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La Pachamama en bases de données

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Pierre Gautreau

Introduction

Volltext

1Je partage l’idée que la Terre est lourde des multiples filets dans lesquels les systèmes d’information développés par les sociétés humaines pour la mesurer, la posséder et l’exploiter, l’ont saisie. Les systèmes d’information et la promesse qu’ils nous permettront de piloter à terme notre planète vivante participent de l’illusion techniciste d’une solution aux menaces de notre ère anthropocénique, menaces auxquelles la prééminence de la technique dans nos formes de développement a lourdement contribué. Je pense au contraire qu’un futur optimiste ne pourra se dessiner que grâce au retrait, au renoncement aux désirs de contrôle de la radicale altérité du vivant non-humain et à la prééminence du débat contradictoire sur les solutions algorithmiques. Mais mes terrains de recherche sud-américains m’ont montré avec trop de clarté que le manque de bases de données solides est aussi l’un des freins à l’avènement de sociétés plus justes et plus autonomes, pour ne pas renoncer à faire de ces bases et des pratiques qui les entourent mon principal objet de recherche des dernières années.

2À l’heure où globalisation et anthropocène concourent à une unification des problèmes environnementaux et des propositions de solution, une promesse latente irrigue le monde des décideurs et de certains praticiens de l’information environnementale : le fantasme de l’interconnexion croissante et inéluctable des systèmes d’information. Son avènement permettrait de couvrir la Terre d’une tunique sans couture et un pilotage vertueux de l’ensemble de la planète, dont sa portion vivante. Pour l’heure, ceux qui s’intéresseront aux manifestations matérielles de ce Grand Œuvre ne trouveront, au hasard de leurs prospections dans les ministères, de leur arpentage d’Internet ou des confidences des activistes des mouvements socioenvironnementaux, qu’un vaste rapiéçage de données environnementales, de systèmes sans données et de données sans systèmes. Si l’histoire que je vais vous raconter était une version de l’Iliade aux temps numériques, Ulysse continuerait à naviguer au loin sans inquiétude, car ce n’est pas demain que Pénélope mettra la dernière main à son ouvrage. Par ailleurs, alors que règnent les mots d’ordre de collaboration entre acteurs de l’information et d’interopérabilité des systèmes, les tensions entre administrations, les haines entre individus, en un mot la compétition, constituent toujours une trame quotidienne : l’information, même au temps du numérique et de l’ouverture des données, reste bien évidemment affaire de pouvoirs en lutte.

3Loin de déplorer cette situation, le chercheur en sciences sociales y voit au contraire une aubaine : celle de comprendre, par une enquête ancrée dans la matérialité des pratiques de construction de ces fragments de bases de données, certaines modalités contemporaines de fabrique des diverses représentations de l’environnement ; et celle de pouvoir appréhender les voies par lesquelles la technique modèle nos façons de problématiser notre environnement et les rapports sociaux qui se tissent à travers lui. J’ai tenté de mettre un temps à distance mes préventions de citoyen quant au potentiel autoritaire des systèmes d’information, pour transformer en programme de recherche le paradoxe suivant. Puisqu’ils médiatisent et mettent à distance notre rapport à la nature, qu’ils marginalisent les ontologies non occidentales et qu’ils participent des rapports de domination, ils constituent une contrainte à l’approfondissement démocratique de nos sociétés, alors que simultanément, ils sont une condition nécessaire pour l’action face aux risques et pour la réduction des injustices.

4C’est à l’intersection d’une géographie environnementale et d’une géographie du pouvoir que cet essai va tenter de dessiner certains des enjeux actuels du déploiement de systèmes d’information environnementale, enjeux en termes de capacité des acteurs à mesurer et à qualifier de façon autonome leur environnement, de capacité des groupes sociaux à réduire les rapports autoritaires autour de l’accès aux ressources, de justice spatiale et de capacité à traiter tout citoyen sur un pied d’égalité dans son accès à l’information sur les aménités et risques environnementaux qui le concernent, quelle que soit sa position sur le territoire, et de représentation/occultation de la diversité des rapports à la nature. Ce texte tend ainsi vers les notions de « souveraineté informationnelle » et de « justice informationnelle ». Qu’on me pardonne le pompeux de ces expressions, au nom de la facilité mnémotechnique à les retenir et de leur capacité à rendre compte d’enjeux de développement complexes.

