1Tout le trafic de 1609 et celui, sans doute, aussi, de 1610, se place sur la lancée de 1608. La prospérité, au demeurant, discutable, sous plusieurs angles, de 1609 est absolument inséparable de l’énorme coup de buttoir de 1608, qui se répercute en 1609 et plus sûrement encore, en 1610.

I. — 1609 : CONJONCTURE HAUTE PAR VITESSE ACQUISE

2Par rapport au terme de référence de 1608, la situation de 1609 pourra paraître mauvaise, mais c’est ici le terme de référence qu’il faut récuser, en raison du caractère exceptionnel de la situation à laquelle il se réfère. En fait, situé ailleurs, dans la période 1580-1630, le trafic de 1609 serait apparu comme un gros trafic. Il faut tenir compte, en outre, en sa faveur, de l’effet cumulatif qui se produit au terme de l’année 1608. Il a réussi à maintenir un niveau élevé du trafic après le tour de force de 1608, et c’est, évidemment, un élément positif. Les remarques faites, toutefois, à propos de 1608, restent pleinement valables et les éléments négatifs, témoins d’une crise de structures qui se précise en profondeur, sont, de plus en plus, faciles à discerner.

LA LEÇON DES CHIFFRES

3L’appréciation que l’on portera sur la situation, en conjoncture, du trafic de 1609 dépendra, naturellement, étroitement, des termes de référence que l’on voudra bien choisir.

1. L’équilibre Allers et Retours

41609 paraîtra, à plus d’un égard, marquer le retour à une situation plus normale. Le trafic de 1609 représente, vraisemblablement, le niveau d’expansion du trafic que l’on était en droit d’attendre, lors du passage à la phase haute du cycle... une fois effacé l’effet de récupération dont le trafic de 16081 a bénéficié, d’une manière si évidente.

5De ce retour à une situation plus normale, la perturbation 1607-1608 effacée, avec ses apparentes distorsions, l’équilibre Allers Retours fournit une preuve. Retour à une situation plus normale que n’affecte pas, dans l’immédiat, le lamentable exode des Morisques, commencé à la fin de l’année, preuve s’il en était besoin, d’une certaine indépendance, jusqu’à un certain point, des secteurs d’histoire, apparemment les plus imbriqués et, finalement, à long terme, les plus réellement dépendants. Pour la première fois, depuis bien longtemps, en 1609, les mouvements Allers et Retours se trouvent situés, les uns par rapport aux autres, dans une situation proche de la normale séculaire : 138 navires, 27 114 toneladas (32 536,8 tonneaux) à l’Aller, d’une part, 74 navires, 22 108 toneladas (26 529,6 tonneaux) en Retours, d’autre part, soit en tonnage 55,08 % à l’Aller, 44,92 % pour les Retours. Chiffres particulièrement probants, puisque la moyenne respective des deux branches du mouvement — on s’en souvient — s’élève, pour un siècle et demi, à 57/58 %, d’une part, 43/42 %, d’autre part. Le pourcentage des Retours en 1609 est inférieur au pourcentage du cycle (46,5 %), supérieur, par contre, à celui de la fluctuation médiane (41,2 %). Il faut remonter jusqu’en 1581 et avec plus de précision jusqu’en 1553, pour trouver, au cours d’une année, des pourcentages respectifs des Allers et des Retours, aussi proches des moyennes une fois et demie séculaires.

6Ce retour à l’équilibre est d’autant plus significatif, qu’il s’accompagne de la réapparition dans les rapports des tonnages unitaires Allers Retours, d’une distorsion « structurellement » naturelle.

7Le tonnage unitaire des Retours revient à un niveau, très supérieur à celui des Allers, comme il est normal qu’il le soit..., entendez que le tri des navires aux Indes se produit, à nouveau normalement et que les gros navires effectuent le cycle complet, de préférence aux petits. Le tonnage unitaire moyen est à l’Aller, de 196,47 toneladas, contre 298,7 toneladas au Retour. L’écart est excessif et, sans doute, en grande partie, apparent. Toutefois, on sera sensible à un pas décisif vers le retour à l’équilibre, à un alignement général, des positions respectives des Allers et des Retours autour de proportions qu’il faut bien considérer comme normales, puisqu’elles correspondent à une moyenne calculée sur des bases très larges.

8Ce retour à des positions d’équilibre est beaucoup plus profond, d’ailleurs, qu’il n’apparaît de prime abord. La position respective des Allers et des Retours s’était établie, au cours de la fluctuation 1600-1604, autour d’une position d’équilibre moyenne, très proche de la normale (Retours, 42 % ; Allers, 58 %). La fluctuation 1605-1607, par contre, fluctuation de marasme, avait vu, comme il advient, à l’ordinaire, en pareil cas, une forte anomalie positive des Retours (Retours 53,4 % ; Allers, 46,6 % seulement). Or, 1608 semble avoir totalement liquidé ce passif. Si on calcule, en effet, les pourcentages respectifs des Allers et des Retours, au cours de la période 1605-1608, on sera frappé de trouver 97 598 toneladas, d’un côté, 75 572 toneladas, de l’autre, soit, exactement, la moyenne presque bi-séculaire du mouvement de 56,4 % et 43,6 %, 43,6 % qui vient parfaitement s’inscrire entre les 42 % de 1600-1604 et les 44,92 % de 1609.

9Non seulement — et c’est le plus clair de la leçon — 1608 a supprimé l’anomalie positive cumulative des Retours des premières années du cycle (fluctuation 1605-1607), mais 1609 se maintient dans l’axe d’un équilibre retrouvé. Cet équilibre incite à penser que les chiffres de 1609 représentent bien, sans danger de distorsion, de récupération ou de détournement, l’exacte appréciation de l’effort du négoce au cours de l’année. Raison de plus, par conséquent, pour suivre avec une particulière attention, la leçon des chiffres globaux.

