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Le « processus de changement » en Bolivie

 | 
Laurent Lacroix
, 
Claude Le Gouill

Introduction

Texte intégral

1Paris, janvier 2006, Maison de l’Amérique latine. Le nouveau président de la Bolivie fraîchement élu, Evo Morales, fait salle comble. L’afflux de partisans boliviens exilés, de curieux et d’admirateurs est tel qu’il nécessite l’installation d’un écran géant dans une salle voisine pour satisfaire le public. Quelques jours plus tôt, le journal Libération fête en Une cette victoire indienne et le visage d’Evo Morales s’affiche sur les écrans de la télévision française. Cet engouement n’est pas propre à la France, dont le président Jacques Chirac a souhaité rencontrer son homologue bolivien si populaire lors de son étape parisienne. Sa tournée mondiale, Evo Morales l’a commencée à Cuba, au Venezuela — ses principaux alliés —, puis il s’est rendu dans plusieurs pays européens (Espagne, Pays-Bas et France) avant de la poursuivre en Chine. Avant même d’avoir été officiellement intronisé sur le site pré-incaïque de Tiwanaku aux bords du lac Titicaca, Evo Morales avait permis à la Bolivie, oubliée de tous ou presque, de se placer pour quelques jours au centre de l’attention mondiale.

2Plus de dix ans après, cet événement n’en reste pas moins représentatif de ce que deviendra la Bolivie d’Evo Morales. Il reflète en tout premier lieu le phénomène médiatico-politique qu’incarne son président au charisme aussi important que son humilité affichée et revendiquée, marquant là une rupture avec un certain élitisme politique contesté bien au-delà de la Bolivie. Il renvoie également à la dimension internationale du militant Morales, qui avait entrepris de nombreux voyages à l’étranger dès les années 1990 pour défendre la cause des producteurs de coca de Bolivie et qui, depuis ses nouvelles fonctions, n’a cessé d’arpenter les institutions internationales, les couloirs de l’ONU et les forums sociaux mondiaux. Enfin, cet événement parisien montre le besoin de la Bolivie et du gouvernement de Morales de maintenir ses liens avec ses alliés politiques internationaux — revendiqués ouvertement ou pas — afin de compenser un discours souvent radical répété à l’échelle nationale. Cette première tournée mondiale symbolise ainsi à elle seule les nombreuses ambivalences inhérentes à la politique d’Evo Morales, écartelée de manière permanente entre souveraineté populaire et charisme de son dirigeant, entre radicalité discursive et compromis inévitables, ou encore entre les luttes locales d’un cocalero du Chaparé et des préoccupations globales qui se sont imposées d’elles-mêmes à celui qui est devenu l’un des étendards de la gauche altermondialiste.

  • 1 O. Compagnon, « L’Euro-Amérique en question », Nuevo Mundo Mundos Nuevos [en ligne], 2009 [consulté (...)
  • 2 D. Dumoulin Kervran, « Les politiques de conservation de la nature au cœur de l’internationalisatio (...)
  • 3 O. Compagnon, « Chili, 11 septembre 1973 : un tournant du xxe siècle latino-américain, un événement (...)
  • 4 B. Ferron, « Les troubles du langage sociologique dans la comparaison internationale : le cas des m (...)
  • 5 B. Duterme, Mouvements et pouvoirs de gauche en Amérique latine, Paris, Syllepse, 2005.
  • 6 I. Martín, « Podemos y otros modelos de partido-movimiento », Revista Española de Sociología, no 24 (...)

3L’intérêt porté à la Bolivie d’Evo Morales ne peut se comprendre si l’on ne tient compte que du contexte national bolivien. Il renvoie plus largement à un imaginaire porté sur le continent latino-américain depuis l’Amérique du Nord et l’Europe. Il se matérialise par la circulation d’idées et des connexions politiques, qui ne sont pas nouvelles en soi1, mais qui s’accélèrent lors de la seconde moitié du xxe siècle entre les mouvements politiques de gauche puis écologistes2, au travers de réseaux internationaux de sociabilités forgés et animés par des acteurs multiples, hybrides ou transnationaux, de la révolution cubaine ou de l’« expérience chilienne3 », puis autour du mouvement néo-zapatiste4. Nul doute ainsi que l’intérêt porté à la Bolivie trouve son origine dans la crise des alternatives politiques en Europe, pour lesquelles l’Amérique latine — et en particulier la Bolivie — semble proposer de nouvelles recettes pour atténuer les effets les plus pervers du néo-libéralisme et pour rénover le système de représentation politique5. Que ce soit le Front de gauche en France, ou Podemos en Espagne6, de nombreux partis de gauche européens ont ainsi affirmé s’inspirer du processus bolivien pour y trouver des réponses ou alternatives locales et nationales.

