Le cas du Mezzogiorno italien

1Le cas du Mezzogiorno italien est à séparer de l'étude générale des mobiles et des effets de l'industrialisation dans les pays sous-développés, même si l'on peut y trouver de multiples ressemblances avec les expériences en pays sous-développé, parce qu'il s'agit d'une fraction d'un Etat qui se classe par ailleurs, quelles que soient les difficultés conjoncturelles, parmi les pays industriels développés, avec un quotient de produit intérieur brut à peine inférieur à celui du Royaume Uni.

2Il n'est d'ailleurs pas davantage assimilable à celui des disparités régionales observables dans des pays inégalement industrialisés comme la France. Il est unique en son genre, et c'est peut-être ce qui fait son intérêt.

3L'Unité italienne a rassemblé, il y a un peu plus d'un siècle, des territoires que la révolution industrielle du XIXe siècle avait déjà résolument répartis entre les deux secteurs technologiques et économiques du monde, ceux qui s'engageaient par les mécanismes du capitalisme sur la voie de la croissance, que d'aucun craignent de voir aujourd'hui déboucher sur une impasse, et ceux qui étaient bloqués par des· structures paralysantes et l'absence de stimulants matériels et culturels. D'un côté, l'Italie du Nord, européenne, c'est-à-dire intégrée à l'espace en voie d'industrialisation et de mutation institutionnelle et sociale, de l'autre le Midi, le Mezzogiorno, méditerranéen, conservateur des structures seigneuriales et latifondiaires héritées du lointain passé byzantin et consolidées par plus de quatre siècles de domination ou d'influence espagnole. Jusqu'au début du XXe siècle, les deux Italies vivront dans des horizons différents : les paysans pauvres du Piémont ou de la Lombardie émigrent en France ou en Allemagne, Napolitains, Calabrais, Lucaniens, Siciliens alimentent les collectivités italiennes de l'Amérique du Nord ou cherchent à s'implanter en Tunisie et en Libye. L'aristocratie méridionale boude le régime "piémontais". En revanche, il est vrai, le Gouvernement de Rome a été beaucoup plus attentif au développement du Nord, qui lui donnait sa caution d'Etat moderne, qu'aux problèmes de l'archaïsme, de la surpopulation, de l'analphabétisme, des structures paraétatiques et de la misère du Sud. Si l'administration fasciste a donné l'impression de les prendre en considération, c'est plus parce que le Sud était la base logistique de sa politique méditerranéenne et africaine qu'en raison de ses propres difficultés.

4La "question méridionale" n'est réellement prise en compte par le Gouvernement Italien que depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Sa politique peut se résumer en trois termes : réforme agraire, travaux publics, industrialisation. Dans son esprit, la réforme agraire avait pour but de mettre fin à un régime d'injustice sociale parfaitement périmé en Europe, l'exploitation dans des latifonde à basse productivité d'une main-d'oeuvre de salariés épisodiques formant le prolétariat agricole d'énormes villages de la Pouille, de la Calabre, de la Basilicate, de la Sicile et même de la Campanie. Elle poursuivait l'entreprise de mise en valeur des terres sous-utilisées, qualifiée de "bonification" au cours de la période antérieure. En principe donc, la ri forma fondiaria ne se bornait pas à redistribuer les terres des grands domaines sous-exploités, elle devait, par l'extension et l'amélioration des terres prises en compte, accroître à la fois la production et l'emploi agricole. Mais elle venait au terme d'une période de fécondité relativement élevée, au cours de laquelle l'émigration avait été bloquée volontairement, et pendant laquelle la population avait augmenté de 25 % en vingt ans : plus de trois millions d'habitants de plus en 1951 qu'en 1931 dans l'ensemble du Mezzogiorno... En fait, la réforme a servi de révélateur du surpeuplement. Tandis que la masse des disoccupati constituait une population en faux équilibre tant que l'on ne touchait pas aux structures antérieures, la réforme a contribué à faire apparaître l'inacceptable : la misère du sous-prolétariat agricole dont elle ne pouvait assurer l'emploi qu'à moins de 50 %. Phénomène qui est loin d'être exceptionnel, surtout quand - ce n'est pas le cas ici - la réforme s'accompagne d'une motorisation et d'une mécanisation prématurées.

