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La Pachamama en bases de données

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Pierre Gautreau

Deuxième partie. Information environnementale et pouvoir : un bilan des (mé)connaissances

Chapitre v – L’information environnementale, une brève histoire (1970-2020)

Testo integrale

1Ce premier chapitre de la seconde partie du livre va s’attacher à décrire un ensemble de logiques archétypales de production d’information environnementale, en retraçant les grandes étapes de l’avènement de celles-ci depuis les années 1970 environ. À une même logique peuvent correspondre plusieurs formes d’information, qui seront décrites autant que possible. Une fois présentées ces logiques, je listerai les principaux moteurs de leurs évolutions et les séparerai artificiellement les uns des autres pour plus de clarté, tout en priant le lecteur de ne pas oublier qu’ils sont fortement articulés les uns aux autres comme la suite du texte le montrera.

L’avènement d’un nouveau régime informationnel environnemental

2Dans les années 1970, aux États-Unis et en Europe, une mutation profonde de la gouvernance environnementale s’amorce. Aux côtés de la norme, du command-and-control, l’information devient progressivement un élément de régulation des atteintes à l’environnement. Ce tournant entraînera dans les années 1990 la formation d’un véritable régime informationnel nouveau, où plusieurs logiques fondées sur l’information cohabiteront et compléteront les arsenaux réglementaires environnementaux, voire prétendront les remplacer. C’est cette diversité de logiques et ce qui caractérise chacune d’elles que cette première section va décrire.

Tableau 5. Les différentes logiques de production de l’information environnementale contemporaine

Logique

Sous-logique

Type d’information produite (exemples)

Logiques des pouvoirs publics

Lisibilisation spatiale

Cadastres, cartes géologiques, bases de données naturalistes, données des sciences participatives

Régulation des entreprises par information du public

Toxic Release Inventory

Benchmarking territorial

Rapportage environnemental

Logique de précaution à l’interface public-privé

Études d’impact

Logiques volontaires du secteur privé

Responsabilité sociale et environnementale des entreprises

Rapports de responsabilité environnementale

Mettre en relation lieux et modes de production avec consommateurs et/ou actionnaires

Certifications, labels

Logiques militantes et associatives

Production d’information pour capter l’attention et les financements

Expertise naturaliste (production et mise en scène)

Associativisme naturaliste

Inventaires de faune et de flore

Contre-expertise citoyenne

Contre-cartographie, épidémiologie populaire, cartographie des conflits

Logiques des pouvoirs publics

3Parmi les logiques publiques de production d’information environnementale, la lisibilisation spatiale est la plus ancienne. Elle naît dans le sillage de la formation de l’État moderne en Europe et reste très active aujourd’hui. L’information qu’elle produit prend la forme de référentiels, c’est-à-dire de documents ou bases de données tendant à couvrir de façon exhaustive un territoire en recensant sous une forme codifiée certaines dimensions ou qualité de son environnement : cadastre, cartographies des ressources, bases de données sur la biodiversité, etc. Dans cette logique de référentiel, le principal but est de changer d’échelle, c’est-à-dire de produire un sens nouveau à partir de la collecte standardisée puis la structuration de données locales. Elle permet également de comparer et de hiérarchiser les lieux et les enjeux de leur utilisation, et in fine de servir d’appui à une priorisation des efforts des pouvoirs publics sur leur territoire. La dimension politique de cette logique est explicite : il s’agit de renforcer le pouvoir de l’État sur la population, en développant un savoir qui soit dégagé du local et permette d’agir à une échelle nouvelle, nationale ou internationale.

  • 1 Lorsque Scott parle de « lisibilisation », il se réfère d’abord et principalement à cette réduction (...)

4La principale caractéristique de cette logique relève de ce que James Scott [1998] nomme la lisibilisation de la nature (legibility) : dans le but de couvrir un vaste territoire, un nombre réduit de variables à collecter est choisi. La perte de richesse des connaissances locales mutile certes la complexité du réel, mais les pouvoirs publics compensent cela par un gain en termes d’exhaustivité spatiale de leur connaissance sur les quelques dimensions étudiées, ce qui leur donne des capacités d’action à petite échelle1. Comme le rappelle Rajão [2013], l’objectif de ce type d’information est de fournir des représentations qui permettent la prise de décision politique. Cela est fait dans le but de rendre « visible » l’environnement depuis les centres de pouvoir (visibility), d’une façon exhaustive sur le territoire concerné (comprehensiveness), et d’établir les facteurs des changements environnementaux (determinacy). Le développement de nouvelles technologies, en particulier l’imagerie satellitale et sa progressive ouverture au domaine civil à partir des années 1970, a amplement renforcé ces possibilités de lisibilisation spatiale.

Arpenteurs au travail dans la Pampa de Buenos Aires

Arpenteurs au travail dans la Pampa de Buenos Aires

La constitution de cadastres cartographiques relève d’une logique de lisibilisation spatiale constitutive de l’avènement de l’État moderne.

© Juan León Pallière, Escenas americanas. Reproducción de cuadros, aquarelas y bosquejos, Litografía Pelvilain, Buenos Aires, 1864.

5En anticipation aux questionnements propres aux pays émergents et en développement des chapitres suivants, notons que cette logique de lisibilisation peut, sous des dehors de construction de pouvoir étatique, s’inscrire dans des relations de subordination. Aujourd’hui comme autrefois, de très nombreux pays construisent des capacités informationnelles environnementales propres, mais pour se rendre lisibles « pour autrui ». Cette lisibilisation s’intègre dans des rapports de domination et sa fonction est, par exemple, d’attirer des investissements étrangers ou de rendre des comptes à des entités supranationales. Cette fonction « subordinatoire » de la lisibilisation, à ma connaissance, n’est pas évoquée dans la littérature qui croise questions environnementales et questions de pouvoir.

