1Les noms de Jamshedpur, Rourkela, Bokaro, Durgapur, ont largement franchi les frontières indiennes : la vallée de la Damodar et ses marges constituent un ensemble minier et industriel assez considérable pour le justifier. Mais il est, en terre indienne, bien d'autres centres industriels, extractifs ou non, souvent récents et beaucoup plus ponctuels, particulièrement en Inde du Sud. Exemple : Neyveli, en pays tamoul, complexe minier, énergétique et industriel fondé sur le lignite, le plus gros de l'Inde, l'un des plus gros d'Asie. Ce complexe offre une image de ce qu'a tenté de réaliser l'Inde indépendante, influencée dans une certaine mesure par l'exemple des plans soviétiques : tirer parti, avec l'aide étrangère, d'une ressource nationale jusque là négligée, pour tenter de combler un fort déficit énergétique, tout en développant des industries d'aval. Il offre aussi l'image des difficultés rencontrées.

I. — L’IMPÉRATIF ÉNERGÉTIQUE, CLÉ DE DÉVELOPPEMENT, OU POURQUOI NEYVELI ?

A. Croissance et rééquilibrage : un effort national au profit d'un Etat méridional

2L'Indépendance de l'Inde fit entrer rapidement l'ancienne colonie britannique dans l'ère des Plans Quinquennaux. Le premier (1951-1956) orienta ses efforts vers l'Agriculture et les Transports. Le second (1956-1961) inversa les priorités. Energie, industries et mines vinrent au premier rang, avec plus du tiers des dépenses effectives.

3L'impératif énergétique était en effet prioritaire et l'est resté. A preuve, l'estimation de la très sérieuse revue "Commerce" de Bombay, selon laquelle, en 1965, l'énergie consommée dans l'Union Indienne se répartissait comme suit :

• Energie humaine et animale : 39 %
• Bois et bouse de vache : 31 %
• Energie électrique : 30 %

4Au terme du second Plan, la consommation moyenne annuelle par habitant n'était encore que de 51 kwh (Japon = 1405 kwh. France = 1660 kwh. U.S.A. = 4780 kwh.), la capacité électrique installée provenant pour deux tiers de centrales thermiques (3,7 millions de kw) et pour un tiers de centrales hydroélectriques (1,9 Mkw). Le Nord, riche en charbon, l'emportait de très loin pour les centrales thermiques, et la frange montagneuse des Ghats Occidentaux abritait l'essentiel des centrales hydroélectriques. Pour le Tamilnad, mal pourvu jusque là, l'existence de lignite à Neyveli représentait donc un atout à saisir, et pour l'Union elle offrait l'occasion d'accroître la production nationale en équilibrant un peu la carte énergétique du pays, et sa carte industrielle, le Tamilnad, surtout réputé pour ses filatures et ses tissages, ne comptant guère d'industries lourdes. C'était aussi créer des milliers d'emplois dans un district essentiellement rural (88 % de ruraux) mais fort densément peuplé (280 habitants au km2 en 1961).

B. Le site de Neyveli et le gisement

5Le lignite avait été découvert par hasard en 1934 dans le district du South Arcot, à quelques 200 km au Sud de Madras, lors d'un forage de puits, en un de ces petits et bas plateaux de conglomérats et grès miopliocènes qui jalonnent, de Pondichéry à Madurai, le contact entre le socle précambrien pédiplané et les plaines alluviales bordant le Golfe du Bengale. Des sols rouges à tendance latéritique, des terres sèches ne comptant ni étangs ni canaux d'irrigation, à l'inverse des terroirs bordiers : c'était un milieu moins densément peuplé que le reste du district, et porteur d'environ 150 habitants au km2, regroupés en pauvres villages voués à la culture des millets et à la récolte des noix de cajou. Neyveli n’était alors, sur les marges Sud-Ouest du plateau qu'un village de taille moyenne (1 660 habitants en 1961). Sur ces marges, donc proche d'une route et d'une voie ferrée étroite menant, à vingt kilomètres de là, au grand axe routier et ferroviaire de l'Etat, conduisant de Madras au Sud par Vriddhachalam.

