] dans leur Introduction to Critical Cartography est d’assimiler les nébuleuses de la cartographie alternative à de véritables courants critiques : « Nous pouvons dire que la cartographie est en train de devenir indisciplinée, c’est-à-dire qu’elle est libérée des contraintes académiques et ouverte aux gens…8 » Les cartographies « participatives », « autochtones », « radicales », « de résistance », « du quotidien », correspondant à une subversion de fait de la cartographie officielle, seraient intrinsèquement liées à sa contestation. Malgré son caractère stimulant, je suis a priori très peu convaincu de la pertinence de cette proposition, qui procède d’une confusion entre critique des dominations et critique de la cartographie. Ces cartographies « autres », observées de près et dans leurs matérialités, innovent peu par rapport aux modes conventionnels de construction des cartes : elles représentent l’espace en deux dimensions, selon des codes et des typologies d’objet classique, etc. La cartographie radicale ou contestataire, par exemple, peut avec raison chercher à visibiliser des faits que le pouvoir cherche à cacher : la subversion de son geste tient dans cette visibilisation, mais pas dans la réinvention des formes cartographiques.

23Nous l’évoquerons dans le chapitre xi à propos des cartographies militantes contre les mines dans les Andes, mais disons-le d’emblée : les mouvements sociaux que j’ai pu croiser sur mes terrains sud-américains n’innovent pas, loin de là, dans leur usage politique des cartes. Pis, ceux qui introduisent la carte auprès de groupes sociaux divers pour les aider dans la défense de leur territoire, de leurs identités et de leurs ressources participent de leur acculturation à un mode de conception désormais globalisé du monde, et ce, malgré toutes les précautions qu’ils peuvent prendre. L’acculturation est le prix à payer dans certaines situations par des groupes dominés qui doivent communiquer vers l’extérieur sur leur situation : ils sont alors contraints d’adopter la carte comme on adopte une lingua franca pour se faire entendre dans des arènes qui dépassent le local. Sur une question proche, Chirif et García Hierro [2007] argumentent que la délimitation des territoires des communautés amérindiennes semi-nomades des terres basses de l’Amérique du Sud et leur inscription au cadastre sont à la fois une nécessité pour leur survie face aux spoliations et un facteur de mutation sociale profonde. Car borner un territoire qu’ils vivaient auparavant comme variable et évolutif constitue un changement radical de rapport à l’espace et aux identités collectives qui s’y rapportent. Comme le cadastre, la carte contestataire, qu’elle soit autochtone, radicale ou autre, est à la fois une arme de défense et un vecteur d’acculturation, mais pas un courant critique en soi.

Six critiques à la cartographie critique

24Cette section tente de dresser un bref bilan des critiques à adresser au courant de la cartographie éponyme. Je propose de les rassembler en six métacritiques, à regrouper elles-mêmes en trois ensembles : les problèmes de la sélection des objets de recherche (critiques du « focus » du courant), les problèmes de contextualisation thématique et méthodologique des travaux (critiques des « liens » du courant), et les problèmes de rigueur dans l’administration de la preuve et dans l’examen des hypothèses à propos des effets des cartes sur les modalités du pouvoir.

Critiques sur le focus (1). L’harlésienne des réflexions sur le produit fini

  • 9 Mathieu Noucher [2017] propose ainsi de passer de la carte à « l’espace des cartes ».

25Si les travaux de Brian Harley ont contribué à dénaturaliser la carte avec justesse, en la concevant comme un « texte » dont il fallait démêler le sens, ils ont également installé pour trop longtemps une méthode critique moins intéressée par le processus de construction de la carte que par l’analyse de celle-ci en tant que produit fini. Un gouffre sépare la cartographie « harlésienne » de la sociologie des sciences qui établit ses méthodes à la même époque. La première fixe artificiellement son attention sur un moment, une expression figée – la carte – d’un processus dynamique de représentation de l’espace – la cartographie. La seconde accorde au contraire toute son attention au processus et interprète les résultats de celui-ci comme des formes souvent précaires de stabilisation du réel, toujours sujettes à réinterprétations. Cette priorisation du texte sur le processus a été très tôt dénoncée au sein même de la cartographie critique, notamment par ceux dont les terrains différaient de la Grande-Bretagne de Harley. Dès 1991, Rundstrom [1991] dénonce le fait que la cartographie critique de l’époque restreint de façon inacceptable les types de cartes et d’actes de cartographie qu’elles choisissent comme objets et plaident pour élargir ceux-ci aux cartographies indigènes où le processus peut être plus signifiant que la textualité. Ces préconisations ont infusé dans la cartographie critique actuelle, qui propose des notions spécifiques pour souligner ce tournant méthodologique9. Malgré cela, cette focalisation sur le produit fini perdure dans de nombreux travaux.

Critiques sur le « focus » (2). Le goût pour l’étude des cartes « qui marchent »

  • 10 Palsky [2002] mentionne à ce propos les commentaires au vitriol de J.H. Andrews dans une anthologie (...)

26S’il est par contre un penchant durable au sein du courant de la cartographie critique, c’est celui de s’intéresser à des dispositifs à succès, c’est-à-dire qui permettent à ceux qui les maîtrisent d’augmenter ou de conserver leur pouvoir. La cartographie critique se fait ainsi souvent l’historienne de représentations victorieuses qui ont contribué au renforcement des puissants ou de l’État qui, par ses instruments, façonne les identités et les pratiques de ses administrés. Cette focalisation peut être attribuée à la disparition des projets cartographiques qui ont connu l’échec, tant des mémoires que des archives, selon l’adage qui veut que la géographie soit rarement écrite par les vaincus. Plus grave, il est loisible de dénoncer une sélection biaisée de cas qui corroborent leur théorie par des cartographes critiques qui veulent à tout prix démontrer les effets de domination que génèrent les cartes10.

27Ce faisant, cette littérature masque un pan essentiel de la carrière des entreprises cartographiques, celui marqué par les échecs, les résistances sociales à leur déploiement et les difficultés à atteindre les objectifs fixés. Il est à ce titre important de relire l’ouvrage célèbre de James Scott, Seeing like a State [1998], trop souvent présenté comme une chronique du façonnement et de la normalisation univoque de la société par l’État moderne. Plus subtilement, son premier chapitre, « State projects of legibility and simplification », insiste sur les nombreux écueils sur lesquels achoppe cette volonté de normalisation. La sylviculture scientifique prussienne de la seconde moitié du xixe siècle simplifie tellement les écosystèmes forestiers qu’elle fait face en quelques décennies à une réduction de la production de bois suite à la diffusion de maladies et au dépérissement de plantations installées sur des sols non propices. La réforme agraire de Stolypine dans la Russie tsariste des années 1900, qui vise à modifier les pratiques agricoles et à moderniser le système de taxation rurale par la mise en place d’un cadastre, s’évanouit face à la résistance conjointe de la noblesse et des paysans. Dans les deux cas, l’effort de l’État pour rendre lisible son environnement en le simplifiant, se heurte à la persistance de la très grande complexité des écosystèmes et des pratiques.

28Même ceux qui renouvellent la cartographie harlésienne dans les années 2000 continuent à s’intéresser presque exclusivement à ce qui « marche », à l’instar d’un Pickles [2004, p. 148] qui se demande : « Si les cartes précèdent et produisent les territoires et les identités sociales, alors quels objets et identités sont créés par la transition numérique ? Et quelles formes de territorialisation sont à l’œuvre dans les nouveaux projets de cartographie numérique ? » À aucun moment l’hypothèse que les cartes pourraient n’avoir aucun effet ou des effets très différents de ceux que la théorie prévoit – la production de territoires et d’identités – n’est envisagée. Que faire de tous les projets cartographiques « pour rien » qui ont sombré dans l’oubli ? Ce thème sera abordé plus bas.

Critiques sur le focus (3). Le goût pour les grands récits cartographiques

29Sur un plan proche, mais différent de la critique précédente, il faut pointer la focalisation de la cartographie critique sur des histoires globalisantes de la cartographie, des grands projets. À bien des égards, ce goût immodéré de l’épopée irrigue bien des travaux au sein du mouvement. Noucher [2017] plaide avec raison pour décaler le regard des grandes entreprises étatiques de cartographie, les « grands récits », vers ce qu’il appelle les « petites cartes ». Ce terme de petites cartes veut rendre compte du foisonnement actuel de cartographies non ou mal coordonnées, individuelles, mais aussi cogénérées par de très grandes entreprises du Web, comme les Gafa, et donc de la nécessité de leur prêter attention. Sa position ressemble à bien des égards à celle de Denis Wood dans les années 1990, pour lequel selon Pickles [2004, p. 66],

« Les cartes sont réalisées pour les besoins de situations sociales particulières, elles sont faites pour remplir une fonction particulière. Ainsi, il ne peut y avoir de théorie générale de la production de cartes (mapping) et de la cartographie, uniquement une pragmatique de la fabrication des cartes et de leur usage. »

30Pour salutaires qu’elles soient, ces positions me semblent néanmoins minoritaires au sein de la cartographie critique et ce n’est pas parce que l’État a vu son rôle de cartographe défié sur bien des plans que les chercheurs ne conservent pas une fascination pour les grands récits cartographiques, qui ont construit l’identité de la discipline et pu faire naître des vocations. Il est à ce titre intéressant d’observer que cette fascination des chercheurs, qui touchait principalement les exploits cartographiques de conquérants ou d’États, se poursuit à propos d’un projet collaboratif et mondial tel qu’OpenStreetMap, qui séduit par un discours valorisant le désintéressement, le volontariat transnational et la capacité d’un collectif décidé à couvrir le globe sans prérequis professionnel pour donner un résultat de qualité. Les valeurs relevant des pionniers, des découvreurs, de l’effort et de l’épopée collectifs semblent encore aujourd’hui les moteurs de la recherche sur la cartographie contemporaine, quels que soient les auteurs de celle-ci.