  • 2 Pour une analyse sociologique du phénomène, parmi une abondante littérature, voir Charvolin [2013].

6Dans un autre registre, il faut rapporter à cette logique de lisibilisation publique une pratique nouvelle qui se structure fortement dans les années 1990, les sciences citoyennes2. Celle-ci consiste à enrôler des individus non spécialistes du naturalisme dans des campagnes de collecte de données environnementales, généralement par observation d’espèces animales. Malgré son nom, elle reste pilotée par des institutions scientifiques publiques qui déterminent à la fois les protocoles de collecte en amont et les modes de traitement en aval. La dimension volontaire de la contribution du « citoyen » ne doit pas cacher l’objectif de renforcement des bases de données publiques, en pariant sur une production massive et à bas coût de données d’observation, grâce à une multiplication des individus-capteurs.

  • 3 Pour une synthèse à ce sujet avec un focus sur le Brésil et l’Argentine, voir Monebhurrun [2017].

7Dans les années 1990, se diffuse une nouvelle logique informationnelle, qui pourrait être qualifiée de régulation des entreprises par information du public, avec l’adoption, dans un nombre croissant de pays, de l’obligation faite aux entreprises de déclarer leurs activités lorsque celles-ci sont susceptibles d’avoir un impact environnemental. Née aux États-Unis, la logique dite environmental information disclosure (EID) s’affirme en 1986 avec le vote d’un texte obligeant les entreprises à déclarer les produits toxiques utilisés, s’ils figurent sur une liste officielle (Toxic Release Inventory). Par là, les pouvoirs publics cherchent à accompagner les entreprises dans l’évolution vertueuse de leurs méthodes de production, en les exposant à la critique et en jouant sur la peur d’une perte de réputation. Il y a donc une articulation intime entre régulation des entreprises et information du public, et des « dispositifs originaux » [Lascoumes, 2012, 2011] se mettent place à cet effet dans les années 19903.

8Dans le cadre d’accords internationaux ou de constructions administratives supranationales, les années 1990 sont également celles où émerge une troisième sous-logique de benchmarking territorial. Elle procède par création d’indicateurs afin de comparer les performances de différents territoires en matière environnementale. Elle se matérialise sous forme d’un rapportage (reporting), tel que celui que chaque pays de l’Union européenne doit adresser régulièrement à l’Agence européenne de l’Environnement [Lavoux, 2003], qui permet à celle-ci de vérifier le respect des normes et des objectifs fixés en la matière par l’Union. Au niveau international, le rapportage des pays signataires de la convention de Rio sur la biodiversité sur leurs performances en la matière correspond à la même logique. On peut assimiler ce benchmarking territorial aux politiques d’EID pour le secteur public : il s’agit d’exposer les territoires à la critique, de les inciter à améliorer leurs efforts en faveur de l’environnement en jouant sur les effets de réputation. L’information produite selon cette logique est très standardisée et simplifie sous forme d’indicateurs volontairement synthétiques des processus biophysiques ou socioenvironnementaux complexes [Bouleau & Deuffic, 2016].

  • 4 À de rares exceptions (les conflits), le destin d’une étude d’impact environnemental est d’être oub (...)

9Dans les années 1980-1990, s’affirme une nouvelle logique de « précaution à l’interface public-privé », qui vise à protéger l’environnement des conséquences potentiellement indésirables de projets d’infrastructures ou d’activités par la production d’une étude d’impact. Exigées dans le cadre de procédure d’autorisation de travaux par les États, puis par les banques de développement, ces études d’impact ont d’abord concerné les entreprises puis les pouvoirs publics. Je n’ai pas eu l’occasion d’analyser des corpus conséquents à ce propos, mais tout démontre qu’il s’agit là d’un type de production devenu massif, avec l’incorporation croissante de nouvelles activités qui supposent la production de ce type d’étude. Leur qualité dépend des compétences mobilisées par les acteurs qui les réalisent, privés le plus souvent. Elles sont la plupart du temps décriées pour leurs omissions ou leur biais méthodologiques dans le cadre de conflits, mais elles constituent une sorte de gisement d’information potentiel et mythique que les gestionnaires publics évoquent toujours comme une ressource qu’il s’agirait de structurer un peu pour qu’elle complète les bases publiques4.

Logiques volontaires du secteur privé

10Toujours à la fin du xxe siècle, une logique nouvelle émerge depuis le monde entrepreneurial. Celui-ci, sous le mot d’ordre de la Responsabilité sociale et environnementale (RSE) des entreprises, met en place une série de régulations volontaires fondées sur la production d’information par le secteur privé lui-même, à propos de ses propres performances environnementales [Godard & Hommel, 2005]. La principale manifestation de cette logique est la production de rapports de responsabilité, publications annuelles diffusées par les entreprises. Leurs principaux destinataires sont les consommateurs de leurs produits et/ou leurs actionnaires actuels ou potentiels, lorsque ceux-ci sont soucieux de disposer de certaines garanties éthiques sur leurs investissements. Il s’agit bien, selon les mots de Godard [1993, p. 149], d’un type de « procédures » pour « donner une représentation générale acceptée des tiers absents ».

