La guerre d’Espagne : une guerre civile au cœur d’un conflit idéologique international

1L’histoire politique de l’Espagne, depuis la guerre d’indépendance face aux armées napoléoniennes, semble se résumer à une succession de coup d’États, de caudillos, et de pronunciamientos, qui, aux yeux des contemporains de l’époque, ont considérablement isolé voire « retardé » la société espagnole, la rejetant hors du concert des grandes puissances modernes.

La vie politique espagnole depuis la République de 1931 : un mouvement de balancier entre forces conservatrices et progressistes

2Depuis la fin de l’absolutisme et la promulgation de la première constituante en 1808, l’Espagne a été traversée de tensions et de contradictions internes déstabilisatrices qui se sont cependant résolues peu à peu au fil des décennies. Ainsi pendant deux siècles, l’histoire politique de l’Espagne se traduit par la somme de tensions permanentes entre les forces progressistes et les forces conservatrices qui s’expriment sous la forme de cycles politico-constitutionnels. Ces cycles consistent en une succession de périodes « progressistes » de courtes durées, de six à dix ans, suivies de réactions conservatrices de longues durées185.

3Certains historiens, tel Javier Pérez Royo, analysent cette structure cyclique comme un phénomène de balancier où les forces démocratiques et libérales agitent la société espagnole, font sauter les verrous conservateurs qui freinent la modernisation de l’Espagne, provoquant un sentiment d’insécurité et d’instabilité dans la société espagnole. La volonté de changement émane alors d’un mouvement plus libéral, qui soumet de nouveaux projets de société. Ces derniers, souvent jugés trop avant-gardistes pour la société espagnole, sont alors sinon rejetés, du moins absorbés par les forces conservatrices, qui récupèrent le pouvoir après que les forces du progrès se sont « consumées » dans le processus de rupture et de modernisation. Par cette prise de pouvoir accompagnée du rétablissement de l’ordre, les forces conservatrices, au nom de l’impératif de sécurité, administrent alors le changement commencé par les forces libérales186. Ce balancement n’aurait finalement rien d’anarchique et les deux forces entrent dans une logique progressiste visant à débarrasser la société espagnole de ses oripeaux absolutistes, fondés sur la rente et la personnalisation du pouvoir. Elles agissent alors de manière plus ou moins complémentaire dans la marche vers la modernité.

4Le 14 avril 1931, après que le roi Alphonse eut pris les chemins de l’exil, la République est proclamée, offrant à l’Espagne la deuxième période démocratique de son histoire. Les républicains désirent mettre en place une transformation en profondeur de la société espagnole : moderniser le pays, réduire les inégalités, intégrer les masses à la nation, abolir les privilèges et rompre avec la monarchie. Ce projet progressiste et innovant se traduit par la Constitution du 9 décembre 1931 qui ne tarde pas à susciter débats et esclandres dans une Espagne encore très catholique.

5La République légifère sur des questions qui ont éclos au xix^e siècle, telles les questions politico-territoriales, et la Constitution admet la possibilité d’un fédéralisme187. Les statuts d’autonomie de la Catalogne sont adoptés en 1932, incitant d’autres régions comme la Galice et le Pays basque à avancer dans ce sens.

6Dans le domaine religieux, la Constitution affirme la laïcité de l’État, ce qui constitue peut-être l’une des ruptures les plus conséquentes au sein d’un pays où l’Église catholique est omniprésente et jouit d’une influence temporelle importante. La Constitution supprime tous les privilèges et toutes les prérogatives de l’Église, notamment son budget public et son droit d’enseignement, dans la perspective de décatholiciser les masses, substituant ainsi l’influence des instituteurs de la République à celle du clergé et dans la perspective, issue du modèle français, de changer les ouailles en citoyens188.

7Laïque et fédérale, la Constitution de 1931 va encore plus loin puisqu’elle intègre également le droit international et fait siens les principes édictés par la Société des Nations : pacifisme, respect des minorités, dialogue et fraternité, etc. Mais les élections de 1933, dans un cadre démocratique, marquent le retour d’une réaction de la droite conservatrice. Puis la victoire du Front populaire en février 1936 provoque la dissidence nationaliste entraînant la guerre civile.