Critiques sur les liens (1). Un objet de recherche déconnecté d’enjeux spécifiques

  • 11 À titre d’exemple, voir Écrire le risque. Cartographie du danger et transformations de l’action pub (...)

31Les travaux les plus connus en cartographie critique, notamment ceux qui tentent de faire le point sur la discipline (Harley, Wood, Crampton, Pickles, etc.) poussent selon moi dans une direction trop théorisante et globalisante. Celle-ci, lorsqu’elle n’est pas contrecarrée par des analyses empiriques de portée réduite et ouverte, c’est-à-dire non formatées pour confirmer la théorie, peut mener à une critique autoréférentielle dont la portée heuristique est faible : en clair, une critique qui tourne en rond. J’attribue en partie ce travers à l’intériorisation d’une fascination pour l’objet carte, qui induit parfois à croire qu’une sorte de puissance cartographique, mystérieuse et autonome par rapport aux contingences locales, agirait sur le monde. Les meilleures analyses critiques de la cartographie surgissent souvent au détour d’études qui ne s’en réclament pas et qui, s’étant fixé une ambition théorique réduite, mais un clair objectif empirique, éclairent brillamment les fonctions politiques et culturelles des cartes11.

32Il est dommage que la cartographie critique ne se soit pas donné des programmes plus précis de travail auxquels elle aurait pu s’atteler sur de longues périodes pour en tirer les fruits. À ma connaissance, les intuitions très stimulantes de Pickles sur les rapports entre cartographie et démocratie n’ont pas été suivies de travaux structurés sur cette question, pourtant assez précise et riche pour servir de point de départ à une solide recherche empirique. Dans son ouvrage de référence de 2004, il préconise de s’intéresser aux « capabilités cartographiques, [à] leur impact sur la vie sociale, et [à] leurs implications plus larges pour les pratiques démocratiques contemporaines » [p. 146], en les contextualisant dans le cadre des transformations plus larges du capitalisme contemporain et les imaginaires que développe le numérique : « La “transition numérique” et l’extension des pratiques cartographiques [qu’elle est censée autoriser] sont intimement ancrées [embedded] dans une histoire mythique de la dissémination de la démocratie et de la sphère publique » [p. 145]. Il note le paradoxe que bien que les financements principaux des nouvelles technologies, dont les cartes numériques, soient avant tout assurés par l’armée, l’État et les grandes entreprises, c’est toujours leur potentiel démocratique qui est mis en avant : optimisation des décisions par accès à plus d’information, de meilleure qualité ; choix plus rationnels grâce à l’augmentation de la coordination des données, de leur accessibilité, de leur échange ; meilleure allocation des ressources. Une question essentielle est alors de comprendre comment circulent, dans les pratiques cartographiques, des visions du progrès social, et comment elles s’articulent à une économie politique et culturelle de l’information, de la diffusion et de la commodification.

33À mon sens, c’est en grande partie à la diffusion d’une vulgate foucaldienne sommaire, très éloignée des subtilités de son inspirateur, que doit être attribué l’oubli du programme évoqué par Pickles : du moment où la carte est pensée comme autoritaire, pourquoi s’intéresser à ses éventuelles dimensions démocratisantes ? Il est regrettable que la cartographe critique n’ait pas mieux valorisé et réutilisé pour les situations actuelles les multiples remarques des historiens du cadastre sur l’importance qu’ont eu les effets démocratisants de celui-ci sur sa légitimation et son acceptation [Scott, 1998]. Égalité devant l’impôt sur la base objective de la surface exploitée, réduction du rôle potentiellement arbitraire des intermédiaires entre l’État et les citoyens par mise en lien direct entre l’individu et l’administration, etc. : chacun de ces mouvements est discutable selon les situations, mais l’ensemble a sans conteste servi de puissant levier à l’avènement de sociétés républicaines et plus égalitaires, du moins en Europe de l’Ouest.

Critiques sur les « liens » (2). La cartographie critique dans son delta intérieur

34Bien que les choses changent lentement, la cartographie critique, du moins celle des géographes, est trop peu arrimée à des champs scientifiques extérieurs plus structurés. Quel a vraiment été l’écho, par exemple, de la remarque de Pickles [2004, p. 70] selon qui les études des sciences et techniques « ouvrent les études de la cartographie à un champ d’analyse sociale et conceptuelle bien plus riche que ne l’ont fait les discours de la carte comme pouvoir » ? Une fois incorporées les approches foucaldiennes de la carte, stimulantes, mais avec le passage du temps un peu convenues, pourquoi la cartographie critique n’a-t-elle pas intégré de façon plus centrale, par exemple, la théorie de l’acteur-réseau ou des éléments de sociologie ? Ceux-ci auraient permis de mieux décoller de l’objet carte pour comprendre la cartographie comme une histoire complexe d’individus, de technologies, d’assemblages institutionnels, de champs de prétention à la vérité ou à la précision en concurrence. La cartographie critique des historiens, pourtant riche d’enseignements théoriques et méthodologiques, de cas d’études qui contredisent les grands récits, est à peine mentionnée par les cartographes critiques. À titre d’exemple, l’attention portée en 1992 par Kain et Baigent [1992] aux arpenteurs, aux agents immobiliers et aux administrateurs publics, ceux qu’ils appellent les « porte-parole » du cadastre, n’a pas inspiré beaucoup de travaux de géographes, alors qu’une sociologie fine des petites et grandes mains de la cartographie semble avoir un grand potentiel explicatif sur la façon dont celle-ci se diffuse et se légitime. Autre exemple enfin de cet isolement disciplinaire, les réflexions castelliennes sur l’âge de l’information n’ont guère eu d’écho dans le champ de la cartographie critique, là où les thèses de cet auteur sur les liens entre cartographie et globalisation sembleraient pouvoir dynamiser les questionnements du champ. Sur un plan plus méthodologique par ailleurs, les constats des études des sciences et techniques sur la nécessité d’aborder celles-ci comme une série d’arrangements et de bricolages sans logique ni dessein unique [Jasanoff, 2004a] ont eu peu de répercussions jusqu’à présent.

Critiques aux hypothèses sur le rapport entre cartographie et pouvoir

35Ma critique de fond à la cartographie critique porte malgré tout sur un autre point, plus central que les quatre critiques précédentes. Elle vise le flou qui entoure les assertions fondamentales de ce courant sur les rapports entre carte et pouvoir. Trop de cartographes critiques pèchent par manque de parcimonie dans leurs démarches, en postulant trop rapidement des effets sociaux et politiques de la carte, sans toujours se donner la peine de vérifier si cela est vrai et dans quelles conditions.

36Cela peut correspondre aux stratégies de sélection biaisées des cas d’étude « qui vont toujours dans le même sens » [Palsky, 2002, p. 27], déjà mentionnées précédemment. Elle correspond aussi à un manque de prudence, déjà dénoncé en 2004 par Pickles à propos de Denis Wood : sur le fond, il partagerait avec Harley une volonté simplificatrice d’identifier « les intérêts qui produisent les cartes et sont servis par elle » de façon trop univoque, définitive. Ils tomberaient dans le même travers que ceux qui croient pouvoir expliquer la façon dont se bâtit la science par les seuls intérêts politiques des individus humains qui la font :

« Tout comme Denis Wood, les études culturelles des sciences pensent la science comme des pratiques sociales. Mais à la différence de celui-ci, les études des sciences sont circonspectes vis-à-vis des explications historiques qui attribuent une responsabilité trop simple à une institution particulière ou à un intérêt particulier » [Pickles, 2004, p. 69].

37Jasanoff [2004 b], dans « Ordering knowledge, ordering society », insistait sur la nécessité de dépasser tant les visions ultra-optimistes de la science comme progrès, que celles, pessimistes, la voyant avant tout comme un instrument de domination.

38Je trouve surprenant que parmi les cartographes critiques, personne à ma connaissance n’envisage un instant l’hypothèse symétrique et opposée à celle qui fonde l’identité du courant : et si certaines cartographies n’avaient aucun effet en termes de pouvoir ? Examinons-la un instant : et s’il existait des cartographies « pour rien », pour personne, sans intentionnalité ? Et si contrairement à ce que postule Harley dans Deconstructing the Map [1989], puis après lui à peu près toute la cartographie critique, il existait des cartes qui ne seraient ni explicitement ni implicitement autoritaires ? En élargissant cette hypothèse aux productions cartographiques à l’ère numérique, il faudrait se demander si une partie de la cartographie en ligne, depuis les petites cartes jusqu’à certains des produits des Gafa, ne remplit pas des fonctions bien différentes de la recherche d’un pouvoir sur les espaces et les gens qu’on cartographie. Cette prémisse est à mon avis essentielle, ne serait-ce que pour laisser place à la découverte d’effets d’instruments, qui restent dans l’ombre si trop de place est accordée aux questions de pouvoir.

  • 12 Citation originale : « If the map is a specific set of power-knowledge claims, then not only the St (...)
  • 13 Scott [1985] et Scott [2009].

39L’une des limites fondamentales de la cartographie critique, moins due cette fois-ci à des biais méthodologiques qu’à de réelles contraintes de vérification, tient à la difficulté de mesurer précisément la part de la cartographie dans l’exercice du pouvoir. Il est évident que la carte a constitué un outil au service des entreprises coloniales européennes. Mais a-t-elle simplement accompagné le déploiement d’une domination qui aurait de toute façon pu s’établir, même sans carte, ou parfois construit les conditions de possibilité de cette colonisation ? Le fait que les grandes cartes du continent africain de la fin du xixe siècle ont accompagné la justification de l’installation des empires sur des terres « vides » auxquelles l’Europe allait apporter la « Civilisation » a sans doute pu jouer dans les arènes internationales où le continent fut réparti entre France, Angleterre, Portugal, Allemagne et Espagne. Mais ont-elles été décisives dans le contrôle quotidien, local, des territoires ? Peu de preuves sont apportées sur ce point. Une remarque similaire peut être faite à la littérature qui postule que la carte est un outil d’empowerment des dominés, de résistance des faibles : « Si la carte est un ensemble spécifique de revendications de pouvoir et de connaissance, alors non seulement l’État, mais d’autres personnes également, pourraient formuler des revendications concurrentes et tout aussi puissantes12 », nous disent [Crampton & Krygier, 2006, p. 12]. Pourtant, les signes de cet empowerment par la carte manquent ou du moins sont ténus. En Asie par exemple, les travaux de Scott [1985] sur les stratégies paysannes de résistance à l’État ne mettent pas vraiment en évidence des stratégies de contestation frontale des cadastres, mais bien plus de soustraction silencieuse à leur emprise, d’évitement, par passivité plus que par refus à haute voix13.

