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Intellectuels et philosophes dans l’Argentine péroniste

 | 
Lucía Ana Belloro

Deuxième partie. L’université, un espace de pouvoir et de savoir (1943-1952)

Chapitre 3. L’université, un espace en jeu pour bâtir la nation

Texte intégral

Restituer l’université à son ancienne hiérarchie : le projet de la nation catholique

  • 1 Pampero, 2 août 1943.

1La mise sous tutelle des universités au pouvoir exécutif de la nation était devenue une pratique courante depuis que le mouvement de la réforme avait gagné la bataille qui commença à Córdoba en 1918. Le projet des réformistes visait l’autonomie du gouvernement universitaire, la participation étudiante dans le gouvernement universitaire, les concours pour les chaires universitaires et l’établissement d’une politique d’extension universitaire qui permette de rapprocher l’université de la société. Cette réforme, incluse dans la loi universitaire, s’est pourtant vue court-circuitée dès les années 1920. Sous le gouvernement d’Alvear d’abord, puis avec le coup d’État militaire d’Uriburu, les universités sont mises sous tutelle pour de courtes périodes et en 1930, un certain nombre des professeurs sont évincés de leurs chaires pour des raisons politiques et réincorporés quelques mois plus tard. Lorsque la Révolution de juin prend le pouvoir, en juin 1943, les universités qui étaient normalisées – c’est-à-dire retournées à leur gouvernance autonome – sont de nouveau mises sous tutelle. Et cela avec un objectif particulier : « encadrer la connaissance à l’université – comme dans tous les ordres de la vie – dans une norme de morale traditionnelle chrétienne1 ».

2Les postes clés de l’éducation, de l’université et de la culture sont alors pourvus par des figures du nationalisme catholique. Après un bref passage au ministère de la Justice et de l’Instruction publique du modéré Elbio Anaya, avec qui commence un processus de mise sous tutelle des universités, l’écrivain et homme politique Martínez Zuviría, qui sous le pseudonyme d’Hugo Wast avait publié des romans au fort contenu antisémite, est nommé ministre courant 1943. C’est avec lui que le programme de morale chrétienne dans l’éducation et la société se trouve à son paroxysme. Pendant son ministère, l’enseignement de la religion catholique dans les écoles primaires devient obligatoire (décret 18.411). Les partis politiques sont dissous (18.498) de même que la Fédération universitaire argentine (FUA). Il restera à son poste jusqu’à la rupture des relations diplomatiques avec l’Axe, se faisant remplacer en mai 1944 par Alberto Baldrich et plus tard, en 1945, par Etcheverry Boneo. Malgré les changements réguliers de direction, les lignes générales du projet moral et politique demeurent.

  • 2 Décret d’intervention de l’université nationale du Litoral, dans L. Berdichevsky, « El peronismo en (...)

3Entre juillet et novembre 1943, toutes les universités nationales sont mises sous contrôle du régime militaire dans l’objectif de garantir le bon ordre politique et des études face à « l’infiltration d’éléments étrangers au milieu étudiant contraires aux sains intérêts de la nationalité2 ».

4La reconnaissance internationale et le soutien étudiant au recteur de l’université de Buenos Aires, Saavedra Lamas, et au recteur de l’université de La Plata, Alfredo Palacios, suffisaient pour dissuader le gouvernement de commencer sa réforme universitaire par Buenos Aires [Berdichevsky, 1965]. Pour éviter une confrontation directe et radicale avec le milieu universitaire, le gouvernement cible l’université du Litoral. Nationalisée après la réforme universitaire en 1919, cette université représentait le foyer des idées réformistes et libérales. Cette première mise sous tutelle de l’université nationale envoie un message clair : l’université comme toutes les institutions de l’État doit servir à redresser les valeurs corrompues de la nation. Son premier recteur désigné par le régime, l’hispaniste et nationaliste Jordán Bruno Genta, s’exprime tout d’abord ainsi : « Nous voulons réintégrer Aristote à l’université, nous voulons de la métaphysique à l’université », et continue par signaler la mission de l’université dans le projet du pays mené par la Révolution de juin :

  • 3 Discours de Jordán Bruno Genta en hommage à San Martín le 17 août 1943, cité dans L. Berdichevsky, (...)