8Précisons que la guerre qui met à sang le pays de 1936 à 1939 est une guerre civile aux causes avant tout internes, propres à la société espagnole. Pourtant, elle deviendra la guerre d’Espagne. En effet, la guerre d’Espagne est l’exemple paroxystique d’un conflit de valeurs et d’idéologies antagonistes : la démocratie contre le fascisme, l’ordre contre la liberté, le centre contre le multiple, l’esprit belliqueux contre la naïveté pacifiste.

Le poids des puissances continentales sur l’issue du conflit

9La jeune République espagnole est sacrifiée par les grandes démocraties occidentales – notamment française et britannique – au nom de la politique de l’apaisement prônée dès l’été 1936. Celles-ci cherchent à ne donner aucun motif belliqueux à l’Allemagne, à l’Italie ou au Japon, qui remettrait plus que jamais en cause la paix née du traité de Versailles. Dans ce concert des nations sujet à de fortes tensions, l’Espagne républicaine entend donner l’exemple et jouer un rôle actif au sein de la SDN. Cheffe de file des petites puissances, jouissant de l’expérience d’un passé impérial, née d’une révolution relativement pacifiste, elle est une voix respectée et fait figure de défenseur des États agressés, des minorités et des cultures bafouées, prônant avec force une politique de désarmement conforme au principe de sécurité collective selon lequel les grandes puissances auraient pour mission de protéger les plus faibles.

10Or, durant la décennie 1930, le dialogue diplomatique se tend encore. La situation géopolitique se trouve bouleversée par l’expression de nouvelles ambitions coloniales et par la nouvelle donne fasciste en Europe. En 1932, le Japon envahit la Mandchourie. En 1934, l’Italie attaque l’Éthiopie. Ces deux pays dévoilent ainsi leurs ambitions coloniales. En 1933, Hitler arrive au pouvoir et fait sortir l’Allemagne de la Société des Nations, et le 7 mars 1936, l’Allemagne décide la remilitarisation de la Rhénanie en violation les accords de Locarno.

11En Espagne, les efforts de la République sont anéantis et sa voix est bientôt couverte par les égoïsmes nationaux. Ainsi, lorsque le 18 juillet 1936, le général Franco débute la rébellion nationaliste, le gouvernement de José Giral fait immédiatement appel à la solidarité des grandes démocraties. Pourtant, ni la Grande-Bretagne ni la France du Front populaire ne manifestent la fraternité et la solidarité attendues. Dès le mois d’août, les deux puissances prônent une politique de non-intervention réglementée par le Comité de Londres dont l’Espagne, principale concernée, est pourtant exclue. Trois motifs sont invoqués pour justifier une telle politique : tout d’abord, la crainte qu’une aide officielle suscite l’implication des puissances fascistes dans le conflit ibère, puis des considérations relevant de la politique intérieure. C’est ce qui explique les va-et-vient de Léon Blum : celui-ci est d’abord enclin à respecter les termes d’un accord conclu en 1935, autorisant le commerce de matériel militaire entre Madrid et Paris. Cependant, la commande espagnole est rendue publique et la presse parisienne de droite s’empare de l’affaire, alimentant la querelle nationale sur la pertinence et la légitimité de l’aide à apporter ou non à la République espagnole en danger189. Dans un climat français de plus en plus tendu, Léon Blum considère qu’il ne peut se permettre d’importer le conflit idéologique espagnol en France. Enfin, le troisième motif invoqué a trait à la méfiance de l’élite politique britannique vis-à-vis des orientations idéologiques de la République et, plus encore, vis-à-vis du Front populaire.