6Les premières investigations sérieuses commencèrent en 1945 et se poursuivirent après l'Indépendance. Le gisement se révéla d'importance : sous 50 à 80 mètres de morts-terrains, et sur 1 600 km2, un gîte de 3 à 25 m. d'épaisseur ; 2 milliards de tonnes de réserve, dont 200 millions concentrés sur 10 km2. C'est là qu'on décida d'ouvrir la mine, inaugurée en 1957 par Nehru lui-même, après que de longues expertises, partiellement étrangères aient été faites, et qu'ait été créée la NEYVELI LIGNITE CORPORATION, Compagnie nationale aux capitaux publics, entièrement contrôlée par le Gouvernement Central de New Delhi.

7Les travaux commencèrent réellement en 1959, et durent faire face à deux obstacles. Vu la profondeur du gisement on opta pour une mine à ciel ouvert, rendant nécessaire un gigantesque travail de déblaiement. Il fallut acheter à l'étranger - en R.F.A. en l'occurence, et avec prêts - une imposante machinerie : un excavateur géant et trois convoyeurs de plusieurs kilomètres de long. Pour exploiter 1 Mt de lignite, il fallait dégager d'abord, en moyenne, 5,7 Mt de morts-terrains, qui s'entassèrent à proximité en de véritables collines anthropiques. Autre problème : la présence, sous le gisement, d’une nappe d'eau à forte pression. Soixante énormes pompes furent installées qui en contrôlent le niveau et alimentent ainsi un lac artificiel, fort utile au demeurant pour le complexe industriel établi près de la mine.

C. Le complexe énergétique et Industriel : un vaste projet

8Le lignite ne pouvant être ni stocké ni transporté à longue distance, le risque de combustion spontanée par oxydation l'interdisant, il doit être exploité in situ, être transformé sur place en courant électrique. La mine n'est qu'un moyen, la fin majeure, mais non unique, étant la centrale thermique. Celle-ci fut commencée en 1959, avec l'aide de l'U.R.S.S. qui fournit prêts, techniciens et matériel. La première tranche, 50 méga watts (50 MW) fut achevée trois ans plus tard. Le but initial, 250 MW, fut porté quelques années après à 600 MW, objectif atteint en 1970, au terme d'un effort de dix ans. 600 MW de capacité, soit 26,5 % de la puissance installée au Tamilnad, et 3,5 % de la puissance installée indienne.

9Pareil potentiel fait aujourd'hui de Neyveli la plus grosse station thermique de l'Inde actuellement terminée. Seules quelques centrales hydroélectriques font mieux qu'elle. Mais d'autres stations thermiques plus puissantes sont en construction, telles Obra en Uttar Pradesh, Korba en Madhya Pradesh, Koradi au Maharashtra. Près d'un dixième du potentiel est consommé à Neyveli même, en amont et en aval de la centrale, le reste est vendu exclusivement au Taminaldu Electricity Board, administration d'Etat du pays tamoul, qui en assure la distribution. Il y joue un rôle essentiel, d'autant que pareille centrale ne dépend nullement des aléas climatiques qui perturbent si fâcheusement le fonctionnement des centrales hydroélectriques nourries de précipitations trop irrégulières.

10L'activité du complexe - du combinat pourrait-on dire - ne s'arrête pas là. Le lignite et l'énergie qu'il fournit ont permis d'implanter des industries d'aval auprès de la mine, sous l'initiative et le contrôle de la Compagnie nationale qui gère l'ensemble du complexe.

11Industries d'aval, à commencer par une importante fabrique d'engrais azotés, reconnaissable à ses grosses sphères métalliques. Elle devait fournir, par gazéification du lignite et traitement requérant l'usage d'une quinzaine de produits chimiques en partie importés, 152 000 t. d'engrais azotés par an.

12A ses côtés, fut érigée une usine de fabrication de briquettes de lignite, d'une capacité de production de 360 000 t. par an. 100 grammes de briquettes équivalent à 150 grammes de charbon de bois, c'était offrir une solution partielle au problème du déboisement, fort aigu en pays tamoul. Outre ces briquettes, l'usine fournit aussi des résidus combustibles industriels, point de départ d'une production de carbone actif, permettant de réduire dans cette mesure les besoins nationaux en coke. L'usine fournit encore des phénols, des acides, du goudron susceptible de remplacer le bitume obtenu à partir d'un pétrole largement importé, et toute une gamme de produits chimiques secondaires trouvant débouchés dans la fabrication de plastiques, de désinfectants, voire de produits pharmaceutiques.

13Ajoutons, dernier élément du complexe, une usine de lavage traitant l'argile blanche contenue dans une part des morts-terrains et dégageant quelques milliers de tonnes par an, transformées en céramiques industrielles.

