Le marché commun latino-américain
|Première partie. Avantages de l’intégration
Chapitre I. Les avantages de l’économie d’échelle
Texte intégral
I. — LES AVANTAGES TECHNIQUES
1Très tôt dans l’histoire des faits économiques, des circonstances de fait ou des politiques farouchement protectionnistes ont eu pour résultat le morcellement du monde en unités trop réduites, où l’échange international se heurte à d’innombrables obstacles. En même temps, des grands complexes économiques surgissent, les Etats-Unis d’Amérique et, plus tard, l’URSS.
2Les Etats-Unis, entourés d’une infranchissable barrière protectionniste, accèdent rapidement au premier rang des puissances mondiales, pour réclamer aussitôt le libéralisme en matière de commerce international...
3Aux avantages techniques que l’on peut avancer sur l’économie des grands ensembles, les faits apportent une éclatante confirmation. Le marché américain avec ses 195 millions de consommateurs à revenu élevé, répartis sur un territoire de plus de 7,8 millions de km2, est à l’heure actuelle la Zone industrielle la plus puissante du monde.
4A l’autre extrême, un défi a été lancé par l’Union Soviétique, représentée par 229 millions d’hommes vivant sur un territoire de 22 millions de km2. Les progrès techniques et industriels de ce pays laissent peu de doute à l’égard de de son développement.
5Le monde actuel se trouve fragmenté en petits pays ou en complexes nationaux de grande dimension. Mais devant l’énorme développement technique acquis par l’humanité pendant un siècle, cette division n’a d’autres effets que d’annuler en partie les progrès réalisés.
6Il est alors évident que nous devons parler, soit des avantages d’un grand marché, soit des inconvénients des marchés trop réduits.
- 1 « Il existe une limite au-dessous de laquelle on ne peut concilier qualité et prix de revient », « (...)
7En effet, dans un marché restreint, tous les avantages de la technique « moderne » de production et de diffusion sont loin d’être pleinement utilisés. La capacité des machines les plus perfectionnées est telle que leur emploi ne devient avantageux que sur une grande échelle1.
8Dans ce cas, les pays à dimension réduite se voient condamnés à ne pas en faire usage, à rester pour ainsi dire en marge du progrès technique et, de ce fait, en marge du progrès tout court.
9Les perspectives qu’ouvre à l’avenir du monde l’emploi de l’énergie nucléaire dans un délai plus ou moins rapproché, contribuent à élargir l’énorme fossé qui sépare les pays hautement industrialisés de l’ensemble du tiers-monde.
10Or, il semble, d’après les estimations des techniciens, que le remplacement des sources classiques d’énergie sera une nécessité inéluctable pour la survie du monde de demain.
11Il y a plus de 25 ans que le monde vit sur 25 ans de réserves de pétrole. Si cette proportion a réussi à se maintenir constante au cours du dernier quart de siècle, c’est grâce aux nouveaux gisements découverts entre-temps. Mais la prospection des territoires susceptibles d’enfermer encore des réserves importantes, ne laisse guère d’espoir sur la possibilité de repousser longtemps encore ce délai.
- 2 Léon Buquet, Cours de Démographie à la Fac. de Droit de Paris. Polycopié, 1958-1959.
12De même pour le charbon, des spécialistes estiment que la pénurie doit se faire sentir, dans l’état actuel des choses, au début du xxie siècle2.
13Les premiers pas vers l’emploi pacifique de l’énergie atomique ont été faits par les Puissances membres du « Club Atomique ». Des essais concluants ont été effectués en vue de la production d’électricité en partant de l’énergie nucléaire. L’Angleterre a misé ouvertement sur l’emploi de cette nouvelle source, capable de remédier à la pénurie chronique de combustibles dont ce pays a souffert.
14Mais il va de soi qu’en raison des énormes investissements humains et matériaux que cette nouvelle industrie requiert, seules les puissances super-développées sont en mesure d’envisager son installation.
- L’industrie nucléaire exige une très haute technicité à chacun de ses stades. Il faut pouvoir s’assurer la collaboration de techniciens chimistes, d’électroniciens, de physiciens, etc., qui font en général défaut dans les pays en voie de développement.
- Il faut pouvoir compter sur une industrie puissante, au fait des plus récents progrès techniques, et dotée d’importants moyens de recherche. Chaque détail de la construction d’un réacteur pose des problèmes délicats qui ne peuvent être résolus que par des entreprises possédant une compétence particulière. Les matériaux employés doivent d’ailleurs être d’une pureté absolue, dite « nucléaire ».