12Cette politique de neutralité va s’articuler autour de deux axes : l’embargo sur l’armement et le retrait ou le non-passage des volontaires engagés aux côtés des forces loyalistes ou nationalistes190. D’un autre côté, les puissances de l’Axe – l’Italie, l’Allemagne, mais aussi le Portugal – investissent largement le conflit ibérique, livrant du matériel militaire et envoyant des volontaires rejoindre les forces nationalistes, violant ainsi le principe de non-intervention édicté par le Comité de Londres.

13La guerre civile espagnole, bien que lointaine géographiquement, a également un impact dans les pays d’Amérique latine. En Amérique centrale, le Salvador, le Guatemala et le Nicaragua sont les premiers États à reconnaître la rébellion nationaliste, et cela bien avant l’Allemagne et l’Italie. La plupart des pays d’Amérique latine reconnaissent rapidement le régime franquiste. Seul le Mexique de Cárdenas demeure marginal, avec l’adoption d’une position originale, soutenant activement le camp républicain. Sa forte affinité politique avec le Front populaire espagnol pousse le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) à s’identifier aux forces républicaines et à s’opposer aux forces conservatrices oppressantes191. Son aide matérielle, limitée mais réelle – livraisons d’armes et gestes forts quant à l’accueil des exilés –, vise surtout à afficher son soutien indéfectible et à inciter les puissances européennes à abandonner le principe de « neutralité » prôné par la Société des Nations. En raison de sa violence, physique et idéologique, la guerre d’Espagne réactive au Mexique les craintes de reconquête ressenties par les partisans de Cárdenas, dont les positions indigénistes ne recueillent aucun consensus national. À travers le conflit ibère se pose la question cruciale de l’avenir politique mexicain. Si les indigénistes s’identifient aux loyalistes, c’est parce que ces derniers sont selon eux le peuple espagnol légitime, contre le colonialisme « interne » franquiste192.

14Entre-temps, l’abandon des forces démocratiques, livrant la République à elle-même, provoque une radicalisation du conflit de sorte que l’URSS s’investit en Espagne. Les Soviétiques organisent alors les Brigades internationales qui opèrent d’octobre 1936 à novembre 1938, livrant du matériel militaire. Cette aide « rouge », qui vient contrebalancer l’aide « brune » du camp nationaliste, affecte le caractère démocratique et pluraliste de la République donnant aux communistes une importance politique croissante. S’il est indéniable que la République espagnole s’est trouvée sacrifiée à la politique d’apaisement, elle a, d’un autre côté, attiré une immense vague de solidarité des peuples. Ainsi, des milliers de volontaires internationaux, français, britanniques, américains, polonais, russes, mais aussi étatsuniens, italiens et allemands, viennent grossir les rangs des Brigades internationales.

15Or quarante ans plus tard, la guerre d’Espagne rencontre un écho troublant dans la seconde guerre nicaraguayenne. Les points de comparaison sont en effet nombreux : cette guerre civile se déroule au sein d’un monde bipolaire et offre une arène de combat à des idéologies concurrentes et antagonistes. Ses acteurs mobilisent une rhétorique fondée sur l’opposition entre civilisation et barbarie supposées, qui suscite la peur d’une nouvelle guerre mondiale tout comme un vaste mouvement de mobilisation internationale.

Une transition démocratique modèle ou un modèle de transition mythifié ?

La construction d’un récit idéalisé de la transition

16Si la transition démocratique espagnole est souvent considérée comme un nouveau paradigme idéal, c’est parce qu’elle a offert un modèle alternatif aux sorties des dictatures, c’est-à-dire un modèle modéré, pragmatique, pacifique et pourtant résistible aux diverses forces déstabilisatrices. À un moment où la dialectique violente dictature/révolution s’épuise, la transition espagnole et la révolution sandiniste conduites sans épuration deviennent de nouveaux modèles de transition. À ce titre et dans une visée performative, jusqu’à la fin des années 1990, l’historiographie et la doxa officielle de la transition espagnole s’articulent autour d’un récit hégémonique qui vise autant à gommer les aspérités de cette transition qu’à donner un rôle de première classe aux élites193.