11La seconde grande mesure de régulation volontaire donnant naissance à de l’information environnementale tient à la diffusion des certifications et des labels [Loconto & Busch, 2010]. Parmi les premiers à se mettre en place et les plus connus, figurent les certifications forestières, comme le Forest Stewardship Council. Le principe de cette forme de régulation est d’externaliser à une structure privée l’évaluation environnementale d’une entreprise, sous forme d’objectifs à atteindre qui sont vérifiés lors de visites et d’audits à répéter régulièrement. La certification a un coût financier important pour l’entreprise et le sérieux de la démarche est censé résider dans la menace qui pèse sur le renouvellement de son certificat si elle abandonne des pratiques vertueuses. En règle générale, les rapports de ces certifications sont disponibles, au moins de façon résumée. Alors qu’il s’agit en théorie d’une démarche privée, la certification environnementale acquiert un caractère hybride lorsqu’elle est exigée par les pouvoirs publics pour accéder à des marchés, comme ceux de l’importation de bois en Europe.

12Décriée par les mouvements socioenvironnementaux dès sa naissance, comme stratégie de maquillage vert, la régulation environnementale privée et volontaire est sujette à débat scientifique, du point de vue de sa dimension informationnelle essentielle : sa légitimité est fondée sur le fait qu’elle fournit au consommateur, aux pouvoirs publics ou aux investisseurs les moyens de vérifier ce que fait l’entreprise. Mais dans les faits, ces moyens de vérification sont presque nuls lorsqu’il s’agit d’entreprises dont les zones de production sont très éloignées de leurs zones de commercialisation, ce qui est le cas des grandes transnationales d’extraction des ressources naturelles, agricoles, papetières, etc. La géographie même des entreprises contredit alors le principe central de la certification.

Le répertoire disparate de la « société civile »

13Hors des logiques des pouvoirs publics et du monde de l’entreprise, la bien mal nommée « société civile » fait irruption dans le monde de l’information environnementale au cours des années 1970, où la production et la diffusion de données structurées deviennent une activité centrale pour atteindre des objectifs politiques. Je propose de distinguer trois sous-logiques principales, sachant qu’il s’agit d’archétypes que le réel se charge de trahir, le flou de leurs limites étant fréquent.

14La galaxie des ONG environnementales internationales adopte tôt des stratégies de diffusion d’information pour s’affirmer sur le marché concurrentiel des subventions publiques et du don privé [Dumoulin Kervran, 2006]. À la production d’expertise naturaliste sur des territoires ou des thèmes particuliers, devenue routinière aujourd’hui, s’ajoute, dans les années 1990 et 2000, celle de grands référentiels mondiaux sur l’état de la biodiversité, qui ont pour objectif de prioriser les actions de conservation sur des zones particulières du globe [Milian & Rodary, 2010] : les hotspots proposés par Conservation International en 1998 ou le Global 200 proposés par le WWF en 1995. Ces productions sont généralement le fruit d’alliance avec des scientifiques reconnus, et aux objectifs classiques de légitimité s’ajoutent dans le cas des référentiels de priorisation des stratégies de positionnement de l’ONG pour capter les financements publics et privés de la conservation internationale.

15Au sein des associations naturalistes émerge également dans les années 1970 la pratique des inventaires de faune et de flore. À la différence des ONG environnementales, où ce sont quelques spécialistes qui produisent l’information, l’un des moteurs du monde associatif est la mobilisation de tous ses membres autour des activités d’observation ou de collecte qui fondent l’identité du collectif sur une expérience commune et une expertise partagée. Avec les années 1990, un certain nombre de ces associations tend à se professionnaliser [Alphandéry & Fortier, 2011] et adopte, pour répondre à des commandes publiques, des formes d’organisation relevant parfois plus du bureau d’études que de la structure d’amateurs. Elles contribuent ainsi à la construction de bases de données nationales, à des études d’impact ou à des expertises ciblées sur certaines espèces ou écosystèmes. Ces associations naturalistes sont essentiellement présentes dans les pays anciennement industrialisés (Europe de l’Ouest, Amérique du Nord et Australie) et leur quasi-absence est notable dans le reste du monde. Ce contraste ajoute aux asymétries d’information naturalistes entre ces grands ensembles géographiques, puisque le monde amateur est devenu un fournisseur de grands volumes de données, pour son propre usage ou à destination des autorités publiques.

16Les logiques militantes ou activistes de production d’information environnementale émergent à la même époque que les logiques précédentes et se renforcent dans les années 2000. Dans le cadre de ce que la sociologie a nommé la « contre-expertise » [Boltanski & Thévenot, 1991], les mouvements sociaux d’un nombre croissant de pays développent des stratégies de construction de connaissances par l’autoformation et en passant des alliances avec des scientifiques et des ONG, afin de déconstruire et contrer les discours des acteurs auxquels ils s’opposent. Les manifestations les plus nettes de cette nouvelle logique informationnelle sont par exemple les différentes formes de « contre-cartographie » ou de « cartographie profane » [Brown, dans Calvez, 2009]. Le développement d’une « épidémiologie populaire » [Brown, 1997] produit ainsi des cartes d’incidences de certaines maladies que les activistes estiment liées à un facteur précis que les pouvoirs publics ne veulent pas reconnaître. La formalisation cartographique de leurs enquêtes permet de faire des hypothèses sur les causes de cette incidence fondée sur la répartition dans l’espace des cas relevés. Une autre logique militante, toujours cartographique, consiste à localiser les implantations industrielles de certains secteurs ayant un impact environnemental, minier notamment, ou les conflits qualifiés d’environnementaux. Tout comme la logique antérieure, son but est de rendre visibles des phénomènes invisibles, ce qui est d’autant plus complexe que le phénomène à décrire concerne des territoires vastes.