14La combustion du lignite abandonnant des dizaines de milliers de tonnes de résidus transformables en pouzzolanes artificielles, le complexe offre en sus un palliatif partiel à la constante pénurie de ciment frappant le pays.

15Pénurie d'énergie, pénurie d'hydrocarbures, pénurie de ciment, pénurie de bois, pénurie d'engrais, économie de coke : Neyveli devait à divers degrés, contribuer à la solution de ces problèmes, au profit prioritaire du Tamilnad, y développer l'industrie lourde, certes, mais aussi y accroître le bien-être de chacun en multipliant l'électrification publique ou domestique des villes ou des villages, y encourager l'agriculture moderne, fondée sur l'usage d'engrais chimiques et le recours aux puits d'irrigation à moteur électrique, bref, affermir les bases énergétiques d'un véritable développement économique, fortifié de productions annexes stimulant bien plus que la seule industrie lourde.

II. — LA VILLE NOUVELLE DE NEYVELI

A. Une ville-champignon de taille modeste

16Un tel complexe minier, énergétique, industriel, établi en un milieu rural peu favorisé, a donné naissance à une ville nouvelle Neyveli Township, gérée elle aussi par la NEYVELI LIGNITE CORPORATION. Ville-champignon née en 1957, et comptant 58 000 habitants en 1971, elle est sise sur un fragment du territoire contrôlé par la Compagnie, territoire couvrant en totalité 5 anciens finages villageois et en partie quatre autres, soit 41 km2. La densité de population de l'ensemble (1 421 habitants au km2) n'est guère significative, puisque l'essentiel de ce territoire porte les vastes installations du complexe, et surtout des terres appropriées mais toujours rurales, réserves minières.

17Lancé en plein second Plan Quinquennal, le plan de l'industrie lourde par excellence, pareil complexe supposait un effort d'urbanisation influencé lui aussi, dans une certaine mesure, par l'exemple soviétique. La ville nouvelle, baptisée Neyveli Township pour la distinguer du village éponyme sis plus au Sud, fut conçue comme une cité-jardin modèle, érigée pour les travailleurs et concrétisant les concepts socialistes - inscrits dans la Constitution - de la Nation. Ville planifiée donc, aux vastes espaces, aux larges rues, construite au Sud du complexe industriel pour s'abriter de ses fumées, et pourvue de quantités d'équipements publics, marchés, hôpital, maternité, écoles, clubs, cinémas, parcs, la plupart des quelques 9 000 maisons étant électrifiées. En une douzaine d'années, la ville bâtie de toutes pièces prit le troisième rang des villes du district derrière Cuddalore, le chef-lieu administratif portuaire (100 000 habitants) et Villupuram, carrefour ferroviaire et marché agricole (60 000 habitants).

B. La spécificité de Neyveli

18Quelques indicateurs statistiques, issus du recensement de 1971, permettront de mieux saisir la réalité de la ville en la comparant à Villupuram, de taille très semblable, et à Chidambaram, ville religieuse et commerçante millénaire, un peu plus petite.

19Eléments de comparaison socio-démographique :

20Il apparaît à l'évidence, même en faisant abstraction du chiffre de densité, non représentatif, que Neyveli offre quelques sujets de satisfaction aux urbanistes qui l'ont conçue : les habitants sont logés plus à l'aise, les logements sont plus confortables, la ville est mieux équipée en établissements publics que les villes-témoins.

21Pareille cité et pareil complexe supposent évidemment bien des mouvements de population.

22Départs, d'abord, d'un certain nombre de villageois traditionnellement implantés sur des terres désormais converties à la grande industrie : 1 600 familles furent déplacées, avec compensations financières et foncières. Le mouvement fit naître de nouveaux villages, par exemple, Vijayamanagaram, construit à une vingtaine de kilomètres de Neyveli, sur l'emplacement d'une "forêt protégée" défrichée pour la circonstance. Mais une bonne part des bénéficiaires, à qui en moyenne un hectare fut offert, préférèrent rester chez eux, s'employer à Neyveli, et louer une nouvelle terre.