Mais un corpus stimulant d’hypothèses

40Au-delà de ces remarques, pour lesquelles je propose plus bas quelques perspectives afin de les dépasser, la cartographie critique a établi un corpus stimulant d’hypothèses applicables non plus aux seules cartes, mais aux instruments d’information. C’est souvent au sein de la cartographie critique que les premiers constats ont été formulés à propos des changements opérés par la transition numérique dans le régime cartographique dominant. Le tableau ci-dessous résume ces principaux apports.

Tableau 9. Hypothèses structurantes et constats empiriques de la cartographie critique : ce que j’en retiens

  • 14 Selon la belle formule de Craib [2000] à propos du travail de Winichakul [1994], la carte est un «  (...)

Hypothèse structurante

Constats empiriques

La carte a des effets de territorialisation

La carte a des effets d’acculturation

La carte a des effets performatifs14

Nous sommes entrés avec la transition numérique dans un nouveau régime cartographique

Complexification des chaînes de traitement des données et des acteurs de l’information géographique [Crampton, 2009 ; Elwood, 2009]

Les SIG au sens large irriguent désormais la prise de décision dans des champs de plus en plus vastes [Schuurman & Kwan, 2004]

Multiplication des « petites cartes »

41La cartographie critique n’a pas pris à bras-le-corps la question des représentations de la nature, à la différence de la Political Ecology. À l’exception d’un certain nombre de géographes qui seront bientôt mentionnés, le mouvement de la cartographie critique n’a pas identifié la dimension environnementale comme un élément à part dans une réflexion plus large sur le pouvoir. À cela, il faut apporter une nuance si l’on accepte, et c’est mon cas, que le cadastre est une représentation d’une dimension essentielle de l’environnement puisqu’il participe de l’élaboration de règles d’accès à la terre : tous les historiens du cadastre qui ont été mentionnés jusqu’ici, à de rares exceptions près (James Scott), ont donc pratiqué une géographie politique de l’environnement sans le savoir.

La Political Ecology : beaucoup de savoirs, mais peu d’instruments

  • 15 En témoignent en particulier les manuels récents qui rassemblent les grands noms de la Political Ec (...)

42La Political Ecology n’est pas un courant de recherche au sens classique du terme, mais plutôt un mouvement scientifique dans lequel les géographes jouent un rôle très important depuis ses débuts dans les années 1970. Les Political Ecologists sont sensibles aux questions de pouvoir liées au champ environnemental, qu’ils abordent généralement à partir d’objets, comme les aires protégées, la dégradation environnementale, l’écoféminisme, les conflits, etc., plutôt qu’autour de véritables débats épistémologiques ou méthodologiques [Zimmerer & Bassett, 2003]. Les travaux qui en relèvent s’ancrent d’ailleurs presque toujours dans des traditions disciplinaires spécifiques et disparates, et font appel à des concepts et des méthodes développés hors du champ environnemental. La contribution de la Political Ecology à la compréhension des enjeux de l’information environnementale reste marginale. Elle se focalise sur l’analyse de la genèse des savoirs environnementaux et de leurs effets politiques et écologiques, et estime que ces savoirs s’inscrivent dans des discours, sans prêter plus d’attention à leur inscription dans des bases de données. La dimension numérique de l’information est également un thème inconnu pour elle15.

  • 16 La géographie participe de plus en plus aux études des sciences et techniques, en montrant comment (...)

43Comme cela a été souligné [Forsyth, 2003 ; Bouleau & Fernandez, 2012], la Political Ecology se différencie assez nettement des études sociales des sciences et techniques par le fait qu’elle s’intéresse surtout aux effets des savoirs sur les hommes et la nature, plutôt qu’aux conditions de genèse de ces savoirs16. Elle se rapproche donc de l’histoire environnementale qui décrypte par exemple la façon dont la science coloniale a façonné les politiques de gestion des milieux sous les tropiques [Davis, 2016 ; Butzer & Helgren, 2005 ; MacKenzie, 1997]. Il pourrait être rétorqué aux analyses de Forsyth et Bouleau que nombre de Political Ecologists s’intéressent aux rétroactions entre dynamiques biophysiques et construction des savoirs, notamment en pointant comment certains processus (le feu, l’érosion, la lente formation des paysages, etc.), dont la compréhension échappe au premier abord à l’observateur, induit chez lui la production de théories et de méthodes qui modifient son savoir environnemental [Fairhead & Leach, 1998 ; Ives & Messerli, 1989].

44L’autre contribution importante de la Political Ecology est d’avoir travaillé la question de la catégorisation des savoirs environnementaux, dans leur dimension concrète et quotidienne. À la différence peut-être des ethnobotanistes, qui se focalisent sur un groupe social et ses savoirs, les Political Ecologists s’intéressent aux savoirs différents en interaction et aux rapports de pouvoir qu’ils construisent. En témoignent les très nombreux travaux de Robbins dans les campagnes indiennes par exemple, au tournant des années 2000, qui inaugurent des formes d’expérimentations méthodologiques appelées à se multiplier au cours des années suivantes [Robbins, 2009, 2001, 1998 ; Robbins & Maddock, 2000]. Pour saisir les différentes formes de catégorisation des paysages par les acteurs d’un territoire (le forestier, l’agriculteur, etc.), Robbins les fait interpréter devant lui des images satellites ou classifie celles-ci en fonction des éléments mis en avant par ses différents interlocuteurs. Sa démarche est cependant symptomatique de l’approche de l’information par la Political Ecology : celle-ci est abordée par la bande, à partir des objets dans lesquels elle s’inscrit (une image satellite imprimée par exemple), sans que soit questionnée l’économie politique de la production de cet objet.

  • 17 Citation originale : « The role of framings and language in influencing how environmental informati (...)

45Ainsi, ma démarche se différencie de ce mouvement de recherche en ce qu’elle vise à mettre l’information au centre de l’analyse, par une étude géographique des instruments qui la font vivre. À la différence de mon approche, nombre de chercheurs qui évoquent l’information environnementale s’intéressent plutôt à la partie située en aval des instruments, par exemple la construction d’indicateurs écologiques à partir de bases de données [Bouleau & Deuffic, 2016]. D’autres, au contraire, vont porter leur attention sur l’amont et « le rôle des cadrages et du langage sur la façon dont sont menées la collecte et la présentation des informations environnementales17 » [Forsyth, 2003, p. 77]. Pour d’autres enfin, qui cherchent à démontrer la profonde politicité des sciences environnementales [Goldman, Nadasdy & Turner, 2011], l’information est un point aveugle de la réflexion et elle n’est pensée que comme un médium qui permet la circulation des savoirs, la mise en forme, « la traduction et le transport du savoir » (« packaging, translation, and transport of knowledge ») [idem, p. 3].

  • 18 Cet auteur cité à de nombreuses reprises au chapitre ii analyse par le menu la construction des pol (...)

46Dans sa tradition latino-américaine, l’ecología política présente peu ou prou les mêmes tendances. Outre sa focalisation générale sur l’extractivisme et les effets du néolibéralisme, elle aborde principalement les discours, les « imaginaires » [Svampa & Antonelli, 2009], les « langages de valorisation » [Martínez Alier, 2004]. Elle utilise des sources extérieures aux sciences sociales pour évaluer les modifications matérielles de l’environnement et porte une attention poussée aux dimensions épistémologiques de la construction des savoirs. Enrique Leff est l’une des figures les plus marquantes de cette tendance, attaché à réfléchir aux conditions de possibilité d’une science « depuis le Sud » et aux perspectives d’émancipation épistémologique du continent latino-américain. J’attribue ce désintérêt pour l’information aux pratiques de recherches dominantes dans l’ecología política, très proches des mouvements sociaux. Les chercheurs prennent généralement le pouvoir (du capital, de l’État, etc.) comme un acquis, et s’intéressent en priorité aux façons dont les mouvements sociaux et les groupes subalternes s’y adaptent ou y résistent. Il y a peu d’analyses concrètes et de première main sur la façon dont ce pouvoir dominant se déploie dans les territoires, d’où un certain désintérêt pour ses modalités de déploiement : or, l’information environnementale est partie prenante de ce processus. Le récent développement de recherches à la confluence de la Political Ecology/études des sciences et techniques au Brésil, dont le principal représentant est Raoni Rajão18, ne correspond pas à une évolution de l’ecología política, mais bien plus à l’importation de la tradition anglo-saxonne sur le continent.

Les géographies de l’information : du réseau, des inégalités, mais pas d’environnement

47La géographie institutionnelle s’intéresse à l’information dans ses rapports au territoire depuis 1984 avec la création d’une section « Géographie de la communication et des télécommunications » au sein de l’Union géographique internationale (IGU). L’évolution de son nom témoigne du cadrage de la notion d’information par les géographes : Géographie des télécommunications (1992), Géographie de la société de l’information (2000), Géographie de la société de l’information globale (2008), Géographie de l’information, de l’innovation et de la technologie (2016)19. La revue française Netcom, créée en 1987 par Henri Bakis comme revue officielle de la section de l’IGU, témoigne des principales approches de l’information par les géographes et de leurs évolutions. Les numéros initiaux accordent une grande attention au déploiement matériel des réseaux, principalement de l’Internet dans les années 1990. Les facteurs expliquant l’inégal développement de ces réseaux font partie des thèmes de recherche privilégiés. Les années 2000 marquent un tournant avec l’intérêt pour les territoires de l’Internet et la formalisation spatiale de communautés sociales alors appelées virtuelles. Ces dernières années, un focus croissant est mis sur l’approche géographique des mobilités par la collecte de signaux émis par les individus équipés de smartphones et sur l’analyse spatiale des traces numériques en tous genres. Sur l’ensemble de la période, une constante reste l’interrogation sur le rapport entre déploiement des réseaux d’information et développement économique des territoires, ce dont les travaux de Philippe Vidal témoignent. Il est symptomatique que sur les trente et un numéros publiés depuis 1987 par Netcom, un seul [Gautreau & Noucher, 2013] traite explicitement du lien de l’information à l’environnement.