17La mobilité et la multi-appartenance des individus qui composent ces structures sont fréquentes, tout comme les divers degrés d’alliance avec les pouvoirs publics ou le monde entrepreneurial, d’où l’existence de multiples logiques intermédiaires. Le principal facteur de différenciation de ces trois sous-logiques est la part du groupe qui est impliquée dans la production d’information : les ONG y dédient un personnel réduit en nombre, les mouvements sociaux un peu plus, tandis que la participation est massive dans les associations. Il en découle des variations de l’importance de l’information environnementale dans la formation identitaire de ces structures, essentielle et constitutive dans les associations, moins prégnante dans les ONG.

Aux origines des mutations en cours

18Il est malaisé de hiérarchiser les différents facteurs qui, à partir des années 1970 et à échelle mondiale, multiplient ces logiques de production/circulation de l’information environnementale et avec elles les acteurs de ce nouveau régime. Plusieurs mutations sociétales interagissent pour donner corps à ce processus et les facteurs présentés ci-après sont donc artificiellement séparés pour des raisons de clarté à ce stade de l’analyse.

19Dans les années 1970, puis dans les deux décennies suivantes, émergent les critiques de ce qui constituait alors le principal régime de régulation environnementale, par loi interposée, généralement qualifié de « command-and-control ». Ces décennies confirment que les instruments réglementaires existants, normes diverses ou périmètres de conservation, sont soit insuffisants pour maintenir en bon état les écosystèmes, soit inopérants pour forcer les acteurs à amender leurs pratiques. Les formes de régulations se multiplient au-delà de ces formes conventionnelles. Cela a d’abord concerné les outils de régulation économiques : ceux-ci visaient l’internalisation des externalités environnementales dans les processus productifs (taxe pollueur-payeur par exemple) ou incitaient les acteurs en charge de ressources naturelles à les conserver (mise en marché). Ces outils économiques se sont tous accompagnés d’une production inédite d’information environnementale sur l’entreprise, sur son mode de production, sa consommation de ressources et la nature de ses rejets dans l’environnement.

20Une seconde évolution majeure a concerné les régulations explicitement informationnelles, c’est-à-dire dont les effets régulatoires espérés dépendaient directement de la diffusion dans l’espace public d’information sur les pratiques entrepreneuriales [Haklay, 2003]. Ce « tournant informationnel de la gouvernance environnementale » devait d’abord jouer sur la réputation des acteurs auprès de leurs clients et des habitants de leurs territoires d’activité [Rajão & Georgiadou, 2014, p. 97]. Dans ce dernier cas, le pari est d’augmenter le nombre d’observateurs du comportement des acteurs économiques, en multipliant des citoyens-censeurs, capables d’activer leur vigilance grâce à une information environnementale devenue publique.

L’information, nouvelle ressource régulatoire pour un monde plus complexe ?

21Cette seconde évolution peut être attribuée à une mutation de la place de l’État dans la régulation environnementale [Lascoumes & Le Galès, 2004]. D’une part, la complexification des problèmes environnementaux, avec la prise en compte de phénomènes difficile à saisir (les pollutions diffuses, puis les pollutions globales), a obligé l’État à convoquer un nombre croissant d’acteurs pour chercher des solutions et à entrer dans un nouveau régime de gouvernementalité environnementale qualifié de « coopération exploratoire » par Aggeri. « La question n’est plus tant de définir une réglementation adaptée à un problème clairement identifié que d’amener une série d’acteurs à explorer collectivement de nouvelles solutions à un problème mal cerné, pour lequel les voies d’exploration sont multiples » [Aggeri, 2005, p. 456]. Dans ce contexte, le partage de l’information devient un élément sine qua non de la discussion collective, afin de donner à tous les moyens de contribuer à la recherche de « solutions ». C’est le sens du célèbre Principe 10 de la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement5 en 1992, qui stipule que :

« La meilleure façon de traiter les questions d’environnement est d’assurer la participation de tous les citoyens concernés, au niveau qui convient. Au niveau national, chaque individu doit avoir dûment accès aux informations relatives à l’environnement que détiennent les autorités publiques, y compris aux informations relatives aux substances et activités dangereuses dans leurs collectivités, et avoir la possibilité de participer aux processus de prise de décision […]. »

22Dans le même ordre d’idées, le développement de formes nouvelles de production d’information, telles que celles relevant de l’information volontaire évoquée dans le cadre des pratiques de responsabilité sociale et environnementale des entreprises (RSE), peut s’interpréter comme une adaptation à la complexification de l’organisation de la production au niveau mondial. Avec la transnationalisation croissante des entreprises dans le courant des années 1980, celles-ci diversifient fortement leurs localisations, notamment dans une logique de sécurisation des approvisionnements et de réduction des risques. Ces acteurs agissant sur des territoires disparates et éloignés de leurs pays d’origine, il est quasiment impossible aux autorités publiques d’un seul pays de mesurer de façon précise leurs (contre) performances environnementales, d’où une certaine logique à demander à l’entreprise de s’autoévaluer puisqu’elle est la seule à pouvoir connaître l’ensemble de ses implantations, de ses flux de matière et d’énergie et de ses impacts. À un niveau plus général, le développement de nouvelles formes d’information peut être conçu comme un moyen de faire tenir ensemble des éléments que la globalisation tend à éclater dans l’espace, par exemple les lieux d’exploitation des ressources naturelles des lieux de leur consommation. Mol [2008, p. 54] parle ainsi de l’information comme d’un ensemble de symboles permettant de « construire de la confiance (to build trust) sur de larges distances ».