23Le mouvement d'attraction, lui, s'étendit bien au-delà du site d'implantation du complexe, la Compagnie employant à elle seule plus de 20 000 personnes : 17 000 ouvriers, plus d'un millier d'ingénieurs ou de techniciens indiens, près de 3 000 gestionnaires et bureaucrates. Comme toujours en pareil cas, plus la qualification est minime, plus le recrutement est local. En ce sens Neyveli a contribué à réduire - trop peu encore - un sous-emploi chronique dans sa région d'implantation. Le South Arcot ou les districts voisins ont pu fournir sans difficulté la main-d’œuvre non qualifiée, et une part des travailleurs vivent encore dans les villages périphériques proches du complexe dont la population a, en dix ans, crû deux fois plus vite que la moyenne de la population rurale de l'ensemble du district.

24Pour le reste, le recrutement s'est fait pour l'essentiel au Tamilnad même, mais une fraction des cadres est venue d'ailleurs (du Kérala en particulier), voire de l'étranger : la ville a compté jusqu'à 250 spécialistes européens, surtout Ouest-Allemands et Soviétiques.

25Au total 58 000 personnes à Neyveli même, plus une surcroissance des villages voisins d'environ 8 000 autres personnes : le complexe a attiré à lui environ 66 000 habitants ou un peu moins, si l'on tient compte des quelques milliers de villageois préalablement établis sur son sol. Ce n'est certes point négligeable, mais c'est trop peu pour être le fruit d'un véritable exode rural de masse, et c'est encore trop peu pour que Neyveli soit devenu un authentique pôle de développement comparable aux grandes cités industrielles, commerciales, administratives, bancaires, du pays tamoul, telles Coimbatore ou Tiruchirappalli, cinq fois plus peuplées, sans parler bien sûr de Madras.

C. Une ville non encore diversifiée

26Cette attraction de 60 000 personnes s'est faite essentiellement, et c'est un problème, en fonction des emplois créés par la LIGNITE NEYVELI CORPORATION et par sa ville. Les initiatives privées n'ont pas suivi, et aucune entreprise notable ne s'est implantée à proximité du complexe pour tirer parti sur place de ses productions. La ville est restée exagérément dépendante de la Compagnie, et demeure il est vrai encore trop mal desservie : si une nouvelle route relie désormais Neyveli à Cuddalore par le plateau, l'infrastructure ferroviaire date encore d'un autre âge.

27La part des travailleurs du secteur secondaire, 62,5 % des actifs, donne la mesure de sa spécialisation professionnelle. Certes, il est probable que les salariés de la NEYVELI LIGNITE CORPORATION voués aux transports lourds de la Compagnie, ont été inclus dans ce chiffre lors du recensement (d'où le faible 1,5 % de la colonne n^o 6 du tableau suivant. En revanche, le reste ne prête pas à équivoque : guère de cultivateurs citadins, infiniment peu d'artisans, et quatre fois moins de commerçants que dans les villes témoins. La nouvelle cité compte il est vrai, un taux d'alphabétisation proche de 60 %, et un taux d'activité, 27 % d'actifs par rapport à la population totale, très voisins de ceux de Villupuram ou de Chidambaram. Mais il n'empêche : en dépit de ses équipements publics soignés, qui forment le second poste d'emploi, et de sa taille, Neyveli n'a pas encore harmonisé sa structure socio-professionnelle, donc sa vie même.

28On pourrait croire que ce déséquilibre témoigne d'une certaine façon du succès de l'entreprise industrielle. Il n'en est rien, car le complexe connaît à tous les niveaux des difficultés de grande ampleur.

29Structure socio-professionnelle en % des actifs en 1971

III. — L’ÉCHEC PRÉSENT DE NEYVELI

A. Pourquoi échec ?

30Rappelons le but initial : contribuer largement au rééquilibrage énergétique de l'Union, au profit du Tamilnad, en nourrissant en surplus des industries dérivées importantes. Les objectifs moyens annuels étaient les suivants :

• extraction du lignite : 3,5 puis 6,5 M.t.
• capacité de production de la centrale thermique : 250 puis 600 MW.
• Fabrication d'engrais azotés : 152 000 tonnes
• Fabrication de briquettes combustibles : 360 000 tonnes

31La centrale et les usines érigées répondirent aux objectifs fixés par la capacité de production. Mais non la mine, c'était vouer le complexe à la non-rentabilité, par défaut de matières premières.

32Jamais, en effet, la Compagnie ne put extraire les 6,5 Mt de lignite requis par le plein fonctionnement du complexe, la production ne dépassant guère 4 millions. Les difficultés d'extraction l'expliquent. Il semble qu'on ait sous-estimé au départ le problème de déblaiement des morts-terrains. L'énorme machinerie d'excavateurs et de convoyeurs importée de R.F.A. - sans avoir assez fait jouer la concurrence entre fournisseurs, autre erreur - fut soumise à rude épreuve. Défectuosités, entretien parfois insuffisant, pannes, inéluctable usure d'un matériel prévu pour durer un peu plus de 15 ans - et nous sommes au terme -, voilà autant de faiblesses en cause.