- L’importance des investissements constitue, après celui du capital humain, l’obstacle principal au développement de l’industrie nucléaire. Seules les trois grandes puissances, et dans une moindre mesure la France, ont pu consacrer les ressources indispensables à la mise en place des différents éléments. Ces nations pourront disposer à l’avenir de diverses sortes de combustibles, de réacteurs et des moyens de les faire fonctionner. Par conséquent, toutes les autres nations se trouveront sous leur dépendance pour la production d’énergie atomique, dans la mesure où elles en auront besoin3.
- 4 Depuis 1940, les dépenses consacrées aux programmes d’utilisation pacifique de l’énergie nucléaire (...)
15Il n’est pas sûr qu’a l’avenir, de nouvelles découvertes dans ce domaine permettent l’utilisation de cette énergie au prix d’investissements moins importants. D’ailleurs les pays qui dans quelques années installeront sur leurs territoires des centrales nucléaires, pourront profiter alors des recherches entreprises aujourd’hui par l’Union Soviétique ou les Etats-Unis4 (En outre, il est probable que le stade actuel des connaissances soit celui qui exige les plus grands efforts d’investissement.
16Le progrès technique vient, de la sorte, renforcer paradoxalement la différentiation de l’économie mondiale.
17Si la vapeur a été le moteur du développement des nations « capitalistes » et, plus tard, l’électricité celui de l’Union Soviétique, il nous est permis de penser qu’une troisième révolution industrielle sera due à l’emploi pacifique de l’énergie atomique.
18Dans quelle mesure les pays qui approchent à l’heure actuelle le seuil du développement en profiteront-il ? La réponse à cette question à très long terme ne pourra être donnée qu’une fois le résultat acquis. Mais rien, dans l’état actuel de la structure économique mondiale, ne permet de déceler le moyen par lequel ces nations, qui commencent à peine leur industrialisation, pourront un jour être admises au club très fermé des « atomiques ».
19Le problème auquel elles doivent faire face dans l’immédiat est celui de concilier les besoins de cette industrialisation avec l’exiguïté, au point de vue économique, de leurs marchés respectifs.
20Si les pays sous-développés voient dans l’industrie, et spécialement dans la grande industrie, le moyen d’assurer leur développement, leurs efforts se trouvent entravés par la structure renfermée sur un espace réduit de leur économie. L’installation de grandes entreprises est, dans la plupart des cas, impossible à réaliser.
21Seul un grand marché permet l’installation des entreprises modernes dont la dimension est un facteur primordial de productivité. Une telle entreprise, possédant d’importants débouchés, bénéficie de tous les avantages inhérents à la puissance financière. Ayant de larges possibilités d’auto-financement, elle dispose en même temps d’importantes facilités de crédit. Vu son débit de production, les frais non proportionnels sont répartis sur un grand nombre d’unités produites, dont la répercussion sur le prix final du produit la placera, par rapport aux autres entreprises, dans des conditions concurrentielles excellentes.
221) Dans les industries nécessitant une forte accumulation de capitaux, l’existence d’une clientèle étendue est la base même de leur organisation et de leur structure. La complexité croissante des procédés de production en grande série, qui sont par ailleurs les seuls possibles pour bon nombre d’industries modernes, oblige les chefs d’entreprise à consacrer de grandes sommes aux immobilisations nécessaires au fonctionnement de la firme. Le progrès technique, en effet, tend à augmenter l’importance des coûts constants. L’emploi de plus en plus répandu de machines électroniques dans les services annexes à l’entreprise, les frais de publicité pour faire face à la concurrence des producteurs nationaux et étrangers, déterminent chez le chef d’entreprise une propension constante à l’élargissement de ses débouchés.
232) Un grand marché permet à une entreprise disposant d’abondantes sources financières, de consacrer des sommes obligatoirement importantes à la recherche, et de procéder à l’étude et l’expérimentation des nouvelles méthodes destinées à l’amélioration de la productivité.
24L’emploi de ces méthodes permet à l’entreprise dont le marché s’étend, de réaliser de fortes économies externes et internes qui ont une influence sur la compression des coûts et prix de revient, et de ce fait, sont susceptibles d’accroître la consommation des masses.
253) Le temps de roulement des machines employées ainsi que les difficultés de leur mise en route, sont des obstacles majeurs au chômage de ces machines. Une grande partie de l’outillage employé dans l’industrie lourde doit être utilisée à plein-temps. La production doit donc être suffisamment considérable pour justifier cet emploi. Or, même dans les pays hautement industrialisés de l’Europe, il est fréquent d’assister à un chômage journalier des machines de six à huit heures.