« Sa mission est de former en permanence d’authentiques aristocraties de l’intelligence […] Je vous ai choisis pour m’accompagner dans cette tâche, la plus importante que nous les intellectuels nous pouvons et nous devons accomplir : celle de restituer à l’université son caractère national, son rang classique, son ancienne hiérarchie ; celle de sauver la jeunesse de frivoles idées modernes et de déraisonnables idées sur un ordre social qui ne serait pas structuré selon les fins transcendantes […] Rappelez-vous que c’est l’idéal chrétien et chevaleresque de la vie qui vous identifie comme des Argentins3. »

5Réintégrer au sein de l’université la métaphysique d’Aristote, lue à travers une filiation thomiste et doctrinaire, implique de transmettre les fondements rationnels d’une hiérarchie naturelle des vivants et d’inculquer un ordre social essentiel. Aristote et saint Thomas d’Aquin fonctionnent alors comme opérateurs de la hiérarchie spirituelle des élites et garants conceptuels du lieu qu’elles occupent dans la structure sociale. Suivant cette volonté de rétablir un ordre hiérarchique qui se justifie comme un ordre naturel et divin, les six universités nationales sont mises sous le contrôle de l’État. Les nouveaux recteurs choisis sont membres, comme le ministre de l’Instruction publique Martínez Zuviría, des cours de culture catholique fondés en 1922 et de l’Action catholique, organismes séculiers de l’Église catholique. En juillet, Jordán Bruno Genta est placé à la tête de l’université du Litoral, Santiago Estrada se retrouve à la direction de l’université de Tucumán, Carlos Pithod dirige celle de Cuyo, Novillo Saravia est à la tête de celle de Córdoba, Ricardo Labougle est nommé à la direction de l’université de La Plata (1905), et Tomás Casares est désigné à celle de Buenos Aires. Au bout de quelques mois, les universités nationales sont mises sous l’égide de figures reconnues du nationalisme catholique intransigeant [Zanatta, 1999, 2009].

  • 4 La Nación, 21 octobre 1943.

6La confrontation du régime avec les universitaires réformistes devient de plus en plus virulente. Pour adoucir le ton de la confrontation, Jordán Bruno Genta est remplacé par Dana Montaño, catholique réputé libéral. Sous son rectorat, au mois d’octobre, des professeurs de l’université du Litoral cosignent un manifeste contre la mise sous tutelle de l’université et se prononcent en faveur de la démocratie. Le communiqué du régime ne se fait pas attendre, exigeant que « les personnes signataires du manifeste paru dans les journaux soient révoquées de l’administration nationale4 ». La réponse négative de Daña Montaño à appliquer les directives et procéder aux expulsions des professeurs lui vaut sa substitution par l’ancien président de l’Action catholique, Etcheverry Boneo. Le rappel à l’ordre, le respect de la hiérarchie et l’obéissance aux commandements n’étaient pas négociables. Bien que l’instabilité politique et les divergences au sein même de la Révolution de juin se répercutent dans les directions des universités, un objectif restait clair : l’université devait cimenter les valeurs catholiques de la nation.

7Si, suite au coup d’État de Felix Uriburu en 1930, la prise de contrôle des universités nationales donne une marge de manœuvre aux corps universitaires proches de l’Église catholique, cette liaison s’approfondit en 1943. L’enjeu n’est pas seulement de normaliser le gouvernement des académies, refoulant le caractère dit subversif et irrationnel de la politique des réformistes, ni d’apaiser les luttes étudiantes, mais d’établir les nouveaux objectifs de l’université : transmettre une mission apostolique, sociale et patriotique aux étudiants. Ainsi se prononce Etcheverry Boneo qui marque une forte continuité avec Jordán Bruno Genta :

  • 5 Discours d’Etcheverry Boneo en commémoration au 134e anniversaire de la Révolution de mai, cité dan (...)

« [L’université] réalise au plus haut degré la formation morale, spirituelle et civique du chercheur et du professionnel. Elle crée ainsi la conscience de la hiérarchie d’où ressort la notion de responsabilité pour la mission apostolique, sociale et patriotique que chaque diplômé devrait être porté à ressentir noblement5. »

  • 6 Lors de la mise sous tutelle des universités en 1943 se succéderont à la direction de l’université (...)