2. Allers

10Avec 138 navires, 27 114 toneladas (32 536,8 tonneaux), le niveau des départs de 1609 paraîtrait, en toutes autres circonstances, exceptionnellement favorable. Et plus particulièrement, rapporté, cela va sans dire, au creux de 1607 (37 navires, 8 153 toneladas) ; mais le caractère exceptionnel de 1607 a été trop bien montré2 pour qu’on lui reconnaisse le mérite de constituer un bon terme de référence. Par rapport à semblable dépression, le niveau des départs de 1609, en tonnage, c’est ce qui compte le plus, réalise un décrochement de 230 %, environ. Par rapport à 1606, année presque moyenne, terme de référence bien meilleur, par conséquent, le décrochement est encore de l'ordre de 40 à 50 %. Même par rapport à 1605, la première année d’expansion de la fluctuation et du cycle, le décrochement positif des tonnages est encore de plus de 10 %, celui du mouvement unitaire le dépasserait, très substantiellement, pour atteindre jusqu’à 71,6 %. 1605 constitue un terme de référence très acceptable, puisqu’il s’agit de la première année non équivoque d’expansion. On peut, à la limite, estimer que — l’anomalie artificiellement provoquée à la hauteur des années 1606, 1607 par des conditions extérieures étant effacée par la masse de 1608 — le mouvement de l’année 1609 vient, normalement, s’aligner sur la ligne ascendante ébauchée par le trafic depuis 16053.

11La non-médiocrité du niveau volumétrique des Allers de 1609 est établie, jusqu’à un certain point, par sa position sur l’ensemble de la série. Le niveau de 1609 (hormis 1610 et en volume, seulement, 27 450 toneladas au lieu de 27 130 toneladas, mais 106 navires seulement contre 138 navires) ne sera jamais plus égalé jusqu’en 1650, il n’a été dépassé (mis à part 1608), avant cette date, qu’un nombre très limité de fois et, toujours, avec des marges très faible, (sur le mouvement unitaire, cinq fois seulement, en 1601 avec 140 navires, en 1596 avec 151 unités, en 1594 avec 150 unités, en 1593 avec 146 unités et en 1586 avec 148 unités ; en tonnage, sept fois, mais avec des marges très faibles, 32 052 toneladas, en 1601, au lieu de 27 114 en 1609, et 27 198 toneladas, 28 625 toneladas, 29 164 toneladas, 27 815 toneladas et 31 507 toneladas et 33 270 toneladas en 1597, 1596, 1594, 1593, 1588 et 1586).

12Cette impression est confirmée par l’écart substantiel à la moyenne, rapport de 122,49 %4. Mais cette situation n’empêche pas, bien sûr, un très net repli, par rapport à 1608. De 202 à 138 bateaux, de 45 078 à 27 114 toneladas, les décrochements négatifs sont de l’ordre de 31,68 % (mouvement unitaire) et 39,8 % (mouvement en volume). Cette anomalie, 31,68 % d’un côté, 39,8 % de l’autre, s’explique en raison d’une forte réduction du tonnage unitaire, de 223,16 toneladas en 1608 à 196,47 toneladas en 1609. L’étude de la ventilation5 du mouvement, au départ du complexe, révélera le mécanisme de cette réduction plus apparente encore que réelle (elle est pourtant impressionnante, si on se reporte à des termes de référence plus éloignés dans le temps, 308,2 toneladas en 1605, par exemple) : elle est due, en fait, très simplement, à une prodigieuse poussée de certaines catégories marginales : les négriers, par exemple.

13Cette réduction n’est pas dépourvue, pourtant, de signification. Il est difficile de ne pas voir qu’elle exprime le maintien, surtout, après l’effort insolite de 1608, d’une conjoncture haute, qui nécessite une plus large mobilisation des éléments marginaux du trafic.

14Il n’est pas paradoxal de prétendre, dans ces conditions, que le creux du tonnage unitaire de 1609 milite en faveur de la conjoncture haute de l’année. Il paraît évident, en effet, que pour maintenir, après le tour de force de 1608, un niveau aussi important que celui de 1609, et cela après le faible volume des Retours6 de 1608 (81 navires, 15 589 toneladas), la Carrera a dû mobiliser tous ses moyens. On sera sensible, également, au fait que les hauts et les bas, les anomalies et les distorsions du tonnage unitaire se répercutent, comme il est logique, sur une longue période. L’anomalie négative du tonnage unitaire des Allers de 1606 (198 toneladas) se répercute sur les Retours de 1608 (192,4 toneladas) et, naturellement, sur les Allers de 1609 (196,47 toneladas). La chute du tonnage unitaire de 1606, à l’Aller, pouvait être interprétée, on a vu comment7, comme l’expression d’un marasme extérieur. Le creux du tonnage unitaire de 1609 est dû à la rencontre des deux facteurs : répercussion atténuée du creux de l’onde 1606-1608, mais importance extrême, surtout, de la tension qui s’est exercée sur l’armement, par suite, du maintien, quand même, jusqu’en 1609, en dépit d’une multitude d’obstacles à vaincre, d’une conjoncture forte.

15Malgré des hésitations et malgré des limites que l’on analysera à leur heure8, le mouvement Allers de 1609 est d’autant plus significatif en conjoncture qu’il avait derrière lui une quantité de Retours manifestement insuffisante et de qualité médiocre.

16Apparemment — mais apparemment seulement, — la situation de 1608 pouvait paraître plus difficile et partant, le succès du négoce plus significatif. Si on fait la balance réelle Allers et retours, entendez le rapprochement des Allers de 1608 et des Retours de 1607, des Allers de 1609 et des Retours de 1608, la difficulté à se procurer du tonnage au départ, la pesanteur à vaincre au départ peut superficiellement apparaître plus grande en 1608 qu’en 1609 (si on admet comme particulièrement significatif le rapport du tonnage Allers à l’ensemble Allers retours, Allers de l’année et Retours de l’année précédente). Superficiellement, donc, le freinage à l’insuffisance des Retours avait dû être plus grand en 1608 qu’en 1609, puisqu’en 1608 les Allers représentaient 76,7 % de l’ensemble (Allers 1608/Retours 1607) et en 1609, dans les mêmes conditions, tout en restant fortement positive, la proportion était tombée à 63,5 % seulement (Allers 1609/Retours 1608).