  • 1 Cette avancée des fronts touche toutes les formes de végétation et les systèmes hydrologiques en te (...)

5Pour débattre de ces questions, plusieurs pays d’Amérique du Sud constitueront la matière vivante de cet ouvrage. Du début des années 2000 au virage autoritaire de la fin des années 2010, j’ai parcouru pour mes recherches l’Uruguay, le Brésil, la Bolivie et l’Argentine. Cette période clé de l’évolution contemporaine des sociétés sud-américaines a été marquée par l’avènement massif et simultané de gouvernements généralement qualifiés de progressistes, situés plus à gauche que leurs prédécesseurs. Durant ces deux décennies, plusieurs phénomènes vont donner aux questions environnementales leur caractère si particulier et complexe sur le continent. Ce mouvement continental d’alternance politique a été en partie le signe d’un aboutissement des transitions postdictatoriales amorcées à la fin des années 1980. Simultanément, le début de la décennie 2000 semblait couronner de succès les longues années de construction de fronts politiques antinéolibéraux, dénonçant les effets multidimensionnels du consensus de Washington dans la région, en particulier en termes de maîtrise des ressources naturelles nationales. Ces années ont aussi été celles d’une avancée notable des fronts agricoles exportateurs dans, mais surtout hors du bassin amazonien (savanes et forêts sèches), sous l’effet d’une hausse inédite des prix des commodités et de mutations profondes des formes d’organisation du capital à échelle mondiale : financiarisation de l’agriculture, présence consolidée de firmes multinationales dans de nombreux secteurs touchant aux ressources naturelles1. À ces trois phénomènes se sont ajoutés le contexte de globalisation accrue des économies de la région, dans leur version multipolaire où le rôle de la Chine se renforce dans ces territoires, et la croissante mise à l’agenda de questions environnementales à la fois globales et locales, dans le domaine de la santé notamment.

  • 2 Le Tipnis est un territoire indigène et un parc national bolivien où le gouvernement du MAS désirai (...)

6Dans ce contexte troublé, qu’on aurait pu croire propice à la réinvention de formes différentes de développement et de rapport à la nature, l’innovation en matière environnementale semble avoir été le parent le plus pauvre de l’action des gouvernements progressistes. C’est du moins ce qui ressort tant de la littérature scientifique sur la période, que des discours de la plupart des groupes en conflit sur le continent : les années 2000-2010 n’auraient fait au mieux que reproduire, au pire approfondir, le paradigme néolibéral des années 1990, avec ses funestes conséquences pour l’environnement de la région. Le maintien d’une forte conflictualité serait un signe parmi d’autres de cette continuité. La période a été parsemée d’événements qui marquaient soit des défaites des environnementalistes (réforme du Code forestier brésilien, oppositions à la sylviculture industrielle en Uruguay et dans le Rio Grande do Sul), soit des ruptures brutales entre gouvernants et certains groupes populaires (conflit du Tipnis en Bolivie), soit l’inaboutissement de décisions de justice pourtant révolutionnaires (procès dit du « Riachuelo » à Buenos Aires), et plus rarement, de victoire des oppositions à certains grands projets, qui réussissent à les stopper momentanément ou définitivement (référendum sur l’eau en Uruguay en 2004, frein à la route du Tipnis en Bolivie2).

7Bien que cet ouvrage n’ait pas été conçu dans une perspective américaniste au sens académique du terme, les connaisseurs du continent y trouveront, je l’espère, matière à réfléchir au bilan environnemental de la période sous un angle original. Pour les autres, il est important d’avoir en tête ce contexte sud-américain pour saisir le propos général du livre, tant les débats que je soulève sont applicables ailleurs sur le globe.

