Préface
p. IX-XII
Texte intégral
1Après les remarquables contributions à l’analyse des développements économiques données en l’honneur du professeur Gudin1, par E. M. Berstein, K. E. Boulding2, Gottfried Haberler3, Wassily Leontief, Jacob Viner, O. G. D. de Bulhoes4 et bien d’autres grands noms de la science économique, l’ouvrage de Denis Lambert se présente comme un apport distinct et original de l’école française.
2L’auteur, en se fondant sur l’étude des économies sud-américaines, oppose à juste titre le déroulement optimiste et inévitable de l’inflation de croissance et les dangers de l’inflation de sous-développement. Seule la première comporte, à l’image de l’expérience nord-américaine, les mécanismes de correction spontanée qui font d’une tension interne une impulsion créatrice. Telle est la leçon que nous donnent les économies brésiliennes et colombiennes. Sur le Brésil, la documentation de Denis Lambert est particulièrement précise et pleine d’enseignement. Ce trait ne tient pas seulement à ce que l’auteur a vécu à Rio une partie de sa jeunesse mais aussi au fait qu’avec 62 millions d’habitants et 8,5 millions de kilomètres carrés, ce pays représente à lui seul la moitié d’un continent. En 1957, l’ensemble des économies sud-américaines compte 127 millions d’habitants répartis sur 17,2 millions de kilomètres carrés. Encore insuffisamment mise en valeur, cette région du monde est le seul continent sous-développé qui s’ouvre à l’industrialisation du xxe siècle avec une mentalité occidentale.
3Dans ce climat de création, l’opposition entre l’inflation de croissance proprement dite, qui se développe en présence d’une technique stable, et l’inflation de mutation qui entraîne des transformations brusques de productivité est d’ailleurs particulièrement bien venue sous la plume de D. Lambert. Nous regrettons seulement qu’il n’ait pas mis plus nettement en lumière la genèse et le rôle de l’industrie-clé régionale ou nationale.
4Mais l’auteur insiste avec beaucoup de bonheur sur l’opposition fondamentale qui sépare mutations progressives et mutations régressives. En Amérique du Sud, certaines forces nouvelles liées à l’inflation ont contribué à l’instabilité de l’économie sans susciter la naissance d’activités dérivées. La spéculation immobilière, le développement du secteur tertiaire ou même l’essor de certaines entreprises, liées davantage aux économies étrangères qu’à l’économie nationale, en sont des exemples manifestes. Ces liaisons ne doivent pas être confondues toutefois avec les caractères fondamentaux de l’inflation de sous-développement.
5L’inflation de sous-développement est celle qui, loin de trouver en elle son propre remède, engendre, au contraire, une aggravation des tensions qu’elle comporte et ramène inévitablement l’économie au stade initial dont elle tentait de s’évader. Ce type d’inflation peut d’ailleurs se situer à des niveaux de développement différents. C’est tantôt le blocage de croissance d’une Argentine, entraînée dans une politique économique trop ambitieuse, tantôt une accélération funeste de l’inflation en Bolivie ou au Chili. Dans ces pays, les tensions transmises des pays étrangers ont eu spontanément tendance à faire place à des tensions internes, auxquelles il est plus difficile encore de résister. Ainsi s’explique, entre 1946 et 1956, les différences du taux d’accroissement annuel du coût de la vie qui atteint 63 % en Bolivie, 36 % au Chili, 20 % en Argentine et seulement 15 % au Brésil et 10 % en Colombie. Plus encore que cette différence de taux somme toute comptable, importent les modifications progressives ou régressives de la structure économique des pays considérés. C’est ainsi que pour le Brésil la production industrielle s’accroît de 182 % de 1940 à 1954, tandis que les productions agricoles consommées intérieurement n’augmentent que de 84 %, l’ensemble engendrant un développement du revenu national de 150 %. A l’opposé, le revenu national est resté stagnant en Argentine depuis la guerre de Corée. Les capitaux se sont déplacés vers le secteur tertiaire où leur productivité est très faible, entraînant une diminution de la productivité de l’agriculture et de nombreux secteurs de l’industrie. Dans ce pays une politique économique nouvelle s’efforce de remédier aux erreurs passées.