5C'est pourquoi, la réforme agraire ne pouvait être qu'un élément d'une trilogie dont les deux autres termes étaient travaux publics et industrialisation. L'Italie du Sud était restée, jusqu'à la deuxième guerre mondiale, à l'écart des grandes opérations d'aménagement (hormis celle des Marais Pontins) et de désenclavement. Les entreprises de modernisation, souvent spectaculaires, voire grandiloquentes, de l'époque mussolinienne, étaient demeurées ponctuelles : construction du port et du Longomare à Bari, création de la zone industrielle de Bagnoli à Naples, mais le réseau routier, la distribution d'eau potable, les équipements urbains étaient très insuffisants ; le passage des armées à la fin de la guerre a laissé beaucoup de ruines derrière lui. La croissance urbaine n'avait pas été suivie de constructions aptes à loger convenablement la population, et le patrimoine immobilier sortait diminué de la guerre. La première phase de modernisation, celle des années 1950, a été celle de la construction des routes et de 1'"immobilier". Le financement par l'Etat a été appuyé par l'aristocratie et la grande bourgeoisie au Sud. Les chantiers se sont multipliés et ont absorbé une partie de la réserve de main-d'oeuvre des campagnes, mais, en même temps, ils ont contribué à "déruraliser" cette main-d'oeuvre, qui, une fois sortie de la société villageoise qui la supportait sans vraiment l'entretenir, n'y retrouve plus sa réinsertion et passe à l'état de chômage du type du chômage des pays industriels quand les chantiers ne peuvent plus l'employer. Deux conséquences : l'Italie du Sud est dotée d'infrastructures de services et d'un parc de logements à loyers relativement élevés, mais elle souffre toujours d'un sous-emploi chronique, qui est sorti du cadre traditionnel de la misère rurale et commence à alimenter les bidonvilles périphériques des grandes villes et les quartiers centraux vétustes en voie de pourrissement, surcharge le secteur tertiaire, y compris le "faux tertiaire" spécifique du sous-développement.

6C'est donc ici qu'intervient logiquement le troisième terme de l'opération de modernisation du Mezzogiorno : l'industrialisation. C'est la mission principale confiée par le gouvernement à des sociétés mixtes comme la SVIMEZ, et surtout à l'organisme central de financement, la CASSA DEL MEZZOGIORNO. Une législation complexe, élaborée par étapes, vise à attirer les investissements et les créations industrielles dans le Sud par des primes d'installation, des cessions de terrains desservis par la voirie publique, par des dégrèvements fiscaux, par la mise à la disposition d'infrastructures lourdes, autoroutes, aéroports, installations portuaires, terminal pétrolier, tat donne l'exemple, par l'intermédiaire des holdings et des sociétés nationales qu'il contrôle, L'EFIM-BREDA, I.R.I., E.N.I.. La première phase de l'opération est de créer les "bases lourdes" fixant la fabrication des produits redistribués à des utilisateurs éventuels : raffinage du pétrole (Pouille, Campanie, Sicile, Sardaigne), capacité de traitement, 70 millions de tonnes dont 20 millions pour la Sardaigne (en 1973, on prévoyait de porter cette capacité à plus de 130 millions de tonnes), sidérurgie (Tarente, Bagnoli-Naples, en construction Gioia Tauro au nord de Reggio di Calabria) avec une capacité actuelle de plus de 10 millions de tonnes.

7La seconde phase doit être théoriquement celle du développement des industries diverses par effet d'entraînement, accéléré par les facilités offertes par la puissance publique aux investisseurs privés, et notamment par la création de zones industrielles. Par nature, elle est exposée à un long délai de réalisation. La récession générale de l'économie italienne rend encore plus problématique la projection des effets d'entraînement sur le moyen terme. Elle invite aussi les investisseurs à rechercher les meilleurs taux de productivité en profitant de l'aide financière de l'Etat pour mettre en oeuvre les techniques les plus raffinées de production qui sont justement celles qui permettent de réaliser des économies sur les coûts de main-d'oeuvre et accélèrent les processus d'évolution désormais classiques de surqualification des cadres et de sous-qualification du reste du personnel. L'insuffisance des infrastructures de formation a pour effet l'appel à ces cadres du Nord, le Sud fournissant seulement la main-d'oeuvre la moins payée et dont l'automation de multiples séries de production réduit le taux de création d'emplois par rapport aux quantités produites.

8La position et la nature de l'espace géographique jouent contre l'industrialisation du Mezzogiorno. La production régionale d'énergie repose presque exclusivement sur des importations de fuel : les 9/10 èmes des 35 milliards de Kwh. (24 % de la production nationale d'électricité) sont produits dans ces centrales thermiques chauffées au mazout. Les matières premières pondéreuses doivent être transitées par mer, ce qui privilégie les installations portuaires. Les ports monopolisent la quasi-totalité des industries notables. La distance par rapport aux marchés des produits industriels d'usage et de consommation de l'Italie du Nord frappe les produits des industries du Sud d'une surcharge de coût de transport qui ne peut être supportée sans dommage que par des produits chers où la qualité du travail et l'application des investissements de production interviennent de manière importante dans la valeur ajoutée. Or, jusqu'à présent, l'environnement technologique et culturel du Mezzogiorno est moins favorable que celui de la plaine padane à la prolifération d'industries fines et d'industries de création qui ont besoin du voisinage d'autres activités de production et de recherche et du contact permanent avec les circuits de circulation de marchandises et d'information. On est surtout tenté d'y développer des industries à emploi de main-d'oeuvre peu qualifiée sur systèmes de production à haute productivité.