26Si le rayon d’action de l’entreprise se voit limité par des barrières douanières et d’autres obstacles au commerce international (comme peuvent l’être les ruptures de charges), celle-ci se voit condamnée pour survivre, à vendre ses produits sur le marché intérieur à un prix supérieur à celui qu’aurait déterminé le jeu de la concurrence internationale. Cet état de fait est rendu possible grâce à une politique protectionniste plus ou moins discrète. L’entreprise recevra, soit des subventions déguisées sous la forme d’abattements fiscaux, soit comme il en a été de 1954 à 1957, sous la forme de « remboursement des charges sociales et fiscales ». Ceci permit à bon nombre d’entreprises non seulement d’écouler normalement leurs produits à l’intérieur du territoire national, mais aussi l’accès, sous des conditions favorables, aux marchés d’exportation.
27Faute de pouvoir produire dans les conditions exigées par la concurrence des entreprises les mieux outillées, les firmes marginales (par rapport à la productivité mondiale), requièrent la protection de l’Etat. Quelle que soit la forme sous laquelle cette aide est dispensée, c’est toujours en définitive le consommateur, dont le pouvoir d’achat peut être déjà très déficient, qui en supportera les frais. La protection peut, en outre, empêcher les entreprises bénéficiaires d’accomplir l’effort nécessaire à leur modernisation.
28Pourtant, si la protection s’avère indispensable dans les premiers stades de l’industrialisation, celle-ci ne saurait être effective dans le cadre de territoires réduits et compartimentés. Les avantages d’une économie de grande dimension peuvent être la condition même d’une croissance équilibrée, sans laquelle tout progrès économique est voué à l’échec.
II. — LES AVANTAGES ÉCONOMIQUES
§ 1. — L’espace économique
29Bien que les économistes classiques se soient efforcés de formuler des lois économiques permanentes et universelles applicables à tout système économique développé, sans faire une référence explicite à sa dimension, leur croyance aux avantages d’une Union Economique se manifeste à travers leur argumentation sur le libre-échange.
30La notion d’espace économique national sous l’aspect de « nation-masse », était considérée par ces auteurs comme un « bloc de facteurs mobiles au-dedans mais internationalement immobiles ». Ricardo et Stuart Mill prouvent que l’égalisation des marchés s’accomplit de façon très différente selon qu’il s’agisse de deux pays ou de deux régions d’un même pays. Ils posent comme condition au fonctionnement de la concurrence dans le commerce international, l’égalité relative au départ des différents partenaires. La complémentarité des économies par la spécialisation devrait s’ensuivre.
31Le libre-échange généralisé devait-il aboutir, dans la pensée des économistes classiques, à la création d’Unions économiques caractérisées par une unité d’espace ? Rien ne nous permet de l’affirmer.
32Mais une croyance s’est trouvée en partie renforcée par l’exemple des grandes unités économiques, depuis le Zollverein jusqu’aux Unions à caractère fédératif comme les Etats-Unis et l’Union Soviétique.
33Parallèlement, une notion évolutive et dynamique du terme « espace » s’est développée dans sa conception économique.
34Pendant longtemps, l’espace économique et l’espace cartographique se confondaient. La Science Economique se bornait à utiliser la définition du territoire politique donnée par Kelsen, « domaine où s’exerce la souveraineté politique », considérant l’espace économique comme le « contenu » de ses frontières.
35Pourtant, l’école allemande conteste la première cette conception, sans donner par ailleurs une définition précise et utilisable pour l’analyse économique.
36Frédéric List, raisonnant sur le cas de l’Angleterre s’aperçoit que l’activité économique devrait être dé-localisée par rapport au lieu où elle s’exerce. La puissance commerciale et maritime de ce pays était due à un élargissement de son espace économique. Il montre, par contre, les désavantages de l’espace linguistique allemand morcellé en de trop petites unités. Partisan enthousiaste des Unions Economiques, et ayant réussi à unifier les 39 Etats allemands, ses conceptions nationalistes de l’Economie restent figées dans le cadre territorial de l’espace économique.
37Mais la révolution survenue dans la technique de la production et des transports, élargissant considérablement le champ d’action des économies nationales, eut pour résultat un rétrécissement de l’espace territorial par rapport à l’espace économique.
38Dès la fin du XIXe siècle, il est apparu que la division de l’Europe, conséquence des caprices de l’Histoire, ne représentait que des unités beaucoup trop petites à l’égard du développement du progrès économique. De la période libre-échangiste qui va de 1860 à 1870, et qui est celle de la formation des nouvelles grandes Puissances, on assiste à l’unification des Etats-Unis, de l’Italie et de l’Allemagne.
- 5 J. Dobretsberger, « Théorie des Territoires Economiques ». Eco. Appliquée. T. III, 1950, no 1, p. (...)
