« J’affirme ma première opinion et je me plie à la vôtre : changement d’orientation du congrès ou absence. Je pense que la mienne est probable, vu que Cruz écoute M. le sénateur. Par ailleurs, il y a quelques jours, il m’a annoncé que, si nécessaire, il sacrifierait le prêtre ou le congrès. »
Lettre de García de Onrubia à Astrada, décembre 1947

La réunion philosophique en conflit

1En 1947, alors que les universités sont en pleine transformation suite à la nouvelle réglementation et à la mise en place de nouveaux plans d’études, le projet d’un congrès philosophique prend forme à l’université de Cuyo. L’initiative lancée par le prêtre Juan R. Sepich, qui dirige l’Institut de philosophie et disciplines auxiliaires, est bien accueillie par l’ensemble de l’UNCu. Peu de temps après, la résolution du 18 décembre 1947 prévoyant le congrès est signée par le recteur de l’université, le Dr Ireneo Fernando Cruz, qui suivra de près l’organisation et acte la formation d’un secrétariat exécutif à la charge de Juan R. Sepich ainsi que la participation des membres de toutes les facultés de philosophie du pays. « Par cette initiative, le prêtre et Dr Sepich pensait célébrer en octobre 1948 la première décennie de la fondation de la faculté de philosophie et de lettres, le premier lustre de vie de l’Institut de philosophie, coïncidant avec quelques commémorations : celles de Suárez et de Balmes1. » Ainsi, le congrès s’inscrit dans une institution fortement liée, depuis sa fondation, au conservatisme libéral de Mendoza qui faisait écho aux inquiétudes du nationalisme des années 1930 dont Ireneo F. Cruz était un des représentants [Fares, 2011]. De même, il affirme la place de Sepich au sein de l’université juste au moment où le nouveau plan d’études de 1947 met en exergue à Cuyo « les accentuations traditionnelles et scolastiques2 » de l’enseignement de la philosophie. Pour célébrer le premier lustre de l’Institut de philosophie de Cuyo, une date symbolique forte est arrêtée : la réunion philosophique aura lieu du 12 au 16 octobre 1948. Son inauguration coïncidera avec la « fête de la race3 » qui commémore « la découverte » de l’Amérique, soulignant les racines hispaniques et catholiques de la culture philosophique argentine. Celles-ci étaient également mises en lumière par la célébration de deux philosophes et théologiens espagnols : le jésuite Francisco Suárez (1548-1617), qui marque les bases plus modernes de la seconde scolastique, et Jaime Balmes (1810-1848), qui renouvelle la scolastique et revitalise le thomisme au xix^e siècle. Leur commémoration allait se tenir également en Espagne pendant le Congrès international organisé par l’Institut de philosophie Luis Vives. Par ailleurs, la thématique promue par le docteur en théologie Juan Ramón Sepich, ancrée dans les valeurs humaines, coïncide avec celles du X^e Congrès international de philosophie sur « L’homme, l’humanité et l’humanisme » prévu en août 1948 à Amsterdam. Les commémorations et la thématique s’alignent sur les événements philosophiques internationaux tout en mettant l’accent sur la tradition chrétienne et thomiste.

2D’autre part, la résolution du rectorat explicitait la volonté de commémorer lors du congrès de philosophie le fait « qu’au mois d’octobre 1948 s’achève le premier anniversaire de la loi universitaire nationale4 ». Cette célébration, fortement contestée par une grande partie du milieu universitaire qui y voyait la poursuite d’une intromission du gouvernement dans ses affaires, contraire à l’autonomie conquise lors de la réforme de 1918, ne pouvait qu’entraîner le refus d’une bonne partie des philosophes argentins. Francisco Romero, parmi d’autres, mène une sorte de boycott international à cette réunion philosophique qu’il voit accaparée par la politique du gouvernement péroniste.

3L’organisation en marche, des centaines d’invitations avaient commencé à être envoyées et l’information du congrès se diffusait à l’étranger. La Revista de Filosofía de Madrid et la Revue philosophique de Louvain sont les premières à propager en dehors du pays l’information de ce premier congrès argentin de philosophie sous l’auspice de l’Institut de philosophie de Cuyo5. Comme le signale Luis Farré, l’un des professeurs qui participe à l’événement : « Les premières aspirations visaient, semble-t-il, un propos sectaire : faire prévaloir la tendance de ceux qui ont eu l’idée d’une célébration de ce type6 ». C’est depuis cette même université que naît la volonté de contrebalancer l’hégémonie du directeur de l’Institut de philosophie. À mesure que l’organisation avance, les professeurs opposés aux groupes « confessionnels » entament un débat sur la nature du congrès et le caractère qu’il faudrait y imprimer. Le recteur de Mendoza, Ireneo F. Cruz, souhaite élargir le spectre des professeurs invités et faire participer d’autres courants philosophiques. Le professeur, Luis Felipe García de Onrubia, qui était en bons termes avec son recteur à Cuyo, écrit à Carlos Astrada pour le tenir informé de l’évolution du congrès :