  • 20 Ainsi, même si l’ouvrage de Jeremy Crampton [Crampton, 2003], intitulé The Political Mapping of Cyb (...)
  • 21 « La signification des concepts géographiques, comme celle de tous les concepts, évolue sans cesse (...)
  • 22 Les changements des formes d’appréhension de l’espace en régime informationnel numérique sont princ (...)

48Pour l’essentiel, cette géographie de l’information n’aborde pas de front la question du pouvoir, même si elle en traite bien sûr de façon indirecte en mettant en évidence les inégalités en termes d’accès aux réseaux et de leurs potentiels d’utilisation pour le développement des territoires20. Le gros des travaux des années 2000 a ainsi porté sur une mise en évidence du digital divide aux échelles mondiales [Graham et al., 2015 ; 2012] ou régionales [Warf, 2009], avec de belles réalisations cartographiques. L’explication de cette brèche ou « fossé numérique » est relativement simple tant qu’on en reste à des analyses économiques planétaires ou continentales de celui-ci. Le programme de recherche esquissé par Sheppard et al. [1999] dans leur article « Geographies of the information society » mentionnait pourtant d’autres horizons que celui des inégalités d’accès aux réseaux, et notamment les mutations des appréhensions sociales de l’espace lorsque se déploient des technologies numériques de l’information21. Ce programme, qui ouvrait de riches perspectives pour une géographie du pouvoir, n’a à ma connaissance presque pas été exploré dans sa dimension politique22.

49Mon travail, présenté dans cet essai, reprend partiellement ce programme inabouti, pour comprendre comment les évolutions sociotechniques de l’information modifient nos représentations de l’environnement et le cadrage des questions environnementales. Il reprend également les techniques de cartographie du contenu des bases de données et des réseaux des acteurs de l’information, principal acquis méthodologique que je retiens de la géographie de l’information.

Huit propositions géographiques pour contribuer aux études politiques de l’information environnementale

50Après tant de mises en débat des apports de la géographie aux questions d’information environnementale, il est temps de formuler quelques éléments de proposition pour aller de l’avant. La proposition est ici à la fois de rassembler, de valoriser, d’exhumer parfois des apports préexistants de géographes, tout en y ajoutant quelques pistes plus personnelles. Les huit propositions listées ci-après s’ancrent dans deux prémisses disciplinaires : il est nécessaire de prendre en compte l’espace, la spatialité, pour une représentation plus réaliste de la carrière des instruments d’information. Le territoire, toujours et plus que jamais à l’heure du numérique, reste une catégorie essentielle à la compréhension de l’information environnementale.

Travailler au plus près des instruments d’information

51Travailler au plus près des instruments d’information environnementale, c’est d’abord plaider pour une compréhension fine de leurs configurations matérielle et technique : quelle est la taille du pixel utilisé par tel satellite dans le cadre de telle politique de régulation ? Que permet de faire tel logiciel en termes d’analyse spatiale que tel autre ne permettait pas ? En quoi la configuration de tel serveur informatique permet-elle ou non la diffusion sur Internet de telles bases de données ?

52Les implications de ce plaidoyer sont chronophages et complexes. C’est pourtant une position que je défends puisqu’un certain nombre des effets de cadrage environnemental et des effets d’instruments mentionnés au chapitre vi sont liés à des détails, souvent invisibles aux yeux de ceux qui travaillent avec ces instruments. Ces détails techniques n’ont de détail que le nom : les politiques de lutte contre la fragmentation des écosystèmes dépendent de la mesure de cette fragmentation, qui dépend elle-même des images disponibles pour cette mesure et donc de la taille du pixel de ces images. Certes, en chemin, toute une série d’autres éléments va être décisive. Selon le budget et/ou le temps imparti, différents types d’images et de taille de pixels vont pouvoir être choisis, et selon les individus qui participent et leur formation, différentes formules de calcul de la fragmentation écosystémique vont être adoptées. Mais comprendre ce qu’une chose aussi simple que la taille du pixel induit est essentiel à toute analyse politique de l’information produite.

53La transition numérique pourrait laisser penser qu’avec elle, « mettre les mains dans le moteur » de l’information environnementale est devenu aisé. En un certain sens, cela est vrai, puisqu’un nombre croissant de ces informations peuvent être téléchargées et mises à la question dans nos ordinateurs : refaire les analyses que les acteurs que nous étudions ont faites, à partir de leurs bases de données ; détecter les défauts éventuels de conception de ces bases, etc. À bien des égards, la transition numérique offre parfois les conditions pour faire entrer l’expérimentation en sciences sociales : là où le géographe ruraliste du Sahel africain aurait eu de la peine à faire entrer dans son laboratoire les troupeaux de bovins du Burkina Faso pour les voir transhumer sous ses yeux, nous pouvons mettre en boîte à Paris les bases de données que le gouvernement burkinabais utilise dans ses politiques de gestion de ces transhumances. Mais les difficultés s’amoncellent lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre ces promesses. Le temps nécessaire à la captation de ces bases sur Internet et à leur mise en forme sur nos disques durs va d’abord nécessiter des équipes importantes et multidisciplinaires, pas toujours aisées à rassembler, à financer, à motiver. Là où il fallait autrefois passer du temps à comprendre comment pensaient les collègues d’autres disciplines, du juriste à l’écologue, il faut maintenant apprivoiser l’éthique professionnelle, le modus operandi des informaticiens et se faire accepter par eux. Sans eux, sans leur dextérité et leur inventivité pour « chasser » la donnée numérique sur les serveurs du Web, il est très difficile de constituer des corpus d’information pertinents. Nos laboratoires de géographie prennent ainsi parfois l’aspect de comptoirs arctiques où nous négocions avec ces trappeurs de l’Internet pour qu’ils nous ramènent des confins glacés du numérique les couches encore chaudes des bases de données qu’ils y auront piégées.

  • 23 Remarquons qu’est trop souvent fait le raccourci selon lequel l’absence de carte équivaut à une abs (...)

54Enfin, le principal danger qu’entraîne le numérique pour les sciences sociales est de renforcer le cadrage de nos questions de recherche, puisque nous observons en quelque sorte l’information à travers les outils qu’elle nous fournit elle-même. Le danger d’être influencés à notre insu par les choix implicites que les concepteurs de cette information ont imprimés à leurs formes grandit. Le problème n’est pas nouveau, les sciences sociales devant depuis toujours prendre garde à ne pas naturaliser les catégories langagières, ethniques ou politiques utilisées par ceux qu’ils étudient. Dans le cas de l’information numérique, la difficulté s’accroît d’un cran, puisque ces catégories se traduisent en objets très concrets, un zonage par exemple, qui « habite » notre ordinateur. Plus simplement, il faut prendre garde à toujours questionner ses présupposés sur l’information : par exemple, ne pas penser que l’absence de carte sur une zone de son territoire signifie qu’un État ne la connaît pas. Il peut tout à fait y posséder les réseaux nécessaires à la levée de taxe ou au contrôle social. L’absence de carte signifie qu’un type de rationalité spécifique ne s’y est pas déployé, mais pas qu’il y est aveugle23.

  • 24 Pour rappel, la valeur d’un pixel constitue une moyenne de la réflectance captée par le satellite s (...)

55Un bilan rapide des méthodes des géographes pour travailler au plus près des instruments d’information montre que celles-ci consistent d’abord à établir ce que les technologies mobilisées permettent de voir ou au contraire ne permettent pas de voir. C’est ce que font les géographes étatsuniennes Nalepa et Bauer [2012] dans leur analyse du rôle des technologies géospatiales dans la diffusion des agrocarburants dans les pays en développement au cours des années 2000-2010. Pour cela, elles s’intéressent aux effets de l’utilisation d’images satellite dans l’estimation des terres disponibles pour ces plantations. L’usage systématique d’images à faible résolution spatiale (pixels de plus de 100 m de côté, souvent de plus de 1 000 m) induit une sous-estimation de l’occupation réelle du territoire, difficilement détectable sur ce type de données : des zones de forêt, de savanes ou d’herbages à faible densité humaine sont interprétées comme vides, car les traces d’occupation sont invisibles à cette échelle24. Le rôle central donné à cette technologie spatiale par les États et les grandes entreprises agricoles entraîne une surestimation systématique des terres disponibles. Cela contribue au mouvement de spoliation des terres faiblement peuplées sous des modalités nomades, qui sont présentées à tort comme inhabitées pour être mieux attribuées à de grands investisseurs agricoles. La dimension technique de l’information produite n’est pas la principale responsable de l’accaparement des terres, mais l’exemple montre avec clarté qu’elle alimente les discours qui le légitiment.

56Cette première méthode, aisée lorsqu’il s’agit de la taille des pixels, se complique singulièrement avec la technicité des données. Ainsi, lorsque celles-ci ont déjà été modifiées et reformatées selon des algorithmes complexes (interpolation, agrégation, désagrégation, etc.) ou captées selon des méthodes plus raffinées de télédétection (données hyperspectrales, fusion de données hétérogènes, etc.), le recours à des spécialistes du champ devient vite nécessaire. Le même problème survient avec les données de biodiversité. Autant analyser un jeu de données sur la présence d’espèces végétales est une opération accessible à des non-spécialistes, mais faire un bilan sérieux de jeux de données écologiques complexes (assemblages phytosociologiques, cartographie des traits fonctionnels d’écosystèmes, etc.) devient vite impossible sans consultation des experts du domaine. Plus généralement, cette étape devient impossible à aborder sans collaboration avec des informaticiens capables d’interpréter les langages de codification de l’information, notamment lorsqu’elle est sur le Web.