Réduire les incertitudes au temps du néolibéralisme : l’information « assurantielle »

  • 6 Selon les termes de Godard [1993], il s’agit ici de réduire les incertitudes dans ce qu’il nomme de (...)

23La plupart des observateurs s’accordent sur le fait que la diffusion d’information en général est encouragée à des fins d’efficience économique et de réductions des asymétries concurrentielles [Esty, 2004]. Cette idée est passée dans la vulgate de l’aide au développement, comme le récite en 1998 un document de la Banque mondiale intitulé Knowledge for development [World Bank, 1998, p. 148]. Pour la Banque mondiale, l’ouverture de l’économie passe par la création de canaux d’information qui vont en retour attirer dans le pays des investissements et des transferts de compétences informationnelles, lançant ainsi une dynamique vertueuse. Mais le monde économique poursuit d’autres buts en favorisant la diffusion d’information environnementale. L’avènement d’un nouveau régime informationnel est indissociable du mouvement de néolibéralisation de l’économie mondiale à partir de la fin des années 1970. Celui-ci s’est accompagné d’une nouvelle période de pénétration du capitalisme dans des régions où il était encore peu présent, dans ce qui était appelé le tiers-monde. Dans les années 1990, les entreprises se rendent compte que l’absence d’information environnementale dans leurs nouvelles régions d’investissement, qui n’avait guère posé problème jusqu’alors, devenait une contrainte. D’une part, il fallait rassurer clients et actionnaires sur le caractère éthique de son activité et de l’autre, minimiser les craintes des actionnaires de perdre leur mise, en cas de menace sur l’activité suite à l’opposition de populations de plus en plus enclines à protester contre la dégradation écologique de leurs territoires6.

24Dans ce cadre, la production d’information environnementale peut être conçue en partie comme une des manières de viabiliser les investissements entrepreneuriaux dans une période où ceux-ci cherchent à investir des territoires perçus à risque. Si cette théorie est acceptée, il faut voir la création par les États et les organismes internationaux de clauses de sauvegarde sociales et environnementales comme une participation active au verdissement autoproclamé du capitalisme et comme une des facettes d’un soutien massif et multidimensionnel à l’investissement [Godard & Hommel, 2005]. Les politiques environnementales nationales des pays récepteurs de ces investissements étrangers correspondraient alors à des politiques d’États néolibéraux, qui réorientent durant les années 1990 leurs efforts dans ce soutien à la pénétration du capital transnational en lui fournissant des appuis informationnels.

25Toujours au prisme du néolibéralisme, le renforcement de l’économie de marché à l’échelle du globe a influencé les élites politiques dans la conviction qu’il était nécessaire de réduire, par des politiques actives en la matière, les asymétries d’information sur les risques d’investissement et les distorsions de concurrence qu’elles entraînaient [Lavoux, 2003]. Dans les pays en développement plus qu’ailleurs, la production d’information environnementale a pu être conçue comme un moyen de donner à tout investisseur les éléments, fournis également à ses concurrents, permettant de décider d’un investissement, réduisant ainsi les coûts de transactions (envoi de missions d’expertise locale, paiement de dessous de table pour obtenir des informations sur le territoire visé, etc.) et garantissant une concurrence plus équilibrée.

26Il y aurait donc une raison que je qualifie d’assurantielle à la production d’information, en particulier sous forme d’études d’impacts, plus qu’une réponse à un principe de précaution. Suite à une longue enquête en immersion au sein de la Banque mondiale au début des années 2000, Goldman [2005] estime que la fonction des études d’impact exigée par celle-ci est plus un moyen, pour elle et pour les bénéficiaires de ses crédits, de se prémunir des plaintes ultérieures de riverains affectés par un projet, qu’une volonté réelle de réduire les impacts en amont de celui-ci. Ce caractère purement instrumental de l’information expliquerait le caractère rudimentaire, voire mensonger, de nombreuses études d’impact validées par la Banque mondiale durant ces années 1990. Les administrations ou les staffs des banques de développement n’ont guère le temps ni les moyens de vérifier la qualité des résultats fournis par ces études et celles-ci concluent de façon trop systématique à la faisabilité du projet pour que la rigueur de leur analyse ne soit pas suspecte.

L’information dans le « nouvel esprit du capitalisme »

27Une des explications les plus convaincantes pour rendre compte de l’essor de ces initiatives de diffusion d’information environnementale consiste à les interpréter comme la mise en pratique de théories développées dans le cadre du paradigme de la société de l’information et d’une diffusion à l’administration publique de formes entrepreneuriales de gestion relevant du nouveau management public [Hood, 1995].

28Dans cet esprit, la diffusion généralisée de modes managériaux de gestions aurait pénétré jusqu’aux pratiques pourtant présentées comme des gains démocratiques, telles que la participation. Dagnino et al. [2008] rappellent qu’avant d’être une conquête des mouvements sociaux dans l’Amérique latine postdictatoriale des années 1980, la mise en place de mécanismes de participation a constitué une méthode pour compenser le retrait d’un État perçu comme corrompu et inefficient, exigé par les politiques d’ajustement structurel. Ce serait donc en partie dans une logique instrumentale, celle de fournir des ressources à des modes de gouvernance qui se construisent au détriment de l’État, et au nom d’une meilleure efficience de décision, que se développent les mécanismes de production d’information, notamment environnementale. Une lecture attentive du principe 10 de la Déclaration de Rio, déjà cité, montre que ce n’est pas au nom de droits particuliers, mais au nom de l’efficacité – « La meilleure façon de traiter les questions d’environnement… » – que les signataires recommandent d’améliorer les mécanismes d’accès à l’information. Il y aurait là une expression parmi d’autres de ce que la mutation fin xxe du capitalisme entraîne en matière informationnelle : la diffusion d’information est pensée avant tout comme un moyen d’optimisation socioéconomique. Le soubassement des théories et des mouvements qui prédisent et fomentent dès les années 1960-1970 l’avènement d’une « économie de la connaissance » conçoit d’ailleurs l’information comme un facteur essentiel de commercialisation et d’innovation [David & Foray, 2003].

