Foyers industriels nouveaux en Amérique latine, Afrique noire et Asie
|III. Diversités des modèles nationaux d'industrialisation
L’impact de l’industrialisation en Asie du Sud-Est : Djakarta, Bangkok, Singapour
Texte intégral
1Il y a en Asie du Sud-Est, en dehors des implantations industrielles du Vietnam du Nord, dans le cadre d'une économie socialiste (où il a été tenté de donner priorité à l'industrie lourde), deux types industriels :
- une industrie destinée à se substituer aux importations ; cette industrie est localisée dans les capitales plus ou moins macrocéphales des différentes nations : Rangoon, Bangkok, Phnom Penh (avant 1975), Saïgon (avant 1975), Jakarta, Manille ; cette industrie porte sur des fabrications simples, exigeant peu de capitaux et, à peu près, aucun apport technologique important (industries alimentaires, textiles) ; elle prolonge l'artisanat local ; elle est destinée aux besoins nationaux et est, généralement, protégée ; elle a été, souvent, favorisée par les Gouvernements mais a bénéficié surtout de la présence et de l'activité des minorités chinoises. Cette industrie a un impact limité.
- une industrie destinée à l'exportation sur les marchés nationaux et internationaux ; elle a porté à l'origine sur des fabrications bon marché, à faible investissement technologique ; elle porte de plus en plus sur des produits élaborés ; elle entraîne les premières implantations d'industries lourdes ; elle bénéficie de capitaux locaux mais aussi de capitaux et d'apports techniques internationaux ; elle repose sur la grande habileté d'une main-d’œuvre bon marché. Telle est l'industrie de Singapour qui a fait de cet état l'état le plus évolué de l'Asie du Sud-Est ; cette industrie a les mêmes caractères que celle de Hong Kong, de Taïwan, de la Corée du Sud.
2I. Le premier type d'industrialisation n'est pas particulièrement original, sauf par le rôle que jouent les minorités chinoises.
3L'industrie s'est installée dans les capitales (ceci est moins marqué en Indonésie où Surabaya et Medan sont également des centres industriels). Ceci s'explique aisément puisque les capitales sont les seuls centres de décision et, qu'en outre, ces capitales sont des ports - et parfois même, comme Rangoon et Bangkok, le seul port de la nation-.
4Les industries sont des industries légères, de transformation, outre les traditionnelles rizeries et scieries. Ainsi, à Rangoon : filature et tissage de coton (à Thamaing), de soie, de jute ; produits pharmaceutiques, conserverie de poisson ; s'y ajoutent une cimenterie, une raffinerie de pétrole (à Syriam) et même une aciérie électrique. De même à Jakarta : brasseries, cigarettes, montages de bicyclettes (Bersumig), d'automobiles (G.M.C.), pneumatiques, savonneries (Unilever), chaussures (Bata), peintures et vernis, et surtout, industries textiles et industries alimentaires... Ou encore, à Bangkok. Ce secteur industriel doit son existence à la permanence de barrières douanières, à l'abri desquelles il est quelque peu stagnant. Il faut noter, depuis l'Indépendance, le désintérêt pour l'industrie de la bourgeoisie nationale.
5Faiblesse de trois sortes :
- fractionnement des activités en une multitude d'unités productrices à caractère artisanal,
- inégal développement des différentes branches industrielles,
- répartition extrêmement disparate.
- 1 Cf. B. DORLEANS "L'Economie indonésienne", p. 55.
Les industries alimentaires sont beaucoup mieux a (...)
6Cette industrialisation n'a qu'un impact extrêmement limité, non seulement dans la nation mais même dans la ville elle-même : c'est ainsi que l'industrie n'emploierait que 53 000 ouvriers (en 222 établissements) à Jakarta, sur une population de plus de 5 millions de personnes ; alors que 300 000 bedjaks (cyclo-pousses) feraient vivre 1 200 000 personnes (B. Dorléans). A Jakarta, il s'agit de petites entreprises ; la main-d’œuvre présente des caractères d'instabilité : les ouvriers quittent le travail quand ils ont quelque argent et peuvent payer leurs dettes au village1.