L’information environnementale, objet politique

8J’appellerai ici « information environnementale » les données qui auront été structurées dans un but de communication entre acteurs différents. La base de données du scientifique destinée à ses propres travaux ou à ses collègues ne rentre pas dans mon corpus. Les systèmes d’information ouverts sur Internet, les cadastres qui mettent en relation des individus, leurs terres et leurs droits avec l’État, le sont. J’inclurai dans l’information environnementale les données portant sur les dimensions vivantes et inertes de l’espace, qu’elles soient ou non convoitées par les sociétés – nous parlerons alors de données sur les ressources – et celles qui portent sur les modes d’appropriation de l’environnement, comme les tenures foncières ou les formes d’exploitation, et les conflits qui en découlent. Le terme d’information environnementale recouvrira enfin, au-delà des données, les dispositifs sociotechniques qui assurent leur construction, leur partage et leur circulation. Je présenterai avec insistance les accords et conventions sociales qui régissent la dynamique des données environnementales et qui déterminent les méthodes pour les construire, ce qu’il est permis de faire ou non avec celles-ci, et qui a le droit ou l’interdiction d’y avoir accès. Je parlerai également de la matérialité de ces dispositifs, de leurs lieux et de leurs inscriptions spatiales, de serveurs informatiques défaillants comme de GPS dernier cri, de papier et de bytes : cette matérialité détermine en partie ce que nous pouvons faire ou non de/avec l’information. Je considérerai l’information en tant qu’elle est destinée à être discutée dans l’espace public, donc celle dont la publicisation et la diffusion sont prévues ou recherchées par ses auteurs.

9La première difficulté à définir l’information environnementale tient à son usage devenu courant. Les sphères militantes et juridiques se sont emparées du vocable avec l’essor du droit à l’information environnementale depuis les années 1990. Pour ces acteurs, l’information environnementale est stricto sensu celle que possèdent les institutions publiques en charge des questions environnementales. Cette définition est tautologique, mais elle a pour elle d’être relativement claire. La loi argentine sur le « Régime de libre accès à l’information environnementale publique » promulguée en 2004 énonce par exemple : « On entend par information environnementale toute information sous toute forme d’expression et sur tout type de support liée à l’environnement, aux ressources naturelles ou culturelles et au développement durable » possédée par une entité publique. Ce premier usage du terme d’information environnementale accorde un poids considérable à celui qui possède cette information. La question de l’origine de celle-ci reste reléguée au second plan. Comme nous le verrons plus loin, sont par exemple explicitement intégrées à l’information environnementale publique toutes les données fournies par des entreprises privées sous commande publique, dans des rapports d’études par exemple, et toutes les données fournies par les privés au titre des obligations d’informer.

  • 3 Sauf indication contraire, toutes les traductions sont celles de l’auteur. Citation originale : « E (...)

10Il est intéressant d’interroger les représentations de l’environnement encloses dans cette définition, notamment les dimensions de celui-ci qu’elle exclut, en particulier l’origine et les responsabilités des pollutions et autres impacts. Mais restons-en pour l’instant aux recherches qu’elle a suscitées. La considérant d’abord comme une ressource pour l’action, ces recherches se sont focalisées sur son « efficience » au sens large. Les organismes internationaux et les agences de coopération se sont très tôt interrogés sur son impact sur le développement [McConnell, 1995] et sur les moyens de la formater pour en faire un levier des stratégies environnementales publiques [Denisov & Christoffersen, 2001]. Les associations, les ONG ou encore les institutions onusiennes qui gravitent dans les champs croisés des droits humains et de l’environnement, ont tenté de mesurer au cours de la décennie 2000 l’effectivité du droit d’accès, en évaluant son respect par l’administration [Eclac, 2013 ; Iniciativa de Acceso Mexico, 2005 ; Lange et al., 2004]. Pour l’ensemble de ces études, la notion d’information environnementale n’est pas problématisée et elles passent rapidement sur sa caractérisation à l’instar de la Cepal en 2013 [p. 5] : « L’information environnementale peut être définie de différentes manières, mais le consensus est qu’elle comprend, par exemple, des informations sur la qualité de l’air et de l’eau, ou sur le stockage des produits chimiques dangereux dans une usine3. » Cette considération ressourciste de l’information reste prégnante parmi ceux qui ont fait métier de sa production, comme les agences des ministères de l’Environnement ou les services géomatiques, et qui débattent de sa qualité, souvent perçue comme défaillante et créant des risques de mésinterprétation par les potentiels usagers.