17L’interprétation dominante du processus espagnol de transition repose principalement sur le volontarisme affiché des élites politiques de droite comme de gauche, de mener l’Espagne vers la démocratie, en oubliant les rancœurs du passé au nom de l’impératif démocratique. Ce faisant, les élites revendiquent un rôle de premier plan dans l’édification du système politique post-dictatorial. La célébration d’un tel volontarisme élitaire réconciliateur fonctionne comme une dépossession mémorielle, car elle élude l’action des acteurs économiques, sociaux et culturels, dont le rôle est éclipsé par les figures du roi, de González et de Suárez. Au terme de ce récit mémoriel et historiographique, la société civile espagnole apparaît spectatrice de sa démocratisation. Cette orchestration partiale des faits vise à instaurer une mutuelle légitimité : l’élite franquiste en reconnaissant l’élite républicaine y gagne une légitimité démocratique ; l’élite républicaine, en reconnaissant l’élite franquiste, masque une faiblesse due à des années de répression et entre en lice pour une conquête rapide et effective du pouvoir. Cette version offre un avantage supplémentaire : le récit idéalisé d’une transition réussie et assumée par les élites, permettant la légitimation mutuelle et le partage du pouvoir, met alors un terme à la légende noire d’une Espagne vue comme anarchique, chaotique et violente.

18Mais cela n’est possible qu’en faisant de la guerre d’Espagne un conflit à responsabilité partagée entre deux camps qui se sont affrontés dans une guerre fratricide. Lorsque la guerre civile est évoquée, c’est toujours en termes négatifs, telle une période d’instabilité qu’il ne faut en aucun cas revivre. Le spectre de la guerre civile sert-il pour mieux imposer le consensus et la modération ? La mémoire de la guerre civile est vidée de son contenu : l’opposition des forces démocratiques légitimes aux forces rebelles fascistes illégitimes est laissée dans l’ombre, au profit du scénario d’un conflit opposant deux camps égaux. La transition démocratique espagnole a imposé le silence à la mémoire des vaincus, qu’elle prive de tout potentiel politique. La loi d’amnistie du 14 octobre 1977 a consolidé l’impunité pénale des tortionnaires du franquisme. De nombreux opposants au franquisme ne sont pas parvenus à obtenir de la justice la reconnaissance de leur statut de victimes. Le journaliste Emilio Silva retrace ainsi la découverte de fosses communes ouvertes dès 1979 et 1980 et contenant des victimes de la guerre civile et du franquisme. Le travail de mémoire fut alors stoppé net par la tentative de coup d’État du 23 février 1981, qui réactive la crainte d’un retour en arrière et d’une nouvelle répression. C’est donc, non par amnésie collective, mais pour des raisons politiques que les fosses de Franco furent reléguées dans un coin de la mémoire194.

19Or, la société fait l’impasse sur l’analyse des causes – un soulèvement illégitime –, mais également des conséquences de cette guerre – les répressions contre les vaincus – et laisse suggérer que le franquisme n’était finalement qu’un moindre mal, voire un mal « nécessaire », dans la gestion des tensions antagonistes qui agitaient l’Espagne. À la manière dont le présente Royo, l’administrateur et gestionnaire du changement, le franquisme serait une période de diète nécessaire pour digérer l’époque troublée de la guerre civile. Il constituerait une période de tutelle, de punition, de carême, une sorte de catharsis où la société espagnole grandirait et atteindrait sa maturité. Dans cette optique, le franquisme devient alors une partie intégrante, complémentaire, voire fondamentale de la marche vers la modernité, le progrès et la démocratie.

20C’est dans ce contexte qu’apparaît en Espagne dans les années 1970 un nouvel enjeu politique, intimement lié à cette question de la démocratisation et de la réconciliation nationale : la lutte contre le terrorisme. La rébellion basque pose en effet des questions similaires à celles que la stratégie mémorielle post-franquiste avait souhaité éclipser. En interne tout d’abord, comment tenir le discours de l’unité nationale tout en passant sous silence des opposants intérieurs, issus de cette même communauté nationale ? À destination des puissances étrangères, européennes et mondiales, comment conserver le statut de démocratie moderne tout en matant énergiquement la rébellion ?

