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Mexique : Aménagement et colonisation du tropique humide

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Jean Revel-Mouroz

Première partie. L’approche démographique. Les mouvements de population dans les États du Golfe et du Sud-Est

A. La carte des densités de population rurale

Texte intégral

1Les densités de population rurale, dans un pays qui, comme le Mexique, connaît un accroissement continu de sa population agricole (en effectifs, mais plus en valeur relative), sont un bon indicateur du degré d'emprise sur le milieu naturel, du degré d'évolution dans les techniques agricoles. Dans le cas du Golfe et des Etats du Sud-Est, les cartes de densité (de population totale, ou de population rurale | : cf. cartes hors texte = les densités) révèlent cependant avant tout une étonnante permanence de traits précortésiens et coloniaux.

1. L'HERITAGE PRECOLOMBIEN ET COLONIAL : VIEUX PAYS ET TERRES NEUVES

  • 2 Selon BORAH, WOODROW, la population du Mexique Central, qui inclut les terres chaudes du Veracruz (...)

2Les fortes densités observées dans le Tropique Humide du Golfe : nord du Yucatan, Chontalpa dans le Tabasco, massif des Tuxtlas, collines totonaques et haute huastèque dans le nord du Veracruz, correspondent à des centres de peuplement précortésiens (certaines de ces zones ont même porté des civilisations évoluées comme celle des Olmèques sur le pourtour des Tuxtlas, ou comme le "Bas-Empire" Maya de Mayapan dans le nord du Yucatan). Ces vieux-pays, où les techniques de l'agriculture tropicale classique (roza, tumba y quema), se sont maintenues, ou les langues indigènes, les institutions communautaires ont survécu, ne sont cependant que des positions de repli par rapport au peuplement précolonial. Les populations huastèques faites d'agriculteurs débordaient largement au nord du rio Panuco jusqu'au XVI ème siècle, mais les incursions de nomades "Chichimecas" et la prolifération des troupeaux introduits par les espagnols, ont rejetté le centre du peuplement dans les collines et petites montagnes au sud-ouest de l'actuelle Tampico. De même les communautés totonaques établies de Tuxpan à Nautla refluèrent vers l'intérieur, vers la grande forêt tropicale, laissant le pays plus découvert de chênaies côtières et de la forêt claire aux troupeaux bovins, leur recul fut d'ailleurs grandement facilité par les épidémies qui ravagent toutes les populations indigènes des terres chaudes aux XVI ème et XVII ème siècles.2

3Les terres tempérées de l'intérieur, des hauts plateaux centraux, subirent probablement un déclin relatif moins fort dans la mesure où l'agriculture céréalière, demandant plus de main-d'oeuvre que l'élevage des terres chaudes, y fut maintenue par les espagnols, qui l'enrichirent du blé et des terres neuves du Bajio.

  • 3 François CHEVALIER. "La Formation des grands domaines au Mexique. Terre et Société aux XVI-XVII s. (...)

4La carte de la mise en valeur du Mexique, établie par François CHEVALIER pour la première moitié du XVII ème siècle, montre que dans les régions dépeuplées l'élevage extensif se propagea ; il demandait très peu de main d'oeuvre, et son produit était facilement exportable, avantage sans prix dans des régions périphériques, d'accès difficile, par rapport aux grands axes de la colonisation espagnole (haut-plateau, et bande étroite de Puebla à Veracruz). Les seuls noyaux de densités élevées (plus de 15 hab. au Km2) correspondent aux zones de repli des indigènes et à quelques petites zones de cultures spéculatives de haut rendement monétaire, établies à proximité de ces foyers de main d'oeuvre : canne â sucre au pied des Tuxtlas, (plantations créées par Cortés), dans les vallées de Jalapa et Cordoba, dans les piémonts de la Huastèque : Valles, Tantoyuca ; cacao qui reste la grande source de revenu des indiens du Tabasco. Autour de ces archipels de peuplement et de mise en valeur, c'est l'immensité de terres mal conquises par un élevage très extensif. Tournés vers l'intérieur du pays, plus soucieux de contrôler les populations indigènes par l'encomienda, ou de chercher des minerais précieux dans les nords semi-arides, les espagnols de la colonie se sont détournés des terres chaudes du Golfe : "à l’époque coloniale du Mexique, les côtes et la plupart des terres basses (sauf Yucatan) apparaissent-elles à peu près vides, aussi bien d’espagnols que d’indigènes, malgré l'introduction de cultures nouvelles corme la canne à sucre, le bananier, l’oranger, le manguier..."3