17Mais le rapprochement de ces deux chiffres, 76,7 % et 63,5 %, débouche sur un trompe-l’œil. Le négoce disposait, en 1608, pour alimenter ses départs, de l’insolite excédent de trois ans d’anomalie positive des Retours, 1608 n’a fait, on s’en souvient9, que liquider, sous l’angle de l’équilibre Allers/Retours, l’anomalie positive des Retours, de 1605 à 1607, en ramenant les proportions respectives des Allers et des Retours pour l’ensemble des quatre années consécutives qui vont entrer 1605 et 1608, à 56,4 pour les Allers et 43,6 % pour les Retours, soit un pourcentage, on ne peut plus proche, du pourcentage moyen bi-séculaire.

18On voit, ainsi, à quel point la demande du négoce, face à l’armement, a dû, contrairement aux premières apparences, provoquer, en 1609, une tension beaucoup plus grande qu’elle ne l’aura faite en 1608..., puisqu’en 1609, il n’y a plus une réserve de navires où puiser10, puisqu’en 1609, le bénéfice de l’analyse positive des Retours est dissipé.

3. Retours

19Or, c’est précisément entre 1608 et 1609 que la situation des Retours va se modifier du tout au tout. C’est pourquoi, bien qu’à niveau égal (27 450 toneladas au lieu de 27 114 toneladas) mais avec un tonnage unitaire moyen tout différent (258,9 toneladas au lieu de 196,4 toneladas en 1609), les Allers de 1610 ne ressortissent plus de la même conjoncture que ceux de 1609. Le négoce n’aura pas rencontré du côté de l’armement la même résistance. Sa victoire est, donc, de portée bien moindre que celle de 1609. C’est donc, précisément en raison du comportement des Retours de 1609 que l’on peut augurer, entre autres, le renversement de la conjoncture qui va s’ébaucher entre 1609 et 1610.

20Entre 1608 et 1609, il y a changement complet du mouvement Retours. Le mouvement se désolidarise du creux des années 1607-1608 et retrouve les points hauts de l’anomalie positive Retours 1605-1606.

21Le changement survenu dans le volume des Retours, de 1608 à 1609, est d’autant plus probant, d'autant plus significatif qu’il s’accompagne d’une modification radicale du tonnage unitaire et que le sens de la variation qu’elle renferme va en sens inverse de celle des Allers.

22De 81 à 74 navires, il y a recul du mouvement unitaire de 8,6 % de 15 589 toneladas à 22 108 toneladas, il y a progrès, par contre, du volume global des navires de 41,8 %. Par rapport à la moyenne annuelle du creux des Retours de 1607-1608 (14 656,5 toneladas), le décrochement positif est plus sensible encore, il atteint en tonnage 50,8 %. La mutation qui brise la courbe des Allers de 1607 à 1608, se retrouve ici, en Retours, de 1608 à 1609. La coupure est d’autant mieux marquée qu’elle s’accompagne d’un mouvement décisif du tonnage unitaire, qui passe brusquement du niveau paradoxalement faible de 192,4 toneladas en 1608 à 298,7 toneladas en 1609.

23C’est bien entre 1608 et 1609, par conséquent, que le mouvement Retours passe par un point de flexion. La masse énorme des départs de 1608 aura alimenté les possibilités de Retour de 1609 ; elle aura reconstitué, d’autre part, un volant suffisant pour permettre au tri qualitatif de s’effectuer à nouveau. Plus que le volume global des Retours, c’est le rapport des tonnages unitaires (196,47 toneladas pour les Allers de 1609, 298,7 toneladas pour les Retours de l’année) qui paraît important. C’est lui qui marque une frontière non équivoque11.

24Par rapport à la moyenne mobile médiane de treize ans qui symbolise la tendance majeure, la même mutation se retrouve : après un écart négatif sur deux ans (positions relatives de 82,64 % en 1607 et de 90,66 % en 1608), on passe sur deux ans à un écart positif (positions relatives de 128,86 % en 1609 et de 154,44 % en 1610). C’est donc bien un point de flexion important que l’articulation observée du mouvement Retours entre 1608 et 1609.

4. Allers et retours

25La valeur et la signification, que l’on sera tenté d’accorder à l’année, dépendra, évidemment, du terme de référence que l’on aura choisi. Comme pour les Allers, rapportée à 1608, elle apparaîtra médiocre ; par rapport à des termes de référence de portée plus générale, elle risque de paraître beaucoup plus brillante.

26Les Retours, en effet, contrecarrent, en partie, ici, l’effet de repli des Allers. Au total, on aboutit, avec 212 bateaux, 49 222 toneladas {59 066,4 tonneaux), à des résultats impressionnants.

27Le caractère exceptionnel du trafic de 1609 est souligné par les quelques constatations qui suivent.

28Par le nombre de navires mis en cause, le niveau de 1609 (212 unités) ne sera jamais plus égalé, pas même en 161012, la position la plus proche et pourtant, combien en retrait, avec 201 navires. Avant cette date, à une époque où le tonnage unitaire était, en moyenne, beaucoup plus faible, l’année record de 1608 étant exclue — le niveau de 212 navires n’a été dépassé et de très peu que six fois seulement, en 1596, 1595, 1593, 1589, 1586 et 1550.

29En tonnage, — mis à part le record de 1608 et 1610 — le niveau de 1609 a été dépassé ou égalé en unités brutes, non pondérées, en toneladas, deux fois, seulement, une fois avant en 1600 et une fois après, en 1624 et de si peu (50 787 toneladas en 1600, 50 620 toneladas en 1624, au lieu de 49 222 toneladas), presque égalé deux fois, en 1605 (49 186 toneladas) et en 1630 (49 188 toneladas), mais toujours, avec un nombre de navires inférieur. Compte tenu de la pondération des tonnages13, à l’exception de 1608 et 1610, le niveau de 1609 n’est plus dépassé qu’une fois et de très peu, en 1624 (écart de 1 500 tonneaux, seulement, environ).

30La position de 1609, dans l’ensemble du mouvement, est donc tout à fait exceptionnelle. C’est à l’intérieur du cycle seul, du cycle triomphant de 1605-1613, qu’elle apparaîtra plus modeste. Avec 49 222 toneladas, le niveau des Allers et retours est supérieur à la moyenne annuelle du cycle, 43 348,5 toneladas, de 1605 à 1613, très proche de la moyenne de la fluctuation médiane qui le dépasse, toutefois, d’un peu moins de 1,5 % seulement (49 846,75 toneladas).