11Dans une perspective de sciences sociales critiques, j’adopterai dans ce livre une définition de l’information environnementale proche de celle d’Arthur P.J. Mol [2008, p. 5], pour qui il s’agit de « flux de signes dirigés vers une audience déterminée ». Cela recouvre les données qui auront été structurées dans un but de communication entre acteurs différents. Sans intention de communication, pas d’information. J’inclus dans ce concept d’information environnementale les dispositifs sociotechniques qui assurent la construction, le partage et/ou la circulation de ces données. Il peut arriver que des données qui n’avaient pas été structurées pour la communication soient « embarquées » dans des dispositifs qui les mettent à disposition d’usagers potentiels. Dans ce cas, ces données rentrent dans le corpus de cette étude, du moment où elles « bougent » et qu’elles font potentiellement l’objet d’une transaction entre acteurs. Les dispositifs recouvrent tant des éléments matériels – des outils de mesure aux supports divers de diffusion de l’information – que les conventions sociales qui les rendent actifs, tels que les relations hiérarchiques dans le traitement de l’information, les accords de partage entre acteurs, etc. Le choix de les inclure dans l’information environnementale tient au fait qu’ils sont indissociables de celle-ci, dans la mesure où ils déterminent en grande partie le sens qui est accordé aux ensembles des données, à leur accessibilité, donc à leurs effets sociaux et politiques. Ces dispositifs sont responsables du façonnage de l’information, avant même d’influencer ses modes de circulation. Nous y reviendrons.

12L’information dont je traiterai a bien peu à voir avec les BigData : il s’agit au contraire de données sélectionnées, en nombre restreint et produites lentement, même si certaines plateformes étudiées recèlent quelques millions de données. Le rôle des opérateurs humains pour les créer et les mettre en forme est encore central. Elle ne portera pas non plus sur la passionnante question des indicateurs, qui agite actuellement un monde professionnel de l’information environnementale à la recherche de méthodes permettant de résumer ses bases de données pour mieux les diffuser. La fabrique de ces indicateurs environnementaux a récemment fait l’objet pour la France et l’Europe d’analyses poussées en sociologie des sciences [Bouleau & Deuffic, 2016].

Quelques préventions

  • 4 L’ouvrage de Mark Monmonnier How to lie with maps a été publié en France en 1991 sous le titre Comm (...)
  • 5 Au sens de la sociologie de la traduction de Michel Callon et Bruno Latour. Voir notamment Latour [ (...)

13Quelques précisions supplémentaires avant d’entrer dans le vif du sujet. Comprendre d’un point de vue politique l’information environnementale va bien au-delà de la démonstration désormais ancienne que celle-ci est instrumentalisée à des fins diverses. Ce qui m’intéresse bien plus ici sera d’analyser ce qu’on appelle les effets d’instruments, les effets non prévus par les concepteurs de systèmes d’information, effets qui ont des conséquences mal ou non perçues par les acteurs eux-mêmes sur leurs façons de concevoir les problèmes environnementaux et sur leurs réseaux de relations. En un mot, plutôt que de vous redire comment on fait « mentir les systèmes d’information environnementale », clin d’œil à une référence célèbre parmi les cartographes français4, j’essaierai de vous montrer où et comment les systèmes « font mentir » ceux qui les utilisent, et affectent leurs rapports de pouvoir. C’est donc un présupposé fort qui est à la racine de ce projet : il consiste à ne pas concevoir l’information uniquement comme une ressource pour l’action, mais comme un actant sociotechnique5. L’hypothèse principale est que les dispositifs nécessaires à la production et à la circulation de cette information induisent des modifications des rapports sociaux, à la fois à l’intérieur de la chaîne de traitement de l’information – des individus qui la collectent à ceux qui la mettent en forme ou la diffusent – et entre les différents acteurs du champ environnemental, comme les États et les mouvements sociaux. Ces dispositifs produisent également des effets contradictoires de visibilisation et d’occultation des différentes dimensions de l’Environnement, ce qui contribue par exemple, et sans qu’en soient conscients ceux qui les animent, à valoriser certains écosystèmes au détriment des autres, à masquer certaines responsabilités dans les atteintes à l’Environnement ou au contraire, à cibler erronément l’attention sur des groupes particuliers.