5La crise démographique indienne, l'application de l'effort de colonisation espagnole dans le Centre et le Nord du Mexique pendant trois siècles, permirent la dégradation de l'emprise humaine sur les terres chaudes du Golfe (qui d'ailleurs n'avait jamais été complète, des lacunes du peuplement subsistaient dans l'Isthme, l'intérieur du Campeche, dans le Peten autrefois peuplé) et leur retour à l'état de terres neuves.

6Une carte de densité de population, en 1907 (cf. croquis) souligne la permanence des quelques points d'ancrage évoqués, et montre une opposition très nette entre des hautes terres centrales où le peuplement atteint en moyenne plus de 15 habitants au kilomètre carré, avec des noyaux dépassant 50, et les terres basses du Golfe où des Ilots de 15 à 20 habitants au Km2 se perdent dans un espace encore sous-peuplé malgré le redémarrage de la colonisation, vers les terres chaudes, depuis la seconde moitié du XIX ème siècle.

2. LA VARIETE DES DENSITES ET LEUR SIGNIFICATION : SEUILS DE DENSITE ET TYPES D'UTILISATION DU SOL

  • 4 cf. Cartes hors texte : carte de densité de la population municipale, en 1960, et carte de densité (...)

7Une carte actuelle de la densité de population4 (en 1960) montre que si la situation a évolué depuis le début du XX ème siècle, les terres neuves du point de vue du peuplement, ont encore une très grande extension dans le Golfe et le Sud-Est.

a) Un très large éventail de densités rurales

8Les densités rurales (qui coïncident à peu près au Mexique avec des densités de population agricole, ce qui n'est pas vrai dans un pays comme les Etats-Unis), mesurées Dar municipes, ont une très grande amplitude : elles varient de moins de 0,5 habitant au Km2 dans un municipe de la Lacandonie, Ocosingo, à 117 dans celui de Comalcalco (Chontalpa, Tabasco). L'éventail des densités est encore plus grand si l'unité territoriale considérée est plus homogène et plus fine que le municipe.

9Notre carte de densité de population rurale relève ainsi des extrêmes, avec des densités nulles, dans le centre de la péninsule yucatèque, et des densités de 160-180 habitants au Km2 dans les zones de Coatepec (sud de Jalapa, Veracruz), ou de Mérida (Yucatan). L'éventail des densités rurales s'est élargi par rapport à celui plus resserré de l'époque précoloniale, ou même par rapport au début de ce siècle. Sans atteindre les densités extravagantes de l'Asie des Moussons, les terres chaudes mexicaines du Golfe présentent cependant localement de très fortes densités ; il faut en effet tenir compte du fait que la mise en valeur n'y a pas été faite dans le cadre des grandes civilisations hydrauliciennes comme celle d'Asie ; paradoxalement même ce sont des zones parmi les plus sèches qui présentent les plus grandes accumulations humaines (c'est le cas du Yucatan).

10Une fois la part faite de l'héritage précolombien et colonial, peut-on établir des relations de cause à effet, ou du moins des corrélations entre l'intensité du peuplement et le type de milieu naturel, entre densité rurale et type de mise en valeur ?

b) Les relations entre densité et milieu naturel

11En confrontant cartes de densité rurale et cartes du milieu naturel on constate :