29L’une des principales mutations du capitalisme durant les années 1980 et 1990 a été décrite par Boltanski et Chiapello [1999] comme l’avènement de la « cité par projet », une « métaphysique politique » qui promeut entre autres la restructuration de l’action publique sous la forme de « projets », d’actions limitées dans le temps et l’espace, soumises à évaluation permanente, et qui laissent une large part à l’externalisation aux structures privées de cette même action publique. Le champ de l’environnement n’échappe pas à cette tendance de fond. Tant les pouvoirs publics que les structures privées (bureau de consultance, ONG, associations, etc.) se mettent à produire une abondante masse d’information environnementale sous forme d’études de faisabilité, d’études d’impact, de rapports d’expertise.

  • 7 « Les services des systèmes écologiques et les stocks de capital naturel qui les produisent sont es (...)

30Un autre effet de l’hégémonie de ce capitalisme renouvelé peut se lire dans la conviction défendue par un nombre croissant d’acteurs, dont des scientifiques, qui dans la lignée de l’économie orthodoxe estiment que les échecs de la conservation sont principalement dus à l’absence de signaux économiques envoyés aux décideurs quant aux coûts de leurs actions pour leurs propres affaires [Costanza et al., 1987]7. L’émergence, à la fin des années 1990, de débats sur la quantification monétaire des services écosystémiques, puis sur les instruments potentiels de leur mise en marché (paiements pour services écosystémiques, mécanismes REDD, etc.) témoigne de ce phénomène. Elle va se traduire par une production d’information d’expertise pour mesurer et qualifier certaines dimensions de l’environnement, dans le but explicite de les articuler à des mécanismes de marché [Viard-Crétat, 2015]. Bien que ces perspectives de mise en marché ne se transforment que rarement en mécanismes effectifs, elles relèvent de ce que Foyer, Viard-Crétat et Boisvert [2017] qualifient « d’économie de la promesse », dont la principale manifestation est l’émergence d’acteurs qui se rendent incontournables en tant qu’experts de la mesure environnementale, et donc de la production d’information.

31Le développement de la production d’information dans le cadre des régulations volontaires (RSE) peut aussi s’interpréter partiellement dans ce cadre d’évolution du capitalisme. Le néolibéralisme fin-xxe est indissociable d’une critique latente de l’inefficience de l’État. Les régulations volontaires ont pour but de démontrer que le secteur privé est plus à même de développer de bons outils que l’autorité publique. Cette posture est d’autant plus mise en avant dans les pays en développement que, dans un contexte de faiblesse évidente de la régulation environnementale publique, les entreprises transnationales ont cherché à prouver qu’elles anticipaient les situations d’atteintes à l’environnement dans un contexte peu régulé, en tentant de démontrer par l’information – les rapports RSE – qu’elles s’auto-imposaient des règles plus exigeantes que les lois locales. Cette fonction morale de l’information environnementale est très sensible lors des entretiens au sein des très grandes entreprises, où mes interlocuteurs ne manquent pas de souligner les faiblesses des régulations publiques pour mieux valoriser les vertus « corporatives ».

32Sans être indépendant des facteurs précédents, le vaste mouvement de mutation des démocraties occidentales, dont les latino-américaines, à la fin du xxe siècle explique en bonne part l’avènement d’un nouveau régime informationnel environnemental. Ces décennies sont marquées par le « deuxième âge de la démocratie […] où la définition du bien commun ne relève plus du seul monopole des gouvernants légitimes », mais d’une « gouvernance négociée » dans laquelle l’État « est moins le centre des processus politiques et de régulation des conflits » [Lascoumes & Le Galès, 2004, p. 24]. La principale conséquence de ce mouvement civilisationnel de fond que Jasanoff [1996] qualifie de « démocratie environnementale », est d’ériger l’information en un nouveau droit humain, puisque sans celle-ci, il est impossible aux nouveaux acteurs démocratiques de participer de façon éclairée à la vie de la cité.

33Ce droit à l’information fait ainsi partie d’une nouvelle génération de droits réclamés et souvent conquis durant cette période, qui participent d’un approfondissement et d’une innovation démocratique, notamment en Amérique latine [Dagnino et al., 2008]. Dans ce dernier continent, c’est après la réinstallation de la démocratie parlementaire à partir de la moitié des années 1980 et son cortège de nouvelles constitutions et de reconnaissance de droits ethniques qu’une seconde vague d’extension des droits civils a lieu dans la seconde moitié des années 2000 avec l’arrivée au pouvoir de gouvernements de centre-gauche. Le chapitre iii l’a montré : le droit à l’information s’affirme dans un contexte plus favorable à l’expression des mouvements sociaux et de leurs revendications. L’avènement de la démocratie environnementale, enfin, est indissociable de la place désormais centrale du risque dans les démocraties occidentales, dans la continuité des analyses de Ulrich Beck. L’information environnementale devient alors un des moyens de gouverner ce risque radical qu’est l’incertitude.