« Je vous envoie le premier bulletin informatif du célèbre congrès argentin de philosophie. Comme vous pourrez l’apprécier rien que par la date d’inauguration – le 12 octobre –, l’hispanité sera nombreuse […] Que l’on soit d’accord ou pas, le congrès est une réalité de grande importance dans notre histoire culturelle. Il est préférable de créer les conditions les plus favorables pour qu’y soit représentée une pensée libre et non confessionnelle. Laisser les secteurs ultramontains coloniser ce congrès qui aura des échos à un niveau continental serait une attitude erronée et entraînerait la perte de prestige du pays. Ce que vous signifiez pour notre faculté doit être représenté dans le congrès. L’initiative a pris un tel essor – j’ai appris que l’on a envoyé plus de six cents convocations à l’étranger – et a obtenu un si fort soutien officiel, qu’il faut accepter la lutte et entamer la polémique7. »

4Carlos Astrada, directeur de l’Institut de philosophie de l’université de Buenos Aires, est attentif aux conseils de Luis Felipe García de Onrubia. Il mène ce débat afin d’empêcher qu’une pensée unique s’empare du congrès et s’érige comme la seule tradition philosophique argentine. Mais entre-temps, la grande activité de Sepich pour obtenir le financement du congrès entraîne sa nationalisation ultérieure. En effet, moins de six mois avant le début du congrès, un décret du PEN daté du 20 avril 1948 transforme la réunion philosophique en un événement national. Il répondait à « l’importance transcendantale de ses délibérations dans le mouvement culturel de la nation » et « confirme les postes des membres du comité exécutif du premier congrès argentin de philosophie et le comité d’honneur, et réaffirme tout ce qui a été achevé jusqu’à la date8 ». De plus, d’après ce décret la thématique sur la personne et la communauté humaine était revêtue « d’un intérêt capital pour la doctrine nationale ». Dépassant la commémoration de la loi 13.031, la nationalisation resserre encore plus les liens entre la vie universitaire et le gouvernement. Dans le décret de nationalisation, sous la signature de Perón, apparaît celle du ministre de la Justice et de l’Instruction publique, Gache Pirán, ainsi que celle d’Oscar Ivanissevich, le controversé directeur du secrétariat de l’Éducation récemment créé. Désormais de son ressort, le congrès nationalisé affirme le chemin emprunté et le caractère conféré par les organisateurs de Cuyo. Mais, par cela, tout en affirmant le rôle de l’État, n’est-ce pas, subrepticement, déplacer la présence des représentants de l’Église ?

5La nationalisation est une occasion pour gagner du temps et apporter quelques modifications finales au projet. Le congrès est rebaptisé Congrès national de philosophie et ses dates sont reportées de quelques jours. Il se déroulera désormais du 25 au 29 octobre. Par ailleurs, la nationalisation assure les moyens financiers pour le mener à son terme et, qui plus est, elle attribue la conférence finale du congrès au signataire président de la nation, Juan Domingo Perón. Par cette intervention, le caractère politique de l’événement philosophique et la liaison intime entre l’État et la philosophie prennent une visibilité inusitée. D’un congrès aux propos sectaires, il devient un congrès au service de la nation.

6Les philosophes liés à l’Institut de philosophie de Buenos Aires ont désormais une marge de manœuvre pour changer l’orientation du congrès. De fait, García de Onrubia avait prévenu Astrada sur la volonté de Cruz de donner au congrès un horizon philosophique plus hétérogène en lui demandant des « noms de penseurs latino-américains d’orientation hétérodoxe ». Ils se serviront de ces invitations pour mobiliser des influences en faveur d’une approche plus contemporaine de la philosophie. Dans une lettre, il lui avait fait savoir que :

« M. le sénateur de la nation pour la province de Mendoza est furieux contre le congrès et le petit moine […] Comme le sénateur est un homme de grand poids politique qui décide pratiquement de tout ce qui se passe à l’université, je crois que si l’on jette de l’huile sur le feu, nous pourrions aboutir à réorienter ce malheureux congrès. […] J’affirme ma première opinion et je me plie à la vôtre : changement d’orientation du congrès ou absence. Je pense que la première est probable, vu que Cruz écoute M. le sénateur. Par ailleurs, il y a quelques jours il m’a annoncé que si c’était nécessaire, il sacrifierait le prêtre ou le congrès9. »

7Si la décision de nationaliser le congrès amorce un tournant dans son déroulement, il connaîtra finalement un basculement en juillet 1948. À ce moment, les professeurs de l’UBA entrent officiellement dans l’organisation de l’événement. Le 3 juillet, presque trois mois après le décret de nationalisation, les pressions de Buenos Aires aboutissent à faire accepter la démission présentée par Sepich. Afin de reconstituer le comité organisateur du congrès, une réunion extraordinaire a lieu dans la ville de San Juan à l’issue de laquelle est nommé le nouveau secrétaire honoraire : il s’agit du Dr Coriolano Alberini, ainsi que d’une commission chargée de constituer les thématiques définitives. La nouvelle désignation témoigne d’une petite bataille gagnée par les philosophes séculiers. Les dates encore une fois décalées, l’activité menée par Carlos Astrada depuis l’Institut de philosophie [David, 2004] permet de contacter des figures de renom international, aussi bien européennes que latino-américaines rencontrées lors de sa formation à l’étranger. Elles donneront au congrès définitivement une autre allure. L’organisation qui était du ressort de l’Institut de philosophie de l’université de Cuyo, sous la direction de Sepich, est depuis juillet 1948 à la charge des secrétariats créés pour l’occasion. Le comité exécutif, toujours sous la présidence d’Ireneo F. Cruz, compte désormais un secrétariat technique dirigé par le Dr Coriolano Alberini et un secrétariat des actes à la charge du Dr Luis Juan Guerrero. La formation de ce nouveau comité organisateur concrétise un tournant radical du congrès, car elle a un impact direct sur les thématiques choisies et sur les personnalités invitées à y participer.