8Plus tard, Carlos Obligado, le recteur désigné à l’université de Buenos Aires6 sous le ministère d’Alberto Baldrich, mènera jusqu’au paroxysme la filiation hispaniste de la patrie et la mission apostolique de l’enseignement, faisant participer de manière officielle l’université à la célébration du Corpus Christi et habilitant le diplôme de théologie pour donner des cours de psychologie, philosophie, latin et morale (sans compter qu’il avait introduit l’enseignement confessionnel dans les collèges dépendants de l’université) [Buchbinder, 2005]. L’intervention de 1943 prétend une conversion des intellectuels et une évangélisation de la société par l’enseignement religieux dans les niveaux primaires et l’enseignement classique dans le niveau supérieur [Halperín Donghi, 1962]. Disons aussi que le néothomisme aspire à s’ériger comme une philosophie d’État.

  • 7 Lettre de Victoria Ocampo à Roger Callois, de Buenos Aires, le 5 octobre 1945, dans V. Ocampo, Corr (...)

9Bien que les manifestations étudiantes et les associations des professeurs contre l’avancée du régime aient été à l’ordre du jour depuis les premières directives pour prendre le contrôle des universités, l’hiver 1945 marque un moment de clivage. La victoire alliée à la Seconde Guerre mondiale suscite la ferveur et la pression sociale augmente contre un régime neutre pendant la guerre et dénoncé comme sympathisant de l’Axe. Entre février et mai 1945, alors que le régime, épuisé, expérimente des changements internes, une voie de normalisation institutionnelle s’entrouvre par le biais des universités qui fonctionnent comme une sorte de laboratoire. En effet, début 1945 les universités retrouvent un certain degré d’autonomie, ce qui entrave définitivement le projet lancé une année auparavant de consolider une université « au service d’une idéologie rédemptrice », comme la qualifie Halperín Donghi [1962]. Le statut universitaire est restitué, les professeurs qui avaient été licenciés sont réincorporés à leurs postes, les centres d’étudiants et les fédérations universitaires sont de nouveau légalisés et on convoque à des élections pour le gouvernement universitaire avec la participation du corps enseignant et des étudiants. Le secteur réformiste et libéral expulsé en 1943 remporte les élections et se réapproprie la vie universitaire. La confrontation entre les étudiants et le gouvernement, au lieu de s’affaiblir, s’accentue. Au rythme des mobilisations politiques, les étudiants occupent les universités pour réclamer une sortie démocratique et la normalisation institutionnelle du pays. Ainsi, entre septembre et octobre 1945 à Buenos Aires, sont occupées les facultés de droit, de médecine, de philosophie et de lettres, et d’ingénierie. Les confrontations ouvertes avec la police qui dégageait les occupants aboutissent à la fermeture temporaire des universités par le gouvernement. L’université de La Plata et l’université de Buenos Aires restent portes closes entre le 5 et le 15 octobre. Les professeurs, les étudiants et les intellectuels libéraux font de cet espace universitaire un vrai bastion contre le régime. À ce propos, Victoria Ocampo se rappelle qu’une journée d’octobre, « la police a défoncé les portes et pris les étudiants. On ne sait pas encore […] ce que le gouvernement de troglodytes nazis pense en faire7 », énonçant ainsi sa position rendue publique par la Sade où elle est fortement impliquée et dans la revue Sur qu’elle a fondée et qu’elle dirige lorsqu’elle décide, par ailleurs, de rejeter les contributions des écrivains nationalistes.

10Le conflit dans les universités reproduit la confrontation qui se faisait évidente parmi les cercles intellectuels et dans l’ensemble du pays. Reflet et conséquence du climat politique dominant dans le pays, la plupart du milieu universitaire et des associations étudiantes, dont notamment la FUA, se rangent, avec un grand nombre d’intellectuels, derrière l’Unión Democrática dès la convocation aux élections présidentielles par le régime militaire.

11La grande majorité des intellectuels et des professeurs universitaires qui sont en forte confrontation contre le régime du putsch militaire du 4 juin, le seront aussi contre le gouvernement de Juan Domingo Perón qui emporte les élections en février 1946. Un mois avant la prise du pouvoir par Perón, le régime encore en place décrète une nouvelle fois la mise sous tutelle des universités et scelle la confrontation des universitaires et intellectuels libéraux avec le gouvernement péroniste.

