Vieillir sous la révolution cubaine
|Chapitre viii – Fragments d’épilogue
Texte intégral
1Le 11 novembre 2020, j’appelle Melina, pour souhaiter un joyeux anniversaire au petit Amadeo. Alors que personne ne répond, je tente le numéro du solar, imaginant qu’ils y sont réunis. Mamy décroche et dès qu’elle m’a identifiée, s’émeut : « Tu es au courant de ce qui s’est passé ? »
2Ses mots se bousculent. « La maison d’Alian et Melina s’est ÉCROULÉE ! » En pleine nuit, alors qu’elle y dormait avec son petit-fils, de grands craquements et secousses se sont fait sentir. Tous les habitants de l’immeuble se sont précipités en vêtements de nuit dans la rue. Personne n’a été blessé. Ils ont vu s’effondrer tout l’arrière de l’édifice, et avec lui, leur cuisine, la salle de bains, leur chambre. Seuls sont restés le balcon et la chambre d’Amadeo dans laquelle ils ont pu récupérer des vêtements et des jouets, accompagnés par des pompiers. Les ordinateurs avaient été déplacés vers le local de l’avenue 23 quelques semaines auparavant. Melina, que je joins immédiatement dans l’appartement qu’on leur a prêté en secours, ajoute : « Blandine, tu ne vas pas le croire, la machine à laver du Panama était miraculeusement encore là, posée sur une colonne de l’immeuble. Nous avons pu demander aux pompiers de la récupérer ! » Alian ajoute : « Nous avons beaucoup perdu. Mais nous allons recommencer, lutter de nouveau, nous sommes jeunes, nous pourrons tout reconstruire. »
3L’État leur a alloué une parcelle proche de l’intersection, entre les avenues Zanja et Belascoaín, et des matériaux de construction. Une nouvelle maison de plain-pied est déjà en chantier. Au téléphone, Mamy insiste : personne ne veut plus d’étage. Entre-temps, Alian, Melina et Amadeo vivent dans un grand appartement que leur prêtent des amis. Destiné à des locations à des touristes, il restait inoccupé pendant que la pandémie a mis à l’arrêt les vols internationaux.
4Tout au long de ces mois de pandémie, pendant lesquels je dois suspendre les voyages que j’ai prévus, Eduardo me fait le récit des mesures de confinement, de contrôles et d’isolement mises en place à Cuba, qui possède une longue expérience de lutte contre les épidémies. Il m’informe aussi de la progression des recherches sur un vaccin. Les statistiques publiées au début de la pandémie étaient exceptionnelles : Cuba affichait un très faible taux de contamination, peu de formes graves ou de décès. Avec le temps et une réouverture des vols internationaux fin 2020, ils se sont dégradés. Eduardo traverse une période de découragement, puis m’annonce une bonne nouvelle : les vaccins cubains parviennent en phase 3 d’essais cliniques, leur efficacité s’avère forte et il vient de recevoir une première dose de Soberana 2, en tant que travailleur de santé. Mais la crise économique et l’embargo étatsunien affectent la campagne de vaccination : les seringues, les équipements et les médicaments manquent, et Cuba doit accepter des dons. En août 2021, seul un quart de la population a été complètement vaccinée.
5Autre déception : l’Europe ne reconnaît toujours pas le vaccin cubain. Eduardo craint de ne pas pouvoir réaliser la mission pour laquelle on sollicite son expertise d’historien en épidémiologie. Il traverse une phase d’intense productivité intellectuelle et produit articles et ouvrages à un rythme effréné.
6Alma me fait la chronique des pénuries et des bouleversements causés par la réforme monétaire et des prix du 1er janvier 2021. Elle m’envoie les nouveaux barèmes de prix, me conte ses journées d’attente pour s’approvisionner. « La situation est terrible, les files d’attente pour la nourriture sont immenses. Aujourd’hui, j’ai dû faire la queue pour acheter des pommes de terre à partir de 5 heures du matin, pour pouvoir prendre mon tour. On devait recevoir six livres par personne et j’en ai eu dix de plus, très chères, les prix sont très élevés. » Elle se résout parfois à payer des intermédiaires pour éviter les longues files d’attente, ou à acheter des produits à des revendeurs à prix d’or. Mais elle affiche un optimisme inébranlable : cette réforme est la seule voie possible de relance de l’économie cubaine et l’élection de Biden à la présidence des États-Unis contribuera à desserrer l’étau qui étrangle Cuba. Lorsque surgissent les mobilisations en juillet 2021, Alma maintient, dans ses communications avec moi, une position officielle : les protestations sont manipulées par les opposants au régime, depuis les États-Unis.
7Alma me parle aussi de la mort, qui n’est pas présente dans les récits que je narre dans cet ouvrage. Des morts du Covid, d’autres, par vieillesse ou maladie.
© Éditions de l’IHEAL, 2021