57Un deuxième corpus de méthodes cherche ensuite à formaliser la structure spatiale des bases de données, sous l’hypothèse que le degré de lisibilisation du territoire par l’information environnementale variant, ses effets sociopolitiques ne vont pas être les mêmes partout. Sur ce point, l’article de Couderchet et Amelot [210] à propos du fichier numérique de l’inventaire des Zones naturelles d’intérêt écologique, faunistique, floristique (Znieff) constitue un exemple très efficace de la façon dont une simple formalisation géographique d’une base de données permet d’ouvrir le débat sur ses enjeux politiques. Ils démontrent que malgré le discours porté au niveau national sur le fait que cet inventaire soit représentatif de la biodiversité française, le fichier est en fait très hétérogène, ne serait-ce que d’un point de vue géométrique. Le dessin des zones classées en Znieff connaît par exemple une précision très variable selon les régions, d’ordre métrique dans certaines, beaucoup plus floue dans d’autres. De très nombreuses zones butent sur les limites entre régions et leur tracé s’arrête brusquement alors que l’écosystème qu’elles couvrent se prolonge pourtant dans la région contiguë.

58Un troisième ensemble de méthodes porte enfin sur la formalisation des réseaux de circulation de l’information. Sur ce point, le numérique offre des potentialités inédites, en particulier pour repérer les voies d’agrégation des données locales, nommées de façon erronée « données brutes ». À ce propos, le projet Geobs25 a mis au point des techniques de représentation des liens de moissonnage dans des dispositifs de bases de données distribuées. De plus en plus de plateformes d’information géographique accumulent le contenu de plateformes distantes grâce à des fonctionnalités d’interopérabilité, qui permettent aux robots d’une base de repérer (moissonner), dans une autre base, les informations qui les intéressent, de les importer dans la sienne et de l’enrichir. La mise au point de programmes informatiques ad hoc pour repérer ces réseaux est devenue indispensable.

Comprendre la spatialité des acteurs du champ instrumental

59Si l’on conçoit l’instrument d’information comme un champ social, comprendre la spatialité des acteurs qui le constituent représente une étape nécessaire à la compréhension de son fonctionnement. Les exemples de mise en œuvre de ces prémisses en géographie ont concerné le champ plus large des savoirs, et nombre de travaux ont détaillé le rôle que joue cette spatialité dans la construction des connaissances et discours scientifiques. Rossi [2000] décrit par exemple combien la compréhension des mécanismes de l’érosion dans les agrosystèmes africains a dépendu de pratiques spatiales d’observation particulières mises en place du xixe siècle à aujourd’hui en contexte colonial, puis poursuivies par la coopération étrangère. Scientifiques et techniciens passent peu de temps sur le terrain et ils privilégient les mesures physiques à l’analyse des pratiques agraires. À partir de quelques études de cas censées être représentatives, ils extrapolent des résultats recueillis dans de petits bassins-versants sur de vastes régions. Ces deux pratiques favorisent une incompréhension du rapport des sociétés rurales au sol, qui nécessiterait une présence longue sur le terrain. Elles contribuent à la construction d’un « récit de crise » environnementale qui, à partir de cas isolés, prétend avoir démontré que les pratiques rurales de gestion des sols sont catastrophiques. Dans l’Himalaya, Ives et Messerli [1989] décrivent des processus similaires. L’extrapolation d’observations faites au Népal à l’ensemble de la chaîne himalayenne et une interprétation erronée du mode de construction des terrasses pour les cultures pluviales ont conduit à un consensus scientifique autour de l’idée de crise érosive des versants liée au « cercle vicieux » de l’accroissement démographique et du défrichement forestier qui l’accompagne. Les pratiques spatiales de recherche de la communauté scientifique sont à l’origine d’un savoir problématique, qui stigmatise les paysans, auquel les deux auteurs vont opposer une nouvelle vision de la question de l’érosion à partir de pratiques spatiales différentes : longue présence sur le terrain, comparaison fine de multiples cas dispersés dans la chaîne, refus de l’extrapolation spatiale.

60Par ailleurs, analyser la spatialité des acteurs permet de mieux comprendre leurs rapports de pouvoir au sein du champ. Cette spatialité – les territoires que chacun fréquente, l’espace sur lequel il possède une expertise, l’échelle spatiale à laquelle il agit – détermine des positions relatives dans la chaîne de traitement de l’information, notamment en termes d’asymétrie d’accès à l’information. Dans le domaine de la conservation, les grandes ONG jouent aujourd’hui de leur ancrage international pour développer une information à cette échelle, grâce à des outils de priorisation des actions de conservation, Hotspots ou Global 200 [Milian & Rodary, 2010]. C’est bien la spatialité de leur réseau, liant militants, universitaires, administrations publiques, qui leur permet de monter ces bases dont ils se servent ensuite pour fonder leur légitimité à influencer des politiques nationales de conservation et parfois orienter des flux financiers à leur bénéfice, vers les zones qu’elles auront elles-mêmes identifiées. Dans un article sur l’histoire du cadastre de la province de Buenos Aires, nous avions montré avec Juan Carlos Garavaglia comment, aux débuts de cet instrument, le rapport de pouvoir entre administration et arpenteurs penche en faveur de ces derniers : ils possèdent une connaissance fine de leur terrain qu’ils parcourent quotidiennement, tandis que l’administration, isolée dans la capitale, n’en connaît que quelques bribes. À la fin du xixe, ce rapport s’est inversé, l’administration possède désormais un savoir spatial exhaustif grâce à son archive de plans, ce qui lui donne un pouvoir bien supérieur aux arpenteurs qui ne connaissent qu’une petite portion du territoire de la province. Le passage du temps s’accompagne donc d’un déplacement du pouvoir du local au provincial, lié à la formation d’un savoir synoptique [Scott, 1998] qui déborde finalement le savoir local [Gautreau & Garavaglia, 2012].

61Très prosaïquement, l’analyse de la spatialité des acteurs du champ informationnel ouvre à la compréhension des contraintes de la collecte des données que chacun expérimente, mais aussi aux contraintes de mise en forme de celles-ci, d’archivage, etc. Dès lors qu’un acteur désire mettre en forme une base à partir d’informations pour lesquelles il dépend d’autres acteurs distants, il doit développer des stratégies pour enrôler ceux-ci et les convaincre de contribuer à son projet. C’est là où les mutations conjointes du numérique et de la démocratie rendent cette question géographique passionnante, puisque dans un régime de collaboration non contrainte, il faut trouver les moyens de persuasion à distance pour un enrôlement loyal et durable de ses collaborateurs. Cela dit, rares sont les projets non contraints, notamment dans le cas de l’open data comme on l’a vu au chapitre iii. Même dans les projets où la contrainte est forte (obligation administrative de rapportage dans le cadre des grandes conventions mondiales sur le climat ou la biodiversité par exemple), chaque collaborateur distant (les pays signataires) dispose de marges de manœuvre a priori intéressantes à mesurer et à comprendre.

  • 26 Dans les années 2010, la production d’images satellites ou aériennes pour les non-militaires est so (...)

62Enfin, la spatialité des acteurs de l’information va en partie déterminer les arbitrages que ceux-ci vont opérer entre plusieurs contraintes et influencer le type d’information produite : les grands rapports étudiés par Nalepa et Bauer [2012] sur l’estimation par télédétection des terres aptes aux agrocarburants auraient pu être plus précis dans l’estimation de la présence humaine sur le territoire. Cependant, c’est la nécessité de produire des macro-analyses à l’échelle de pays, voire de continents entiers, qui a poussé leurs auteurs à privilégier des images à faible résolution spatiale. Celles-ci couvrent un territoire immense et il suffit de quelques « dalles » (images satellites) pour analyser la moitié de l’Afrique. Le choix d’images plus précises aurait d’abord supposé une augmentation exponentielle du temps d’analyse et un coût multiplié d’achat de celles-ci26.

Géopolitique des instruments d’information

63Cette troisième proposition est une réponse directe aux questions soulevées par les chapitres i et ii, sur les voies par lesquelles un territoire peut être considéré comme informationnellement souverain. La question prend un relief particulier avec la transition numérique, qui démultiplie les possibilités de lisibilisation de l’environnement à distance. Il est désormais loisible – et personne ne s’en prive – de cartographier à distance la végétation, les ressources de territoires que personne ne visite, etc. Il devient de plus en plus difficile, voire impossible pour certains thèmes, d’empêcher d’être lu et cartographié par d’autres, ce qui doit nous pousser à reformuler dans des termes nouveaux la vieille question de la résistance que formulait dans les années 1990 la cartographie critique. Que veut dire aujourd’hui résister à la lisibilisation par autrui, quand ce dernier est à des milliers de kilomètres, ne vient jamais sur place et diffuse ses analyses sur le Web sans que les résidents n’aient un droit de regard sur celles-ci ?

  • 27 Dans les pays andins où l’administration antidrogue des États-Unis travaille sur la « régulation » (...)