8La nouvelle commission de consultation, assez hétérogène et intégrée par Angel Vasallo, Nimio de Anquín, Eugenio Pucciarelli et Absalón Casas modifie l’ancienne thématique du congrès conçue autour des principes chrétiens et de la personne humaine. Les huit axes prévus initialement sont revus par le nouveau secrétariat exécutif. Désormais, le congrès se déroule en treize séances particulières sur : I. La métaphysique ; II. La situation actuelle de la philosophie ; III. La philosophie de l’existence ; IV. Logique et gnoséologie ; V. Axiologie et éthique ; VI. Psychologie ; VII. Esthétique ; VIII. Épistémologie et philosophie de la nature ; IX. Philosophie de l’histoire, de la culture et de la société ; X. Philosophie de l’éducation ; XI. Philosophie du droit et politique ; XII. Histoire de la philosophie ; et XIII. Philosophie argentine et américaine. De plus, les séances plénières sont consacrées à I. La philosophie dans la vie de l’esprit ; II. La personne humaine ; III. L’existentialisme ; IV. La philosophie contemporaine ; V. La philosophie et la ville humaine ; et la dernière séance est en hommage à Felix Krueger, Guido de Ruggiero, et Martin Grabmann. Par ailleurs, la commémoration du centenaire de la naissance de Francisco Suárez dont l’apport philosophique est partagé par les nouveaux organisateurs du congrès est maintenue alors que la commémoration à Balmes, plus adepte des cercles catholiques conservateurs, est supprimée. De surcroît, on rajoute la commémoration de la figure du romantisme allemand Johann Wolfgang von Goethe et du philosophe cubain Enrique José Varona. Une ouverture internationale prend le pas sur le congrès substituant le ton hispanisant et confessionnel de son origine. Les professeurs de Buenos Aires prennent la main sur l’organisation du congrès et la faculté de philosophie et de lettres s’érige en bastion de la philosophie séculière face à celle de Cuyo.

Invités et contre-propagande au congrès

9Au fur et à mesure que l’organisation du congrès avance, les stratégies prises face à son caractère sectaire se multiplient. Depuis l’Institut de philosophie de Buenos Aires, Astrada entame la polémique déployant un réseau des professeurs et invités qui permettent de donner une nouvelle orientation à la réunion philosophique. Depuis que les secrétariats d’organisation avaient été modifiés, le plan à suivre était tout d’abord de diversifier les invitations et de multiplier les participations des philosophes étrangers pour contrecarrer la manière de procéder de Juan R. Sepich qui, d’après García de Onrubia, pour sélectionner les professeurs invités, n’avait

« rien de mieux qu’un fichier de l’Institut d’enquêtes politiques de Madrid dans lequel tous les intellectuels hispanophones […] sont classés de la manière suivante : Monsieur Untel : libéral de mauvaise espèce ; ennemi de l’Église, etc. […]10. »

10Les contacts de Luis Juan Guerrero pris à Marbourg lors de son séjour doctoral ainsi que le réseau établi par Carlos Astrada lors de son séjour d’études, entre 1927 et 1931 à Cologne et Fribourg où il avait suivi les séminaires de Max Scheler et Martin Heidegger, sont précieux à l’heure de distribuer les invitations. Au congrès de Mendoza sont invités alors Nicola Abbagnano, Luigi Pareyson, Ernesto Grassi, Benedetto Croce, le jeune Hans-Georg Gadamer, Eugen Fink, Jean Hyppolite, Gabriel Marcel, Bertrand Russel, Karl Jaspers et Martin Heidegger, entre autres. La visite de ce dernier, interdit de sortir du pays dans l’après-guerre pour son adhésion au nazisme, avait même fait l’objet d’une mission diplomatique entre le chancelier argentin, Juan Atilio Bramuglia, et son pair français afin d’intercéder dans la venue de Martin Heidegger en Argentine11. En effet, les contributions des figures reconnues et confirmées dans le milieu philosophique permettaient d’élever le statut du congrès et d’entériner sa portée internationale et une nouvelle orientation vers la philosophie continentale et laïque.

11A contrario, d’autres philosophes et professeurs optent directement pour boycotter l’événement. Au-delà de querelles sur l’orientation à donner au congrès, l’opposition à cette manifestation s’érige contre la vie universitaire sous le gouvernement péroniste et contre la politique péroniste tout court.