  • 7 F. Poupeau et H. Do Alto, « L’indianisme est-il de gauche ? », Civilisations, no 58, 2009/1, p. 141 (...)

4Les deux premiers mandats de Morales donnent lieu à une profusion d’articles de presse et scientifiques. Au-delà du contenu des analyses, l’aspect passionnel de ceux-ci est avant tout révélateur des espoirs et des craintes suscités par l’arrivée au pouvoir du « premier autochtone » d’Amérique latine. Il est vrai que l’expérience bolivienne a fait émerger une multitude de nouveaux concepts scientifiques cherchant à définir un nouveau champ politique depuis les soulèvements populaires des années 2000. Ces expériences ne sont pas sans provoquer bon nombre de questionnements, d’autant plus que le gouvernement de Morales, à la recherche permanente d’une légitimité intellectuelle et d’une assise théorique soignée, a largement contribué à cette profusion conceptuelle, en particulier le vice-président Álvaro García Linera, considéré comme l’un des grands idéologues du moment. De nombreux politologues et sociologues ont participé aux gouvernements successifs d’Evo Morales, montrant par la même occasion la faible autonomie du champ intellectuel vis-à-vis du champ politique7.

  • 8 P. Stefanoni et H. Do Alto, Nous serons des millions : Evo Morales et la gauche au pouvoir, Paris, (...)

5Ainsi, depuis une décennie, le gouvernement d’Evo Morales est, souvent de sa propre initiative, sous les feux de la rampe. Sa composition, ses politiques, ses actions, ses discours, ses positions sont passés au crible d’une littérature prolifique et variée, qui révèle son caractère multifacette marquant une certaine ambivalence, voire une ambiguïté. Les qualificatifs répondant à des tentatives de caractérisation ne manquent pas : démocratique, socialiste, indianiste, indigéniste, populiste, autoritaire, corporatiste, nationaliste, national populaire, néo-développementiste, révolutionnaire, réformiste, etc. Les formules les plus heureuses semblent cependant celles qui portent en elles l’idée d’un processus hybride et dynamique considérant l’entrecroisement complexe et permanent entre l’ancien et le nouveau, le national et l’international, la tradition et le modernisme, l’étatique et le communautaire, le radicalisme et le conservatisme, l’indianisme et le socialisme. À la lecture de tous ces travaux, il apparaît évident que le gouvernement d’Evo Morales résulte d’un vaste « syncrétisme idéologique8 ».

  • 9 Nous ne présentons pas ici une liste exhaustive des travaux recensés mais une sélection de quelques (...)
  • 10 D. Rolland et J. Chassin (dir.), Pour comprendre la Bolivie d’Evo Morales, Paris, L’Harmattan, 2007 (...)
  • 11 F. Hylton et S. Thomson, Horizons révolutionnaires : histoire et actualité politiques de la Bolivie(...)
  • 12 V. Alvizuri, Le savant, le militant et l’Aymara : histoire d’une construction identitaire en Bolivi (...)
  • 13 J. Galinier et A. Molinié, Les néo-Indiens : une religion du 3e millénaire, Paris, Odile Jacob, 200 (...)
  • 14 Latin American Perspectives, no 37(3), Bolivia under Morales: Consolidating Power, Initiating Decol (...)
  • 15 F. Poupeau et H. Do Alto, « L’indianisme est-il de gauche ? », op. cit. ; J.-P. Lavaud, « Indianism (...)
  • 16 O. Dabène (dir.), La gauche en Amérique latine (1998-2012), Paris, Presses de Sciences Po, 2012.
  • 17 H. Do Alto, M.-E. Lacuisse et F. Poupeau, « Le monde rural en politique : le cas des protestations (...)
  • 18 L. Lacroix, « État plurinational et redéfinition du multiculturalisme en Bolivie », in C. Gros et D (...)
  • 19 S. Hardy et F. Poupeau, « L’auto-organisation de la gestion urbaine de l’eau : la fonction des coop (...)