7Le capital étranger est important : capitaux américains et, de plus en plus, capitaux japonais. A Rangoon, il s'agit non pas de capital mais d'aide technique : R.D.A. pour l'aciérie, Japon pour la conserverie de poisson.
8La meilleure description de ce type industriel a été donnée par Rachel Kamelgarn "Les industries au Cambodge" (in Comité des Travaux Historiques et Scientifiques. Section de Géographie, 1966, Tome LXXIX pp. 43-165). Deux caractères présentent, semble-t-il, quelque originalité. D'abord l'intervention de l'Etat : soit qu'il crée des usines (Phnom Penh), soit qu'il organise lui-même l'industrialisation (Greater Rangoon Industrial Development Scheme), soit qu'au contraire il avantage les investisseurs étrangers et nationaux ("Industrial Investment Promotion Act 1959-62 pour Bangkok).
9Ensuite, surtout, le rôle essentiel des minorités chinoises. Ces minorités fournissent à la fois le capital, les habitudes techniques car les usines succèdent en quelque sorte à l'artisanat traditionnel chinois qui fournit des produits de grande consommation bon marché et enfin une main-d’œuvre qui, étant d'origine étrangère (chinoise) est relativement stable (et en outre très habile). Cet artisanat, cette main-d’œuvre, ces capitaux et en outre l'existence d'un remarquable réseau commercial, également chinois, sont sans équivalent, dans le reste du monde tropical. Une étude très remarquable a été faite de ces milieux chinois par Tsai Mawkuey : "Les Chinois au Sud-Vietman" (in Comité des Travaux Historiques et Scientifiques. Mémoires de la Section de Géographie, 1968).
10II. Le deuxième type industriel, réalisé à Singapour (588 km2, 2 250 000 habitants en 1975), est entièrement différent.
11Il y eut d'abord, à l'époque britannique, des industries liées à la fonction essentielle de la ville, la fonction de port d'entrepôt pour toute l'Asie du Sud-Est et surtout pour la Péninsule Malaise et l'Insulinde : traitement du caoutchouc, constructions navales, scieries. A l'époque de la Fédération de Malaisie (indépendante en 1957) et surtout depuis l'autonomie (1959), Singapour développa une industrie très semblable à celle des capitales dont il a été parlé : industrie légère destinée à limiter les importations avec comme marché la Péninsule Malaise, avec laquelle de 1963 à 1965, Singapour avait entamé des négociations pour la conclusion d'un marché commun ; des tarifs et quotas furent imposés sur un grand nombre d'articles de consommation importés. Il s'agissait de fournir du travail à des milliers de jeunes gens qui se présentaient chaque année sur le marché du travail.
- 2 Jurong : vaste zone conquise à partir de 1961 sur des marais asséchés. En 1974, 543 établissements (...)
12Après l'Indépendance (1965), Singapour qui savait devoir perdre son rôle de grande base navale britannique, entreprit de se doter au contraire d'une industrie exportatrice. Les faits essentiels furent l'Economie Expansion Incentives Acts accordant des avantages fiscaux aux exportateurs, l'appel au capital étranger (les entreprises pionnières bénéficient de 5 ans de franchise fiscale), et la création d'une vaste zone à industrialiser, à l'Ouest de l'île, à Jurong2.
- 3 En août 1968, le Parlement a voté deux lois régissant les relations du travail et encourageant la (...)
13Les progrès industriels ont été extraordinairement rapides : de 1967 à 1971, ils ont été de 12 % par an. L'industrie qui représentait en 1959 8,6 % du PNB, représentait en 1970, 20 %, employant 126 000 ouvriers dans 1825 établissements (au lieu de 25 000 dans 531 établissements). En 1974, on compte 2 219 entreprises et 210 000 ouvriers (sur une population active de 700 000 personnes). La valeur de la production industrielle a été multipliée par 10, de 1965 à 19743. Les petites entreprises emploient encore 40 % de la main-d’œuvre.