39Le concept d’espace économique, toujours assimilé à celui du territoire, prend dès lors une signification différente selon le système économique appliqué : si pour les économistes libéraux et néo-libéraux, convaincus des excellences de la libre-concurrence, un territoire économique est « l’espace où l’égalisation du marché s’exerce au maximum », pour le système monopolisateur instauré après 1870 et basé sur le protectionnisme, le territoire économique serait « un domaine d’exclusivité pour l’écoulement des produits d’un pays ayant des conditions de production défavorables »5.
40Plus tard, lors de l’avènement de systèmes d’économie étatique planifiée, celui-ci s’identifiera avec le domaine où s’exerce l’administration économique de l’Etat.
41C’est à François Perroux que revient le mérite d’avoir appliqué à l’analyse économique une notion opérationnelle de l’espace. Parce que celle-ci tend à une compréhension délocalisée de l’espace économique, elle doit être soigneusement distinguée de la notion d’espace géonomique.
42L’espace géonomique, cadre à trois dimensions, est défini par des relations entre points, lignes, surfaces, volumes.
43Bien que l’on n’ignora point qu’à l’égard des relations économiques internationales, ces tracés en pointillé étaient artificiels et qu’ils dissimulaient des rapports de forces qui n’étaient pas susceptibles d’être inscrites dans le cadre d’un espace étroitement délimité, la notion d’espace géonomique était si profondément ancrée dans les esprits qu’elle dominait l’analyse économique, suscitant les obsessions du « contenant » et du « contenu ».
44Ces obsessions se concrétisent de façon dramatique, lorsque sans examen ni réserve « l’opinion se forme que la petite nation est condamnée à l’impuissance, à la dépendance, à l’exploitation ».
- 6 F. Perroux, « Les Espaces Economiques ». Eco. Appl. T. III, 1950, no 1, p. 225.
45François Perroux6 (signale quatre types de « complexes pathologiques » liés à cette fausse conception de l’espace économique, qui fournissent en partie une explication satisfaisante des conflits qui de ce fait se sont produits :
- Complexe de la petite dimension, qu’éprouvèrent les petites nations d’Europe, incapables d’atteindre la taille optimale et entourées de grands ensembles en formation.
- Complexe d’encerclement. L’Allemagne, après le Traité de Versailles, se voyait entourée d’une série d’Etats-tampons, ce qui renforça les sentiments de nationalisme agressif chez le peuple allemand.
- Complexe de peuple sans espace et de l’espace vital (Ratzel) — La poussée démographique de certains peuples semblait ne pas trouver d’espace d’expansion. Gini signale que chaque année, deux millions d’italiens sont obligés de quitter leur Patrie parce que le sol italien n’est pas assez riche pour les nourrir. Haushofer réclamait pour l’Allemagne un espace de peuplement dans l’Est de l’Europe.
- Le complexe des frontières naturelles et historiques. Il s’agit du vieux complexe d’isolement des pays par le tracé des frontières naturelles ; il renferme l’espace territorial dans une définition-boîte aux dimensions parfaitement délimitées. La Patrie est celle que décrivent les livres d’Histoire de notre enfance, souvent assimilée à des formes plus ou moins fantaisistes : à un hexagone, dans le cas de la France, à une corne d’abondance dans celui du Mexique7.
46On a longtemps reproché à l’Angleterre ses ambitions « impérialistes » ; cependant, la même argumentation constitue une des bases de la politique extérieure américaine. Les Etats-Unis fondent surtout leur confiance sur la domination économique plutôt que sur le commerce libre.
47L’approche macro-économique a substitué à la notion jusqu’à lors utilisée de l’espace ponctiforme, l’espace « structuré » qui montre l’enchevêtrement complexe des différentes unités (points d’application d’une activité économique), intérieurs et extérieurs de l’espace géonomique.
48François Perroux estime que si les Mathématiques modernes considèrent l’ensemble des relations abstraites qui définissent tel objet en lui-même, et nomment « espace » ces relations abstraites, une transposition pure et simple pourrait être tentée par la Science Economique. L’espace ne sera plus un tout susceptible d’être enfermé dans les frontières réelles qui délimitent les nations, mais un complexe de relations abstraites qui définit chacun d’eux. Il existera donc autant d’espaces que de systèmes de relations abstraites. Une définition, elle-même abstraite, pourra donc être donnée : « L’espace économique se définit par les relations économiques qui existent entre des éléments économiques ».
49Basés sur le type de relations existantes, les espaces économiques peuvent dès lors se ramener à trois :
- L’espace économique comme contenu d’un plan.
- L’espace économique comme champ de forces.
- L’espace économique comme ensemble homogène.
- 8 F. Perroux, « Les Espaces Economiques ». Op. cit., p. 233.