L’université pendant le péronisme : une université au service de la nation

12Le nouveau décret de mise sous tutelle des universités (12195/46) inscrit la politique universitaire de Juan Domingo Perón dans la continuité avec celle du régime précédent et la première année de son gouvernement laisse sa marque indélébile dans la vie universitaire. À l’université de Córdoba est placé l’avocat et plus tard membre de la Cour suprême de justice, Felipe Pérez ; à l’université de La Plata, le médecin, ancien vice-président de l’université de La Plata et ancien doyen de la faculté de médecine, Orestes Adorni ; à l’université de Tucumán est désigné le pharmacien et ancien membre du conseil universitaire, Horacio Descole ; à l’université de Cuyo, après un bref mandat de l’avocat Alfredo Manuel Egusquiza, est nommé le professeur de grec et latin proche du conservatisme de Mendoza, Ireneo Fernando Cruz ; à l’université du Litoral est nommé Miguel Mordeglia, médecin sociochrétien qui avait fait partie du Conseil national de l’éducation ; et à l’université de Buenos Aires est désigné le médecin et nationaliste Oscar Ivanissevich. La plupart de ces recteurs sont issus de l’une des facultés les plus traditionnelles d’Argentine, la faculté de médecine, et ils sont actifs dans la gestion universitaire depuis les années 1930. À la différence des recteurs désignés par le régime précédent, ils répondent davantage aux intérêts du mouvement péroniste qu’à l’Église catholique.

13Une fois ces recteurs placés à la tête des universités a lieu une nouvelle vague de licenciements qui fait écho, en l’amplifiant, à celle de 1943. En effet, entre 1943 et 1946, 1 250 professeurs avaient été destitués de leur poste, dont 423 avaient été licenciés et 820 avaient démissionné, ce qui représentait le départ d’un tiers du corps professoral total des universités [Luna, 1984].

14L’université, au lieu d’être considérée tel un îlot de production des savoirs, était vue comme un rouage dans la machine de l’État. La mise sous tutelle des universités et la loi postérieure visent un double objectif : diminuer la politisation des étudiants et du corps enseignant en affirmant le caractère professionnel de l’université et donner à l’État la capacité d’administrer les affaires éducatives et culturelles et le prestige intellectuel. En effet, l’ingérence dans les affaires éducatives, qui commence avec la mise sous tutelle des universités et la loi universitaire en 1947, est doublée de la création du ministère de l’Éducation en 1948 et du secrétariat de la Culture qui lui est rattaché, annonçant une inquiétude plus vaste que la seule université pour « intégrer tous les niveaux de l’éducation en un seul système sous le contrôle direct de l’État » [Plotkin, 1993, p. 153].

  • 8 Secretaría de Educación de la Nación, Discursos del Excmo Sr. Presidente de la Nación, Gral Juan Pe (...)
  • 9 Ibid., p. 6.

15Suivant la suggestion faite par le ministre de la Justice et de l’Instruction publique, Belsario Gache Pirán, est créé le secrétariat de l’Éducation8 (décret 4026) avec les prérogatives d’un ministère et le Dr Oscar Ivanissevich est nommé à sa direction (décret 4184). Loin d’être une figure consensuelle dans le milieu intellectuel et universitaire, Oscar Ivanissevich avait déjà laissé sa trace dans le milieu universitaire lors de sa gestion comme recteur de l’UBA quand il avait procédé aux licenciements et expulsions des professeurs. Au moment de la prise en charge du secrétariat de l’Éducation, devenu rapidement ministère, Oscar Ivanissevich met au clair les valeurs sur lesquelles s’érige l’idéal éducatif de sa gestion : « … notre but est l’idéal de Dieu, des vertus des Évangiles, l’idéal de la patrie et l’idéal de la famille9 ». Sa profession de foi catholique et son nationalisme renforcent les lignes de continuité du projet péroniste avec celui de la nation catholique de 1943 qui n’apaise pas la confrontation dans le milieu intellectuel et universitaire, et suscitent, au contraire, de fortes confrontations au moment de sa création et de celle du secrétariat de la Culture.

16Par ailleurs, suivant ce même élan, entre 1947 et 1948, l’enseignement religieux dans les écoles primaires et le budget octroyé à l’Église contribuent à consolider un rapport étroit et inédit entre l’État et l’Église. Pourtant, comme l’affirme Lila Caimari, le péronisme « était une coalition beaucoup plus complexe que l’expression politique du nationalisme catholique hispanisant que transmettaient les discours du secrétaire de l’Éducation » [2010, p. 146]. En effet, le péronisme ne se nourrit pas exclusivement dans les files catholiques et il a même un impact ambigu dans l’univers catholique. De fait, les bases syndicales sur lesquelles le mouvement prend appui ainsi que les politiques sociales sont perçues par les catholiques plus intransigeants, tel Julio Meinville, comme une menace contre la hiérarchie naturelle de la société [Caimari, 2010].