34Dans ces processus liés aux modifications de la démocratie parlementaire, l’importance croissante de l’information environnementale dans nos sociétés européennes ou latino-américaines est imputable à plusieurs facteurs qui sont partiellement opposés. L’information n’est pas seulement un droit du citoyen, elle est également une ressource pour l’entreprise, une assurance pour la pénétration du capital aux marges des territoires qu’il a peu touché et un moyen d’innovation managérial. L’essor de l’information environnementale à partir des années 1990 peut donc être interprété comme un phénomène à la confluence de mouvements contradictoires : l’avènement d’un « nouvel esprit du capitalisme » qui accompagne les développements du néolibéralisme, les mouvements de lutte contre cette néolibéralisation, et enfin l’environnementalisation de la démocratie. Nombre de chercheurs utilisent le terme de « transparence » [Rajão & Georgiadou, 2014 ; Gupta, 2010] plutôt que celui de « droit à l’information ». Cet usage, à mon sens erroné, est emblématique des difficultés à appréhender ce phénomène paradoxal, comme s’il appartenait à un seul et même mouvement. Cet essai n’épuisera pas les effets de cette dimension paradoxale de l’information environnementale en tant que phénomène sociopolitique, mais il tentera d’en commenter certains enjeux et conséquences.

La conflictivité environnementale

35C’est sans doute autour de la conflictivité environnementale, en plein essor au cours de la même période, que la complexité des mouvements qui contribuent à l’importance croissante de l’information environnementale apparaît le plus clairement. Les approches en sciences humaines et sociales qui s’intéressent aux conflits en tant que dynamique normale de mutation du réel, et non pas comme des phénomènes relevant de pathologies sociales à éliminer [Simmel, 1918], étudient leur « productivité » sociale, c’est-à-dire la façon dont ceux-ci diffractent dans la société et modifient ses rapports à l’environnement et au territoire [Melé, 2012]. Cette productivité correspond notamment à la construction de connaissances environnementales, suscitée par le conflit [Merlinsky, 2012] dans la logique contre-experte déjà évoquée. Face à cette production d’information au service de la contestation, les pouvoirs publics peuvent mettre en place des dispositifs informationnels pour tenter de calmer les tensions, comme sur les niveaux de pollution dans un secteur d’activité donnée. Du côté des entreprises et des financeurs, la production d’information va prendre la forme de mécanismes tels que l’étude d’impact ou de mécanismes indépendants de reddition de comptes afin de prévenir le conflit [Lacuisse, 2017]. Selon les interprétations, ces mécanismes informationnels peuvent être analysés comme des éléments positifs de démocratisation des recherches de solution aux conflits ou bien comme des stratégies de désactivation de la critique ou du risque de judiciarisation, l’information jouant alors un rôle assurantiel préventif pour les investisseurs, comme le suggère Goldman [2005].

36La multiplication contemporaine des conflits environnementaux est sans doute l’un des facteurs les plus importants qui motivent la production d’information environnementale aujourd’hui. C’est lors de ces conflits que peuvent être saisies la complexité des enjeux que cache ce terme d’information environnementale et la multiplicité des logiques contradictoires de sa production et de sa diffusion. Dans le cas particulier de l’Amérique latine, le contexte de sortie de dictature à la fin des années 1980 explique en bonne partie le dynamisme de mouvements sociaux qui peuvent désormais s’exprimer plus librement et produire leur propre information. Ce dynamisme s’accroît avec la vague de contestation antinéolibérale du début des années 2000 et l’accès au pouvoir de gouvernements progressistes qui, à leurs débuts du moins, restreignent systématiquement les actions répressives à l’encontre des mouvements sociaux [Delamata, 2009].

L’environnementalisation de l’État moderne à l’heure de l’Anthropocène

  • 8 « Le cadastre n’était qu’une technique parmi d’autres dans l’arsenal en expansion de l’État moderne (...)

37Dans le champ environnemental, c’est le célèbre Seeing like a State de James Scott [1998] qui, le premier, souligne les effets de la mutation de l’État moderne en termes de production de connaissances sur les ressources. À la suite des travaux de Michel Foucault sur la gouvernementalité à la fin des années 1970, il décrit ce phénomène amorcé au cours du xviie siècle en Europe, par exemple avec la mise en place d’instruments d’information sur la sylviculture en Prusse ou sur le foncier en France. Il s’agit bien d’un changement radical de l’État. Désormais, celui-ci n’envisage plus son rôle comme distancié de ses sujets, qu’il se contentait auparavant de taxer, d’enrôler dans ses armées ou de réprimer. Il lui faut maintenant « prendre en charge » les ressources humaines et physiques de son territoire pour rendre celles-ci plus productives8. Pour Scott, cette prise en charge commence par des efforts de lisibilisation (legibility) du territoire, une notion qui rejoint l’effort de rationalisation et de technicisation décrit par Foucault.

  • 9 Pour Aggeri [2005, p. 434], « l’environnement constitue non seulement un domaine d’extension du bio (...)

38Avec la mise à l’agenda national et international de la crise écologique dans les dernières années du xxe siècle, cet ethos gouvernemental de prise en charge s’est transféré au vivant non humain (biodiversité), puis aux services écosystémiques et au climat au cours des années 20009. Cette mutation essentielle a nourri et s’est nourrie de l’essor de systèmes d’information écologique de plus en plus puissants, qui alimentent l’idée qu’un « pilotage de la biodiversité » [Blandin, 2009] est possible et souhaitable. L’avènement du paradigme de la biodiversité entraîne par exemple une course à la quantification, notamment au sein du secteur mondial de la conservation [Dumoulin Kervran & Rodary, 2005]. Elle lui permet de donner l’impression de fonder en science ses objectifs, en démontrant par le chiffre la rationalité de ses politiques de hiérarchisation et priorisation des enjeux, et donc des investissements dans la conservation.