  1. que les Sierras et les Altos fixent des populations beaucoup plus denses que celles des terres basses, dans le Veracruz, le Oaxaca, le Chiapas. De grosses taches de densités supérieures à 100 au km2 sont ainsi repérables dans la haute Huastèque de San Luis Potosi et de Hidalgo, dans la Sierra Norte de Puebla, dans les Sierras de Jalapa, de Cordoba-Orizaba (Veracruz), dans le plateau de Huautla (Oaxaca) et le haut plateau des Altos de Chiapas. Mais plus que ces fortes densités, c'est leur continuité qui est révélatrice du rôle fixateur des hautes terres.
  2. la seconde grande articulation des densités se fait entre la table calcaire du Yucatan, où seul le noyau nord-est, autour de Mérida dépasse 16 habitants au Km2 (avec des pointes de 160) et les pays du Veracruz et du Tabasco, pays des fleuves, des plaines et des collines. D'une manière globale le relief karstique et la nature des sols yucatèques sembleraient plus répulsives que tout autre relief, tout autre sol, même occupé par la forêt sempervirente.
  3. il n'a pourtant pas de déterminisme absolu entre telle et telle forme de relief, ou zone climatique et son peuplement. Les deltas du Tabasco supportent des densités rurales de 25 et plus, quand celui du rio Panuco est presque désert (à part les alentours immédiats de Tampico) ; les collines de l'Isthme sont vides, celles du pays Totonaque ont plus de 50 habitants au km2 ; les vallées de Lacandonie, du haut Usumacinta sont dix fois moins peuplées que celles, voisines, des. affluents du Grijalva (zone de Simojovel, Pichucalco, dans le nord-Chiapas) ; la sécheresse relative ''peuple" le nord du Yucatan, "dépeuple" le sud du Tamaulipas ; les précipitations très élevées (jusqu'il 4000 mm par an) découragent le peuplement dans la zone de Palenque, le multiplient dans celle de Tuxtla Chico (Soconusco, Chiapas), où les densités dépassent 100 habitants au km2.

12Il est évident que ce sont des facteurs historiques, des décalages dans le processus de peuplement, l'éloignement différent par rapport aux zones d'émigration, le type de mise en valeur, qui interviennent pour nuancer ou contredire les solutions de peuplement suggérées par le milieu naturel.

c) Densité et systèmes d'utilisation du sol

13Les activités humaines sont diversement peuplantes. Le "climax" de la population dépend de son orientation, vers l'agriculture, vers l'élevage, vers la cueillette ou la chasse. Sans insister sur ces points classiques, on peut rappeler qu'une activité de cueillette spéculative, celle du Chicle (sève de l'arbre Chicozapote, destinée à la fabrication du Chewing-gum), est grande consommatrice d'espace : il faut de 400 à 500 hectares de forêt sempervirente dans le Ouintana Roo pour faire vivre une famille de chioleros ; en revanche deux hectares de maïs suffisent à alimenter le minifundiste des Sierras de Oaxaca. Au lieu de revenu, d'alimentation, considère-t-on l'emploi fourni par une surface donnée, il varie de 2-3 gardiens de troupeaux pour 500 têtes de bétail, c'est-à-dire pour 1500-2000. hectares dans des zones de pâturages naturels du Sotavento ou du Tabasco oriental (soit 1 emploi pour 500 hectares environ) 0,5-1 emploi à l'hectare (en comptant les saisonniers) dans les grandes plantations de canne à sucre dépendant de l'ingenio San Cristobal (zone du Papaloapan, Veracruz), La plantation de canne, celle de henequen, mobilisent une grosse main d'oeuvre, multiplient par 5, décuplent même parfois des densités de population agricole employant les techniques de l'agriculture tropicale traditionnelle. La concordance est frappante entre la carte des densités de population rurale et celle de l'importance relative de l'agriculture de plantation (dans le cadre de grandes entreprises aussi bien que pratiquée par de petits planteurs) à la même date. (cf. carte hors texte de densité de population rurale et carte suivante).

14Les densités moyennes (25-75 habitants au km2) et fortes (75 et plus) du Yucatan septentrional correspondent à la zone du henequen, celles du Tabasco et nord-Chiapas aux plantations de cacao et de café ; la bande peuplée le long du Papaloapan, c'est la grande zone de la canne à sucre ; le versant aux populations denses, des Sierras de Zongolica, de Cordoba, de Jalapa, c'est le berceau des cultures caféières au Mexique ; la zone Totonaque plus au nord, c'est celle du café, des bananiers, des orangers et de la vanille. Un exemple en dehors de la zone que nous étudions est encore plus net : celui du Soconusco au contact immédiat avec la frontière guatémaltèque = la tache du peuplement y correspond absolument à la zone d'expansion des fincas et ejidos caféiers.