31Par rapport à 1608, bien sûr, le mouvement global de 1609 apparaît en net repli, moins, bien sûr, que pour les Allers, puisque la marche des Retours freine le mouvement. Sur le mouvement unitaire, le recul est de 25,1 % (de 283 à 212 bateaux), au lieu de 31,68 % pour les seuls Allers, de 18,87 % pour les tonnages (de 60 667 à 49 222 toneladas), au lieu d’un repli de 39,8 % dans des conditions analogues pour les Allers14. Mais le décrochement, en raison même de la nature du trafic de 1608 et de la part de récupération et de compensation qui l’alimente15, n’est pas bon témoin de la situation de 1609, il trahit sa véritable fortune en conjoncture. Beaucoup plus probant serait, sans conteste, la comparaison soit avec le creux de 1607, soit avec des moyennes antérieures bien appropriées. On verrait alors que, par rapport au creux de 1607, le niveau des Allers et retours de 1609 est en progrès de 120,8 % sur le mouvement unitaire, de 124,5 % en tonnage. Mais un ample décrochement positif subsisterait, si on choisissait d’autres termes de référence. Une moyenne annuelle calculée sur 1606 et 1607, soit 134,5 navires et 31 658,5 toneladas ferait apparaître un décrochement de plus de 50 % sur le mouvement unitaire et d’à peine moins de 60 % en tonnage. Par rapport aux niveaux de la première fluctuation primaire, une marge très importante subsiste encore de 143,3 à 212 navires, de 37 501 à 49 202 toneladas, le décrochement est de l’ordre de 48 % (mouvement unitaire) et de 31,25 % (mouvement en volume).

32Plus probant encore sera la comparaison avec la moyenne des années 1607-1608 : en effet, le trafic de 1608 — il ne faut pas le perdre de vue — est composé, pour une partie, par des départs différés de 1607. La comparaison est, donc, parfaitement justifiée, elle correspond, à n’en pas douter, à une réalité économique. Par rapport au niveau moyen de 1607-1608, 1609 marque, paradoxalement, un décrochement positif, de prime abord, assez inattendu, de 189,5 navires à 212 navires de 41 272 toneladas à 49 222 toneladas, soit, respectivement, 11,9 % (mouvement unitaire) et 19,2 % (mouvement en tonnage).

33Voilà une réalité qu’il ne faudra pas manquer d’évoquer quand on voudra apprécier, à l’intérieur de la période 1608-1610, l’évolution « à court terme » de la conjoncture du trafic. Si l’argument n’est pas suffisant pour faire supplanter 1608 par 1609 au sommet conjoncturel de la période, il invite à considérer, pratiquement, 1608 et 1609 sur un plan d’égalité. Le trafic de 1609 n’a pas bénéficié, au départ, du commerce différé d’une année précédente. Il aura, tout au contraire, subi le handicap de l’extrême tension exercée, l’année précédente, par la masse unique des départs. Sans bénéficier, encore, comme ce sera le cas pour 1610, de l’appui d’un important niveau des Retours. C’est la raison pour laquelle il sera prudent, sur le plateau très élevé du mouvement de 1608 à 1610, de ne pas établir des hiérarchies sur les simples apparences du découpage unitaire du mouvement. A certains égards, on pourrait même être tenté, en effet, de placer le sommet, en conjoncture, du mouvement, en 1609, entendez au milieu d’un ensellement d’un creux relatif apparent16.

LA CONJONCTURE DE 1609

34Le simple examen des chiffres globaux nous a conduits, peu à peu, à une appréciation relativement optimiste de la situation de 1609 : situation favorable, compromise assez rapidement — comment ne pas en douter ? — par l’expulsion des Morisques qui commence, dans les derniers mois de 1609.

1. Le mouvement en valeur

35Les impôts ad valorem, constituent, en faveur de 1609, un sérieux indice favorable. Si la présomption de valeur des Allers, en 160817 était restée en dessous de ce qu’on aurait pu attendre du volume très considérable des navires partis et des marchandises exportées, il en va tout autrement du trafic de 1609. Le fléchissement de 2 470 millions à 1 8-15 millions de maravedís18 est très loin de suivre une ligne descendante aussi prononcée que celle des volumes dans le même laps de temps et à l’intérieur du même découpage de l’année civile. En Allers (expression volumétrique du mouvement), le retrait est de l’ordre de 39,8 %19, il n’est plus en valeur que de 25,3 %. On mesure, ainsi, l’ampleur de l’écart. Elle est, en réalité, plus grande qu’il n’apparaît sur les chiffres globaux, en raison de la ventilation interne des Allers20, de la part relativement faible, dans ce mouvement, des éléments structurellement les plus lourds.

36Cette disparité volume-valeur n’est, peut-être, due que très partiellement à l’évolution, entre 1608 et 1609, de la composition des exportations. On a suffisamment insisté, à ce propos, sur la largeur vraisemblablement exceptionnelle des marges de tolérance en 160821. A priori, on peut supposer un mouvement en sens inverse, l’année suivante, dans la mesure où le choc psychologique des embargos et de la banqueroute s’estompe avec le temps, dans la mesure où, grâce à la poussée de 1608, le négoce a commencé à récupérer. Mais de là à imputer toute la disparité valeur-volume au seul jeu des marges de tolérance, il y a un pas à ne point franchir22. L'avería constitue un facteur, qui incite, donc, à prendre au sérieux la situation du trafic en 1609.

2. Les grands axes du trafic

37On peut se demander si la ventilation des Allers entre les grands secteurs géographiques des Indes ne renforce pas cette première présomption.

38La structure du trafic, au départ de 160923, est beaucoup plus classique que celle de 1608, même si elle est moins conforme à la loi des Indes. Deux convois seulement : l'Armada de la Guardia, qui assurera, en fait, l’approvisionnement indispensable de la Terre Ferme, une seule flotte, celle de Nouvelle Espagne, qui sort de Cádiz, le 22 juin 1609, sous le commandement de Juan Gutierrez de Garibay24. En outre, quelques sueltos, un nombre tout à fait insolite, par contre, de négriers, une proportion normale de Canariens. Cette structure est d’autant plus normale que la densité des départs avait été exceptionnellement forte en 1608.

