1Depuis l’arrivée d’Evo Morales au pouvoir, la Bolivie se fait remarquer sur la scène internationale. Cette visibilité est nouvelle et en grande partie due à la personnalité de son président, mais aussi à sa politique extérieure offensive fondée sur une « diplomatie des peuples » et sur une « politique de la confrontation »¹, impliquant un bouleversement des habitudes et protocoles diplomatiques. Ce positionnement s’inscrit dans un contexte politique régional jusqu’à récemment favorable aux objectifs de Morales qui a construit de nouvelles alliances pour son pays. Le Venezuela de Chávez est ainsi devenu le principal allié idéologique et l’un des principaux intermédiaires des relations économiques de la Bolivie. Les pays du Mercosur, en particulier le Brésil et l’Argentine, se sont présentés comme des soutiens solides partageant une orientation politique commune et des projets d’intégration régionale.

2La situation géographique centrale de la Bolivie lui permet de multiplier les réseaux, que ce soit avec la CAN, le Mercosur ou le projet d’Unasur défendu activement par le président Morales. Contrairement au Venezuela, qui est sorti de la CAN à la suite de différends idéologiques et économiques, la Bolivie a choisi de maintenir sa présence au sein des deux blocs dans l’espoir d’un rapprochement en discussion entre la CAN et le Mercosur. Malgré les tensions au sein de la première, la Bolivie ne peut en effet se priver de cette entité de par le rôle qu’elle joue pour ses exportations non traditionnelles, notamment le soja. Le Mercosur est quant à lui un allié important pour ses exportations de gaz. Alors qu’en 1995, les exportations boliviennes étaient principalement destinées aux États-Unis (27,2 %) et à l’Union européenne (26,8 %), 64 % des exportations ont pour destination le Mercosur en 2006. Entre 1995 et 2008, le volume des exportations boliviennes a augmenté de 290 % vers le Mercosur, 118,3 % vers l’Europe, 72,1 % vers les États-Unis et 54,5 % vers le Chili. À l’inverse, ce volume régresse de 5,3 % à destination de la CAN², mais se stabilise vers 2005 pour croître de nouveau et de manière significative à partir de l’année 2009 et constituer 33 % du volume des exportations non traditionnelles du pays en 2011.

3La « politique de confrontation » menée par le gouvernement d’Evo Morales sur la scène internationale, en particulier à l’égard des gouvernements voisins d’obédiences idéologiques et politiques différentes, voire opposées aux siennes, a eu pour objectif aussi bien de renforcer l’unité du pays que de chercher de nouveaux appuis régionaux. Les frontières sont ainsi à la fois des lieux de friction, où s’exprime le nationalisme — reflété par la course aux armements au sein du continent sud-américain ou par l’état de tension latent avec le Chili autour de l’accès au Pacifique —, et des lieux d’intégration, où s’inventent de nouvelles solidarités et des projets ambitieux de coopération. Les corridors continentaux définis par l’Iirsa, destinés à relier d’une part les principales villes du continent et d’autre part les océans Atlantique et Pacifique, prennent progressivement corps grâce au soutien d’organismes de financement tels que la Banque interaméricaine de développement (BID) ou la Banque de développement de l’Amérique latine (CAF).

4L’incident diplomatique en 2013 avec des pays de l’Union européenne au sujet de l’embarquement présumé d’Edward Snowden à bord de l’avion présidentiel bolivien, résume bien cette dynamique à la fois liée à la politique intérieure et à la politique extérieure. En interne, le gouvernement a exploité cette affaire pour renforcer le nationalisme bolivien et l’unité du pays autour de la figure présidentielle. En termes de politique extérieure, elle permet d’affirmer une certaine indépendance tout autant que de nouveaux liens diplomatiques. L’ensemble des pays latino-américains a en effet pris la défense du président bolivien contre cet acte considéré comme relevant d’un certain « impérialisme européen ». La politique extérieure de la Bolivie est ainsi inséparable de sa politique intérieure. La « diplomatie des peuples » constitue une initiative symbolique, mais importante qui contribue à renforcer le « processus de changement » national. Le rapprochement vers le Mercosur trouve également son utilité dans la vente du gaz en permettant d’augmenter les richesses de l’État, mais aussi des municipalités et des départements. La volonté de ne pas rompre avec la CAN relève également d’une préoccupation de conserver des marchés pour l’agro-industrie locale qui a longtemps constitué le fer de lance de l’opposition au gouvernement de Morales. Le spécialiste en relations internationales José Rocavado établit une relation plus étroite encore entre politique intérieure et politique extérieure, en affirmant que les périodes de tensions internes avec l’opposition politique au gouvernement influencent les périodes de tensions avec les pays jugés « néo-libéraux ». À l’inverse, lorsque l’opposition bolivienne est faible ou silencieuse, les relations internationales s’améliorent avec ces pays³.

5À quelques jours de la finalisation de ce livre, la Bolivie a connu une nouvelle médiatisation internationale qui mérite ici une attention particulière. Le 12 janvier 2019, l’ex-militant d’extrême gauche italien Cesare Battisti, condamné à la prison à vie en Italie pour sa participation à un groupe armé durant les « années de plomb », était arrêté à Santa Cruz et remis le lendemain aux autorités italiennes du gouvernement de Matteo Savini. Alors que la Bolivie d’Evo Morales avait toujours cherché à se montrer souveraine sur le thème de l’extradition d’activistes, celle-ci s’effectua en moins de vingt-quatre heures sans même que Cesare Battisti ait eu le droit à un procès d’extradition. Elle est révélatrice du nouveau contexte international et régional. Ce contexte est celui de la fin du « virage à gauche » en Amérique du Sud et de la perte totale de légitimité des derniers soutiens idéologiques d’Evo Morales (Venezuela, Nicaragua). Soutenue économiquement par le Brésil de Lula, la Bolivie doit aujourd’hui jouer sans ses alliés latino-américains pour poursuivre seule son « processus de changement ». Avec le Brésil de Jair Bolsonaro, elle devra ainsi renégocier son contrat de vente de gaz en 2019, valider son entrée dans le Mercosur et poursuivre les négociations autour du train biocéanique.

6Les repositionnements boliviens s’avèrent délicats. La polémique suscitée par les propos du député bolsonariste Rodrigo Amorim qui déclarait que « ceux qui aiment les Indiens n’ont qu’à aller en Bolivie », n’a pas changé la posture d’Evo Morales qui avait félicité quelques jours plus tôt son « frère » Bolsonaro lors de son investiture début janvier 2019. L’affaire Battisti peut être perçue comme un « cadeau » de bienvenue au nouveau président brésilien, lequel avait promis d’extrader Battisti vers l’Italie durant sa campagne. Cet épisode fut décrit par le frère du vice-président bolivien, Raúl García Linera, comme le « premier acte contre-révolutionnaire » du gouvernement d’Evo Morales et par un intellectuel comme une soumission à une « internationale d’extrême droite »⁴.