50Sous ces trois aspects, l’espace économique de la firme peut être compris, soit comme les relations existantes entre cette firme et ses fournisseurs d’un côté, ses clients de l’autre, soit comme le champ de forces constitué par des centres (ou pôles ou foyers) d’où émanent des forces centrifuges et où vont des forces centripètes8 (Finalement, l’espace économique peut être considéré comme un ensemble homogène, dans lequel seront prises en considération les données relatives à sa structure ou aux rapports entre les unités constitutives de l’ensemble.
51L’espace économique d’une firme ou d’un groupe de firmes (nation) sera saisi sous l’aspect de ses relations économiques réelles. Ces relations étant largement indépendantes de la localisation banale, la représentation donnée différera forcément de l’espace cartographique.
- 9 F. Perroux, « Les Espaces Economiques ». Op. cit., p. 240.
52Ainsi, de l’espace banal de la firme, entendu comme celui dans lequel sont situés ses moyens matériels représentatifs, nous passons à l’espace économique de cette même firme, compris comme un centre de décisions propres à la firme, et un lieu d’aboutissement des décisions qui lui sont extérieures. De même, l’espace économique national « n’est pas le territoire national, mais le domaine que les plans économiques du gouvernement et des individus embrassent »9.
53En accord avec ces définitions, on peut comprendre tout problème d’intégration en s’appuyant sur d’autres bases que celles d’un simple accolement de deux ou plusieurs territoires. Les avantages de l’économie d’échelle ne concernent donc pas le seul ensemble des nations prêtes à s’unir, mais, selon le degré d’intégration voulu, ils devront être considérés dans le contexte des relations qui couvriront leurs espaces économiques.
§ 2. — La nature des Unions
54La prise en considération des conséquences favorables qu’un grand marché entraîne pour un complexe économique donné, différera nécessairement selon que l’optique adoptée se réfère à une nation, à un groupe de nations ou à l’ensemble de l’économie mondiale.
55La suppression et la création de certaines orientations artificielles des échanges, typifie chaque Union d’après la dimension et le degré d’évolution des économies à intégrer, le caractère plus ou moins concurrentiel des diverses productions et selon l’origine de la décision de substituer un seul espace à plusieurs espaces économiques.
56Il y a en effet, d’importantes différences entre le désir d’intégration et le degré d’intégration voulu. Celles-ci s’expliquent par le système économique existant, par les intérêts nationaux et particuliers mis en jeu et par les résultats escomptés des effets de l’intégration. Tout le monde est d’accord sur les buts d’une telle entreprise, mais le désaccord existe quant aux moyens de la réaliser. Si personne ne songe à nier les avantages de l’exploitation rationnelle de l’économie d’échelle, si l’intérêt des petites nations à former des Unions Economiques n’est plus à démontrer, l’accord est loin d’être réalisé sur les changements structurels et institutionnels que son accomplissement nécessite.
57Ainsi, bien que les partisans des Unions Economiques prennent souvent pour référence les exemples très heureux des Etats-Unis d’Amérique et de l’Union Soviétique, il va de soi qu’à part les conditions historiques de leur formation, l’existence d’un esprit et d’une capacité de sacrifice individuel, caractéristique des Unions de type fédératif, a constitué la clef de voûte de la structure de ces Etats.
- 10 M. Byé, Relations Economiques Internationales. Dalloz, 1959, p. 420.
58M. Maurice Byé distingue trois modalités essentielles d’après l’origine, l’objet et la structure institutionnelle de l’Union10 :
- L’Union Impériale. Imposée par une nation à d’autres et modelée dans l’intérêt exclusif de la nation dominatrice. Ce type d’Union, découlant du « pacte colonial », procure aux territoires unis, outre une complémentarité des économies (matières premières contre produits fabriqués, en accord avec les besoins des industries de la métropole), des débouchés préférentiels pour la production des territoires englobés par l’Union. Les buts de la nation dominatrice n’excluent pas l’apport de certains avantages pour les nations soumises.
- L’Union Fédérale. Caractérisée par l’existence d’un pouvoir supra-national. La condition première de sa formation est la conscience et la volonté orientées vers cette Union des peuples qui la constituent. Le gain que chaque partie de la Fédération serait en droit d’espérer, peut être sacrifié pourvu que l’ensemble y gagne. L’acceptation « a priori » de ce sacrifice est un impératif à la réalisation de l’Union.
- L’Union Contractuelle. Union faite « pour les nations » en l’absence de toute pensée fédéraliste. Il ne suffirait pas dès lors de démontrer que l’ensemble y gagne, mais que chaque nation y trouve son avantage. Les nations-territoires adhéreront à cette Union en recherchant leur propre intérêt national. L’absence d’un pouvoir supra-national en serait alors une conséquence. Ce type d’Union est celui qui a été établi par le Traité de Rome.