12Par ailleurs, les échos de la convocation au Congrès national de philosophie n’ont pas tardé à se faire entendre. À l’occasion du IIe Congrès interaméricain de philosophie à New York, organisé sous l’égide de l’American Philosophical Association12, Francisco Romero et Risieri Frondizi, entre autres philosophes argentins qui y prenaient part, rendent public leur désaccord avec le gouvernement argentin. Ils expriment leur rejet contre l’expulsion politique et idéologique des professeurs universitaires dont ils avaient été la cible et, en janvier 1948, le journal La Nación publie l’une des résolutions dudit congrès :

« Le deuxième Congrès interaméricain de philosophie a approuvé une résolution afin de mieux connaître la situation de l’éducation en Argentine. Si jamais les faits prouvent la véracité de l’information circulant sur la destitution des professeurs universitaires en raison de leurs idées politiques à l’encontre du gouvernement argentin actuel, le congrès remettra une note au général Perón lui demandant de supprimer toute restriction de la liberté d’enseignement et de la recherche ainsi que la restitution sans préjudice de leurs postes aux professeurs qui se sont fait destituer ou qui ont été obligés de démissionner13. »

13Les manifestations contre le gouvernement péroniste déjà effectuées depuis le Cles sont suivies par d’autres moyens et des réseaux plus élargis. Depuis l’espace ouvert par le Congrès interaméricain mis en place sous l’égide des États-Unis, une propagande internationale cherche à dissuader les philosophes de participer au congrès et à faire de leur absence une position de contestation contre le gouvernement. Le réseau philosophique et amical de Francisco Romero donne des résultats. En plus de l’absence de Risieri Frondizi, León Dujovne, Vicente Fatone, entre autres, de l’espace philosophique argentin, celle des philosophes mexicains, Leopoldo Zea et Samuel Ramos, ou bien des Espagnols en exil comme Gaos se font sentir dans le milieu hispano-américain. Comme l’annonce La Prensa :

« Malgré le fait qu’un grand nombre de philosophes étrangers aient décliné l’invitation, la présence de penseurs de divers pays est nombreuse. La présence des philosophes nord-américains n’est pas encore sûre et Martin Heidegger, le fondateur de l’existentialisme, n’y assistera pas non plus. Les professeurs mexicains Samuel Ramos et Leopoldo Zea ont décliné l’invitation et la nouvelle a provoqué une polémique dans les journaux du Mexique. Nonobstant, de ce pays viendra José Vasconselos, entre autres. Ont également été invités et n’ont pas assisté à l’assemblée les philosophes Ortega y Gasset, Javier Zubirí, Benedetto Crocce et Gabriel Marcel14. »

14En effet, nombreux sont ceux qui ne se sont pas rendus à Mendoza « pour considérer la liberté d’expression incompatible avec le régime politique dominant15 ». Mais la presse locale met en valeur et diffuse largement les noms des participants internationaux ; Los Andes souligne même la participation de la délégation nord-américaine et montre la bonne entente diplomatique entre les deux pays en faisant savoir que Carlos Castañeda, membre de la délégation états-unienne, avait profité du congrès pour adresser quelques mots de salutation et d’amitié du maire du Texas au maire de Mendoza16. Par ailleurs, la délégation des États-Unis est la délégation des Amériques qui envoie le plus de participants au congrès. Certes, celle-ci est composée principalement de philosophes allemands en exil parmi lesquels on compte Karl Lowith, Waerner Jaeger et Kurt Riezler et qui constituent alors l’une des délégations les plus nombreuses. Comme le signalait Donald Brinkmann dans son compte rendu publié dans Ruba : « C’est la première fois, après la Seconde Guerre mondiale, qu’une importante délégation allemande a pris part à un congrès international17 ».

15Dans ce jeu de présences et d’absences, une solution intermédiaire avait été suivie par de nombreux participants étrangers : l’envoi de communications pour soutenir la manifestation philosophique, mais sans se rendre en Argentine. Ainsi, si Martin Heidegger, après l’échec de la mission diplomatique, se contente d’envoyer une lettre de salutations au congrès, Benedetto Croce et Gabriel Marcel – mais aussi Karl Jaspers, Bertrand Russel et Jean Hyppolite – transmettent leurs travaux, bien qu’ils ne soient pas présents sur les lieux.

16Malgré ces confrontations, en l’absence aux délibérations de Juan R. Sepich, parti en mission diplomatique à Berne et à Rome et avec une nouvelle organisation en marche, le congrès prend une taille et une importance inattendues à ses débuts. Défrayant le déplacement et le séjour des intervenants, le gouvernement national avait œuvré – d’après Octavio Derisi – avec la diligence nécessaire pour que cette haute manifestation de l’esprit puisse se dérouler dans les meilleures conditions18. À l’arrivée des délégations européennes par la compagnie aérienne Fama (Flota Aérea Mercante Argentina), les philosophes s’installent à l’hôtel Plaza quelques jours avant l’ouverture du congrès :

« Malgré une propagande de mauvaise foi adressée depuis l’étranger contre le congrès par des éléments sectaires et opposés à notre gouvernement qui a réussi à faire décliner la présence de certains penseurs étrangers, les principales nations ont été représentées par des philosophes reconnus19. »

17Ainsi résume le prélat et philosophe néo-thomiste, Octavio Derisi, la célébration du congrès. Fin mars 1949, la ville de Mendoza se transforme alors en épicentre culturel de l’Argentine, réunissant pendant onze jours des philosophes du pays, mais aussi d’Amérique latine, d’Europe et d’Amérique du Nord.