6Toutes ces analyses se distinguent aussi dans le temps, en deux grandes périodes qui de manière évidente se chevauchent partiellement. La première fait suite à l’euphorie et à la période d’espoir suscitée par l’arrivée d’Evo Morales au pouvoir. Plusieurs ouvrages sont ainsi publiés en France9 sur le contexte bolivien et les mobilisations des dernières années ayant permis l’arrivée des mouvements sociaux au pouvoir10, s’inscrivant parfois dans une perspective historique11. Ces ouvrages paraissent dans un climat politique tendu : celui de l’Assemblée constituante qui doit marquer la refondation du pays et qui provoque de nombreux heurts entre partisans du gouvernement et opposants soutenus notamment par les élites économiques des Basses Terres boliviennes (Santa Cruz). D’autres ouvrages, au contraire, s’inscrivent dans les craintes de la politisation des identités, notamment indiennes, tant en Bolivie12 que dans une perspective plus globale13. La seconde période de publication, à l’issue de l’adoption de la nouvelle Constitution politique de l’État en 2009, laisse davantage place à des analyses critiques qui abondent sous forme d’articles, mettant en évidence les contradictions entre le discours radical et les pratiques souvent plus consensuelles et pragmatiques du gouvernement. La revue Latin American Perspectives y consacre par exemple deux numéros spéciaux en 201014 offrant des articles substantiels pour analyser la situation bolivienne du moment. En France, les recherches « bolivianistes » privilégient leur attention sur l’indianisme gouvernemental15, la (re)définition de la gauche latino-américaine16, la relation ambiguë au pouvoir des organisations sociales boliviennes17, le projet d’État plurinational18 ou encore la gouvernance des ressources naturelles19.

  • 20 F. Mayorga, Dilemas: ensayos sobre democracia intercultural y Estado plurinacional, La Paz, Cesu-UM (...)
  • 21 M. T. Zegada, Y. Tórrez et G. Cámara, Movimientos sociales en tiempos de poder: articulaciones y ca (...)
  • 22 A. Rodríguez-Carmona, El proyectorado: Bolivia tras 20 años de ayuda externa, La Paz, Plural, 2009.
  • 23 Á. García Linera, El “Oenegismo”: enfermedad infantil del derechismo, La Paz, Vice-presidencia del (...)
  • 24 Á. García Linera, Identidad boliviana: nación, mestizaje y plurinacionalidad, La Paz, Vice-presiden (...)

7À mesure que notre étude avançait, quelques ouvrages boliviens nous sont apparus incontournables pour appréhender la politique menée par le gouvernement du Movimiento al Socialismo (MAS), en particulier celui du sociologue Fernando Mayorga20, ceux coordonnés par la politologue Maria-Teresa Zegada21 et celui de l’économiste Rodríguez-Carmona22 auxquels nous ferons amplement référence. Par ailleurs, il nous est apparu nécessaire de considérer la trame argumentaire du gouvernement bolivien, notamment sous la plume du sociologue et vice-président bolivien Álvaro García Linera, destinée aussi à bien répondre à la critique23 qu’à justifier les actions du gouvernement24.

8Cet ouvrage est le résultat d’une étude réalisée au sein du Centre de recherche et de documentation des Amériques (Creda) avec le soutien du Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Elle avait pour objet initial de saisir les caractéristiques et le sens de la politique du gouvernement d’Evo Morales. Nous l’avons menée dans le cadre plus large de nos recherches sur les dynamiques sociopolitiques boliviennes partant d’une approche sur les mouvements sociaux, en particulier autochtones, que nous poursuivons depuis plusieurs années. Nous n’étions donc pas en terre inconnue, mais nous avons tout de même voulu réaliser plusieurs enquêtes de terrain pour mener à bien cette étude, car nous voulions mieux saisir la parole des acteurs concernés et les évolutions récentes si mouvantes.