39Les débats actuels sur l’entrée dans l’Anthropocène ne font que renforcer cette tendance à multiplier les sources d’information sur l’environnement mondial, en effectuant un double déplacement. D’échelle tout d’abord, en postulant la nécessité d’un pilotage global, du climat ou de la biodiversité : la prise en charge n’incombe plus à l’État seul, mais à une communauté internationale mal définie, et donc aux grands organismes de type Giec ou Ipbes, qui se veulent précurseurs et se légitiment par la production d’un savoir. L’information environnementale, dans le cadre des négociations climatiques, a ainsi acquis une fonction géopolitique centrale [Rajão & Georgiadou, 2014, p. 97]. Le déplacement est ensuite éthique, puisqu’une dimension morale, responsabilisante et culpabilisatrice, s’ajoute au projet de prise en charge de la nature de l’État moderne. Ce projet, à l’origine une aventure en direction du « progrès », devient une mission de sauvetage du « vaisseau terre », dans lequel la science et les systèmes d’information ont un rôle crucial à jouer.

* * *

40Comme mentionné dès l’introduction du chapitre, ma présentation a ici artificiellement séparé des processus qui interagissent de façon serrée. Les distances entre logiques privées et publiques s’entrelaçent souvent, par exemple lorsque des États reconnaissent des labels privés comme légitimes ou lorsque des ONG produisent de l’information sur fonds publics et à destination de l’administration. Lorsque la contre-expertise citoyenne a recours partiellement à des données publiques, elle produit une information hybride. Les projets d’information publique oscillent entre démocratisation et managérisation environnementale, sans qu’il soit aisé d’attribuer des intentionnalités claires à leurs auteurs. Ce bref chapitre introductif invite donc à lire cette complexité informationnelle comme un vaste continuum plutôt que comme une constellation de mondes strictement opposés. Les projets d’information sont certes produits dans un contexte social, technique, politique qui les contraint, mais ils peuvent parfois être « capturés » à des fins bien différentes de celles pour lesquelles ils ont été conçus, preuve de leur plasticité et faible déterminisme intrinsèque.

Note

1 Lorsque Scott parle de « lisibilisation », il se réfère d’abord et principalement à cette réduction du réel à un nombre réduit de variables. Le changement d’échelle en est une conséquence essentielle, mais ce n’est pas ce sur quoi l’auteur insiste le plus.

2 Pour une analyse sociologique du phénomène, parmi une abondante littérature, voir Charvolin [2013].

3 Pour une synthèse à ce sujet avec un focus sur le Brésil et l’Argentine, voir Monebhurrun [2017].

4 À de rares exceptions (les conflits), le destin d’une étude d’impact environnemental est d’être oublié dans un disque dur (autrefois, sur une étagère), pour la simple raison que l’administration n’a pas le temps de vérifier son contenu. C’est d’ailleurs en partie pour cela que sa réalisation est confiée à un tiers privé.

5 [En ligne] https://www.un.org/french/events/rio92/rio-fp.htm [dernière consultation le 11 septembre 2021]

6 Selon les termes de Godard [1993], il s’agit ici de réduire les incertitudes dans ce qu’il nomme des « univers controversés ».

7 « Les services des systèmes écologiques et les stocks de capital naturel qui les produisent sont essentiels au fonctionnement du système de soutien de la vie sur terre. Ils contribuent de manière significative au bien-être humain, tant directement qu’indirectement, et représentent donc une part importante de la valeur économique totale de la planète. Comme ces services ne sont pas pleinement pris en compte sur les marchés ou quantifiés de manière adéquate en termes comparables aux services économiques et au capital manufacturé, on leur accorde souvent trop peu de poids dans les décisions politiques. » [Costanza et al., 1987, p. 253]

8 « Le cadastre n’était qu’une technique parmi d’autres dans l’arsenal en expansion de l’État moderne utilitaire. Alors que l’État prémoderne se contentait d’un niveau d’intelligence suffisant pour lui permettre de maintenir l’ordre, de prélever des impôts et de lever des armées, l’État moderne aspirait de plus en plus à “prendre en charge” les ressources physiques et humaines de la nation et à les rendre plus productives. Ces fins plus positives de l’art de gouverner exigeaient une connaissance beaucoup plus approfondie de la société. Et un inventaire des terres, des personnes, des revenus, des occupations, des ressources et de la déviance était un point de départ logique. » [Scott, 1998, p. 51]. Scott ne cite pas précisément Foucault sur ce point, malgré la similitude de son argumentaire avec celle du Français.

9 Pour Aggeri [2005, p. 434], « l’environnement constitue non seulement un domaine d’extension du bio-pouvoir à tous les systèmes vivants, ce projet de gouvernement rationnel du vivant que Lascoumes appelle l’éco-pouvoir [Lascoumes, 1994, p. 9], mais également un domaine ou émergent de nouvelles formes de gouvernementalité. »

Indice delle illustrazioni

Titolo Arpenteurs au travail dans la Pampa de Buenos Aires
Legenda La constitution de cadastres cartographiques relève d’une logique de lisibilisation spatiale constitutive de l’avènement de l’État moderne.
Credits © Juan León Pallière, Escenas americanas. Reproducción de cuadros, aquarelas y bosquejos, Litografía Pelvilain, Buenos Aires, 1864.
URL http://books.openedition.org/iheal/docannexe/image/9427/img-1.jpg
File image/jpeg, 497k

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