39De cette impuissance, au demeurant, très naturelle à mettre sur pied une seconde flotte en 1609 — cette seconde flotte, on peut hésiter, d’ailleurs, à en nier l’existence, elle est simplement quelque peu retardée, c’est l’énorme convoi de Juan de la Cueva y Mendoza25 qui part de Cádiz, le 6 février 161026 — découle le caractère essentiel du trafic, au départ de 1609.

40L’année 1609 est, de ce fait, une année où le trafic est dominé, dans une proportion jamais égalée dans toute la fluctuation médiane, pratiquement sans véritable équivalent dans tout le cycle, par la Nouvelle Espagne, par la très belle et substantielle flotte de Juan Gutierrez de Garibay27.

41Par rapport à 1608, il y a un fléchissement du volume des départs en direction des îles de plus de moitié (de 35 à 24 navires, mais de 4 938 toneladas à 2 245 toneladas), de près de moitié, en ce qui concerne la Terre Ferme (de 71 à 40 navires, de 15 630 toneladas à 8 789 toneladas). La Nouvelle Espagne, par contre, ne recule que d’un tiers par rapport au point exceptionnellement haut, pourtant, de 1608 (de 96 à 74 navires, de 24 510 toneladas à 16 080 toneladas). D’où sa place tout à fait exceptionnelle dans l’ensemble du trafic de l’année. La Nouvelle Espagne représente, en effet, 53,6 % des départs (mouvement unitaire) et 59 % du tonnage au départ.

42Au cours d’une période où le trafic avec la Nouvelle Espagne occupe, au sein de l’Atlantique de Séville, une position d’économie dominante — les moyennes sont là pour le prouver28 et l’allure de la fluctuation — la position de la Nouvelle Espagne à l’intérieur du trafic de l’année est particulièrement probante.

43Le fléchissement des départs à l’Aller est dû à une défaillance attendue du trafic sur l’axe de Terre Ferme, en raison d’une biennalité de la flotte qui n’est plus à prouver. On sera frappé, par contre, de la solidité du trafic avec la Nouvelle Espagne. Après le départ, le 12 juin 1608, de la flotte gigantesque de Don Lope Diez de Armendariz29, le départ le 22 juin 1609 du convoi de Juan Gutierrez de Garibay30 constitue, malgré tout, à court terme, le signe le plus irréfutable d’une conjoncture élevée.

44En effet, on a vu des efforts moins considérables que celui concrétisé, en 1608, autour de Lope Diez de Armendariz, suivis d’une débandade immédiatement répercutée, l’année suivante. Rien de tel, ici : le volume de la flotte de Juan Gutierrez de Garibay le place au tout premier rang des flottes de Nouvelle Espagne. Mieux, dans la hiérarchie31 des départs en direction de la Nouvelle Espagne, 1609 se place à un niveau tout à fait exceptionnel : le plus élevé, après 1608, de toute la première moitié du xvii^e siècle.

45Avant 1609 — et à l’exception, toujours, du niveau de 1608 — le volume des exportations en direction de la Nouvelle Espagne aura été dépassé, deux fois seulement, avec certitude, en 1585 et en 1597, une troisième fois, peut-être, en 1588. Mais ce qui demeure, sans précédent, c’est le niveau des deux années 1608 et 1609, soit plus de 40 000 toneladas (40 590 toneladas) et 170 bateaux. La situation qui s’approche le plus de ce niveau record pour la Nouvelle Espagne, c’est celle de 1599 et 1600, avec 123 navires et 29 610 toneladas. On mesurera, ainsi, la marge de l’effort qui a été fourni en direction de la Nouvelle Espagne. La constance de l’effort sur deux ans est plus décisive encore que son ampleur en 1609. C’est ainsi que les 16 080 toneladas des départs vers la Nouvelle Espagne, en 1609, ont une signification au moins comparable aux 24 510 toneladas de 1608 — d’autant plus qu’en faveur de 1608 jouait, à cause des 1 384 toneladas seulement de 1607, un effet de compensation qu’on ne saurait invoquer en faveur de 1609.

46Non seulement, sur l’ensemble des exportations en direction de la Nouvelle Espagne, la position de 1609 est une position tout à fait extraordinaire, mais il en va de même, évidemment, à l’intérieur de l’ensemble des départs de l’année. La Nouvelle Espagne aligne 53,6 % du nombre total des départs, 59,3 % du tonnage des dits départs, soit une importance relative plus grande encore qu’en 1608, malgré des niveaux absolus inférieurs à ceux de l’année précédente, une importance relative supérieure, donc, a fortiori, aux niveaux respectifs du cycle (47,6 % du mouvement unitaire et 52,2 % des départs en tonnage de 1605 à 1613) et de la fluctuation (46,1 % du mouvement unitaire et 51,5 % des départs en tonnage de 1608 à 1611).

47Quel meilleur test, finalement, de la confiance des gens d’affaires, qu’une telle part de la Nouvelle Espagne, après les chiffres records de 1608 qui auraient dû, en toute autre circonstance, inciter à la prudence ?

48Dans le même ordre d’idée, la carence, d’ailleurs, très relative, du trafic avec la Terre Ferme ne peut être invoquée. La forte Armada de la Guardia de Don Gerónimo de Portugal y Córdoba32 utilisée, dans une très large part, au transport de marchandises, les plaintes dont la Casa se fait l’écho ne laissent guère de doute, jette un pont très substantiel entre la flotte de Juan de Salas y Valdés33, partie de Cádiz, le 7 mars 160834 et la flotte de Don Juan de la Cueva y Mendoza, partie de Cádiz, le 6 février 161035. On verra ce qu’il faut penser du trafic avec la Terre Ferme dans le cadre étroit de la conjoncture de cette période courte. Rien dans le schéma du trafic de la Terre Ferme de ces années ne permet d’augurer autre chose pour 1609 qu’une respiration tout à fait normale due à un temps d’arrêt technique de la navigation et du trafic.