La polarisation des discussions dans une réunion internationale

18Du 31 mars au 9 avril 1949, 174 philosophes – dont 113 des universités argentines et 61 participants venus de l’étranger – sur les 284 membres adhérents se donnent rendez-vous au premier Congrès national de philosophie qui est « le premier de son genre dans toute l’Hispano-Amérique20 ». La délégation allemande, entre les philosophes en exercice en Allemagne et ceux en exil aux États-Unis, ainsi que la délégation espagnole sont les plus nombreuses à assister à la rencontre, suivies par la délégation italienne. A contrario, la délégation anglo-saxonne est nettement minoritaire : alors que des États-Unis assistent quatre professeurs d’anthropologie et latino-américanistes, aucun invité du Royaume-Uni et de l’Irlande n’a répondu présent. Vingt-trois participants d’Amérique latine complètent le tableau, dont les délégations brésilienne et mexicaine sont les plus importantes avec respectivement six et cinq participants.

19Dans cette assemblée internationale, a lieu le 31 mars au théâtre Independencia la cérémonie d’inauguration du Congrès national de philosophie avec les allocutions officielles du ministre de l’Éducation, du recteur Ireneo F. Cruz, des représentants des délégations philosophiques21 et les salutations officielles du ministre de l’Éducation espagnol, du gouverneur du Texas ainsi que de l’archevêque de la ville de Texas et des universités et centres de philosophie adhérant à l’événement22. Dans un cadre solennel et entre les paroles des représentants de l’État, les philosophes soulignent l’importance d’être réunis pour la première fois en territoire américain « dans un continent qui a une nouvelle localisation et offre une nouvelle perspective23 » – selon les mots de Miró Quesada – en même temps que le caractère universel de l’activité philosophique qui « n’appartient pas à une nation en particulier, mais à l’humanité tout entière24 », tel que le soulignait Gadamer. Après la remarque d’Oscar Ivanissevich sur la hauteur des Andes comme lieu propice à la réflexion spéculative et à la contemplation, le 1^er avril au matin commencent les séances de travail.

20Le déroulement du congrès était prévu en deux temps : les séances plénières et les séances particulières. Les premières réunissaient les philosophes les plus reconnus en table ronde autour d’un thème ponctuel, une fois par jour, au théâtre San Martin. Ces séances sont ouvertes au public, traduites en simultané et certaines sont diffusées à la radio25. Les communications y sont lues sans forcément être suivies d’une discussion. En revanche, lors des séances particulières, réalisées dans les locaux de l’université de Cuyo, après que les philosophes ont présenté leurs travaux, le débat est ouvert et peut se poursuivre dans le Salon des glaces de l’hôtel Plaza qui réserve une salle pour de telles occasions26. Ainsi, dans le contexte d’après-guerre, les philosophes et professeurs d’Europe et d’Amérique se réunissent « en un amical convivium intellectuel27 » – comme l’exprime Astrada.

21Le dialogue, la discussion et la liberté d’expression sont mis en avant aussi bien dans les discours inauguraux que dans les comptes rendus. Le ministre de l’Éducation l’avait ainsi souhaité lors de son discours et, comme le remarque postérieurement Octavio Derisi soulevant également le caractère exemplaire de la rencontre :

« À la fin de la lecture de chaque communication, commençaient les dialogues presque toujours cordiaux et de haut niveau, parfois animés et beaucoup plus intéressants que la lecture des communications, entre les assistants et l’intervenant jusqu’à ce qu’un accord foncier ou un désaccord irréductible ait été défini entre eux. Ces échanges se poursuivaient souvent dans les cours de l’université, lors des promenades, et même pendant les repas28. »

22Les séances les plus dynamiques où l’assistance a été plus nombreuse sont celles consacrées à la métaphysique, à l’esthétique et à la philosophie de l’existence. Ainsi, à l’image de centres d’intérêt déployés dans les études de philosophie à la FFyL, l’axe de la métaphysique compte vingt-quatre présentations alors que celle sur la philosophie argentine et américaine seulement huit communications. Bien que cette dernière ne suscite pas une grande attraction parmi les philosophes argentins, il s’agit d’une première mise en valeur dans un cadre international de la philosophie américaine comme une direction possible et légitime de la philosophie. Par ailleurs, au long des séances, on peut constater que la phénoménologie, l’axiologie, et surtout l’existentialisme et le thomisme étaient les courants philosophiques les plus représentés. Les notables absences au niveau local et le caractère occidental des invitations réduisent l’éventail des discussions [Roig, 2005]. L’absence de Risieri Frondizi, Vicente Fatone, León Dujovne ou Francisco Romero, qui, expulsés des universités et en opposition au gouvernement péroniste, avaient mené une propagande contre l’événement, a sans doute entravé la possibilité d’ouvrir le débat philosophique sur des courants tels que le pragmatisme, l’empirisme ou la philosophie de l’Orient et d’élargir le débat de la philosophie latino-américaine au grand réseau entretenu par Francisco Romero. D’ailleurs, à défaut de représentants de la philosophie marxiste qui auraient pu provoquer la discussion, le champ était libre pour que la scolastique et l’existentialisme l’emportent sur la scène nationale. En effet, la thématique de l’existence a suscité les plus vifs débats et les désaccords les plus irréductibles. Comme le soulignait Astrada, le congrès avait suivi le rythme d’une confrontation entre deux courants philosophiques, « celui de la problématique contemporaine menée par l’existentialisme et celui du thomisme traditionnel et de la néo-scolastique29 ».