- 11 A ce propos, le discours de M. Couve de Murville devant l’American Club est fort clair. Au sujet d (...)
- 12 M. M. Byé, « Unions douamères et données nationales ». Eco. App. T. III, 1950, p. 121, et suiv.
59Bien qu’en général le but lointain de ces Unions soit la constitution d’une Fédération d’Etats11 (nous ne pourrons pas raisonner sur une telle Union comme sur un grand marché de concurrence parfaite, substitué à plusieurs marchés plus petits du même régime. La théorie de la division du travail démontrera l’avantage du grand sur le petit marché. Mais, si cette démonstration s’avérait convaincante dans le cas d’une Union Fédérale, il n’en est pas de même lorsqu’il s’agit d’une Union Contractuelle12.
§ 3. — Le partage des avantages de l’Union
60D’après la théorie classique, l’existence d’un avantage global, somme des avantages nationaux, implique l’existence d’un avantage réparti. Cette répartition ne serait pas égalitaire. Stuart Mill signale le « paradoxe » que représente la situation du pays le plus petit et le plus pauvre, auquel doit échoir, par le jeu des rapports d’isolement, le gain d’échange le plus grand. Mais le fait que les hypothèses fondamentales de son raisonnement ne se soient jamais vérifiées dans le monde actuel, a pour conséquence que l’inégalité de la répartition se situe à l’opposé des conclusions classiques.
61Non seulement le degré monopolisateur comparatif des nations adhérentes est à prendre en considération, mais même, comme nous le verrons dans un chapitre ultérieur, l’existence à l’intérieur de chaque nation de régions privilégiées peut donner lieu à la formation de « pôles de développement » qui dragueront une partie des bénéfices obtenus par l’Union au détriment des autres régions. Le risque sera d’autant plus grand que l’Union se fera entre des économies de maturité relative différente.
62Tel serait le cas, prévu par le Traité de Montevideo, d’une Union Economique en Amérique Latine.
63Si l’inégalité dans la puissance contractuelle entre les nations unies est trop grande, une seule nation pourrait confisquer à son profit la totalité des bénéfices à attendre de l’Union. Cette nation serait précisément celle qui aurait la dotation en facteurs la plus importante. L’ensemble y gagnerait, mais l’intérêt particulier de chaque nation s’en trouverait affecté.
64Une Union purement contractuelle ne serait donc réalisable qu’à la condition de procurer un avantage équitable à chacun de ses membres. La conviction d’un tel résultat prime la formation de tout accord.
§ 4. — Les avantages économiques proprement dits
65Quels sont donc les avantages que l’Union Economique est en droit d’attendre du fait de l’élargissement de son espace économique ?
66Les lois de la production, de la circulation et de la consommation, ainsi que les lois de la concurrence sont absolument différentes pour un marché groupant un nombre réduit d’acheteurs et pour un marché comprenant plus de 200 millions d’individus. L’optique des chefs d’entreprise sera forcément toute autre quand leur horizon économique est à l’échelle du continent que lorsque celui-ci se voit limité à l’intérieur d’une petite économie dont les frontières sont vite atteintes.
- 13 M. René Maury, « L’intégration Européenne ». Sirey, 1958, p. 39.
67« Dans le cadre d’une politique délibérée de grand espace — écrit M. René Maury — on comprendrait peut-être mieux pourquoi les techniques modernes de productivité appliquées aux Etats-Unis ou en Russie Soviétique ne sont pas dix fois moindres, mais peuvent être nulles si on tente de les comprendre dans des pays dix fois plus petits. »13.
68Les changements provoqués dans la structure de la demande globale de l’ensemble permettront un abaissement considérable des coûts moyens, supporté par l’ensemble des producteurs du groupe uni. Selon la branche considérée, de fortes économies internes résultant des conditions de rendements croissants, profiteront aux entreprises les mieux placées. Celles-ci seront doublées, dans une hypothèse de mobilité des facteurs, d’économies internes résultant principalement des changements dans la localisation des productions.
69Mais s’il est vrai qu’une production améliorée, produit de l’emploi d’une main-d’œuvre mieux préparée et d’une technique de production moderne, est susceptible d’abaisser considérablement le prix de revient du produit fabriqué, ceci n’entraîne pas forcément un abaissement corrélatif du prix de vente dudit produit. En effet, les imperfections de la concurrence ou l’instauration d’un tarif élevé (égal, par exemple, au plus haut des tarifs des pays protégés), peuvent faire en sorte que la baisse des coûts se traduise par un simple accroissement des bénéfices des chefs d’entreprise. La masse des consommateurs ne verrait pas augmenter ses possibilités d’achat.