64Pour ajouter une dimension supplémentaire à la question apparemment simple de « qui lisibilise/cartographie qui », les arcanes du réseau mondial de la métrologie environnementale deviennent aujourd’hui très difficiles à démêler. La plupart des logiciels utilisés se standardisent, et même si le Libre fait des progrès, ce sont encore et plus que jamais de grandes entreprises nationales qui dominent leur marché (pour les systèmes d’information géographique, Esri), avec leur cortège de logiciels propriétaires et/ou payants. Tracer les réseaux de commercialisation de ces logiciels et des intérêts économiques et géopolitiques afférents s’avère fort complexe. Pire, le soft power métrologique s’apprécie dans des dimensions plus subtiles : dans tel algorithme de classification d’images utilisé par des agronomes indiens, mais conçu par des écologues australiens, dans l’usage d’images satellites fournies gratuitement par les États-Unis au monde entier, dans les formations, workshops et autres congrès sur telle ou telle méthode d’analyse environnementale où les géomaticiens et écologues sud-américains s’accultureront à l’ethos de leurs collègues européens, et dans les couloirs desquels ils rencontreront les représentants de diverses entreprises en embuscade pour leur vendre leurs « solutions » techniques. La haute porosité entre le monde entrepreneurial et militaire dans le domaine de l’imagerie et de la géomatique environnementale, pour évidente qu’elle soit27, reste en grande partie opaque. À ma connaissance, des études sérieuses à ce sujet se font toujours attendre. La diversification des acteurs en capacité de produire de l’information environnementale à distance accroît un peu plus cet imbroglio. Les grands pays émergents se dotent de programmes spatiaux, avec des succès divers dans leurs projets de s’équiper de leurs propres satellites d’observation de la terre [Gaillard-Sborowsky et al., 2012]. De grandes entreprises privées développent elles-mêmes des programmes de cartographie environnementale (Amazon et son projet Global Forest Watch). Le marché de la cadastration génère une myriade de petites entreprises auxquelles est externalisée la mise en place de cadastres nationaux, qui peuvent intervenir dans plusieurs pays à la fois.

65La tentative la plus riche à ma connaissance pour amorcer cette géopolitique de l’information environnementale dans un contexte de pays en développement est celle élaborée dans sa thèse par Louca Lerch [Lerch, 2014], qui s’est attaché à retrouver et cartographier l’origine nationale de tous les fonds débloqués par la coopération internationale pour le cadastre rural en Bolivie (figure 17, p. 256), puis à établir un indice synthétique permettant de mesurer le degré de concentration de cette aide. Cet indice permet d’identifier des hotspots de la coopération internationale, des zones d’investissement préférentielles, que l’auteur met ensuite en relation avec des hypothèses géopolitiques : rapport au développement de territoires indigènes dans le cadre du multiculturalisme néolibéral des années 1990, rapport aux axes logistiques clés du pays, notamment celui qui relie le sud-est au cœur de la Bolivie.

Spatialiser les régimes informationnels environnementaux

66Les instruments d’information environnementale sont développés dans des contextes politiques spécifiques et reflètent des projets particuliers de prise en charge de l’environnement, dans le cadre de ce qui a été défini au chapitre vi comme des régimes informationnels environnementaux. Ces régimes possèdent ce qui pourrait être qualifié de rationalité spatiale, une certaine conception de l’espace, que la géographie peut utilement contribuer à comprendre. En référence aux deux régimes types évoqués, le régime étatiste-égalitaire vise à comprendre l’environnement de façon exhaustive sur un territoire national. L’objectif est que tous les citoyens bénéficient du même niveau d’information et soient ainsi traités sur un pied d’égalité. Dans ce régime, le projet de prise en charge collective de l’environnement, afin d’assurer une égalité face aux risques, est central. Il se traduit par des instruments qui analysent la vulnérabilité du territoire aux inondations ou au dérèglement climatique par exemple et qui produisent des référentiels, c’est-à-dire une information homogène, sur celui-ci. Le cadastre en est l’exemple par excellence.

67De son côté, le régime néolibéral de lisibilisation correspond au contraire à un projet de prise en charge de l’environnement fondé sur la mise en concurrence entre territoires et entre groupes sociaux, comme nous l’avons vu au chapitre i à propos de la Bolivie néolibérale. Dans le domaine de la conservation, il se traduit par la délégation à des ONG de la gestion de certains territoires (réserves), ce pour quoi elles produisent une information environnementale sur leur aire d’intervention afin de se différencier les unes des autres. Dans le monde privé de la conservation plus qu’ailleurs, la capitalisation interne de l’information par les acteurs qui la produisent est un élément central dans leur stratégie pour capter des fonds : dans le monde des ONG par exemple, le fait de posséder une base de données riche et actualisée est nécessaire dans la concurrence avec les autres ONG. Ces bases sont une garantie de leur capacité d’expertise et de leur réactivité à des commandes qui doivent être rapidement honorées. Dans ce régime où prime la logique par projet, le principal trait des instruments d’information développés est leur caractère spatialement fragmentaire et discontinu. Ils cessent de chercher à rendre compte de façon exhaustive d’un territoire pour mettre en valeur les spécificités d’une zone particulière : la production de référentiels est alors remplacée par une myriade de rapports, de livrables, de petites bases de données.

68Depuis les années 1990, s’affirme la formation progressive d’un régime informationnel « anthropocénique », par dissémination de l’idée que c’est la prise en charge globale de la nature qui devient le but central des politiques. Cette mutation radicale des projets de prise en charge s’accompagne de tâtonnements dans la conception d’instruments d’information adaptés. Les problèmes techniques les plus ardus ne sont sans doute pas de savoir comment créer des bases sur toute la planète – cette question est surtout financière. Dans le champ de la biodiversité, l’idée maintenant acquise que c’est le tissu vivant de la planète qui compte et non plus uniquement la biodiversité remarquable entraîne des enjeux plus complexes pour les gestionnaires de bases de données : comment passer de bases axées sur l’identification des particularités (concentrations de forts taux de biodiversité) à des bases sans trous, où la biodiversité ordinaire qui constitue le tissu conjonctif entre les hotspots doit être incluse ? Enfin, la notion de spatialité des régimes informationnels environnementaux est intéressante pour comprendre comment certains territoires adoptent certains régimes plutôt que d’autres. La notion ouvre donc à une géographie régionale de l’information environnementale.

Éloge d’une géographie des trous, des « instruments pour rien », des « cartographies orphelines »

  • 28 Il serait possible de discuter du réel échec que cette absence de lecture (de réception) des rappor (...)

69Dans la continuité de la critique à la focalisation de la cartographie critique sur les dispositifs à succès, il est nécessaire de porter une attention particulière aux échecs informationnels ou « instruments pour rien ». Cette dernière notion doit être prise comme antiphrase, puisque ma prémisse est tout au contraire que le fait que ces instruments n’aient pas rempli les objectifs de leurs concepteurs ne veut pas dire qu’ils n’aient pas eu des effets. Trois grandes situations d’échec peuvent être distinguées : celles des instruments jamais activés ou restés au stade de projets stockés dans une armoire, celles des instruments effectivement mis en place, mais qui par manque de moyens n’ont pas pu compléter la couverture du territoire qu’ils visaient, et celle des projets aboutis qui n’ont jamais rencontré leurs destinataires. Ce dernier cas semble plus répandu qu’il n’y paraît. La plupart des personnes concernées par les études d’impact par exemple – l’une des principales sources d’information environnementale aujourd’hui en termes de volume – sont d’accord avec le fait que celles-ci ne seront pas ou mal lues par leur destinataire, à savoir l’administration publique, qui manque de temps et de moyens pour vérifier leur qualité. L’administration les archive et ils sombrent dans l’oubli à moins qu’un conflit concernant le site évalué ne conduise à les exhumer28. Dans le cas des pays en développement comme la Bolivie, le chapitre i a montré que la coopération internationale a produit un nombre impressionnant de « cartographies orphelines », produites à grands frais, mais oubliées à peine les coopérants partis.

70L’hypothèse méthodologique est que ces échecs apportent une riche information sur les projets de lisibilisation environnementale, tout aussi pertinente que celle des projets à succès. Dans le contexte des années 2000 et 2010, la multiplication des instruments d’information environnementale entraîne un foisonnement de projets de lisibilisation, dont un grand nombre ne débouche sur aucun usage politique ni aucune modification des rapports de pouvoir : comprendre ces situations est aussi urgent que de comprendre celles où des effets politiques et sociétaux sont avérés. Il est important de localiser les territoires où ont été développés ces projets, en se demandant si cette localisation a pu avoir ou non un lien avec l’échec observé. Dans le cas des instruments incomplets (seconde situation d’échec), localiser les zones d’incomplétude est essentiel. Enfin, repérer où et sur quels thèmes certains instruments sombrent dans l’oubli (situation 3) constitue un objectif géographique important.

  • 29 C’est pour trouver une réponse à cette question précise, « Qui se sert des données environnementale (...)

71La transition numérique induit des biais dans le repérage de ces « instruments pour rien ». Les chercheurs tendent, et c’est bien normal, à s’intéresser à ce qui est visible sur le Net. Ils négligent de chercher les « instruments pour rien » là où ils peuvent se trouver, c’est-à-dire sur un disque dur externe, une clé USB, voire un cédérom. Inversement, et c’est le danger le plus important, la présence en ligne d’un dispositif n’est aucunement un gage qu’il sert à quelque chose, qu’il a atteint ses objectifs. Sans une étude des usages des instruments informationnels en ligne, le risque est grand de prendre pour actifs des instruments abandonnés de leurs concepteurs et de leurs récepteurs, mais encore accessibles sur le Net29.

L’adieu aux cartes : continuum des représentations environnementales, captures d’instruments, attracteurs sémantiques

72Il est important, dans la perspective d’analyse de l’information environnementale et en tant que géographe politique, d’abandonner une bonne fois pour toutes l’objet carte comme un objet clos se suffisant à lui-même. Les représentations cartographiques doivent s’analyser dans la gamme de plus en plus variée de représentations de l’environnement, un continuum où l’image joue un rôle de plus en plus important. Comme mentionné plus haut, il me semble très important d’accepter de se détacher des catégories strictes de la cartographie critique pour analyser ces représentations qui n’ont plus grand-chose de la carte. Un mashup de Google Maps n’est à mon avis plus vraiment une carte.

  • 30 Métaphore ou clin d’œil disciplinaire en géographie physique, le terme de « capture » s’applique au (...)