9Les statistiques peuvent faire illusion, dans la mesure où sont recensés comme ouvriers les très nombreux artisans, qui constituent une des catégories les plus caractéristiques des villes et des gros villages du Midi. Le nombre moyen de salariés par entreprise est inférieur à 5 dans le Midi, tandis qu'il est supérieur à 15 dans le Nord. Pourtant, même ainsi biaisées, les données numériques font apparaître la disparité de la distribution de l'emploi entre le Nord et le Midi. En 1971, le Mezzogiorno assurait moins de 800 000 emplois industriels, à peine 200 000 de plus qu'en 1951, sur 5,3 millions d'emplois industriels pour l'ensemble de l'Italie, soit 15 % seulement, alors que sa population totale est de 34 % de celle de l'Italie. Les quotients régionaux de produit net par tête sont significatifs des écarts qui subsistent entre les régions du Nord et celles du Sud : en 1974, environ 2 millions de lires au Piémont, en Ligurie et en Lombardie, plus de 1,5 million dans l'ensemble de l'Italie du Nord, 800 000 en Calabre, moins d'un million en Campanie, en Basilicate, juste un million dans la Pouille, en Sicile et en Sardaigne. En prenant pour base 100, le quotient national, la Lombardie et la Ligurie dépassent le taux de 140, la Calabre est à l'indice 53, la Campanie à l'indice 71 et la Sicile à l'indice 74. Salaires horaires, possibilités de promotion professionnelle et d'embauche dans des secteurs différenciés restent plus avantageux dans le Nord. Les sociétés industrielles du Piémont, de Lombardie, de l'Emilie Romagne, de la Vénétie, ont fait massivement appel aux réserves de main-d'oeuvre du Sud lors de la période dite du miracle italien, la décennie 1960. En une dizaine d'années, l'Italie du nord a attiré plus d'un million et demi d'originaires du Mezzogiorno.

10La dynamique démographique du Midi s'en est trouvée considérablement modifiée. Jusqu'au milieu de la décennie 1950, le Mezzogiorno se différenciait du Nord par un taux de natalité nettement supérieur : 25 ‰ en moyenne, contre 15 ou moins de 15 dans la plaine padane (moyenne pour l'Italie 18 ‰)_. En 1971, seules la Basilicate et la Campanie atteignent 20 ‰ (moyenne italienne 15). Cette baisse résulte de deux phénomènes concurrents : le vieillissement de la population, consécutif au départ de jeunes travailleurs et de jeunes ménages vers l'Italie du Nord, et la réduction de la fécondité des familles méridionales consécutive à une mutation rapide des mœurs liée à l'industrialisation. Le poids démographique du Midi a sensiblement baissé en 25 ans : 37 % de la population italienne en 1951, 34 % en 1976. Dans l'immédiat, le Mezzogiorno supporte encore une pression considérable de demandes d'emplois, mais la proportion des jeunes a diminué, et certaines provinces qui ont alimenté des courants migratoires importants souffrent aujourd'hui d'une certaine pénurie d'adultes jeunes capables de répondre à la demande de nouvelles entreprises, en Basilicate notamment. Tout se passe comme si la migration de force de travail vers le Nord avait été plus rapide que la migration de création d'emplois vers le Midi.

11L'industrialisation, pour embryonnaire qu'elle soit, et plus encore le développement des activités tertiaires, ont accéléré les processus de migrations intérieures au Midi, des campagnes vers les villes : Naples a gagné en vingt ans 300 000 habitants sans tenir compte de l'urbanisation des communes limitrophes, Bari 100 000, Palerme 150 000, Catane 100 000 habitants, malgré l'intensité de la migration générale vers le Nord. L'urbanisation est, pour une part, une urbanisation sauvage, qui préoccupe les pouvoirs publics.

12Les comportements sociaux et psycho-sociaux sont différents de ce qu'ils étaient dans les villages et les petites villes de l'intérieur. La main-d'oeuvre du Midi, urbanisée, est remuante, sujette à de brusques accès de fièvre. Elle décourage certaines initiatives de transfert ou de création d'industries de la part du secteur privé, alors qu'elle continue par sa présence à appeler et S justifier des opérations lourdes de la part de l'Etat comme la construction du complexe sidérurgique de Gioia Tauro.

13Le Mezzogiorno change et change vite, mais les problèmes succèdent aux problèmes et la disparité entre le Nord et le Midi demeure.