9Si cet ouvrage n’a pas la prétention de croiser toutes les analyses existantes, il espère néanmoins combler un vide en apportant des clés de compréhension — en français et pour un large public francophone — de la politique générale du gouvernement d’Evo Morales sous ses multiples aspects : politique intérieure et internationale, programmes économiques et sociaux, tensions politiques, rhétoriques et imaginaires mobilisés. Notre objectif consiste à donner aux lecteurs un maximum d’informations sur la politique menée par le gouvernement d’Evo Morales depuis 2005, c’est-à-dire au cours de ses deux premiers mandats (2005-2009, 2009-2014), mais aussi sur les évolutions plus récentes de la société bolivienne. Les passages entre différents espaces et niveaux d’analyse (local-national-international, État-mouvements sociaux, pratiques-rhétoriques) devraient fournir des clés pour comprendre la complexité de la vie politique bolivienne, qui repose tout autant sur des dynamiques de classes, identitaires, territoriales, partisanes, organisationnelles, au sein desquelles les groupes sociaux se forment, s’allient et s’affrontent selon les intérêts conjoncturels et les contextes politiques. Ainsi, il est important de préciser que les contradictions internes au gouvernement Morales ne sont pas propres à celui-ci, mais sont le reflet de la complexité même de la vie sociale et politique du pays. La forte politisation qui marque dans son ensemble la société bolivienne s’exprime en partie dans la concurrence permanente entre mouvements ou dirigeants sociaux, à tel point qu’il est bien souvent difficile d’analyser une querelle politique à partir des seules idéologies en confrontation sans prendre en compte les parcours des individus et des organisations ainsi que leurs stratégies de positionnement sur l’échiquier politique, selon leurs possibilités d’ascension sociale, les rancœurs et intérêts personnels ou corporatistes.

10Nous espérons être parvenus à donner une vision à la fois générale et détaillée de la situation actuelle en Bolivie. Cet ouvrage ne s’adresse pas exclusivement à un public universitaire développant des recherches sur les mouvements sociaux, les gouvernements de gauche ou l’articulation entre l’État et la société civile en Bolivie et plus largement en Amérique latine. Nous avons également souhaité le rendre accessible à un public plus large de journalistes, de curieux, de militants, d’amoureux comme nous de la Bolivie. Voici donc le défi que nous nous sommes lancé à nous-mêmes, celui de transmettre de l’information tout en proposant des pistes de réflexion et des angles d’approches offrant des grilles d’analyse à la compréhension du pays.

  • 25 R. Zavaleta Mercado, EI Estado en América Latina, Cochabamba, Los Amigos del Libro, 1990.
  • 26 J.-P. Lavaud, L’instabilité politique de l’Amérique latine : le cas de la Bolivie, Paris, L’Harmatt (...)
  • 27 M. Svampa, « Evo ou l’articulation du “communautaire-indigène” au “national-populaire” », in F. Pol (...)
  • 28 M. T. Zegada, C. Arce, G. Canedo et A. Quispe, La democracia desde los márgenes, op. cit.
  • 29 P. Bourdieu, Sur l’État : cours au Collège de France. 1989-1992, Paris, Seuil/Raison d’Agir, coll. (...)
  • 30 I. Errejón Galván, La lucha por la hegemonía durante el primer gobierno del MAS en Bolivia (2006-20 (...)

11Dans notre étude, la question de l’État s’impose de manière transversale. L’étatisme prononcé du gouvernement d’Evo Morales en est la cause principale mais pas la seule. La fétichisation de l’État est si ancrée dans la société bolivienne, en particulier dans l’idéologie des mouvements sociaux, y compris de ceux se déclarant les plus autonomes, que l’objet « État » est omniprésent dans les discours et les finalités de la plupart des actions collectives en Bolivie. Central dans l’imaginaire national populaire bolivien et plus largement latino-américain25, l’État, quelle que soit sa forme, représente tout autant une certaine garantie de progrès et de protection sociale pour le plus grand nombre qu’un symbole du pouvoir à combattre ou à conquérir26. L’État est ainsi perçu comme un organe éminemment redistributeur27. À l’origine des politiques sociales et économiques, il est au cœur des tensions politiques28. Principe de production et de représentation légitime du monde social, l’État relève d’une construction et d’une invention souvent peu consensuelle et il a souvent fait, au contraire, l’objet de désaccords29. C’est pourquoi la question de l’État s’impose souvent au travers des conflits sociaux et politiques que nous cherchons à décrypter en Bolivie. Pour autant, nous éviterons les pièges de la métonymie30 en distinguant le « processus de changement » porté par le MAS (partie 1) et la « refondation de l’État » concrétisée par la nouvelle Constitution politique de l’État soutenue par les organisations sociales (partie 3).