15Ne retrouve-t-on pas là une certaine forme de déterminisme du milieu naturel sur le peuplement ? Ce sont les sols et pentes des massifs volcaniques qui portent l'essentiel des plantations de café et les populations indigènes nombreuses qui y sont attachées (flanc du volcan Tacana dans le Soconusco, volcan San Martin dans les Tuxtlas, Cempoaltepetl dans le Oaxaca, massif de Misantla dans le Veracruz centre nord) ; ce sont les plaines et vallées alluviales qui concentrent canne et caneros ; c'est le climat de type équatorial du Tabasco qui permet au cacao de se développer, à la population de s'accroître.

16Si la correspondance entre domaine d'une plante tropicale dominant un terroir, et le milieu naturel est certaine, il ne faut pas voir là, à notre avis, un strict déterminisme physique, mais plutôt une remarquable adaptation de l'économie spéculative de plantation à des milieux naturels différents. Ce qui compte, c'est que le café a choisi tel versant du Veracruz parce qu'il y avait des villes et des capitaux pour y pousser cette culture (zone de Cordoba par exemple), alors qu'un milieu physique fort proche, plus au nord ou plus au sud n'a pu être aussi bien colonisé, peuplé en raison de l'absence de ces villes, de communications aisées. Le Bas-Papaloapan se peuple, se colonise, mais le Panuco reste un "désert", pourtant il s'agit des mêmes plaines et deltas.

17De cet examen des densités de population rurale dans les Terres Chaudes du Golfe nous tirons finalement les conclusions d'ordre plus général :

  • 5 cf. O. DOLLFUS. "L'Espace Géographique", chap. La signification des densités. Que sais-je PUF 1970 (...)

181. les corrélations entre les densités et le milieu naturel, entre les densités et les systèmes d'exploitation du sol n'ont pas la même valeur suivant l'échelle considérée5, A l'échelle du Golfe tout entier, le milieu physique divise zones peuplées du Veracruz et du Tabasco, et zones vides de la péninsule Vucatèque ; forêt sur calcaire recemment émergé, ou collines et plaines alluviales, voilà semble-t-il l'élément déterminant ; à l'autre bout de l'échelle, c'est la pente, les conditions locales de drainage qui oppose vega cultivée et peuplée des levées fluviatiles, et vastes zones marécageuses abandonnées aux troupeaux (Tabasco oriental, rio San Juan dans le Papaloapan)..A l'échelle globale, la localisation des môles de peuplement indigène des Tuxtlas des sierras, du Yucatan est l'élément fondamental pour expliquer la répartition actuelle du peuplement ; mais ce sont des conditions locales de communications, d'appropriation des terres qui expliquent la direction prise par tel mouvement de colonisation à son début.

192. il existe des seuils dans les densités, dans le peuplement : au-delà d'un optimum de population correspondant dans le cas de l'agriculture de roza des communautés indigènes, à la population que peut alimenter le terroir de ces communautés, sans mise en péril de la régénérescence des sols, il y a crise ; crise du milieu naturel (qui se dégrade par rapprochement des cycles de culture par exemple, comme on l'a observé dans la Mixtèque), crise sociale (la nécessité de se procurer alimentation, revenus pousse à la revendication de terres appropriées mais pas exploitées, ou bien pousse à l'émigration).

203. ce qui va influer dans le peuplement des terres neuves, dans la colonisation, ce sera la forme de cette colonisation : les zones pionnières de l'élevage, de l'agriculture traditionnelle, des plantations, ne créent pas du tout le même type de peuplement ni les mêmes densités, ne favorisent donc pas de la même façon liens entre communautés, surgissement de villes, et coûtent plus ou moins cher en infrastructures ; une population très dispersée de ranchs d'élevage exige un réseau de chemins à peine inférieur à celui des communautés agricoles.

21La colonisation, la mise en exploitation pionnière n'est pas forcément synonyme de fort peuplement.