17En 1947, la loi Avellaneda qui régulait les universités depuis 1885 est remplacée par la loi Guardo (13 031), la réforme universitaire de 1918 ayant permis de modifier les statuts universitaires, mais pas la loi universitaire. S’inscrivant dans la continuité de la mise sous tutelle, cette nouvelle loi universitaire place les universités nationales sous l’égide du gouvernement, annulant les élections du gouvernement universitaire et la participation des étudiants voulues par la réforme. La désignation des recteurs se fait directement par le pouvoir exécutif après une sélection de trois candidats soumise par le conseil universitaire, permettant au gouvernement national d’intervenir directement dans chaque institution universitaire. Cette procédure de sélection supprime le cogouvernement instauré par la réforme universitaire de 1918 et limite les fonctions du conseil universitaire, auparavant chargé de l’élection directe du recteur. De surcroît, si la nouvelle loi permet aux étudiants d’exprimer leur voix dans le conseil, ils n’ont pour autant plus de droit de vote alors que la participation étudiante dans le gouvernement universitaire était un des acquis de la réforme. Enfin, la nouvelle loi explicite les droits et les devoirs des étudiants : elle réglemente l’obligation d’assister aux cours et elle prévoit l’attribution de bourses sur critères sociaux et de bourses au mérite.

18Les corps enseignants limogés et les étudiants voient dans cette loi une violation de l’autonomie universitaire si chère aux revendications réformistes de 1918 et une attaque de la démocratisation de l’espace universitaire, bien que le mouvement contre-réformiste ait commencé en 1922 [Pronko, 2000]. Pour sa part, le président Juan Domingo Perón prenant appui sur la volonté d’ouvrir l’université à la société, fait de l’autonomie universitaire un argument contre l’élitisme universitaire réformiste et manifeste la nécessité de démocratiser l’université par d’autres voies : la gratuité des études universitaires. Sous couvert du principe d’autonomie, les universités auraient reproduit une élite déconnectée de la réalité sociale et du peuple. Ainsi, lors de la séance inaugurale de l’Assemblée en 1946, Perón déclare dans son discours que :

  • 10 Congreso Nacional, Cámara de Senadores, Asamblea Legislativa, 26 juin 1946.

« Le caractère démocratique ne s’acquiert pas non plus du fait que l’institution élise ses propres autorités, car si l’élection est menée par un cercle clos de gens ou parmi une classe déterminée, le système, loin d’être démocratique, devient aristocratique, ploutocratique, théocratique et, en termes généraux, il devient oligarchique10. »

19L’enseignement universitaire devait s’accorder avec la politique publique du développement de l’Argentine industrielle et pour cela, la démocratisation de l’accès à l’université exigeait l’intervention de l’État. Pour le gouvernement de Juan Domingo Perón, l’autonomie universitaire est synonyme d’un élitisme auquel s’oppose son projet de construire une université pour l’ensemble de la nation. La loi universitaire de 1947 (13031) s’inscrit dans une réforme plus large du péronisme qui vise à élargir l’accès aux études supérieures et améliorer l’infrastructure des universités. En cela, la politique universitaire du péronisme marque une profonde séparation avec les prétentions d’une université élitiste d’esprit « chevaleresque » et profondément chrétienne du régime de 1943 ainsi qu’un clivage dans la politique universitaire, à l’image de sa politique centrée sur le monde du travail et les syndicats.

  • 11 Bien que créée en 1948, elle ne commence à fonctionner qu’en 1953. Une année après le putsch milita (...)
  • 12 Le Cnicyt démantelé après la chute du gouvernement péroniste sera remplacé par une nouvelle institu (...)
  • 13 Ministerio de Educación de la Nación, La labor desarrollada durante la primera presidencia del Gene (...)
  • 14 Ministerio de Educación de la Nación [Dirección de Biblioteca e información educativa], Estadística (...)
  • 15 Ibid.