La société espagnole et le terrorisme

21Le recours aux deux notions de guerre juste et de terrorisme requiert une précaution particulière, car la seconde guerre nicaraguayenne opposant le régime sandiniste aux contras est la vitrine du conflit idéologique manichéen qui oppose les États-Unis de Ronald Reagan aux sandinistes, désignés comme les sbires les plus malfaisants de l’empire du mal. Ces termes appellent à ce titre une précision d’ordre théorique quant à leur origine.

22Négatifs, disqualifiants, les termes de « terrorisme » et de « terroriste » sont en effet utilisés à des fins politiques puisqu’ils visent à nier à l’acteur désigné comme tel, et donc à la cause dont il est le défenseur, une légitimité suffisante au regard de certaines normes officielles pour constituer un acteur sociopolitique audible porteur d’une revendication recevable.

Le terrorisme sur la scène internationale dans les années 1970 et 1980

23Au début des années 1980, en pleine réactivation de la guerre froide, les pays du bloc de l’Ouest soulignent l’insertion des mouvements terroristes dans des réseaux organisés et financés par l’URSS et ses pays satellites. Cette thèse qui consiste à expliquer le terrorisme par le haut fut soutenue initialement par la journaliste Claire Sterling qui, en 1981, publie The Terror Network195 : la bipolarité et la menace nucléaire ont disqualifié les modes traditionnels de production de la violence entre les États, rendant ainsi obsolètes les formes d’affrontements classiques. Le recours au terrorisme serait devenu le nouveau moyen paradiplomatique d’atteindre ses buts. C’est la célèbre théorie du fil rouge, qui repose sur un réseau transnational terroriste pensé, financé et orchestré depuis Moscou, sponsor de matrices terroristes à travers le monde.

24Edward Herman, dans son livre publié un an plus tard, The Real Terror Network196, contrecarre cette thèse selon une logique paradoxalement similaire, en affirmant que les États-Unis et Israël sont à l’origine de ce terrorisme sponsorisé. Ainsi, selon ce courant d’analyse du terrorisme, on assisterait à une hétéronomie politique croissante des mouvements armés,

« c’est-à-dire la subordination de l’acteur devenu terroriste à des forces qui lui donnent un nouveau sens, en même temps qu’elles l’aident, mais aussi qu’elles l’utilisent. La forme la plus extrême de cette hétéronomie s’incarne quand l’acteur terroriste est sponsorisé par un ou plusieurs États tel un quasi mercenaire197 ».

25Si l’on valide cette théorie, il y aurait donc conjonction entre les intérêts d’un État et les intérêts des groupes organisés pour la lutte armée198.

26Les années 1970 initient un cycle d’internationalisation de la violence terroriste qui explose initialement au Proche-Orient avec des groupes se revendiquant de la révolution palestinienne et se réclamant de tendance marxiste. C’est le début des grandes opérations terroristes médiatiques avec les détournements d’avions du FPLP de Georges Habache ou la prise d’otages de l’équipe israélienne aux jeux olympiques de Munich par le commando Septembre noir.

27Cette violence politique touche également l’Europe. Le terrorisme y est protéiforme même s’il semble reposer sur un substrat d’extrême gauche anti-impérialiste et anticapitaliste. Les journalistes nommeront ce phénomène « l’euroterrorisme ». Ce sont les années de plomb avec Action directe en France, la Bande à Baader, la RAF (Rote Armee Fraktion) en RFA, le Groupe de résistance antifasciste du premier octobre (Grapo) en Espagne, les Brigades rouges italiennes, les Cellules communistes combattantes belges ou l’Armée rouge japonaise. Certains groupes ajoutent une dimension ethnico-nationaliste aux luttes armées nationales ou anti-coloniales tels l’IRA en Grande-Bretagne ou l’ETA199 en Espagne.