33Faute d'une mine assez productrice, la centrale thermique n'a jamais pu fournir son plein potentiel. En dix ans, de 1966 à 1976, sa capacité théorique de production a doublé, mais la production effective d’électricité n'a cru que de 60 %, le déficit étant encore augmenté par de fortes pertes de transmission, de l'ordre de 18 %.

34Bien entendu, le complexe en son entier a accusé le coup. Les usines annexes tournent à bas régime, voire s'arrêtent de temps à autre. En 1972 par exemple, l'usine d'engrais et celle de briquettes ont été fermées quatre mois par manque de combustible. D'autres problèmes, spécifiques ceux-ci, aggravent la situation. D'une part les briquettes ne trouvent pas de preneur comme on s'y attendait, et la consommation domestique est faible ; d'autre part l'usage de procédés périmés pour la gazéification du lignite amoindrit la production et hausse les coûts : l'engrais de Neyveli n'est pas compétitif. En 1972, l'usine de briquettes ne tourna qu'à 15 % de sa capacité, et celle d'engrais à 35 ». Depuis la situation ne s'est pas sensiblement améliorée.

35Le bilan financier de l'ensemble de l'entreprise est donc désastreux. Dans l'ensemble du complexe, de l'origine à 1973, 1 900 000 000 Roupies ont été investis, plus d'un milliard de Francs lourds. Résultat : un déficit cumulé de 580 M Rs, soit environ 320 M Francs. Pour tenter de redresser la situation, la Compagnie adopta des mesures de secours. Elle décida de convertir l/6ème de la capacité de la centrale thermique aux hydrocarbures. Symbole de l'échec s'il en est, et symbole mal venu : la commande du nouveau matériel était passée quand on apprit la flambée des prix pétroliers.

36Le vrai recours était de revoir de fond en comble le fonctionnement du complexe, en changeant le matériel inadéquat, afin d'extraire enfin les 6,5 M.t. de lignite requis. Au dernier moment, le Cinquième Plan pour 1974-1979 admit le fait et adjugea une première tranche de 310 M. Rs. Mais les planificateurs ne pouvaient prévoir alors l'inflation galopante qui allait frapper leur pays, et aussi l'étranger fournisseur d'une bonne part de nouveau matériel nécessaire.

B. Quel avenir pour Neyveli ?

37Neyveli ne tint donc pas ses promesses. Bien que sa production électrique soit essentielle (27 % de la population du Tamilnad en 1973-1974), elle ne peut mettre un terme à la pénurie d'énergie dont souffre l'Etat.

38Les centrales thermiques étant insuffisantes, et les centrales hydroélectriques inévitablement soumises aux aléas pluviométriques, le pays tamoul vit toujours, en saison sèche, sous la menace de coupures de courant de grande ampleur. Entendons, comme ce fut le cas en 1973, en 1974, en 1975, une distribution d'électricité amputée, de quelques semaines à quelques mois, de 20, 40, ou 50 %, voire, ce fut le cas quelque temps en 1973, de 75 %. On imagine les conséquences de pareilles crises. Il faut chaque fois difficilement établir des priorités, et chacun tente d'avoir la meilleure part, les grosses industries vitales, les petites entreprises totalisant un fort personnel, les agriculteurs pratiquant la riziculture irriguée par puits à pompe électrique, pompes d'autant plus indispensables que la saison est anormalement sèche. Toute l'économie tombe ainsi, à divers degrés, sous le coup de la pénurie d'énergie, aussi bien l'industrie mettant son personnel en chômage technique (aux pires jours de 1973, 50 000 petites entreprises employant un million de travailleurs ont fermé temporairement leurs portes), que l'agriculture vivrière moderne, celle-là même qu'appellent de leurs voeux tant de discours, celle-là même qui requiert engrais chimiques et énergie qu'en dépit de Neyveli le pays tamoul comme l'Union Indienne dans son ensemble doivent importer.