49On pourrait pousser plus loin, encore, le raisonnement. Etant donné qu’il est devenu « structurellement » impensable, au début du xvii^e siècle, que deux flottes de Terre Ferme se suivent à moins de deux ans d’intervalle — on a vu de quel long silence le gros départ de 1608 a été précédé36 — on peut considérer que l'Armada de la Guardia lourdement chargée de Don Gerónimo de Portugal y Córdoba37 suppose le maintien d’une grosse activité sur l’axe devenu secondaire, pourtant, de la Terre Ferme.

50Il n’y a, donc, aucune contradiction, à tirer argument, en faveur de la conjoncture de 1609, de la participation exceptionnellement élevée du trafic de la Nouvelle Espagne et du maintien d’une participation honorable de la Terre Ferme. Toute puissance de la Nouvelle Espagne, d’une part, maintien d’un trafic considérable en direction de la Terre Ferme, au moment d’un creux inévitable, d’autre part, le tout expliquant un haut indice volumétrique d’activité.

51Tous les éléments sont loin d’être, toutefois, aussi uniment favorables. C’est le cas, notamment, de la ventilation des départs au sein du complexe portuaire.

3. La ventilation des départs au sein du complexe

52Ce nouveau coup de sonde risque, en effet, de décevoir, de donner de 1609 une impression défavorable, mais au premier coup d’œil, seulement.

53La ventilation des départs entre les grands axes du complexe portuaire38 s’apparente, de prime abord, plus en 1609, au modèle d’une année médiocre, le schéma de 1609 annonce donc, par exemple, l’incontestable année de crise de 1611, qu’au modèle des années qui seront réputées bonnes, 1608 et 1610.

54Par rapport au terme de référence de 1608, en effet, la chute est plus importante sur les axes supposés moteurs des navires-marchands de Séville, en première position, de Cádiz, en seconde position que sur l’ensemble des départs et a fortiori, sur les axes secondaires.

55a. Séville-Cádiz. — Les « marchands de Séville » sont, avec 34 unités et 10 574 toneladas, particulièrement creusés entre 1608 et 1609 (94 unités en 1608 et 34 bateaux en 1609 ; 23 385 toneladas et 10 574 toneladas en 1609.) Par rapport à 1608, par exemple, il y a recul de 63,8 % sur l’expression unitaire du mouvement et de 54,7 % en tonnage, avec un gonflement sensible du tonnage unitaire (le recul sur l’ensemble du mouvement est, on s’en souvient39, de l’ordre de 31,68 % et de 39,8 %). Le tonnage unitaire des seuls navires marchands de Séville atteint un niveau élevé, 311 toneladas, on n’avait plus rencontré une situation analogue depuis la fin du xvi^e siècle. Par rapport à 1608, il y a eu renforcement du tonnage unitaire sur cet axe important (311 toneladas au lieu d’un peu moins de 249 toneladas en 1608). Ce qui démontre clairement que les variations du tonnage unitaire de l’ensemble des Allers de 1608 à 160940 ne sauraient être imputées à autre chose qu’à la plus ou moins grande participation des marginaux du trafic.

56Il en va exactement de même de Cádiz — dont la solidarité s’affirme avec Séville, dans la marche de la fluctuation, de plus en plus, et d’une manière lourde de significations. Là aussi, le repli dépasse les 50 % et s’apparente beaucoup plus à l’allure des navires marchands de Séville qu’à celle de l’ensemble du mouvement (50 % pour le mouvement unitaire, qui passe de 14 à 7 navires, un recul de 54 %, en tonnage41, de 4 970 à 2 300 toneladas)

57b. Les marginaux. — Les marginaux du trafic ont, par contre, un comportement exactement inverse. Il y a repli, mais amorti des Canariens, tout d’abord, de 26 à 15 unités, de 1 983 à 1 020 toneladas. La montée des négriers est beaucoup plus significative, encore : de 52 à 57 unités, de 6 900 à 7 310 toneladas. La masse globale des éléments réputés, à juste titre, « légers » se sera maintenue, d’une année sur l’autre, à un niveau singulièrement identique : 78 navires en 1608, 72 navires encore en 1609, 8 383 toneladas en 1608, 8 330 en 1609. L’étonnante stabilité de cette branche du mouvement contraste avec l’effondrement de plus de 50 % des éléments ordinairement pilotes du trafic au départ d’Europe.

58En toute autre circonstance, on aurait interprété ces signes comme impliquant une récession conjoncturelle importante. En fait, ici, on peut en douter. En gros, parce qu’on a la certitude d’une Carrera qui travaille à la limite physique supérieure de ses possibilités.

59La prolifération des négriers de 1609 ne peut être considérée intégralement comme un facteur négatif. 1609 marque, en effet, pour près de deux siècles, le point culminant du trafic négrier « officiel » partant, mesurable.

60Que les négriers de 1608 et de 1609 aient transporté uniquement du « noir » ou autre chose, en sus, comme c’est assez vraisemblable, il y a conformité troublante entre la conjoncture négrière et l’ensemble de la conjoncture du trafic. Un décalage d’un an (1609, ici, au lieu de 1608) n’est rien, d’autant plus que d’autres facteurs peuvent en rendre compte42. Il n’est pas impossible même, que, plus libre de se dérouler au seul rythme du cycle d’affaires, la conjoncture des négriers soit plus expressive, plus vraie, que celle troublée par l’interférence de facteurs politiques et militaires, de l’ensemble du trafic. C’est pourquoi, le sommet du trafic négrier, avec ce niveau jamais égalé de 57 navires « officiellement » recensés et 7 310 toneladas, ne peut être porté au passif de la conjoncture de l’année.