20Dans ce sens, en 1948 est créée l’Université nationale ouvrière11, institution d’études supérieures à visée technique qui voulait attirer les secteurs ouvriers vers les études supérieures par une formation professionnelle en accord avec l’industrialisation du pays. Par ailleurs, en 1951 est fondé le Conseil national de la recherche scientifique et technique (Cnicyt)12 dans l’objectif de coordonner la recherche scientifique au niveau national. Autant de transformations qui rendent compte d’une vie universitaire et scientifique grandissante. La conjoncture de l’abondance économique pendant la guerre et l’immédiat après-guerre en Argentine permet de mener ces transformations institutionnelles dans les études supérieures et augmenter le budget pour l’éducation. Selon le ministère de l’Éducation, « face à un budget de 48 234 561 pesos en 1946, notre budget aujourd’hui est de 307 101 126 ; c’est-à-dire qu’il y a eu 636 % de progrès13 ». De la sorte, en fonction d’un nombre d’étudiants qui allait croissant depuis les années 1930, l’augmentation du financement pour les universités permettait d’accueillir de nouveaux étudiants, de construire de nouveaux bâtiments pour les universités et de concevoir et développer des instituts de recherche et de nouvelles facultés. Dans cette période sont ainsi construites, à Buenos Aires, les facultés d’odontologie, d’architecture et de droit, des bâtiments universitaires à La Plata et la cité universitaire de Tucumán, de même qu’est conçu le projet de la cité universitaire à Buenos Aires [Mangone et Warley, 1984]. Par ailleurs, la création de bourses pour l’enseignement supérieur, suivie par la mise en place de la gratuité de l’enseignement universitaire contribuent à augmenter considérablement la courbe déjà ascendante que connaît l’enseignement supérieur : alors qu’en 1939 le nombre d’étudiants atteint 30 369, en 1948 celui-ci passe à 56 667 et en 1955, à 143 54214. Au cours de ces années, bien que le nombre d’étudiants en sciences humaines augmente, les formations classiques comme la médecine et le droit demeurent en première ligne : à Buenos Aires, en 1948, 1 027 étudiants sont inscrits à la faculté de philosophie et de lettres, 7 900 à la faculté de médecine et 5 607 à la faculté de droit et de sciences sociales. Cet écart est encore plus marqué dans les universités d’autres régions15.

21Alors que le nombre d’inscrits augmente, de même que le choix de formations, la nouvelle Argentine reste dans les voies de la tradition, et un taux élevé de désertion met en évidence les limites de la démocratisation de l’enseignement supérieur. De plus, l’Université nationale ouvrière ne commence à fonctionner qu’en 1953, donnant à voir des résultats d’inclusion des secteurs ouvriers dans l’enseignement supérieur plutôt modestes et bien plus faibles que dans l’enseignement primaire [Mangone et Warley, 1984]. La crise économique de 1950 marque la fin de cet élan de croissance et de financement : le budget est réduit, l’examen d’accès à l’université est de nouveau mis en place au moment où l’accès à l’université atteint des sommets (et il sera supprimé derechef en 1953 suite à de fortes revendications étudiantes). Ce qui montre les limites de la politique d’expansion du système universitaire argentin.

22Pourtant, clairement à la différence de la mise sous tutelle précédente, le projet de la nouvelle Argentine ne va pas dans le sens de rétablir « une aristocratie » intellectuelle de la main d’Aristote et saint Thomas d’Aquin et d’affirmer l’élite d’une hiérarchie oubliée et le sens « chevaleresque » de l’être argentin. Au contraire, il prétend briser cette hiérarchie en ouvrant l’université au peuple et en la mettant au service de l’élaboration d’une conscience nationale. Ainsi, l’université sous le péronisme, par la nouvelle loi universitaire, devient une institution subordonnée au pouvoir exécutif et se veut également un espace privilégié pour véhiculer les valeurs de la nation. C’est ainsi que cette même année, au moment de recevoir le diplôme honoris causa attribué par les universités argentines, Juan Domingo Perón se prononce sur la question universitaire :

  • 16 J. D. Perón, Discurso en el Acto homenaje al otorgársele el título Honoris Causa por su obra en fav (...)