39Devant l'actuel échec de Neyveli, deux voies s'offraient aux responsables du Gouvernement Central. Accepter le verdict des faits, et, par prudence, limiter les investissements à venir était possible. Mais comment justifier aux yeux de l'opinion, une entreprise si largement déficitaire, mais qu'il ne pouvait être question de fermer ? L'autre voie l'emporta, consistant à l'inverse à investir de nouveau d'énormes sommes, pour que Neyveli franchisse enfin pour de bon le seuil de décollage, ce qui impliquait une nouvelle conception du projet. La Compagnie elle-même, par la voix de ses dirigeants, le Gouvernement Tamoul et - rarissime unanimité - l'ensemble des membres de l'Assemblée de Madras plaidèrent tant pour cette voie qu'en 1975, le Gouvernement Central en accepta finalement le principe : la mine actuelle, nous le savons, doit être modernisée, et en outre, une seconde mine à ciel ouvert est promise, ainsi qu'une seconde centrale thermique, géante, de 1000 MW de potentiel.

40Compréhensible pari sur l'avenir, mais quel gouffre d'argent ! La seule expansion du premier projet (porter la production de la mine n^o 1 à 6,5 M t) requerra au moins 870 M Rs, et le second complexe coûtera au minimum 6 500 M Rs, prix estimés en 1975, soit environ 3,5 milliards de Francs, dont 60 % pour la seule centrale. Au minimum, car lenteurs administratives, obtention de crédits en devises pour la part de matériel importé (la R.F.A. l'emportera encore semble-t-il sur la R.D.A.), obtention d'un prêt de la Banque Mondiale, délais de fabrication et d'acheminement nécessitent des années de préparatifs, que suivent des années de mise en place : bien assez pour faire monter les coûts.

41En fait, l'Inde n'a pas le choix. Le Tamilnad aura besoin en 1978-1979 de 3 620 MW, alors que sa capacité - et non son effective production - ne sera que de 2 200 MW, soit un déficit minimum de 40 %, en dépit de nouveaux équipements. Car là est le problème : les besoins, stimulés par les progrès de l'industrialisation, de l'agriculture technicienne, de l'électrification rurale (le Talminad vient en tête sur ce plan, avec 97 % de ses villages reliés au réseau), ces besoins croissent plus vite que les réalisations.

42Les efforts indiens ne sont pourtant pas négligeables. L'Inde a engagé des recherches sur l'énergie solaire, sur l'énergie marémotrice, sur l'énergie géothermique. Elle continue à multiplier les immenses barrages ; a repris en main les Compagnies charbonnières, nationalisées en 1972-1973 ; a découvert des gisements de gaz très prometteurs en Assam ; a commencé à exploiter, en 1976, le pétrole sous-marin au large de Bombay. Elle fait, en ce crucial domaine énergétique, flèche de tout bois, et multiplie aussi bien les centrales nucléaires - la première fonctionne depuis 1969 - que les petites unités domestiques rurales de production de gaz par fermentation de la bouse de vache (gobar gas plant)...

43Au Tamilnad même, tandis que sont menées des recherches pétrolières en mer, l'équipement se poursuit. Sont en construction une nouvelle tranche de la station thermique d'Ennore, près de Madras, une nouvelle station, au charbon du Nord elle aussi, à Tuticorin, port du Sud, et une centrale nucléaire à Kalpakkam sur la côte également, soit un potentiel de près de 800 MW au total. Par ailleurs, aux marges de l'Etat, le Kérala vient d'achever la centrale hydroélectrique d'Idikki (780 MW), qui profitera largement au Tamilnad, le Kérala étant un des très rares Etats de l'Union à produire couramment des surplus d'énergie. Parallèlement, l'Inde est en train de doubler son potentiel de production d'engrais azotés.

44Encore faudra-t-il que ces nouveaux efforts portent leurs fruits, mieux que n'a pu le faire Neyveli. Réflexion qui pose un dernier problème.

IV. — NEYVELI : UNE CERTAINE IMAGE DE L’INDE ?

45Pour tenter de mieux juger de l'aventure de Neyveli, il est indispensable de prendre en compte, au moins rapidement, l'Inde entière. Faire de Neyveli l'image exemplaire de l'échec indien serait abusivement généraliser. Il est en effet des secteurs économiques qui témoignent d'une plus grande vitalité ; des entreprises, fussent-elles d'Etat, animées d'un plus grand dynamisme. Par exemple, le complexe sidérurgique de Rourkela, construit en Orissa pendant le Second Plan : 228 M Rs de bénéfice en 1974-75, une production d'acier (1,17 Mt) et d'engrais (0,33 Mt) correspondant en 1976-77 à respectivement 96 % et 88 % de la capacité de production, une centaine de petites entreprises (3 000 emplois) attirées près du complexe. L'échec n'est donc pas inéluctable. D'autant que l'exemple de Neyveli est particulièrement noir : la Compagnie est dans le triste groupe des cinq entreprises publiques perdant le plus d'argent, après Hindustan Steel et Heavy Engineering Corporation, avant Indian Drugs and Pharmaceuticals et Mining and Allied Machinary Corporation.