12Le « processus de changement » engagé par le gouvernement d’Evo Morales et les nombreux secteurs sociaux qui le soutiennent vise à mettre en correspondance le nouveau cadre constitutionnel et la politique gouvernementale. En ce sens, le principal objectif politique de l’exécutif consiste à mettre en place sa propre politique par un jeu d’interprétation de la nouvelle Constitution (2009). Dans une optique qu’il définit comme « révolutionnaire » et dans la perspective de consolider son hégémonie politique, le MAS s’avère intraitable avec ses opposants et sanctionne en son sein toute prise de position ou action déviante quant aux lignes de conduite établies par le palais présidentiel et la vice-présidence. Il s’agira dès lors de décrypter les dynamiques politiques actuelles, de saisir le sens des débats et des enjeux, d’analyser les orientations politiques, économiques, sociales, diplomatiques et stratégiques mises en œuvre par le gouvernement d’Evo Morales. Cela afin de mieux cerner les scénarios susceptibles de marquer la politique intérieure comme extérieure bolivienne des prochaines années.

13À cette fin, cette étude propose trois types d’éclairage qui s’entremêlent irrémédiablement. La première partie recense les principales politiques et actions du gouvernement d’Evo Morales et tente de le caractériser en accordant une attention particulière au rôle des mouvements sociaux dans la prise du pouvoir en 2005 par le MAS. La seconde partie se concentre plus spécifiquement sur la politique menée par le gouvernement d’Evo Morales dans le champ des relations internationales. Le lecteur y découvrira que la politique extérieure bolivienne s’avère intimement liée à sa politique intérieure sous la forme d’un compromis ambivalent entre radicalité discursive et pragmatisme de l’action. La troisième et dernière partie propose un certain nombre de clés de lecture pour saisir le sens des tensions sociales et des enjeux politiques en Bolivie à la veille d’un nouveau scrutin controversé.

14Pour élaborer notre ouvrage, nous nous sommes appuyés sur les chiffres officiels du gouvernement, des organismes internationaux et de recherches universitaires, afin de mettre en évidence autant que faire se peut les divergences d’approches et d’interprétation, signalant les enjeux politiques et idéologiques autour de ces données. Le lecteur se rendra rapidement compte de la guerre des chiffres qui sévit en la matière. Notre analyse repose également sur un grand nombre de travaux spécialisés réalisés par des instituts de recherche sur l’agriculture (Fundación Tierra) et plus largement les ressources naturelles (Cedib, Cedla) qui viennent compléter les résultats de nos propres enquêtes de terrain. En dehors des circuits traditionnels de la recherche universitaire, une multitude de travaux émanant d’organisations non gouvernementales (ONG) sont en effet accessibles en Bolivie, chacune avec leur spécialisation, leur regard et orientation idéologique. Ces ONG ont joué un grand rôle dans la construction du pays depuis les années 1970, en devenant peu à peu les principales sources du développement de la Bolivie ou en soutenant de nombreuses organisations sociales, jusqu’à occuper une place prépondérante au sein du premier gouvernement d’Evo Morales. Pourtant, leur politisation et leurs expertises les ont conduites à s’éloigner parfois violemment des cabinets ministériels pour rejoindre le champ de la dissidence, non sans tension avec le gouvernement. Par ailleurs, le gouvernement d’Evo Morales aime à rappeler aux nombreux services de coopération et ONG présents en Bolivie que c’est désormais l’État bolivien qui oriente et planifie le développement national et qui, par conséquent, définit leurs champs d’intervention et autorise leurs actions. Ce retour de l’État marque assurément un tournant nationaliste et souverainiste qui n’est pas sans rappeler celui impulsé dans les années 1950 par le Movimiento Nacional Revolucionario (MNR) et sa révolution nationale, tant sur les effets multiples, profonds et durables de celle-ci que sur la forme des relations établies entre le pouvoir et certains secteurs sociaux. Il s’agit là peut-être d’une première contradiction limitative dans la politique d’Evo Morales qui clame haut et fort son caractère révolutionnaire. Le « processus de changement » semble plutôt s’inscrire dans une certaine logique historique propre au pays qui va au-delà du développement récent du MAS. En d’autres termes, le parti et le gouvernement d’Evo Morales sont moins l’amorce que les signes et la manifestation de changements plus structurels et substantiels en cours dans la Bolivie d’aujourd’hui.