70Cette situation ne serait pas facilement réalisable dans un grand marché, car ses dimensions accroîtraient les possibilités de la concurrence, ainsi que celles d’une répartition rationnelle des aires d’influence des diverses entreprises.
71L’avantage que tirerait l’entreprise de la fabrication en grande série, du fait de ses coûts décroissants, ne pourra dès lors se constituer en rentes de rareté ou de monopole. Les possibilités offertes à une firme de dominer tout le marché seront d’autant plus réduites que ce marché sera grand.
72Dans la mesure où la substitution d’un grand espace à plusieurs espaces économiques de dimension réduite se traduit par une augmentation et un renouvellement de la concurrence, celui-ci est facteur de progrès et d’amélioration du niveau de vie.
73En contrepartie, l’unification des marchés s’opposerait à la prolifération d’entreprises marginales à capacité restreinte, fabriquant toutes le même produit pour des marchés compartimentés. Il serait plus souhaitable de voir la production électroménagère entre les mains de quelques entreprises à grande dimension, utilisant des procédés de grande échelle s’accompagnant d’un choix judicieux de modèles, plutôt que, à l’exemple de ce qui se passe aujourd’hui dans l’industrie européenne, d’assister au spectacle d’une concurrence acharnée entre un grand nombre de producteurs qui se partagent un marché très compartimenté, et dont les procédés de fabrication ne peuvent atteindre ni la haute technicité ni la grande productivité de l’industrie américaine.
74De même, sur le plan des équilibres régionaux, une économie d’échelle peut être le facteur essentiel pour une meilleure répartition des tâches. Dans la mesure où la libre circulation des facteurs est assurée, l’activité économique pourra être partagée de la manière la plus conforme aux besoins de la production.
75La transformation de structures qu’implique la formation d’une Union Économique se verrait facilitée par la diversité des activités, qui auront à satisfaire à de plus nombreux besoins. L’apparition d’un « esprit d’innovation » en sera la conséquence.
76Mais ces transformations structurelles exigeront d’autant plus de capitaux qu’elles dépasseront plus largement les localisations existentes. Par-delà les mouvements de capitaux entre les nations unies, les investissements nécessaires se verront facilités par des entrées de capitaux provenant de l’extérieur, attirés par l’augmentation de rentabilité qui résulte de l’Union.
77Du fait de la disparition des rentes de structure ainsi que d’une faible thésaurisation due au progrès économique même, les emprunts de l’Etat et ceux des industries privées trouveront plus facilement preneur, les capitaux étant attirés par de plus grandes facilités de placement. Du moment qu’un vaste marché disposant d’une masse importante d’investissements est formé, il sera possible de procéder à la création d’entreprises très coûteuses (automobiles, aviation, etc.). Ces réalisations peuvent être entreprises grâce aux possibilités d’une ample recherche scientifique, financée par des prélèvements presque insensibles sur des épargnants et contribuables plus nombreux.
78Il est évident que les investissements dans l’Union et la transformation de structures que cet investissement facilite, ne donneront des résultats optimaux que si le développement souhaité répond à un plan d’ensemble dont la finalité sera l’apparition de sources de production nouvelles et la constitution d’un pouvoir d’achat et d’un marché par-delà des emplois spéculatifs peu rentables.
79Tous ces éléments auraient pour conséquence, en même temps qu’une baisse des prix, un accroissement des revenus distribués et, par là, une augmentation de la consommation et du niveau de vie, tous ces facteurs étant susceptibles d’engager l’économie considérée dans un processus cumulatif de croissance.
80Ce processus a systématiquement été recherché dans toutes les économies morcelées de l’après-guerre. Mais il est vite apparu que, dans des marchés trop réduits, et dont les possibilités de production étaient limitées, l’élan du mouvement butait nécessairement contre de nombreux goulots d’étranglement. L’absence d’un marché intérieur capable d’absorber une production de masse, donne à ces économies une grande sensibilité à l’égard des fluctuations de la conjoncture, en même temps qu’une forte orientation vers les marchés extérieurs. Il existe de ce fait un risque permanent d’inflation entraînant des déséquilibres monétaires, ce qui arrête court l’élan primitivement acquis, et fait payer très cher le progrès accompli.
81Une intégration économique doit-elle entraîner automatiquement tous les effets que nous venons d’énumérer ?
82En partie seulement. Car, par-delà les considérations proprement politiques qui précèdent la formation d’une Union Economique, et qui rendent plus difficile la tâche qui consiste à isoler leur aspect économique, la constitution d’un grand marché répond aussi à des considérations d’ordre purement structurel, qui nous amènent à envisager d’une manière spéciale les conséquences de l’Union Economique, suivant qu’elle groupe des nations très avancées ou des pays qui recherchent par leur Union à relever leur niveau de vie et à entrer en plein dans la voie du développement.