46Liste intéressante à double titre, par la diversité des activités qu'elle illustre - extraction minière, industrie lourde, machines-outils, industries légères -, et parce qu'au sein de ces mêmes activités on trouve à travers l'Inde, des entreprises publiques ou non qui réussissent.

47Le bilan d'ensemble de l'industrialisation de l'Inde est le fruit de ces contradictions. Bilan décevant à coup sûr, malgré d'incontestables progrès, qu'illustrent ici les taux de croissance de quelques productions décisives pour les 25 dernières années (soulignons qu'en 20 ans, de 1951 à 1971, la population de l'Union a crû de 52 %) :

48Bien sûr, ces chiffres témoignent d'un réel effort. Mais leur éloquence peut tromper. Encore faudrait-il comparer les résultats obtenus aux espoirs préalablement affichés, et le plus souvent il faudrait alors en rabattre, comme Neyveli, car rares sont les secteurs où les usines tournent à plein rendement, deux secteurs clefs de la construction nationale le montrant assez, l'acier (production des six complexes majeurs = 59 %· de leur capacité de production en 1974-75), et le ciment (69 % de la capacité de production).

49Quant au pourquoi de ces lacunes, de cette course toujours recommencée vers une raisonnable abondance, vers l'autonomie nationale, vers le réel développement économique... Neyveli apporte certes des éléments de réponse : sous-estimation des difficultés techniques ; dépendance excessive envers l'"aide" étrangère : mauvaise planification des besoins réels de matière première ; surestimation du marché ouvert aux sous-produits ; incapacité à atteindre les objectifs fixés ; reconversions partielles et temporaires, mais coûteuses ; hésitations et délais administratifs et gouvernementaux accroissent les problèmes financiers déjà aggravés par l'inflation nationale et internationale ; faible effet d'entraînement sur l'économie régionale. Mais au-delà, il faudrait soumettre à l'analyse tout le système indien et son infrastructure politique, alors que les cercles vicieux s'additionnent en un pays où coexistent puissances d'argent et bureaucratie, où la pauvreté qu'on prétend combattre (250 millions de miséreux, chiffre officiel) restreint les moyens mêmes de la lutte, et à l'amont, par sous-qualification, et à l'aval, par anémie du marché. Les planificateurs pensaient, en jetant les bases immensément coûteuses d'un équipement énergétique et lourd, résoudre indirectement le problème de l'emploi, en suscitant par contrecoup des activités nouvelles : il reste 40 M. de chômeurs officiels...

50Choisir entre la grande industrie de Nehru et l'artisanat de Gandhi est sans doute un faux dilemne : les deux sont indispensables à l'Inde d'aujourd'hui. Mais du moins un impératif est-il catégorique, celui de l'énergie, Neyveli le montre trop bien. A mal planifier et mal prévoir, on tend trop souvent à mettre la charrue avant les bœufs, en créant de fragiles petites entreprises vite affaiblies par la pénurie d'énergie - qui n'est point toujours la seule à sévir-, en électrifiant des villages où le progrès tient plus à quelques lampadaires publics qu'à un équipement véritablement domestique, en multipliant les puits d'irrigation qui attendent des mois un incertain branchement. L'Inde fait assurément mieux de jour en jour, mais ce mieux-même suscite des besoins accrus et insastifaits.

51Admettons donc l'impératif énergétique, sans préjuger des techniques qui les satisferont à moyen ou long terme : l'avenir prévisible accorde la part belle aux gros complexes ponctuels, comme Neyveli. Admettons donc la nécessité d'un Neyveli-bis. Reste le grand problème : quel type d'économie, donc quelle société et quelle civilisation feront, délibérément ou non, naître pareils efforts ? L'hétérogénéité du nouveau parti au pouvoir, où coexistent socialistes modérés, austères gandhiens et chauds partisans du libéralisme économique, le montre assez : aucune réponse claire ne peut être à ce jour avancée, en une Inde qui, depuis l'Indépendance, cherche toujours sa voie.