Notes

1 O. Compagnon, « L’Euro-Amérique en question », Nuevo Mundo Mundos Nuevos [en ligne], 2009 [consulté le 18 septembre 2014]. Disponible sur : http://nuevomundo.revues.org/54783.

2 D. Dumoulin Kervran, « Les politiques de conservation de la nature au cœur de l’internationalisation et de la convergence des ordres politiques », Revista de la CEPAL, 2005 [numéro spécial en français, sélection d’articles 1995-2004, 2005], p. 71-86.

3 O. Compagnon, « Chili, 11 septembre 1973 : un tournant du xxe siècle latino-américain, un événement-monde », Revue internationale et stratégique, nº 91, 2013/3, p. 97-105.

4 B. Ferron, « Les troubles du langage sociologique dans la comparaison internationale : le cas des médias des mouvements sociaux au Chiapas et en Palestine », Revue internationale de politique comparée, vol. 19, 2012, p. 75-93.

5 B. Duterme, Mouvements et pouvoirs de gauche en Amérique latine, Paris, Syllepse, 2005.

6 I. Martín, « Podemos y otros modelos de partido-movimiento », Revista Española de Sociología, no 24, 2015, p. 107-114.

7 F. Poupeau et H. Do Alto, « L’indianisme est-il de gauche ? », Civilisations, no 58, 2009/1, p. 141-147 ; C. Le Gouill, « Les savoirs du poncho et de la cravate : formations politiques et émergence des leaders indigènes en Bolivie », Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, no 14, 2015, p. 265-286. Sur cette question, Claude Le Gouill et Cécile Casen avaient déjà organisé, en février 2009, une Journée internationale d’études bolivianistes intitulée « Le chercheur, l’intellectuel et l’expert : quelles relations avec le champ politique aujourd’hui ? », Paris, Institut des hautes études de l’Amérique latine, 13 février 2009.

8 P. Stefanoni et H. Do Alto, Nous serons des millions : Evo Morales et la gauche au pouvoir, Paris, Raisons d’Agir, 2008.

9 Nous ne présentons pas ici une liste exhaustive des travaux recensés mais une sélection de quelques ouvrages qui nous paraissent incontournables sur la question. De la même manière, nous pouvons mentionner les ouvrages suivants publiés en Bolivie : J. Komadina et C. Geoffroy, El poder del movimiento político: estrategia, tramas organizativas e identidad del MAS en Cochabamba (1999-2005), Cochabamba, UMSS, 2007 ; M. Zuazo, ¿Cómo nació el MAS?: la ruralización de la política en Bolivia, La Paz, Friedrich Ebert Stiftung, 2008 ; F. Poupeau, Carnets boliviens (1999-2007) : un goût de poussière, Paris, Aux Lieux d’être, coll. « Enquêtes », 2008 ; M. Svampa, P. Stefanoni et B. Fornillo, Balance y perspectivas: intelectuales en el primer gobierno de Evo Morales, La Paz, Le Monde diplomatique/FES, 2010.

10 D. Rolland et J. Chassin (dir.), Pour comprendre la Bolivie d’Evo Morales, Paris, L’Harmattan, 2007 ; P. Stefanoni et H. Do Alto, Nous serons des millions, op. cit. ; F. Polet (éd.), La Bolivie d’Evo : démocratique, indianiste et socialiste ?, Paris/Louvain-la-Neuve, Syllepse/Centre Tricontinental, 2009.

11 F. Hylton et S. Thomson, Horizons révolutionnaires : histoire et actualité politiques de la Bolivie, Paris, Imho, 2010.

12 V. Alvizuri, Le savant, le militant et l’Aymara : histoire d’une construction identitaire en Bolivie (1952-2006), Paris, Armand Colin, 2012.

13 J. Galinier et A. Molinié, Les néo-Indiens : une religion du 3e millénaire, Paris, Odile Jacob, 2006 ; J.-L. Amselle, L’Occident décroché : enquête sur les postcolonialismes, Paris, Stock, 2008.

14 Latin American Perspectives, no 37(3), Bolivia under Morales: Consolidating Power, Initiating Decolonization, mai 2010 ; no 37(4), Bolivia under Morales: National Agenda, Regional Challenges, and the Struggle for Hegemony, juillet 2010.