14L'industrie du caoutchouc a cédé la première place, aux textiles (12 000 ouvriers), puis à l'électronique, enfin à la construction électrique et à l'industrie mécanique : on compte, en 1974, 28 000 ouvriers dans les "transport equipment" (en particulier, chantiers navals) et 48 910 dans "electric machinery and appliance" (Singapour est un des premiers fournisseurs mondiaux de composantes électroniques). Ainsi, les industries technologiquement simples cèdent peu à peu la place à des industries "sophistiquées". S'y ajoute une très puissante industrie du raffinage du pétrole (5 raffineries, un million de barils par jour, 1/3 de la production industrielle.
- 4 En 7 ans, les multinationales ont investi 1 500 millions $ : Philipps, Rockwell, General Electric, (...)
15Ces industries ont été créées en partie par des capitaux locaux, en partie par des sociétés étrangères (en 7 ans, les grandes entreprises multinationales ont investi 1 500 millions US s)américaines, anglaises, allemandes, japonaises, attirées par la haute valeur d'une main-d’œuvre qui n'est pas chère (la densité de la population est de 3 800 h/km2). On sait qu'une grande firme allemande (Rollei) fait monter à Singapour ses appareils de photographies4.
16Il ne s'agit pas d'une exportation "régionale" vers la Malaysia ou l'Indonésie, mais d'une exportation dans toute l'Asie du Sud-Est, voire dans le monde.
17Ce développement industriel n'a été possible que grâce à l'activité du port (Port of Singapore Authority : 62 500 000 T de trafic en 1973), les activités du "port franc" représentent plus de 50 % des exportations, les exportations de produits fabriqués localement s'accroissent à un rythme beaucoup plus rapide ; grâce aussi à l'existence du "réseau chinois de l'Asie du Sud-Est", réseau bancaire et commercial sur lequel P. Trolliet, à qui nous devons l'essentiel de cette documentation, prépare une thèse d'Etat de première importance. En 1973, on comptait 58 banques dont 1/4 était des banques locales : toutes les grandes banques internationales sont représentées.
18Les progrès récents font de Singapour le rival de Hong Kong, de Taïwan, de la Corée du Sud.
19L'impact de l'industrialisation est considérable. Il a, en partie résolu, le problème du sous-emploi, du non-emploi, et du chômage dans l'état le plus densément peuplé du monde, qui se trouve aussi être celui qui a, dans des conditions géographiques extraordinaires, le plus haut niveau de vie de l'Asie du Sud-Est (rappelons que la mortalité est la plus faible du monde, 5,2 ‰, que l'espérance de vie est de 68 ans, que l'analphabétisme a disparu, que le revenu par tête est de 1 500 US $).
20Depuis 1973, Singapour encourage les investissements d'une technologie très avancée et doit faciliter l'immigration.
Notes
1 Cf. B. DORLEANS "L'Economie indonésienne", p. 55.
Les industries alimentaires sont beaucoup mieux adaptées (Indomilk).
2 Jurong : vaste zone conquise à partir de 1961 sur des marais asséchés. En 1974, 543 établissements industriels employant 63 000 ouvriers. La zone industrielle, dans sa phase finale, s'étendra sur plus de 5 666 ha. Voies d'accès rapides et débarcadères permettant une manutention de 250 T/heure.
Au total, Singapour dispose de 13 zones industrielles. Les emplacements peuvent être loués 300 Frs. le m2/an. Des usines construites par le Gouvernement peuvent être utilisées pour 3 Frs à 9,60 Frs le m2 par mois.
3 En août 1968, le Parlement a voté deux lois régissant les relations du travail et encourageant la signature de conventions collectives de longue durée (3 à 5 ans). Ces industriels japonais, européens et américains trouvent une main-d’œuvre respectivement 3 fois, 8 fois et 20 fois moins chère que chez eux.
4 En 7 ans, les multinationales ont investi 1 500 millions $ : Philipps, Rockwell, General Electric, Timex, Rollei, Matsushita Electric. Timex ou Philipps fabriquent à Singapour l'équipement, les pièces, mais surtout l'outillage à l'intention de leurs installations dans le monde. Elles disposent d'un réseau de sous-traitance important.
© Éditions de l’IHEAL, 1978