23De fait, la dispute sur l’orientation à donner aux études de philosophie qui se jouait dans la direction des instituts et l’accès aux chaires de philosophie à l’université se répercute aussi dans l’organisation du congrès et son déroulement. D’une part, les philosophes d’une tradition continentale et laïque de la philosophie, comme Carlos Astrada, Luis Juan Guerrero, Angel Vassallo, Rafael et Miguel Angel Virasoro, et d’autre part, les figures appartenant à une tradition philosophique catholique, fortement active dans le cours de culture catholique, comme Julio Meinville, Octavio Derisi, Nimio de Anquín et César Pico, se disputent une place légitime dans l’espace philosophique argentin. Si le secteur catholique s’appuie sur la légitimité octroyée par l’auditoire des ministres de la Nation et des représentants de l’Église, et les membres participants liés au Centre d’études catholiques de Rome et de l’Institut de recherche philosophique de Madrid, la philosophie contemporaine laïque de fort héritage germanique compte avec la légitimité d’un auditoire formé par une communauté internationale de philosophes, en particulier par les délégations allemandes, italiennes et françaises.

24La controverse dans le milieu universitaire et philosophique entre thomistes et existentialistes sous-entend une confrontation idéologique et politique. Dans un contexte de transformation institutionnelle et constitutionnelle du pays, le débat dépasse les frontières philosophiques. Comme tient à le remarquer Derisi lors du compte rendu du congrès :

« La lutte entre l’existentialisme athée et catholique, d’une part, et le réalisme critique thomiste, d’autre part, a été le sujet le plus remarquable des discussions dans le congrès et le sujet le plus saillant du point de vue idéologique30. »

25La lutte contre « les éléments ultramontains » qui avait été entamée depuis l’UBA oriente la dispute académique vers le terrain politique. Le débat dans le congrès est une dispute pour la séparation de la théologie de la philosophie et la consolidation d’un espace académique laïque, mais il incarne aussi en quelque sorte une dispute plus large sur le rôle de l’Église dans la société et au sein de la doctrine péroniste [Cucchetti, 2004]. En effet, le débat souterrain et idéologique qui se mettait en jeu dans le congrès est manifeste dès lors que le congrès coïncide avec d’autres événements de caractère politique : la réforme de la Constitution provinciale de Mendoza, l’entrée en vigueur de la nouvelle Constitution nationale et la venue du président à Mendoza. Autant de situations qui circulent en filigrane tout au long de la semaine de délibérations et qui trouvent leur point d’ancrage dans la clôture du congrès par le président Juan Domingo Perón.

La troisième séance plénière : le conflit à son apogée dans la philosophie argentine

26Alors que la plupart du temps la presse se limite à donner un compte rendu bref des séances en mentionnant les participants de la journée et les intitulés de leurs communications, certaines séances suscitent une plus grande attention. D’abord, la journée d’inauguration avec les discours officiels, et notamment celui du ministre Ivanissevich, et puis, bien sûr, la journée où le président Perón prononce le discours de clôture sont décrites avec minutie par la presse. La troisième séance plénière elle aussi, consacrée à l’existentialisme, a une forte répercussion dans les médias.

27Au jour le jour, le débat entre les existentialistes et les néo-thomistes marque le déroulement des séances. La participation d’Octavio Derisi, de Nimio d’Anquin, d’Angel Vassallo, de Luis Juan Guerrero et de Carlos Astrada nourrit les débats où la polarisation semble se nuancer par la grande participation étrangère. La couverture médiatique du congrès et l’importance capitale des délibérations pour l’évolution de la culture argentine – comme l’affirme le décret de nationalisation31 – font ressortir le caractère politique de l’assemblée philosophique.

28La troisième séance plénière était intégrée en grande partie par des philosophes étrangers, faisant d’elle l’une des plus attirantes du congrès due à la haute qualité des travaux présentés. Ainsi, le journal Democracia soulevait la participation de Gabriel Marcel, représentant de l’existentialisme catholique, qui dans sa présentation « Le primat de l’existentiel. Sa portée étique et religieuse » « avait suscité le plus vif intérêt dans tous les cercles qui suivent attentivement le développement de l’importante assemblée32 ». Or, ne s’étant pas rendu à Mendoza, sa communication est lue et présentée à côté des contributions présentielles du philosophe allemand résidant aux États-Unis, Karl Löwith, qui lit « Tréfonds et problèmes de l’existentialisme », et du philosophe italien Nicola Abbagnano qui communique sur « L’existentialisme dans la philosophie contemporaine ». Mais plus importantes encore sont les participations à cette séance du prêtre Hernán Benítez et du philosophe Carlos Astrada qui exposent respectivement des travaux intitulés : « L’existence authentique » et « L’existentialisme, philosophie de notre époque ».