61D’autant moins, qu’il y a eu, jouant contre le niveau des navires marchands de Séville et de Cádiz, la défaillance de la flotte de Terre Ferme, mais cette défaillance ne peut, en aucun cas, être imputée, on a vu pourquoi43, à une défaillance conjoncturelle du trafic en 1609, dans le cadre d’un mouvement devenu « structurellement » biennal. Une correction concernant la flotte de Terre Ferme — par ventilation, sur deux ans, du volume de la seule flotte de Terre Ferme, tous les autres éléments du trafic restant égaux — montrerait que le rapport entre la forte charpente du trafic (les navires marchands allant en convois de Séville et de Cadiz) et ce que l’on peut être tenté d’appeler, parfois, les parents pauvres du complexe portuaire est beaucoup moins perturbé entre 1608 et 1609 qu’on ne pourrait le croire au simple vu des chiffres bruts44.

62Le fléchissement de l’axe médian Séville-Cádiz, voire le fléchissement des Canaries, peut ne pas exprimer, à la limite, autre chose que la réalité objective de la biennalité, au mieux, des flottes de Terre Ferme. La masse énorme des départs négriers constituerait, dans ces conditions, l’accompagnement presque logique d’une conjoncture d’ensemble beaucoup plus forte qu’elle n’était apparue, d’abord.

63c. L’Armada. — Quelle que soit l’importance de l’argument, il laisserait, à lui seul, subsister, un doute, s’il n’y avait pas l'Armada.

64L’importance économique de l'Armada de la Guardia est, on le sait, d’une interprétation particulièrement décisive pour le trafic d’une année. On a pu, suivant les années, la porter tantôt à l’actif, tantôt au passif du trafic. Ici, c’est bien à l’actif d’une conjoncture élevée qu’il faudra porter la lourde Armada de Don Gerónimo de Portugal y Cérdoba. Elle constituera l’argument le plus décisif en faveur d’une interprétation optimiste de la conjoncture de 1609.

65En retrait — mais comment pourrait-il en être autrement ? — par rapport au niveau du trafic d’armada de 1608, de 25 % sur l’expression unitaire (de 16 à 12 navires), de 24,6 % en tonnage (de 7 840 à 5 910 toneladas), avec 12 navires et 5 910 toneladas, le mouvement d’armada de 1609 reste, toutefois, considérable, d’autant plus qu’en cette année de paix (d’une paix virtuellement conclue), un déploiement de forces militaires est moins utile, plus inattendu.

66Mais, l'Armada de Don Gerónimo de Portugal y Cérdoba — il suffit de suivre, sur ce point, le témoignage peu suspect de la Casa de la Contratación — semble avoir été un des convois les moins militaires et un des convois les plus marchands de tous les convois d’armada de la Carrière des Indes, d’une histoire, pourtant, fertile en métamorphoses de ce genre. Les marchands, qui dénoncent par le canal de la Casa de la Contratación, sans doute, pour ne point avoir été admis suffisamment à y participer, la concurrence déloyale du convoi, soulignent que le commerce à bord de l'Armada a été totalement exempt d’impôt. D’où, pour eux, une concurrence contre laquelle ils sont impuissants à lutter.

67Le scandale de l'Armada de Don Gerénimo de Portugal y Cérdoba — on peut faire confiance à la Casa : ses officiers n’ont pas tendance, dans ce domaine, à exagérer des manques dont ils sont, quand même plus ou moins responsables — contribue, par ricochet, à rendre suspectes d’une sous-évaluation particulièrement importante, les expressions du mouvement en valeur de 160945. Autrement dit, la part énorme de fraude, dont l'Armada de Don Gerénimo a été le théâtre, invite à prendre plus au sérieux, encore, l’expression, pourtant, déjà très forte, des valeurs exportées en 160946.

68L’Armada de la Guardia aurait pu, sans danger, être annexée totalement aux autres navires « marchands » qui partent en convois, de Séville et de Cádiz. Les valeurs qu’elle transporte, sont, peut-être, au moins comparables, sinon par leur volume total, du moins, par la densité unitaire de richesse du mouvement. Et pourtant, malgré tous ces signes favorables qui font de 1609 une année d’intense activité et d’intense prospérité, au-delà de ce qui apparaît, à première vue, 1609, l’année de la paix, aura été, d’abord, une année de récriminations, de craintes et d’angoisses prémonitoires.

4. Les plaintes des « marchands »

69La correspondance de la Casa de la Contratación révèle, en 1609, l’existence d’un front du négoce relativement uni et particulièrement véhément dans ses revendications. L’ampleur, la densité, la « violence », presque, des plaintes a quelque chose de surprenant, en conjoncture haute.

70L’attaque se déroule sur deux points, beaucoup plus intimement liés, entre eux, qu’il ne risque d’apparaître, d’abord, à une analyse superficielle.

71C’est, tout d’abord, l’attaque à fond, contre l'Armada de la Guardia47. Les conditions sont particulièrement propices. Il semble bien, malgré l’intérêt que les groupes représentés derrière la bannière du Consulado ont à le proclamer, que l'Armada de Don Gerónimo de Portugal y Cordoba ait transporté, on vient de le voir48, une quantité particulièrement insolite de marchandises de prix. Première Armada de paix, ou de presque paix : ses usagers auront, cette année, dépassé les marges de tolérance jusque-là admises, crevé, en quelque sorte, le seuil habituel de sécurité du temps de guerre. 1609 marque, en outre, le passage d’une longue période de guerre à une période de paix, sur la durée de laquelle les contemporains ne peuvent rien, préjuger.

72D’où la tentation d’obtenir la désagrégation de l'Armada. Puisque la paix en rend l’urgence moins grande et qu’elle risque, en réduisant, encore, au sein de ces navires, les usages militaires au profit des usages commerciaux, de rendre pour les flottes l’institution de toute manière concurrente de l'Armada beaucoup plus dangereuse encore. La première revendication du Consulado tend, par conséquent, à récupérer le secteur malade du commerce de Terre Ferme, ou, du moins, à poser un frein sur le processus de désagrégation qui, vu de Séville, l’anime.

73a. L’Armada — Or, quand on y réfléchit d’un peu plus près, cet acharnement du Consulado, des marchands dont le faisceau des forces s’organise derrière lui contre l'Armada de la Guardia et la bonne volonté de la Casa de la Contratación à s’en faire l’écho complaisant, ne vont pas sans surprendre un peu. A tel point, même, qu’on peut douter de leur entière sincérité.