FICHE DE PRÉSENTATION DU COMPLEXE DE NEYVELI (INDE DU SUD)

1. Localisation

52Inde du Sud. Etat du Tamilnad. District du South Arcot.

53Entre la mer et l'axe de circulation majeur de l'Etat, à environ 200 km au S.W. de Madras, en un milieu rural sec, traditionnel et pauvre.

2. Etapes de mise en place

3. Autorités responsables

54Le Gouvernement Central à 100 % : la N.L.C. est une compagnie nationale.

4. Composantes du complexe

55- Mine de lignite à ciel ouvert. Objectif : 6,5 Mt par an

56- Centrale thermique. Capacité installée : 600 MW

57- Usine d'engrais azotés. Objectif : 152 000 t par an + sous-produits

58- Usine de fabrication de briquettes de lignite et de carbonisation. Objectif : 380 000 t par an + sous-produits

59- Usine de lavage d'argile : 5 000 t par an de céramique

60Toute l'énergie nécessaire au complexe était produite sur place jusqu'en 1974, à partir du lignite. Depuis environ 15 à 20 % dérivent des hydrocarbures (à cette date l'Inde importait 65 % de son pétrole brut).

61Le lignite reste cependant de très loin la matière première essentielle. L'usine d'engrais nécessite en outre 2 000 t par an d'agents chimiques divers, dont 800 importées.

62La production d'électricité (autoconsommation du complexe exclue), est vendue en totalité au Tamilnadu Electricity Board, Compagnie d'Etat ayant le monopole de l'achat et la distribution publique.

63L'engrais, les briquettes, la céramique, les divers sous-produits chimiques ou autres sont écoulés sur le marché national, et surtout au Tamilnad.

5. Taille du foyer

64Neyveli est le seul complexe d'importance établi en Inde sur le lignite.

• la mine : la seule grande mine de lignite en Inde. A produit 3 M. t. en 1974, l'Inde produisant alors 83 M.t. de houille (par comparaison la R.D.A. produit environ 250 M.t. de lignite par an vers 1965).
• la centrale : la plus grosse centrale thermique de l'Inde actuellement terminée (600 MW). Deux centrales hydroélectriques sont plus puissantes.
• l'usine d'engrais : la plus grande de ce type en Asie, par sa capacité théorique.
  Par sa production effective = 2 à 4 % de la production indienne.
• l'usine de briquettes et de carbonisation : par sa capacité théorique, la seconde du monde après la R.F.A.

6. Données statistiques

7 L'ensemble urbain lié au foyer

65Une ville nouvelle et planifiée de 58 000 habitants en 1971 (3ème du district).

NEYVELI : QUESTIONS TYPE

A. Place du foyer à différentes échelles

661) A l'échelle nationale : accroissement non négligeable - quoique encore insuffisant - du potentiel énergétique national, au profit du Sud, dont les centrales thermiques fonctionnent ordinairement au charbon du Nord.

672) A l'échelle régionale (Etat du Tamilnad) : complexe minier, énergétique et industriel implanté en zone rurale traditionnelle, en un district à dense population rurale. Le système de relations régionales est en cours d'élaboration, mais Neyveli reste largement, par son statut et faute d'avoir tenu ses promesses, une enclave peu stimulante. Sa forte contribution à la production d'énergie électrique au Tamilnad n'a pas suffi à combler les besoins, même dans son propre district.

683) A l'échelle locale : 20 000 emplois directement créés, et quelques milliers d'emplois induits par la croissance urbaine (plus de 60 000 habitants sont regroupés autour du complexe.

B. La notion de pôle de développement

69Vaste écart entre les intentions premières et les réalisations. Neyveli fournit certes le quart de l'électricité consommée au Tamilnad, mais n'a pu mettre fin à une constante pénurie d'énergie. Aucun objectif n'a été atteint, ni pour le lignite, ni pour l'électricité, ni pour engrais et productions annexes. Le complexe a fait naître une ville, la troisième du district, mais non un authentique pôle de développement remodelant sa région et suscitant de nouvelles implantations industrielles.

C. L'impact du foyer sur le milieu naturel

70Pareil complexe minier - à ciel ouvert - perturbe évidemment le milieu originel, mais de façon encore localisée. Les efforts d'aménagement ont porté sur la ville, largement pourvue de jardins. Pour le reste, aucune importance particulière n'est accordée à l'écologie.