15 F. Poupeau et H. Do Alto, « L’indianisme est-il de gauche ? », op. cit. ; J.-P. Lavaud, « Indianisme et écologie dans les pays andins : dispositif légal, discours officiels et mobilisations », Problèmes d’Amérique latine, no 76, 2010/2, p. 95-117.

16 O. Dabène (dir.), La gauche en Amérique latine (1998-2012), Paris, Presses de Sciences Po, 2012.

17 H. Do Alto, M.-E. Lacuisse et F. Poupeau, « Le monde rural en politique : le cas des protestations paysannes en Bolivie », Revue d’étude en agriculture et environnement, vol. 92, no 4, 2011.

18 L. Lacroix, « État plurinational et redéfinition du multiculturalisme en Bolivie », in C. Gros et D. Dumoulin Kervran (dir.), Le multiculturalisme au concret : un modèle latino-américain ?, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2011a ; L. Lacroix, « Un multiculturalisme sans minorités ? Quelques réflexions sur l’État plurinational en Bolivie et en Équateur », Belgeo [en ligne], Bruxelles, 2013. Disponible sur http://belgeo.revues.org/11512.

19 S. Hardy et F. Poupeau, « L’auto-organisation de la gestion urbaine de l’eau : la fonction des coopératives dans le grand système de La Paz et d’El Alto », Actes de la recherche en sciences sociales, no 203, 2014/3, p. 86-105 ; F. Poupeau, « La Bolivie entre Pachamama et modèle extractiviste », Écologie & politique, no 46, 2013/1, p. 109-119 ; L. Perrier-Bruslé, « Géopolitique de la régulation des ressources naturelles en Bolivie », in M. Redon, G. Magrin, E. Chauvin, L. Perrier-Bruslé et E. Lavie (dir.), Ressources mondialisées : essais de géographie politique, Paris, Publications de la Sorbonne, 2015.

20 F. Mayorga, Dilemas: ensayos sobre democracia intercultural y Estado plurinacional, La Paz, Cesu-UMSS/Plural, 2011a.

21 M. T. Zegada, Y. Tórrez et G. Cámara, Movimientos sociales en tiempos de poder: articulaciones y campos de conflicto en el gobierno del MAS, La Paz, Plural/Centro Cuarto Intermedio, 2008 ; M. T. Zegada, C. Arce, G. Canedo et A. Quispe, La democracia desde los márgenes: transformaciones en el campo político boliviano, La Paz, Clacso/Muela del Diablo, 2011.

22 A. Rodríguez-Carmona, El proyectorado: Bolivia tras 20 años de ayuda externa, La Paz, Plural, 2009.

23 Á. García Linera, El “Oenegismo”: enfermedad infantil del derechismo, La Paz, Vice-presidencia del Estado Plurinacional de Bolivia, 2011 ; Geopolítica de la Amazonia: poder hacendal-patrimonial y acumulación capitalista, La Paz, Vice-presidencia del Estado Plurinacional de Bolivia, 2012.

24 Á. García Linera, Identidad boliviana: nación, mestizaje y plurinacionalidad, La Paz, Vice-presidencia del Estado Plurinacional de Bolivia, 2014.

25 R. Zavaleta Mercado, EI Estado en América Latina, Cochabamba, Los Amigos del Libro, 1990.

26 J.-P. Lavaud, L’instabilité politique de l’Amérique latine : le cas de la Bolivie, Paris, L’Harmattan, 1991 ; J. Dunkerley, Rebelión en las venas, La Paz, Plural, 2003.

27 M. Svampa, « Evo ou l’articulation du “communautaire-indigène” au “national-populaire” », in F. Polet (dir.), La Bolivie d’Evo : démocratique, indianiste et socialiste ?, Paris/Louvain-la-Neuve, Syllepse/Centre Tricontinental, 2010, p. 45-62.

28 M. T. Zegada, C. Arce, G. Canedo et A. Quispe, La democracia desde los márgenes, op. cit.

29 P. Bourdieu, Sur l’État : cours au Collège de France. 1989-1992, Paris, Seuil/Raison d’Agir, coll. « Cours et Travaux », 2012.

30 I. Errejón Galván, La lucha por la hegemonía durante el primer gobierno del MAS en Bolivia (2006-2009): un análisis discursivo, thèse de doctorat en sciences politiques, Madrid, Université Complutense de Madrid, 2012.

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