29Dans sa présentation, Carlos Astrada, d’un ton fort polémique auquel il était habitué, s’attarde sur une critique de l’existentialisme catholique dont « le problème de l’existence [est] médiatisé par des exigences extra-philosophiques de type dogmatique et confessionnel33 » alors que le vrai intérêt de la philosophie vouée à l’existence est de réfléchir sur l’être de l’homme singulier et historique. Pour sa part, Hernán Benítez rend explicite que sa participation avait été confirmée la veille par le sous-secrétaire de la Culture et procède à la lecture d’un chapitre de son ouvrage consacré à la pensée de Miguel Unamuno où il manifeste sa critique de l’existentialisme. Et se cristallisera dans ce souvenir de Carlos Astrada exprimé dans Cuadernos de Filosofía :

« Les séances plénières […] ont généralement maintenu un haut niveau d’intérêt seulement affaibli par quelques excès dans la longueur du travail présenté, comme cette dissertation de manuel lue “sans merci” de l’alpha à l’oméga pendant 65 minutes34. »

30La confrontation entre l’existentialisme et les philosophies confessionnelles qui étaient présentes depuis l’organisation du congrès devient publique et explicite. Le congrès n’est pas le moment où la dispute entre la philosophie existentielle et confessionnelle pour l’orientation de la vie universitaire se sème, mais l’espace où la controverse est mise en scène. Ces deux représentants argentins dans la troisième séance plénière consacrée à l’existentialisme permettent de rendre compte des tensions existantes dans le milieu philosophico-académique et qui traversent le milieu sympathisant du péronisme.

31Hernán Benítez et Carlos Astrada sont, au moment du congrès, professeurs de philosophie à la FFyL de l’UBA et leurs trajectoires manifestent l’hétérogénéité qui nourrit le milieu universitaire pendant le péronisme et des acteurs qui ont donné leur appui intellectuel au gouvernement. D’une part, Carlos Astrada, engagé dans la réforme universitaire à Córdoba, après des études en droit inabouties dans cette ville, part étudier la philosophie en Allemagne : en 1927, avec Max Scheler et en 1929, avec Martin Heidegger, consacrant sa carrière de philosophe. De retour en Argentine, en 1933, il accède à un poste à l’université et obtient plus tard la titularisation dans la chaire à l’UBA en 1948. Sa contribution à la publication de la CNCI, Argentina en marcha, aussi bien que la conférence prononcée à l’École de guerre navale auprès des jeunes en formation militaire sur la troisième position35 témoignent de la volonté de mettre le savoir philosophique au service de la nation et du projet politique du péronisme. La publication de son ouvrage El Mito gaucho le consacre enfin comme « le philosophe de la nation » [David, 2004], marquant un élan de la vie académique vers la politique. Pour sa part, Hernán Benítez gagne sa place comme « prêtre péroniste » [Caimari, 2010] au vu de sa double filiation à l’Église et au gouvernement péroniste. Jésuite et séminariste, il devient l’assesseur et confesseur d’Eva Perón qu’il accompagne dans un séjour en Europe en 1947. L’année suivante, expulsé de la Compagnie de Jésus, de nouveaux horizons s’ouvrent à lui lorsqu’il est nommé directeur de l’Institut de publications de l’UBA. Du séminaire à l’université, Benítez accède en parallèle à la chaire de philosophie au cours de perfectionnement de philosophie, et par la suite à celui d’anthropologie philosophique. Il se souvient ainsi que :

« En juin 1948, j’étais rentré dans notre pays, après un an et demi en Europe. Le général Perón a voulu me rendre honneur en me désignant ambassadeur au Saint-Siège. J’ai décliné ce grand honneur […] Finalement, peu de jours après mon arrivée, j’ai pris en charge l’Institut de publications du rectorat36. »

32Par son poste dans les publications du rectorat, Hernán Benítez se transforme en directeur de la Revista de la Universidad de Buenos Aires, qui a pour objectif de publier l’actualité de la recherche menée à l’université. Sous sa direction, la revue complète sa quatrième époque, initiée par Juan Ramón Beltrán, qui comptera « vingt-huit volumes de plus de trois cents pages chacun37 ». Pourtant, bien que vouée à l’ensemble de la communauté universitaire, cette quatrième époque reste limitée à l’horizon des humanités, nourri, par ailleurs, d’un fort caractère hispaniste et catholique. Celui-ci est remarquable par ses contributions consacrées à l’Espagne, la participation des philosophes catholiques qui apportent un regard critique sur l’existentialisme, et notamment par les longues contributions de Hernán Benítez. Alors que quelques contributions comme celles d’Ángel Vassallo, de Carlos Astrada et de Miguel Ángel Virasoro semblent ouvrir le débat philosophique, elles ne sont qu’exceptionnelles et se limitent à des interventions lors de deux numéros38. Par contre, au long de la revue et de manière systématique prédominent les copieux articles de Hernán Benítez sur Unamuno et les contributions mettant l’accent sur le néo-thomisme ou bien sur le courant catholique de l’existentialisme. Par ailleurs, la problématique centrale de la revue s’avère moins académique que politique : celle de relier la justice sociale à la foi chrétienne et donner les fondements doctrinaires du justicialisme [D’Iorio, s. d.]. Posture qui se cristallise dans Ruba lorsqu’en 1950, y est publié « La troisième position (lettre à M. Brunham avec un projet de drame en trois actes)39 », article qui fait suite à une publication précédente où Hernán Benítez affirmait, répondant à un ouvrage de Brunham, que « la troisième position n’est pas absentéisme, ni négligence, ni lâcheté, mais lutte pour un monde meilleur où on ne soit pas gouverné ni par les écervelés du supercapitalisme ni par les effrontés de la bêtise communiste40 ». Le caractère partisan, fortement hispaniste et catholique met la revue et son directeur en confrontation avec l’orientation d’une nouvelle revue dans le panorama philosophico-académique, Cuadernos de Filosofía, dirigée par Carlos Astrada.