« Les universités ne doivent pas limiter leurs tâches à la formation de professionnels, mais doivent faire accomplir en parallèle l’objectif plus élevé d’encourager la culture et de mener des recherches scientifiques de haut niveau […] Il est nécessaire de mettre au premier plan dans l’activité universitaire l’extension et la recherche scientifique […] Dans l’université doit être affirmée une conscience nationale historique16. »

23Dans l’ambiguïté de cette formulation, la « conscience nationale historique » semble se comprendre en contrepoids au prétendu projet de la nation catholique de 1943 et ouvre un espace – comme il en ressort de la publication de L’Argentine en marche où les intellectuels sont sollicités pour penser la nation – parmi les universitaires qui sympathisent avec le gouvernement en discutant sur sa portée au-delà d’un hispanisme catholique. Avec un débat toujours ouvert dans l’espace intellectuel, encore visible dans le premier Congrès national de philosophie, le projet de mettre les universités au service de la nation se cristallise dans la nouvelle Constitution nationale de 1949, où dans l’article « Sur l’éducation et la culture » est énoncé que :

  • 17 Constitución Nacional Argentina, 1949, § 4.

« L’État commande aux universités de préparer la jeunesse à cultiver les sciences au service de fins spirituelles et de la croissance de la nation […] les universités établiront des cours obligatoires et communs à tous les étudiants de toutes les facultés consacrés à la formation politique, dans le but de faire connaître à chaque étudiant l’essence de l’argentinité, la réalité spirituelle, économique, sociale et politique de son pays ainsi que la mission historique de la République argentine17. »

24Non seulement la mise sous tutelle des universités, mais aussi l’intromission de l’État dans les universités et la prétention de s’emparer de cet espace au service du projet national du péronisme, malgré les projets d’amélioration des infrastructures et l’augmentation du budget pour l’éducation, provoque une fracture dans le corps enseignant et des étudiants des universités. Les opposants au gouvernement d’abord congédiés se retranchent et s’affirment dans des espaces d’éducation d’initiative privée.

Notes

1 Pampero, 2 août 1943.

2 Décret d’intervention de l’université nationale du Litoral, dans L. Berdichevsky, « El peronismo en la Universidad del Litoral », dans J. O. Inglese et C. L. Yegros Doria, Universidad y estudiantes. Universidad y peronismo, Buenos Aires, Libera, 1965, p. 108.

3 Discours de Jordán Bruno Genta en hommage à San Martín le 17 août 1943, cité dans L. Berdichevsky, « El peronismo en la Universidad del Litoral », op. cit., p. 145-146.

4 La Nación, 21 octobre 1943.

5 Discours d’Etcheverry Boneo en commémoration au 134e anniversaire de la Révolution de mai, cité dans L. Berdichevsky, « El peronismo en la Universidad del Litoral », op. cit., p. 139.

6 Lors de la mise sous tutelle des universités en 1943 se succéderont à la direction de l’université de Buenos Aires : Tomás Casares qui reste en poste trois mois, David Arias, Carlos Obligado et Carlos Waldorp avant qu’une tentative de normalisation du gouvernement universitaire ne soit mise en place en 1945.

7 Lettre de Victoria Ocampo à Roger Callois, de Buenos Aires, le 5 octobre 1945, dans V. Ocampo, Correspondance Roger Caillois – Victoria Ocampo, Paris, Stock, 1997, p. 235.

8 Secretaría de Educación de la Nación, Discursos del Excmo Sr. Presidente de la Nación, Gral Juan Perón y de S.E. Sr. Secretario de Educación Oscar Ivanissevich pronunciados en el acto de la asunción del cargo por el Sr. Secretario de Estado, Buenos Aires, 1948.

9 Ibid., p. 6.

10 Congreso Nacional, Cámara de Senadores, Asamblea Legislativa, 26 juin 1946.

11 Bien que créée en 1948, elle ne commence à fonctionner qu’en 1953. Une année après le putsch militaire de 1955, elle devient l’Université technologique nationale et sera intégrée dans le système universitaire national en 1959.

12 Le Cnicyt démantelé après la chute du gouvernement péroniste sera remplacé par une nouvelle institution, le Conicet, créé en 1958 (par décret 1291).

13 Ministerio de Educación de la Nación, La labor desarrollada durante la primera presidencia del Genera Juan Perón, Buenos Aires, 1952, p. 31.

14 Ministerio de Educación de la Nación [Dirección de Biblioteca e información educativa], Estadística 1948 y estadística retrospectiva 1939-1948, Buenos Aires, 1948.

15 Ibid.

16 J. D. Perón, Discurso en el Acto homenaje al otorgársele el título Honoris Causa por su obra en favor de la cultura nacional, Buenos Aires, 14 novembre 1947, p. 11-12.

17 Constitución Nacional Argentina, 1949, § 4.

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