Terrorisme et « guerre juste »

28Ainsi, le terrorisme, tel qu’il se forme au début des années 1980, accrédite les théories de la guerre juste. En effet, cette notion déjà ancienne, théorisée dès le iv^e siècle par saint Augustin puis par saint Thomas d’Aquin au xiii^e siècle200, est issue d’une réflexion sur la moralité du recours à la guerre. Deux motifs légitimes sont évoqués : le premier concerne le but et la justification de la prise d’armes : « Pour qu’il y ait cause juste, il faut que ceux que l’on attaque aient mérité par une faute d’être attaqués201 » : c’est le jus ad bellum202. L’autre motif concerne la conduite de la guerre et la moralité des méthodes d’actions utilisées qui ne doivent pas faire le mal sans nécessité, l’innocent devant être épargné : c’est le jus in bello203. Bien que le but et les moyens n’existent pas l’un sans l’autre, ils sont pourtant indépendants lorsqu’il s’agit de mesurer ou de définir leur « justesse ». Une guerre peut être considérée comme « juste » au contraire des moyens mis en œuvre, et inversement.

29Cette notion de la guerre juste fondée sur une juste cause est on ne peut plus difficile à définir puisque, s’agissant de justification ou de morale, la subjectivité, la culture, l’époque informent le sentiment même d’être floué ou agressé et changent les contours donnés aux valeurs de justice204. Ainsi, au xx^e siècle, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la communauté internationale a défini de nouveaux types de crimes : crimes de guerre, crimes contre l’humanité et crime contre la paix205. Et, en vertu de l’article 2 de la charte des Nations unies, la guerre d’agression est prohibée. L’État qui transgresse cette loi est coupable, alors que celui qui agit en légitime défense est par contre dans son plein droit. Modernisée en 1977 par le théoricien américain Michael Walzer206, la guerre juste moderne relève alors de catégories et critères objectifs très précis qui normalisent, au regard de la communauté internationale, tant la justesse du jus ad bellum que celle du jus in bello207.

30Il faut enfin insister sur le caractère éminemment subjectif de la désignation du terroriste et sur le substrat de valeurs composant le jugement de celui qui désigne le terroriste. Ainsi, comme le souligne Daniel Hermant, c’est « la relation entre les acteurs que l’on peut qualifier de terroriste et non tel ou tel acteur208 ».

L’ETA et la légitimation de la démocratie espagnole

31Dès la fin des années 1970, la politique extérieure espagnole vise à faire de la lutte contre le terrorisme une priorité européenne. Cet objectif accompagne sa demande d’intégration à l’Union209. L’État espagnol a pour ambition de donner à la lutte contre le terrorisme une dimension non plus nationale mais européenne et appelle donc à la mise en place d’une coopération forte en la matière.

32En Espagne, la désignation de la menace terroriste se cristallise rapidement autour de l’ETA, qui pose un double problème. D’une part, l’organisation questionne l’unité nationale et le consensus élitaire, en faisant resurgir la vieille querelle des nationalismes périphériques contre le centre dominateur. Malgré de grands acquis en termes d’autonomie, l’ETA revendique une indépendance non seulement culturelle, mais aussi politique. D’autre part, l’ETA place l’Espagne face à une difficile légitimation de sa gouvernance démocratique sur la scène internationale.

33Mais comment justifier la mise en place de mesures répressives, ravivant immédiatement le spectre de l’appareil franquiste en plus de malmener les principes d’État de droit et de démocratie ? En faisant de la lutte contre le terrorisme une priorité au nom de la sécurité internationale pour tous, l’Espagne vise à désamorcer les critiques tant internes qu’externes quant à la validité de sa démocratie : l’usage de pratiques coercitives entrerait dans un cadre « démocratique » et coopératif ; la violence répressive serait donc transformée en norme, voire en qualité démocratique210. C’est donc dans une perspective de légitimation par l’extérieur que l’Espagne tente de développer ce que Emmanuel-Pierre Guittet appelle « la solidarité démocratique211 ».