73Dans cette démarche de réorientation de l’attention sur les continuums de représentations, il est important de suivre longitudinalement (dans le temps) ce qui pourrait être appelé des « captures d’instruments », c’est-à-dire une redéfinition de leur sens et des fonctions qui leur sont attribués au cours de leur carrière. Le cadastre de Buenos Aires mentionné précédemment a été conçu en 1824 comme un moyen de garantir la dette souscrite auprès de la Grande-Bretagne par l’identification des terres publiques de la nation argentine naissante. Au fil du temps, surtout après 1850, il a été capturé par les logiques de constitution d’un marché foncier dans la province de Buenos Aires, sa première fonction s’estompant. La capture d’un instrument doit ainsi rester une hypothèse permanente dans l’étude politique de l’information environnementale, qui permet de prêter attention aux détournements ou retournements de leurs usages30.

74Dans cette nécessaire appréhension du continuum des représentations environnementales, Internet constitue un espace maintenant essentiel : une partie croissante d’initiatives informationnelles consistent non plus à montrer en ligne ce qu’on fait, mais à donner un sens à un ensemble de données dispersées sur le Net. Un nombre croissant de plateformes environnementales thématiques (portails environnementaux des régions françaises, etc.) ne fournit pas de données originales, mais offre des liens vers un ensemble de données de toutes échelles et natures qui font sens pour comprendre l’environnement de la région. Comme cela sera développé dans le chapitre viii, se positionner sur Internet pour organiser les flux d’information, et non plus produire de l’information, est devenu pour beaucoup d’acteurs un enjeu crucial. Je propose de nommer ces processus « attracteurs sémantiques ».

L’écologie politique des instruments d’information

  • 31 Cette notion de construction des terres marginales comme une « nouvelle ressource naturelle » a été (...)

75La géographie peut contribuer de deux façons à une écologie politique des instruments d’information environnementale. Tout d’abord, elle peut décrypter d’un point de vue spatial, les modes implicites de prise en charge de la nature dans ces instruments. Ensuite, elle peut mettre à jour les formes de visibilisation/invisibilisation de certains objets ou dimensions environnementales. De façon classique, mais efficace et toujours actuelle, l’analyse des modes de catégorisation environnementale dans les zonages écologiques par exemple est une étape incontournable de ce travail. Ces catégorisations expriment toujours un parti pris, écologique ou autre, qui va opérer une sélection dans le réel pour en mettre en valeurs certaines dimensions particulières. Une autre méthode consiste à analyser le continuum des représentations spatiales de l’environnement (des cartes aux images et toutes les formes hybrides intermédiaires) et leur accumulation dans les effets de construction de figures environnementales. À propos des savanes brésiliennes, les Cerrados, Aubertin et Pinton [2013] estiment par exemple que la multiplication des cartographies de la déforestation dans ce biome longuement méconnu au Brésil a contribué de façon décisive à sa prise en compte récente dans les mesures de conservation fédérales. De façon plus poussée, le travail de Nalepa et Bauer déjà cité montre comment l’imagerie satellitale est instrumentalisée pour construire la notion de « terres marginales », un artefact informationnel qui, faisant croire que ces terres sont vides d’habitants, légitime que s’y développent des projets d’agrocarburants31. Cependant, l’invisibilisation n’est pas toujours à sens unique. Les travaux récents d’une spécialiste étatsunienne en Political Ecology des forêts sud-américaines sont là pour nous rappeler que le focus sur la déforestation du continent conduit à masquer le fait que de nombreuses zones connaissent au contraire des processus de reconquête forestière, liés surtout à l’exode rural [Hecht, 2014].

Information et justice spatiale

76La contribution de la géographie à la question du rapport entre information et justice spatiale peut porter sur l’analyse de la façon dont l’information contribue ou non à construire une connaissance égalitaire face au risque. Il est possible de mesurer d’une façon simple le niveau d’exhaustivité spatiale d’une information : tel territoire est-il intégralement couvert par le cadastre ? Existe-t-il un registre complet des zones inondables sur celui-ci ? Une telle lecture géographique permet de mesurer l’égalité informationnelle entre les citoyens, c’est-à-dire la disparité de niveaux d’information disponibles selon leur lieu de résidence. Cela permet de mesurer la distance entre un projet démocratique où l’information joue un rôle essentiel – l’égalité face au risque environnemental – et la réalité marquée par de fortes disparités spatiales quant à la disponibilité et la qualité de l’information. Dans cette optique toujours, il est loisible de pointer l’information environnementale dont l’absence contribue à invisibiliser les responsabilités dans les atteintes à l’environnement (sources de polluants, acteurs impliqués, etc.), un classique des mouvements de justice environnementale. Cette contribution peut s’étendre à la question de savoir si l’information existante permet une conservation spatialement homogène des écosystèmes d’un territoire, conçus par certains comme des biens communs.

77Le travail de Couderchet et Amelot [2010] sur le fichier français des Znieff, mentionné plus haut, offre un exemple de cette contribution. Ce réseau de Zones naturelles d’intérêt écologique, faunistique et floristique a été constitué au cours des années 1980 et actualisé au cours des années 2000, et forme la trame d’un inventaire national de biodiversité. Le fichier numérique national qui cartographie cette trame a été constitué par la collation des périmètres régionaux, rassemblés en une couche numérique unique. Les auteurs montrent comment cette opération d’unification des données tend à masquer l’hétérogénéité foncière du fichier. Le dessin des Znieff a été réalisé par des équipes indépendantes dans chaque région, selon une méthode peu normalisée. Les critères de choix des zones ont fortement varié, dépendant notamment des compétences locales en termes de naturalisme : la présence d’une spécialiste des chauves-souris dans un département a entraîné une surreprésentation des Znieff dans les secteurs à chauve-souris. Par effet d’inertie, cette notable hétérogénéité spatiale tend à être minimisée par les responsables nationaux de l’inventaire Znieff, entretenant une illusion d’homogénéité dommageable à un usage rigoureux du fichier selon Couderchet et Amelot. En effet, cet inventaire est, selon eux, toujours présenté comme représentatif de la biodiversité française, alors qu’il faudrait le concevoir de façon plus mesurée, comme le produit de regards riches, mais disparates, sur cette même biodiversité. Ce genre d’information maintient une certaine inégalité des écosystèmes face aux mesures de conservation, puisque celles-ci dépendent d’une information inégalement précise sur le territoire.

78Une seconde contribution peut consister à évaluer la capacité des dispositifs en place à rendre compte des différentes représentations de l’environnement portées par les acteurs d’un territoire. Dans le domaine du numérique par exemple, l’une des promesses de l’open data et d’Internet dès ses débuts, est de permettre à tous les acteurs, notamment ceux dont le capital social est le moins développé, de se faire entendre sur la Toile. Il est possible actuellement de mettre à plat ce degré de représentativité des grandes plateformes d’information géographique [Noucher et al., 2017]. Dans le domaine des labels verts et écocertifications, les sociologues de l’environnement ont bien montré comment sont mis en place des dispositifs collectifs de définition des critères de ces labels, où s’affiche une représentation fictive de toutes les voix sur un sujet [Foyer et al., 2017 ; Boisvert, 2015]. Chercher à montrer comment ces processus se traduisent dans les instruments d’information à dimension spatiale est un chantier encore ouvert.

Tableau 10. Bilan des propositions pour une géographie politique de l’information environnementale

Proposition

Déclinaisons pratiques
(exemples non exhaustifs)

1. Travailler au plus près des instruments d’information

– Caractériser ce que « voient » ou ne voient pas les technologies utilisées
– Formaliser la structure spatiale des bases de données (extension, limites, hétérogénéité de la richesse de l’information et de sa qualité)
– Formaliser les réseaux de circulation de l’information

2. Comprendre la spatialité des acteurs du champ instrumental

– Formaliser les territoires de référence des acteurs (de ceux qui collectent l’information à ceux qui l’agrègent)
– Comprendre le rôle de la spatialité des acteurs dans les contraintes auxquelles ils font face pour collecter et mettre en forme l’information (accès aux sites de mesure, stratégies d’enrôlement dans les projets collaboratifs…)

3. Géopolitique des instruments d’information

– Arcanes du réseau mondial de la métrologie environnementale (géographie de la diffusion des logiciels, des formations aux outils, des réseaux professionnels de la géomatique…)
– Géopolitique des logiciels de traitement de l’information, de l’équipement en matériel métrologique
– Identification des « lisibilisations à distance » (qui lit qui ?)


4. Spatialisation des régimes informationnels environnementaux

– Distinction entre les régimes étatiste-égalitaire, néolibéral, anthropocénique, etc.
– Cartographie critique expérimentale


5. Éloge d’une géographie des trous

– Analyse des variations spatiales de la qualité des bases de données
– Repérage et analyse spatiale des « instruments pour rien » et des « cartographies orphelines »


6. L’adieu aux cartes

– Analyse du continuum des représentations environnementales
– Captures d’instruments
– Attracteurs sémantiques


7. L’écologie politique des instruments d’information

– Effets de visibilisation/invisibilisation des écosystèmes
– Interprétation des modes de prise en charge de la nature sous-jacente à la façon dont sont conçus les instruments


8. Information et justice spatiale

– Évaluation de l’homogénéité spatiale des instruments pour la mesure de l’exposition aux risques
– Évaluation de l’homogénéité spatiale des instruments pour la mesure de l’accès aux aménités environnementales
– Évaluation de la capacité des dispositifs informationnels à rendre compte des différentes représentations de l’environnement en présence (notamment de celles des groupes dominés)

* * *

79Les propositions formulées dans ce septième chapitre n’ont pas vocation à faire système, mais à offrir des outils adaptés aux différentes situations où l’analyse de l’information peut gagner à un détour par la spatialité. Il n’est pas question non plus de substituer ces outils aux approches bien installées et efficaces des autres disciplines et traditions de recherche, mais de voir comment les articuler au cas par cas. J’espère avoir montré que les approches géographiques avaient plusieurs mérites, au premier rang desquels une capacité particulière à mettre en regard les formes des processus environnementaux dans l’espace et les outils informationnels utilisés pour les mesurer, et donc d’intéressantes potentialités pour articuler Political Ecology et études des sciences et technologies.