6L’analyse de l’inflation de blocage et celle des mécanismes auto-correcteurs de l’inflation de croissance conduit Denis Lambert à étudier le contrôle et la promotion d’un développement harmonisé. Il montre le côté très particulier de la politique vénézuélienne, souvent donnée en exemple. Au contraire, le succès de la politique bolivienne est, sans nul doute, d’un grand enseignement. Son travail rejoint et complète, de façon originale, les conseils de la CEPAL.
7Plusieurs documents récents (Nations Unies : Étude sur l’économie mondiale 1956 ; G.A.T.T. : Le commerce international en 1956 et Rapport d’un groupe d’experts présenté en 1958 sous le titre « Trends in international trade ») mettent en évidence, comme le fait Denis Lambert, les contrastes entre économies ou politiques de diverses nations économiquement « jeunes ».
8Les pays semi-industrialisés, au nombre desquels figurent l’Argentine, le Brésil, le Mexique, déterminent, de par leur croissance même, dans leurs balances des payements, des tensions beaucoup plus essentielles et durables que celles que peuvent enregistrer les non industrialisés. Or les mêmes causes tendent aussi à susciter, à l’intérieur, des tensions inflationnistes qui ne sauraient être maîtrisées, à défaut d’une entrée massive de capitaux étrangers, que par une adaptation des structures selon le rythme exigé par les variations de la demande et autorisé par les inerties qui s’imposent au déplacement des facteurs. Un équilibre dans le développement serait ici la condition d’une croissance compatible avec l’absence d’inflation (ou une inflation modérée) et de dépréciation cambiaire (ou de contrôle de change).
9Les obstacles que rencontrent les transformations de structure indispensables à ce développement équilibré sont donc à l’origine des types d’inflation propres aux économies semi-industrialisées. Parmi ces obstacles il faut noter celui que constituent les secteurs financièrement non intégrés aux économies nationales (secteurs de financement clos des mines et des plantations) dont l’investissement est sensiblement inélastique aux incitations déflationnistes susceptibles d’intervenir par ailleurs. L’hétérogénéité des systèmes semi-industrialisés tendra habituellement à se traduire par une politique d’interventions sélectives dont les régimes de changes multiples sont la manifestation la plus apparente et par le recours au seul moyen d’intégration sûrement disponible, l’orientation de l’investissement par le financement sur fonds publics. Mais les justifications mêmes que peut trouver ce recours sont, pour les États, une tentation permanente d’inflation.
10Dans les pays non industrialisés les causes d’inflation sont différentes : à une inflation de haute conjoncture, transmise de l’extérieur (éventuellement à travers l’écluse des grandes sociétés à capital étranger et de leurs « royalties ») succède une inflation de secours aux victimes des crises économiques, inflation qui apparaît souvent comme politiquement inévitable, en raison de l’importance des écarts enregistrés par les revenus.
11Il suit que quelle que soit la responsabilité incombant aux États latino-américains dans les expériences inflationnistes qu’ils ont connues (et elle a été souvent très grande), on ne saurait espérer que ces expériences prendraient fin du seul fait de leur conversion à une politique économique saine : l’harmonisation des croissances des semi-industrialisés et du reste du monde, la régularisation des recettes extérieures des non industrialisés ne seront vraiment obtenus que si des efforts dépassant l’Amérique latine sont faits pour les obtenir. Ces efforts devront-ils être régionaux ou mondiaux ? Devront-ils porter de préférence sur la mise en commun de ressources en devises, la régularisation des cours des produits ou des revenus des producteurs ? Devront-ils comporter des aides ou simplement une orientation des investissements privés ? Autant de points qu’on peut débattre.
12Remercions Denis Lambert d’avoir su considérer de très haut son très vaste sujet et d’avoir su joindre à une documentation très large, une ample vision théorique, dont l’intérêt pratique est peut-être plus grand encore.
Notes de bas de page
Auteurs
Professeur à la Faculté de Droit et des Sciences économiques de Lyon.
Professeur à la Faculté de Droit et des Sciences économiques de Paris.
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