34L’ETA est née et a intensifié sa lutte armée pendant la période franquiste, puis lors de la période de transition démocratique. Elle n’était alors pas qualifiée de terroriste et avait acquis une large audience dans la population basque espagnole et française, mais aussi chez certains voisins européens, notamment la France. Ce n’est qu’en 1986 qu’elle sera inscrite au registre des organisations comme une organisation terroriste. Ainsi, au début des années 1980, l’ETA et, plus largement, la question basque sont des sujets qui fâchent entre l’Espagne et la France, démocratie bien établie, à la pointe de l’intégration européenne et qui reste encore à convaincre pour la mise en place d’une telle politique de coopération. Alors que le gouvernement espagnol attend de la France une plus grande implication dans la lutte contre l’ETA – notamment en acceptant les extraditions –, jusqu’en 1986, la France reste sur une politique de non-extradition des militants basques212. Ceux-ci, au nom du droit d’asile, sont considérés comme réfugiés politiques. Le gouvernement français joue ici la carte pragmatique, visant à éviter la contagion vers le Pays basque français et l’irruption d’un problème de sécurité nationale213. Néanmoins, certaines personnalités affichent une sympathie ouverte envers les étarristes et mobilisent une rhétorique désignant leur violence comme juste : ainsi, Gaston Defferre, ministre de l’Intérieur, compare l’ETA à la résistance antinazie au moment où s’achève la transition démocratique espagnole.

35Or, bien loin du contexte de lutte contre l’« hydre nazie », l’ETA évolue désormais dans un régime démocratique qui doit faire ses preuves, mais qui existe sur le plan formel. Dès son arrivée au pouvoir en 1982, Felipe González tente d’impliquer Paris en fournissant une liste de plus de 120 membres de l’ETA réfugiés en France et qui ont à leurs actifs de nombreux crimes commis, non sous la dictature, mais au moment du rétablissement de la démocratie214. Couplé à la reconnaissance du statut de réfugié, le silence de Matignon, face aux sollicitations d’un gouvernement pourtant lui aussi socialiste, a sonné pour de nombreux militants basques comme un désaveu pour la démocratie espagnole. De la même façon, les refus d’extraditions dénient au système judiciaire espagnol sa capacité de rendre une justice fondée sur le droit. Dans son ensemble, l’attitude française semble légitimer la cause basque en Espagne.

36Face à ces échecs diplomatiques, le Parti socialiste ouvrier espagnol durcit rapidement le ton et, parallèlement à la mise en place du plan ZEN (Zona Especial Norte) renforçant la sécurité au Pays basque, entame un plan de déstabilisation du Pays basque français via les actions du GAL (Groupe antiterroriste de libération)215. Pensé et financé par le ministère de l’Intérieur espagnol, ce groupe opère de manière clandestine et se compose de mercenaires recrutés dans les milieux de la pègre dont les techniques d’assassinats et d’attentats se cantonnent bien souvent à une violence aveugle et imprécise entraînant de nombreux dommages collatéraux. Le GAL a globalement deux champs d’action : l’un est le territoire espagnol à proprement dit, où le GAL exerce une répression pure et simple contre les étarristes, par l’utilisation d’une violence spectaculaire en violation de la Constitution de 1978, dans la continuité des méthodes franquistes apparentées de fait à du terrorisme d’État. Il faut souligner que toutes les opérations du GAL sont menées en Pays basque français contre les réfugiés statutaires étarristes. C’est ainsi une triple transgression du droit, de l’éthique et de la souveraineté territoriale à même de compromettre l’intégrité démocratique d’un appareil d’État devant encore faire ses preuves216. Le second théâtre d’opérations des GAL est l’ensemble du territoire français, où ils agissent également illégitimement. Cette stratégie de combat transnational pose évidemment de nombreux problèmes car elle constitue une violation du droit international et une remise en cause de facto des principes diplomatiques fondamentaux qui président à la construction européenne.

37En outre, une telle stratégie trouve un écho dans le théâtre d’opérations centraméricain, où le président Reagan œuvre, au développement de troupes paramilitaires contras, destinées à déstabiliser le gouvernement nicaraguayen, au moyen d’un mode illégal de financement.