224. dans une optique de solution maximale du problème agraire, il faudrait rechercher les formes de colonisation utilisant le maximum de main-d'oeuvre, les activités les plus peuplantes. Mais la recherche du profit, la spéculation, l'esprit qui pousse le véritable pionnier, peuvent faire adopter des solutions qui ne favorisent pas ces fortes densités. Nous en donnons un seul exemple, celui de la région des rios Lalana et Trinidad, dans le sud du Veracruz.

  • 6 cf. J. BALLESTEROS. "La colonización en la Cuenca del Papaloapan" op. cité.

23Dans une zone de 200 000 hectares, 100 000 has ont été défrichés de 1953 à 1963 par une population agricole. Si le défrichement continuait avec la même orientation, la région pourrait faire vivre au total 50 000 personnes, soit une densité de 25 habitants au km2. Mais l'érosion des sols forestiers, la baisse des rendements agricoles qui s'en suit, provoquent l'accroissement des pâturages, qui vont accaparer les nouveaux défrichements. Si l'élevage est pratiqué intensivement, avec quelques 250 000 têtes de bétail sur 175 000 hectares de prairies artificielles, la zone ne pourra plus faire vivre que 25 000 personnes, et encore moins dans le cas d'un élevage plus extensif. Les densités possibles varient donc extrêmement dans les zones de colonisation, et peuvent y évoluer de façon également très différentes.6

3. UTILISATION DU SOL ET DENSITE DU PEUPLEMENT DANS LE YUCATAN

Les contrastes de densité rurale

  • 7 (population dans des agglomérations de moins de 10.000 habitants).

24L'examen d'une carte de densité rurale7 de la péninsule du Yucatan révèle un contraste saisissant entre une zone "peuplée" située au nord d'une ligne Champoton-Valladolid, comprenant le nord du Campeche et l'ensemble de l'Etat de Yucatan, et une zone vide, au sud de cette ligne, comprenant le centre du Campeche et l'ensemble du Territoire de Ouintana Roo.

25Dans la seconde zone, à part quelques taches où les densités atteignant 10 habitants au km2, autour de Felipe Carrillo Puerto, de Chetumal, le long du rio Hondo, et avec l'exception des îles de Cozumel et de Isla Mujeres, où elles s'élèvent à 30-40 hab/km2, les densités sont inférieures à 5 habitants au km2.

26Dans la première zone, après un second examen, on distingue des nuances dans le peuplement : une aire de densité supérieure à 15 hab/km2, avec des points forts de 50 voire de 100 hab/km2 s'étire du Nord-Campeche à la côte, selon un axe Sud-Ouest-Nord-Est passant par Mérida ; un axe perpendiculaire, de forte densité également, coupe le précédent, selon une ligne Muna-Peto ; les densités y sont du même ordre que dans la région précédente. Enfin dans l'Est du Yucatan les densités sont moins fortes dans l'ensemble (entre cinq et quinze habitants au kilomètre carré), et des vides nombreux apparaissent, près de la côte, et aux limites du Quintana Roo. Les mêmes vides existent aussi dans l'angle sud-ouest de l'Etat.

Les systèmes d'utilisation du sol

27Les variations de densité de population rurale d'une zone à l'autre reflètent très exactement des niveaux d'utilisation du sol différents. Ceux-ci étant à leur tour l'aboutissement du jeu de facteurs complexes (variété des milieux naturels, développement de cultures indigènes, infraction du peuplement européen et métis, expansions et régressions des économies spéculatives...).

28Les noyaux de fort peuplement du Nord-Ouest correspondent â la zone de culture du henequen ; c'est-à-dire à la zone d'expansion d'une culture de plantation destinée à l'exportation, capable (jusqu'à la crise actuelle) d'absorber une main-d'oeuvre très nombreuse (1 chef de famille pour trois hectares, soit quelques 160 personnes au km2) et de fournir à cette population des produits alimentaires importés d'autres régions qui n'auraient jamais pu être produits en quantités suffisantes pour une population semblable dans l'aire d'expansion du henequen. Il est significatif que la pointe de haute densité observée dans l'extrême nord du Campeche corresponde à une extension de la culture du henequen dans les municipes de Calkini, Tenabo...