80Nous voici maintenant au terme de la seconde partie. Elle aura présenté un panorama large des questions politiques que pose l’information environnementale et des façons dont peuvent s’en saisir les sciences sociales. Articulée aux récits de la première partie, elle permettra au lecteur de rentrer de plain-pied dans les débats contemporains qui sont présentés dans les pages qui suivent. Ces débats au nombre de quatre résument à la fois l’importance de l’information contemporaine pour comprendre les dynamiques environnementales actuelles dans leurs multiples dimensions, mais aussi la complexité qu’il y a établir des conclusions fermes sur leurs effets politiques. Qu’il s’agisse des raisons pour lesquelles le partage de l’information est aujourd’hui un incontournable du débat public, des effets ambigus du numérique sur la souveraineté des états, de la façon dont les dynamiques matérielles des écosystèmes sont modelées par l’information, ou des enjeux de justice, aucun de ces quatre débats fondamentaux n’est clos. Cela s’explique autant par le dynamisme des situations géographiques et sociétales que par les complexités de la recherche à en démontrer les processus.

Notes

1 Du nom de Robinson, cartographe officiel auprès de l’état-major étatsunien, qui estimait que la cartographie pouvait/devait être une représentation fidèle du réel.

2 Il y a, selon Gilles Palsky, un « premier » et un « second » Harley, de part et d’autre du tournant des années 1980-1990.

3 « En même temps, j’ai pris conscience avec inquiétude que ce que j’avais cru être une nouvelle contribution significative à la réflexion sur le nationalisme – la prise en compte changeante du temps – manquait manifestement de sa coordination nécessaire : la prise en compte changeante de l’espace » [Anderson, 1991 [1983], p. xiv].

4 « Un trait réinterprété, un concept, une pratique, pouvait renforcer une identité menacée […], à long terme il était susceptible de provoquer une lente dissolution ou une réorganisation complète. » [Gruzinski, 1993, p. 3, cité par Craib, 2000, p. 22]

5 Crampton et Krygier [2006] ont à ce propos tout à fait raison en insistant sur le fait que la cartographie critique a connu des expressions antérieures aux travaux de référence de Harley.

6 Le terme de « geoweb » se réfère à l’ensemble des informations géographiques et des applications associées accessibles par l’Internet, et « néogéographie » aux usages des techniques géonumériques qui se répandent hors de la sphère des utilisateurs professionnels [Desbois, 2015 ; Joliveau, 2011].

7 « Au-delà de la question des limites inhérentes au logiciel ou des biais des données, l’approche imposée par les SIG privilégie presque inéluctablement un point de vue statistique, surplombant, désincarné et technocratique, soit le regard du dominant, seul en position de produire la donnée » [Henri Desbois, 2015, article en ligne, paragraphe 14] rappelant les principaux arguments des débats des années 1990]. « D’autres auteurs ont repris ce dernier point et l’ont appliqué au domaine des SIG. Pickles a suggéré que les SIG représentaient un retour au positivisme technocratique. » [Crampton & Krygier, 2006, p. 16]

8 Citation originale : « We can say that cartography is being undisciplined; that is freed from the confines of the academic and opened up to the people… »

9 Mathieu Noucher [2017] propose ainsi de passer de la carte à « l’espace des cartes ».

10 Palsky [2002] mentionne à ce propos les commentaires au vitriol de J.H. Andrews dans une anthologie des travaux de Harley [Harley, 2002] : « […] Ce que relève Andrews, et à quoi nous pourrions souscrire, est que l’interprétation de la carte comme produit social s’accompagne le plus souvent chez Harley d’une dénonciation militante de la complicité de la carte avec un système et son statu quo. La vision sélective et orientée de la carte est systématiquement associée par Harley aux entreprises de domination (absolutisme, nationalisme, colonialisme), à des intentions toujours jugées mauvaises (l’exploitation, la guerre, le profit, l’oppression). Les cartes mentent, manipulent, mystifient. De façon intentionnelle ou non ? Toutes les cartes ou une partie d’entre elles ? L’auteur oscille entre position radicale ou plus nuancée, mais les exemples qu’il choisit vont toujours dans le même sens. À partir d’une posture épistémologiquement acceptable : la carte, comme langage graphique, nous parle de nous, de nos cultures et de nos sociétés, autant que du monde qu’elle prétend représenter, Harley dérive vers une théorie du complot qui dessert son propos » [Palsky, 2002, version en ligne, paragraphe 24].

11 À titre d’exemple, voir Écrire le risque. Cartographie du danger et transformations de l’action publique dans la prévention des inondations [Le Bourhis & Bayet, 2002].

12 Citation originale : « If the map is a specific set of power-knowledge claims, then not only the State but others could make competing and equally powerful claims. »

13 Scott [1985] et Scott [2009].

14 Selon la belle formule de Craib [2000] à propos du travail de Winichakul [1994], la carte est un « modèle pour » l’action sur, plutôt qu’un « modèle de » ce qu’elle prétend représenter.

15 En témoignent en particulier les manuels récents qui rassemblent les grands noms de la Political Ecology. Le manuel coordonné par Bryant [2015], n’évoque pas l’information dans ses sections iii (Governance and Power) et IV (Knowledge and Discourses).

16 La géographie participe de plus en plus aux études des sciences et techniques, en montrant comment les localisations (des chercheurs, de leurs réseaux, des circulations des savoirs) influencent la façon dont se construit la science [Offen, 2012 ; Livingstone, 2003 ; Thrift, 1985]. Ces travaux n’abordent pas les savoirs scientifiques sur l’environnement.

17 Citation originale : « The role of framings and language in influencing how environmental information is collected and presented. »

18 Cet auteur cité à de nombreuses reprises au chapitre ii analyse par le menu la construction des politiques de régulation environnementale liées au contrôle à distance par la télédétection et aux effets de cette technologie sur les modalités du contrôle environnemental. Voir notamment Raoni Rajão [2013].

19 Voir à ce titre : https://journals.openedition.org/netcom/2512

20 Ainsi, même si l’ouvrage de Jeremy Crampton [Crampton, 2003], intitulé The Political Mapping of Cyberspace, pourrait laisser croire qu’une géographie politique de l’information se structure, il s’agit en fait plutôt d’une analyse a posteriori de travaux disparates par l’auteur que d’un véritable champ de recherche. Par ailleurs, Crampton reste ancré dans des approches relevant plus de la cartographie critique que de la géographie de l’information.

21 « La signification des concepts géographiques, comme celle de tous les concepts, évolue sans cesse sous les effets combinés d’un monde empirique en mutation et de modes sociétaux changeants de penser et d’agir dans ce monde. Les technologies de l’information géographique contribuent à la redéfinition continue des significations géographiques sur ces deux fronts, en affectant à la fois les structures urbaines et régionales tangibles que nous étudions et nos façons de traiter conceptuellement, politiquement ou pratiquement ces nouvelles géographies. De plus, les technologies de l’information géographique ont la particularité de contribuer aux changements de signification des concepts géographiques et de tenter de fournir des représentations appropriées et suffisamment robustes de celles-ci. » [Sheppard et al., 1999, p. 803]

22 Les changements des formes d’appréhension de l’espace en régime informationnel numérique sont principalement abordés d’un point de vue opérationnel, par l’ingénierie des transports, dans le but d’optimiser les déplacements urbains.

23 Remarquons qu’est trop souvent fait le raccourci selon lequel l’absence de carte équivaut à une absence de connaissance. Il est loisible de penser que la fascination pour la carte de ceux qui ont fait profession de l’étudier leur fait perdre de vue qu’il a existé et qu’il existe encore de multiples formes de connaître et maîtriser l’espace hors du maniement de ces bouts de papier.

24 Pour rappel, la valeur d’un pixel constitue une moyenne de la réflectance captée par le satellite sur la surface qu’il couvre. Plus un pixel est grand, plus sa valeur a de chance de masquer des hétérogénéités importantes d’occupation du sol. Un pixel de 1 000 m de côté va noyer dans une valeur impossible à interpréter, d’un point de vue social, les étroites pistes que tracent les éleveurs Peuls dans la savane, les petites clairières des paysans agroforestiers, etc.

25 [En ligne] https://geobs.cnrs.fr

26 Dans les années 2010, la production d’images satellites ou aériennes pour les non-militaires est soumise à une règle d’airain : plus on veut une bonne résolution spatiale (un petit pixel), plus l’image que l’on va obtenir va couvrir un petit territoire. Dans les années 2000 par exemple, il m’a suffi pour ma thèse de télécharger vingt dalles du satellite Landsat 6 pour couvrir tout l’Uruguay (pixel de 30 mètres), environ un millier de photographies aériennes (pixel à environ 50 cm) auraient été nécessaires pour obtenir une telle couverture.

27 Dans les pays andins où l’administration antidrogue des États-Unis travaille sur la « régulation » des plantations de coca, une part a priori importante des géomaticiens boliviens, péruviens, équatoriens et colombiens a été formée par des cadres de ce pays, notamment à la cartographie de la végétation à des fins de campagnes d’éradication.

28 Il serait possible de discuter du réel échec que cette absence de lecture (de réception) des rapports d’étude d’impact environnemental représente. Les théories sur la fonction assurantielle de cette information (voir chapitre v) pouvant laisser à penser que son but n’est fondamentalement pas d’être lue a priori, mais uniquement ressortie des cartons pour désamorcer d’éventuels conflits.

29 C’est pour trouver une réponse à cette question précise, « Qui se sert des données environnementales en ligne ? », que j’avais conçu le projet « Baguala, usages des données environnementales en accès libre en Amérique latine et en France », qui s’est déroulé de 2009 à 2014.

30 Métaphore ou clin d’œil disciplinaire en géographie physique, le terme de « capture » s’applique au processus par lequel un cours d’eau, par érosion, va progressivement capter les eaux d’un cours d’eau qui lui est proche mais non connecté. Le cours d’eau « capturé » va alors dévier son cours et verser ses eaux dans le nouveau bassin-versant.

31 Cette notion de construction des terres marginales comme une « nouvelle ressource naturelle » a été détaillée de façon plus approfondie par Nalepa dans sa thèse [2015].

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