33En 1947, après avoir assumé la direction de l’Institut de philosophie, Astrada informe l’interventor adjoint Enrique François du projet d’une revue de diffusion philosophique. Il s’agirait d’une édition soignée, traduite et commentée des textes de la philosophie classique, moderne et contemporaine. D’un esprit fort international et nettement philosophique, Astrada explique que : « L’édition des Cuadernos de Filosofía prendra en considération non pas la quantité des collaborateurs, mais la qualité et sa hiérarchie, de sorte que chaque numéro ne dépassera pas les cent vingt pages41. » Une première partie de la revue est consacrée aux études philosophiques suivies de notes bibliographiques et de comptes rendus. Le premier numéro marque le niveau intellectuel de la revue et son orientation existentialiste, contemporaine et résolument internationale. Le premier article est celui de Martin Heidegger « De l’essence de la vérité », suivi par un texte de Nicola Abbagnano « Finitude et problématicité » et une contribution d’Astrada lui-même : « La monstration ontologique en cercle de l’idée de l’être ». La revue contribue ainsi à insérer la production argentine dans le cours international de philosophie et pour cela, Astrada se nourrit des amitiés forgées lors de son séjour d’études en Allemagne. D’une allure modernisatrice et laïque, Cuadernos de Filosofía se consacre à la philosophie « au sens strict » et en particulier aux nouveaux courants existentiels et ontologiques en vogue internationalement. La revue vise un objectif clair : moderniser les études de philosophie. Elle sert, par ailleurs, à consolider la place d’Astrada au sein de l’université et à forger une tradition séculière de la philosophie argentine, tissant des liens avec la production européenne. Alors que Ruba atteste une certaine stagnation intellectuelle et un intérêt politique de la publication, Cuadernos de Filosofía cherche à dynamiser les échanges, renouveler les perspectives philosophiques et contribuer à consolider un espace professionnel de la philosophie.

34La troisième séance plénière du congrès met en relief la controverse entre Hernán Benítez et Carlos Astrada concernant la philosophie existentielle et le rôle de la philosophie dans la nation. Alors que Hernán Benítez s’attaque à l’existentialisme aussi bien heideggérien que sartrien en prenant appui sur Unamuno, Astrada répond aux appropriations catholiques de l’existentialisme autant qu’aux détracteurs scolastiques qui font de l’existence un fait « médiatisé par des exigences extra-philosophiques, concrètement de type dogmatique et confessionnel42 ». Il s’attarde alors à clarifier l’usage de la notion. L’existentialisme implique exister en situation historique en claire confrontation avec une philosophie pérenne et catholique d’après laquelle l’homme et ses valeurs n’ont de valeur qu’à partir de l’image éternelle du Dieu tout-puissant. Le vrai intérêt de la philosophie vouée à penser l’existant ne serait pas de justifier la hiérarchie des êtres et l’état donné des choses, mais de réfléchir « à l’être de l’homme singulier, historique43 ». L’existentialisme, bouleversant le fondement immuable, n’est pas une philosophie de la crise, mais marque la crise de la philosophie, il implique « un basculement dans le cheminement et la résolution de ses problèmes fondamentaux […] [Cela] est démontré par les efforts que réalisent les positions traditionnelles pour mettre en accord leurs principes et leurs philosophèmes avec la nouvelle problématique…44 ».

35Or, cette confrontation n’est pas seulement une dispute d’ordre philosophique qui marque par ailleurs la nécessité, pour Astrada, de séparer les domaines philosophique et politique, elle concerne également une réflexion sur l’être qui remue les fondements chrétiens de la société. La controverse entre la pensée existentielle et la pensée confessionnelle est aussi une confrontation politique et idéologique que la presse contribue à forger. En effet, la presse rend visibles la thématique existentielle comme un problème central de notre époque et les débats qu’elle suscite. Le congrès est ainsi un espace d’intérêt national au sein duquel les philosophes ont un rôle à jouer pour orienter la culture de la nation. La nationalisation et la présence du président invitent à définir les idées et les valeurs sur lesquelles est fondée la nation argentine sous le péronisme et à une confrontation sur la place du religieux dans la doctrine nationale [Cucchetti, 2005].