29La bande N-W - SE de fortes densités allant de Muna à Peto s'appuie sur des conditions de sols particulières (l'abondance de sols argileux de décomposition du calcaire, l'humidité plus forte de la zone, conséquences de la présence d'un relief plus élevé que dans le reste de l'Etat) qui ont permis à l'agriculture vivrière d'utiliser un plus fort pourcentage du territoire.

30La zone de faibles densités de l'Est, autour de Tizimin et de Valladolid, conjugue deux types d'exploitation du sol très extensives : agriculture itinérante sur des sols minces et fragiles, et élevage extensif (jusque vers 1960) pratiqué dans la brousse.

31Enfin aux taches blanches (densités inférieures à 5 hab/km2) correspondent les zones de cueillette (chicle), de chasse, et d'exploitation forestière.

Changements d'utilisation du sol et changements des densités

32En raison de sa nature calcaire et des processus de karstification en cours, plus avancés dans le Sud que dans le Nord, le Yucatan offre d'abord, pour une même technique agricole, des capacités d'accueil différentes pour un peuplement.

  • 8 "An agricultural study of the southern Maya lowlands". Ursula M. COWGILL. American Anthropologist. (...)

33Comparant le potentiel agricole et démographique des réqions occupées respectivement par l'Empire Classique Maya (Peten) et le Nouvel Empire Maya (Nord du Yucatan), Ursula, M. COWGLI8 arrive à la conclusion que les zones de selva du sud avaient pu soutenir des densités de population de l'ordre de 40 habitants au km2 (au minimum) alors que le Yucatan du nord ne pouvait en faire vivre que 25 au km2. Dans les deux cas il s'agit pourtant des mêmes populations indigènes pratiquant la même agriculture itinérante à base de maïs ; mais dans le sud les sols forestiers et les précipitations plus abondantes permettaient de manière générale de raccourcir la période de jachère et localement de pratiquer même plusieurs récoltes dans la même année.

34Une fois éliminée la perturbation dûe aux différences des milieux naturels, en n'observant que la zone du nord du Yucatan, on constate que le passage d'une agriculture "arriérée", itinérante, exigeant actuellement 30 hectares pour faire vivre une famille, à l'agriculture commercialisée du henequen, ramène à 3 hectares (6 hectares si ce que l'on vise est le plein emploi) la superficie nécessaire pour la faire vivre. Théoriquement les densités peuvent être donc décuplées.

  • 9 A notre avis la seule hypothèse de la "désertification" par ruine des sols est trop schématique po (...)

35Pourtant toute intensification des systèmes de culture n'a pas, obligatoirement, à long terme, pour conséquence de faire s'élever les densités de population. Au contraire une intensification peut entraîner la ruine d'un équilibre entre sol et population. L'une des hypothèses visant à expliquer la disparition de la culture maya du Peten au profit du Yucatan septentrional, est que la pression démographique, une fois l'espace colonisé saturé, a conduit à une intensification de l'utilisation du sol (jachère raccourcie), qui a interdit toute régénérescence de sols forestiers exigeant quelques 20 ans avant de retrouver toute leur productivité. La baisse des rendements agricoles aurait provoqué une migration massive9.

  • 10 "La situación henequenera en Yucatan". Manuel MESA ANDRACA. Problemas Agricoles e Industriales de (...)

36En ce qui concerne l'époque actuelle, la croissance démographique a poussé également â une utilisation plus intensive du sol, en particulier dans les zones agricoles du Sud et de l'Est. Les parcelles défrichées sont maintenant cultivées plusieurs années de suite, et les rendements diminuent rapidement, car le sol s'appauvrit et les mauvaises herbes envahissent les cultures et les étouffent. La conséquence est que si les récoltes se multiplient sur une même parcelle dans le court terme, elle est interdite à toute production pour un espace de temps plus long par la suite. Manuel MESA ANDRACA10 estime ainsi qu'au lieu d'une quinzaine d'hectares, suffisants à une famille employant les techniques traditionnelles, il en faut maintenant 30 !