14L’ensemble des « dispositifs informationnels » étudiés constitue mon corpus de base. J’ai privilégié ceux dont les données étaient soit localisées ou géoréférencées, et/ou qui parlaient explicitement de l’espace en tant qu’environnement de communautés animales, végétales ou humaines. Après un temps à me reprocher ce tropisme pour des systèmes possédant encore des liens forts avec la cartographie, que j’attribuais à ma paresse de géographe pour l’étude de représentations trop éloignées d’une matérialisation sur un plan cartésien, je me suis rendu compte qu’il n’y avait guère de système d’information environnementale où la composante « localisation » ne soit présente. Et ce n’est pas surprenant dans la mesure où les êtres et les choses auxquelles s’intéressent les naturalistes interagissent avant tout dans l’espace, et qu’une base de données environnementale sans mention de la localisation géographique d’une entité est en grande partie inutile. J’évoquerai donc principalement deux types de systèmes : les dispositifs, que je nommerai systèmes d’information agroenvironnementale, qui visent à réguler les atteintes de l’agriculture à l’environnement, par exemple, les cadastres, les systèmes de veille par satellite et les systèmes d’information géographique participatifs ; et les plateformes publiques de mise en partage de l’information environnementale ou open data environnemental, comme les infrastructures de données géographiques ou les systèmes d’information sur la biodiversité.

  • 6 Selon Crampton et Krygier [2006, p. 12] : « Ces dernières années, la cartographie a échappé au cont (...)

15En termes d’acteurs, il sera (trop) question d’État. Cette enquête amorcée vers 2009 partait de l’hypothèse que la convergence des mouvements citoyens antinéolibéraux et du numérique favorisait sur le continent sud-américain une production d’information originale dans le cadre des contre-expertises citoyennes décrites par les sociologues des conflits, sous forme de cartes ou de systèmes d’information alternatifs. Elle adhérait à l’optimisme que je conçois aujourd’hui comme naïf de Crampton et Krygier [2006] qui postulaient un empowerment citoyen par la carte numérique à l’orée du xxie siècle6. Les premiers terrains ont montré qu’il n’en était presque rien et que si mobilisations militantes il y avait, leurs luttes visaient bien plus à concrétiser un droit d’accès à des systèmes possédés par les pouvoirs publics qu’à développer des dispositifs alternatifs. J’ai dû alors troquer pour un temps, et à mon grand regret, la visite de la galaxie des fonds de cuisine, des campements et des campus investis par les mouvements socioenvironnementaux, pour les couloirs des ministères et autres instituts cartographiques : on y riait moins, mais on y apprenait plus sur les grandeurs et les misères de la fabrique de l’information environnementale.

16Soulignons enfin que cet essai aborde surtout la biodiversité et s’intéresse prioritairement aux dispositifs informationnels qui en traitent. Ma formation initiale de biogéographe et mon incompétence à comprendre les données relatives à la santé ou au climat ont convergé pour me conforter dans ce choix.

Plan de l’ouvrage

17La première partie développe quatre récits portant chacun sur la mise en place d’instruments d’information environnementale à l’échelle d’un territoire, sur la dimension politique de cette mise en place, sur les conflits et tensions autour de la maîtrise de l’instrument et de ses conséquences, ainsi que sur les mutations qu’ils entraînent dans les politiques environnementales et dans le rapport à la nature. Ces récits portent sur la Bolivie (chapitre i), le Brésil (chapitre ii), les plateformes open data (chapitre iii), et les systèmes d’information agroenvironnementale (chapitre iv). Ces récits ont été choisis parce qu’ils sont riches d’enseignements pour la suite du livre.

18La deuxième partie revient de façon réflexive sur ce que les sciences sociales ont apporté à la compréhension des liens entre information environnementale et pouvoir. Elle pointe les angles morts de ces travaux, propose de nouveaux chantiers et un ensemble de méthodes devant permettre de les défricher (chapitres v et vi). Elle débouche sur une proposition d’approche géographique complémentaire et non concurrente de ce que les autres disciplines proposent déjà (chapitre vii).