83Toute Union n’est pas souhaitable. Le degré de complémentarité des économies, le nombre et la dimension de ses composants, peuvent modifier les résultats attendus de l’intégration. La recherche de l’auto-suffisance aura pour résultat le détournement de certaines importations ou la réduction des échanges internationaux. Une Union déterminée par de tels buts ne serait certainement pas désirable.
84Le monde d’aujourd’hui nous offre deux champs d’étude dont les perspectives sont très différentes. D’une part, la formation en Europe d’un Marché Commun, destiné à convertir le vieux Continent en une tierce puissance d’équilibre mondial. De l’autre, l’Association Latino-Américaine de Libre Echange, dont le but est de donner ses chances à un continent très riche et encore peu développé, mais dont les ressources lui permettent d’envisager avec optimisme un avenir meilleur.
85Dans les pages qui suivent, nous essaierons de déterminer dans quelle mesure les avantages d’une économie d’échelle peuvent fournir leur plein rendement, concrètement appliqués aux deux continents considérés. Nous nous appliquerons à démontrer dans quelle proportion la solution unioniste peut constituer une réponse aux problèmes auquels ces pays sont amenés à faire face.
Notes
1 « Il existe une limite au-dessous de laquelle on ne peut concilier qualité et prix de revient », « C’est la qualité de l’outillage qui conditionne la qualité du produit », ou « la qualité est un sous-produit de la quantité ». L. Armand, Encyclopédie Française. T. IX, Paris, p. 9. 08. 9.
2 Léon Buquet, Cours de Démographie à la Fac. de Droit de Paris. Polycopié, 1958-1959.
3 Léon Buquet, op. cit.
4 Depuis 1940, les dépenses consacrées aux programmes d’utilisation pacifique de l’énergie nucléaire sont les suivantes : Etats-Unis : 20 milliards de dollars ; Grande-Bretagne : 1,5 milliards de dollars ; France : 500 millions de dollars (Léon Buquet, op. cit.).
5 J. Dobretsberger, « Théorie des Territoires Economiques ». Eco. Appliquée. T. III, 1950, no 1, p. 72.
6 F. Perroux, « Les Espaces Economiques ». Eco. Appl. T. III, 1950, no 1, p. 225.
7 F. Perroux fait la critique de cet état d’esprit et de cette confusion des espaces : « Pour beaucoup de nos compatriotes, la France est un espace politique qui coïncide grosso modo avec un espace culturel et avec un espace économique. Des hommes français, des choses françaises sont contenues dans un contenant dont les contours sont les frontières... La frontière devient la limite d’une sorte de chef-d'œuvre trop achevé pour ne pas être statique. Les célébrants de ce culte du champ borné, pleins de piété pour l’objet qu’ils enserrent sont inattentifs à l’impiété qu’ils montrent à l’égard des objets qu’ils oublient. Des millions de Français vivent hors de la France et y sont morts. La « cendre des morts » qui « créa la patrie » n’est pas concentrée dans un sous-sol. L’espace de présence des idées, des traditions, des sentiments français excède de toutes parts l’espace métropolitain.
L’économie française, dans la mesure où elle garde vitalité et chances, est « hors de France, autant qu’en France ».
Les Espaces Economiques. Op. cit., p. 238.
8 F. Perroux, « Les Espaces Economiques ». Op. cit., p. 233.
9 F. Perroux, « Les Espaces Economiques ». Op. cit., p. 240.
10 M. Byé, Relations Economiques Internationales. Dalloz, 1959, p. 420.
11 A ce propos, le discours de M. Couve de Murville devant l’American Club est fort clair. Au sujet de l’impossibilité d’envisager une perte du caractère essentiel du Marché Commun, qui consiste en son aspect européen, M. Couve de Murville déclare : « Il n’en serait pas ainsi, bien entendu, si ce Marché Commun avait une fonction et des objectifs purement économiques. Alors nous serions guidés par la seule préoccupation de l’efficacité, et tout système plus large serait désirable s’il était meilleur que le système purement européen. »
« Tel n’est pas le cas cependant, car notre objectif est d’abord et essentiellement politique. Nous cherchons à bâtir une Union politique. L’union douanière, l’économie commune sont des moyens pour atteindre ce but. » Cité par « Le Monde » du 22 févr. 1962.
12 M. M. Byé, « Unions douamères et données nationales ». Eco. App. T. III, 1950, p. 121, et suiv.
13 M. René Maury, « L’intégration Européenne ». Sirey, 1958, p. 39.
© Éditions de l’IHEAL, 1968