37Même des procédés modernes d'intensification ne sont pas sans risque. Μ. M. ANDRACA rapporte encore qu'un propriétaire d'une finca de la région de Calotmul, décida d'utiliser le cenote de son hacienda pour pomper de l'eau et irriguer par un système de canaux l'ensemble de ses terres. Mais l'emploi de l'irrigation fut catastrophique : la terre végétale, les argiles accumulées dans les dépressions calcaires furent rapidement entraînées dans les fissures de la roche qui affleura, rendant impossible l'agriculture.

38Une agriculture itinérante peut dont être en réalité plus protectrice des sols et plus peuplante qu'une agriculture moderne susceptible de détruire les sols plus rapidement que la "roza".

39Pour conclure on peut dresser le tableau suivant :

utilisation du sol

densité moyenne de la population

exploitation forestière (Campeche, Quintana Roo)

moins de 1 hab/km2

agriculture traditionnelle itinérante

15 à 40 hab/km2 selon le milieu naturel

agriculture de plantation type henequen

25 à 100 hab/km2

élevage extensif (Est du Yucatan)

5 à 15 hab/km2

4. LES CONTACTS BRUTAUX ENTRE ZONES SURPEUPLEES ET ZONES SOUS-PEUPLEES

40Un dernier examen de nos cartes de densités, à la lumière des réflexions précédentes sur l'optimum de population et les seuils de crise, nous permet de localiser quelques grandes zones en crise, donc des zones d'émigration potentielle (ou déjà en cours) au voisinage immédiat d'espaces sous-peuplés : dans le nord du Veracruz, c'est le contact brutal entre la haute et la basse huastëque ; dans le pays totonaque c'est une zone de faible peuplement entre Papantla et Martinez de la Torre, entourée de fortes densités ; dans le sud du Veracruz, le piémont de Tierra Blanca, les confins de Oaxaca et de Veracruz (zone de Playa Vicente) sont encerclés par les populations des sierras et des Tuxtlas ; l'Isthme de Tehuantepec, la Lacandonie et la zone de Los Terminos offrent de vastes espaces aux vieilles populations de la Chontalpa ou des Altos de Chiapas ; enfin Campeche et Quintana Roo décrivent un arc très peu peuplé en lisière du Yucatan henequenero en crise. Les espaces vides semblent ne pas manquer, reçoivent-ils déjà des flux migratoires, les zones de fortes densités sont-elles vraiment des zones d'émigration, quelles sont les zones pionnières des trente dernières années, voilà les questions qui se posent alors.

Notes

2 Selon BORAH, WOODROW, la population du Mexique Central, qui inclut les terres chaudes du Veracruz et du Oaxaca, se serait effondrée de 25 millions à 1.075.000 de 1519-21 à 1605 ! "La despoblación del México Central en el siglo XVI". Exposé fait au XI Congrès de Sciences Historiques, Stockholm, 1960. "Historia Mexicana" XII, no 45, juin-septembre 1962. pp. 1-12.

3 François CHEVALIER. "La Formation des grands domaines au Mexique. Terre et Société aux XVI-XVII s.". Paris 1952.

4 cf. Cartes hors texte : carte de densité de la population municipale, en 1960, et carte de densité rurale établie par unités de 100 Km2 pour 1960. cf. également l'annexe explicative pour ces. cartes et leur établissement.

5 cf. O. DOLLFUS. "L'Espace Géographique", chap. La signification des densités. Que sais-je PUF 1970. p. 56-69.

6 cf. J. BALLESTEROS. "La colonización en la Cuenca del Papaloapan" op. cité.

7 (population dans des agglomérations de moins de 10.000 habitants).

8 "An agricultural study of the southern Maya lowlands". Ursula M. COWGILL. American Anthropologist. Avril 1964. p. 273-286.

9 A notre avis la seule hypothèse de la "désertification" par ruine des sols est trop schématique pour expliquer la disparition de la totalité d'une population ; ce serait un complexe de causes qu'il revient à l'historien de pondérer, mêlant crise pédologique et crise de la société, baisse des productions agricoles et affaiblissement des populations, guerres et épidémies qui nous semble plus capable d'expliquer ce phénomène.

10 "La situación henequenera en Yucatan". Manuel MESA ANDRACA. Problemas Agricoles e Industriales de México, no 2, vol VII, p. 281-315. 1955.

© Éditions de l’IHEAL, 1972

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