19La troisième partie présente en quatre débats certains des enjeux politiques principaux que soulève l’information environnementale contemporaine : la question des stratégies politiques sous-jacentes au partage de l’information environnementale (chapitre viii), les conditions pour qu’un territoire soit souverain d’un point de vue informationnel (chapitre ix), la façon dont l’information contemporaine modèle la nature (chapitre x) et la mesure de la justice informationnelle environnementale (chapitre xi). Cette dernière partie s’appuie sur les récits de la première partie et sur les considérations théorico-méthodologiques de la seconde pour mettre en perspective ces enjeux.

Anmerkungen

1 Cette avancée des fronts touche toutes les formes de végétation et les systèmes hydrologiques en termes de volumes et de qualité. À titre d’exemple, entre 1998 et 2002, plus de 700 000 hectares (ha) de forêts disparaissent sous l’effet de l’expansion agricole au nord de l’Argentine. Entre 2002 et 2006, ce sont 1,2 million d’hectares additionnels qui sont coupés. Dans le Rio Grande do Sul (Brésil) et en Uruguay, ce sont là les couverts herbacés natifs qui reculent sous les effets conjoints de l’avancée des cultures et de la sylviculture. Entre 1990 et 2000, leurs surfaces reculent de 8 % en Uruguay et de 12 % dans le Rio Grande do Sul, et ce processus s’est encore accéléré au cours de la décennie 2000. En Argentine, en Uruguay et au Rio Grande do Sul, l’expansion des surfaces agricoles se réalise en partie au détriment de l’élevage extensif. Celui-ci migre alors aux marges des principaux agrosystèmes, ce qui ravive l’intérêt pour des terres auparavant considérées comme marginales et peu productives, et augmente les charges animales par hectare (cas du Chaco forestier tout particulièrement). Les décennies 1990-2000 sont donc caractérisées par une nouvelle pulsation agricole au détriment des couverts végétaux et par une intensification agraire, qu’elle soit agricole, sylvicole, pastorale. Celle-ci implique un usage croissant d’intrants, l’installation de cultures plus consommatrices d’eau dans le cas de la sylviculture et la disparition progressive des surfaces en herbe dans les rotations culturales, induisant un risque érosif accru.

2 Le Tipnis est un territoire indigène et un parc national bolivien où le gouvernement du MAS désirait faire passer une route reliant les Andes à la ville de Trinidad dans l’Oriente, en 2011. Les communautés indigènes s’y sont opposées, au prix d’une répression de la part du gouvernement. Le projet de route est actuellement stoppé, mais cet événement a marqué un point d’arrêt à l’alliance du MAS avec la confédération indigène des terres basses de Bolivie. Pour une synthèse, voir Perrier Bruslé [2012]. Le procès du Riachuelo est l’une des grandes causes judiciaires environnementales des années 2000, dans laquelle l’État est enjoint par la justice à restaurer la qualité d’un cours d’eau de la banlieue de Buenos Aires, dont la pollution affecte depuis des décennies la santé des populations riveraines. Pour une analyse détaillée, voir Merlinksy [2013].

3 Sauf indication contraire, toutes les traductions sont celles de l’auteur. Citation originale : « Environmental information can be defined in different ways, but the consensus is that it includes, for example, information on air and water quality and whether hazardous chemicals are being stored at a nearby plant. »

4 L’ouvrage de Mark Monmonnier How to lie with maps a été publié en France en 1991 sous le titre Comment faire mentir les cartes, ou du mauvais usage de la géographie aux éditions Flammarion.

5 Au sens de la sociologie de la traduction de Michel Callon et Bruno Latour. Voir notamment Latour [2006].

6 Selon Crampton et Krygier [2006, p. 12] : « Ces dernières années, la cartographie a échappé au contrôle des puissantes élites qui l’ont dominée pendant plusieurs centaines d’années. Ces élites – les grandes maisons de cartographie de l’Ouest, l’État et, dans une moindre mesure, les universitaires – ont été remises en question par deux développements importants. […] Si la carte est un ensemble spécifique de revendications de pouvoir et de connaissance, alors non seulement l’État mais d’autres acteurs pourraient formuler des revendications concurrentes et tout aussi puissantes. »

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