74A priori et vu de loin, avec le recul « dangereux » qui est le nôtre, l'Armada aura été, pour l’ensemble des forces du commerce engagé dans le trafic transatlantique, toute question militaire mise à part, un moyen commode d’échapper à la fiscalité, un moyen d’alléger la charge globale de l’impôt. Si on creuse, un peu plus avant, on y verra même, un effet de récupération. C’est le commerce privé du Monopole qui assume, par l’intermédiaire de l'avería, la meilleure part de la charge financière de sa défense. Mais l'Armada, en échange, payée par la fiscalité, assume au commerce un secteur abrité contre la fiscalité. Le système est souple. Il semble qu’au cours des temps, de savants équilibres se soient instaurés, ainsi, sans que ceux-là même qui en bénéficient, sans que les groupes d’intérêts entre lesquels s’exerce l’arbitrage en aient eu toujours parfaite conscience.

75Dans ces conditions, on comprend mal l’acharnement que la Carrera semble mettre à détruire, en l'Armada, un système dont elle semble, à la limite, bénéficier. C’est, qu’en fait, la réalité est, une fois de plus, moins simple qu’elle n’apparaît dans les reconstructions a priori et que les contemporains ne peuvent avoir notre recul ni notre sécurité.

76Un seul moyen de sortir de ces apparentes contradictions : accepter tous les éléments qui nous sont donnés et jeter entre eux le pont d’hypothèses. Un mouvement anti-armada existe au sein de la Carrera. Il s’exprime par le canal du Consulado et trouve des échos plutôt complaisants, en surface, du moins, du côté des fonctionnaires de la Casa de la Contratación. D’autant plus sûrement que ces derniers s’entendent à merveille, on en a souvent la preuve, à escamoter les plaintes qui les gênent. Celle-ci pourrait a priori, leur déplaire, puisqu’elle met indirectement, en cause l’efficacité de contrôles sur lesquels ils ont charge de veiller. Que la Casa se prête, même superficiellement, à l’opération anti-armada, voilà qui n’est pas dépourvu de signification. Il y aura eu, une fois de plus, solidarité entre les intérêts qui sont derrière le « Consulat des marchands » de Séville et les officiers de la Contratación. Dernière certitude, enfin, il y a eu flambée anti-armada, en 1609, assez paradoxalement, en période de conjoncture très haute. Si l’on veut bien admettre qu’à l’ordinaire, les flambées de protestation accompagnent, de préférence, les périodes de tension conjoncturelle, on sera d’autant plus sensible à une indication a priori, quelque peu inattendue de la correspondance de la Casa de la Contratación.

77En réalité, ces contradictions superficielles se résolvent assez aisément. L’attitude du Consulado et, derrière lui, de la Contratación prouve que le commerce de Séville n’est pas unanime. Car il semble difficile que ceux-là même qui profitent de l'Armada et de ses exemptions fiscales en réclament si fort, la suppression.

78Une première hypothèse tendrait, donc, à impliquer que la majorité du commerce monopoleur, celui qui s’exprime par le canal du Consulado et de son allié la Casa, est tenue à l’écart de la provende de l'Armada. L'Armada ne serait-elle pas plus largement ouverte à des groupes minoritaires dont on saisirait mal les contours ; à l’intérieur du Monopole, il faudrait supposer des groupes qui, tenus à l’écart de la direction du Consulat trouveraient, en quelque sorte, dans le trafic à bord de l'Armada de la Guardia, d’utiles compensations ? Mais d’une manière plus plausible, encore — nonobstant l’absence de preuves — pourquoi ne pas imaginer que l'Armada était, surtout, le moyen, par excellence, pour les étrangers, pour les maisons étrangères fixées ou simplement représentées à Séville, de passer à travers les mailles d’un filet qui ne devait leur barrer que mollement la route ? En effet, puisque le chargement interdit à bord de l'Armada se faisait en vertu d’un accord tacitement accepté, certes, mais en vertu d’un procédé « illégal » qui ne permettait naturellement pas l’établissement d’un contrôle quelconque.

79Les conditions respectives du trafic à bord des flottes et à bord de l'Armada rendent cette dernière, plus facilement accessible aux étrangers, outre que le transport, dans ces conditions, exempt de toute fiscalité est, incontestablement, plus avantageux. Aux Indes, on l’a vu déjà49, le transport à bord de l'Armada sous la protection toute puissante et brutale du Capitaine général, met très efficacement à l’abri contre les vélléités d’indiscrétion et de zèle intempestif des autorités locales. Une fois franchie la première porte, plus aucune crainte pour la marchandise étrangère frauduleuse. On comprend, dans ces conditions, que les étrangers aient accepté plus volontiers que d’autres, d’encourir les risques, au demeurant assez minces, du « forçage » à Séville des portes de l'Armada. Cette hypothèse est vraisemblable. S’il en est, ainsi, on peut s’attendre, à l’encontre de l'Armada, à une puissante hostilité de la majorité « autochtone » (ou relativement autochtone) représentée au Consulat. Un Consulat dont les conflits contre les Coutinho50 révèleront, bientôt, l’entraînante xénophobie. Seul, un sentiment aussi puissant est capable, en effet, d’expliquer l’attitude violemment négative des Consuls et des oficiales de la Contratación à l’égard d’un organe qui, a priori, est susceptible de les aider.

80Tout cela, dans l’hypothèse d’une sincérité qui reste, peut-être, pour l’essentiel, à démontrer. Il y aurait une certaine naïveté à croire que ceux-là même, qui dénoncent, aujourd’hui, si violemment la fraude, n’en bénéficient pas. Il suffit, d’ailleurs, qu’ils en bénéficient relativement, un tant soit peu moins que d’autres, surtout, si l’autre est étranger, plus simplement encore, qu’ils s’estiment lésés ou désirent se couvrir, pour expliquer leur attitude. A la limite, il suffit qu’ils ne soient pas seuls à en bénéficier ou qu’ils craignent de ne plus l’être. Un tel comportement ne peut être écarté du schéma que l’on peut reconstituer de la psychologie des groupes monopoleurs de Séville. On les sait ombrageux, jaloux et souvent négatifs.

81Attitude d’autant plus vraisemblable qu’il est difficile d’admettre que ceux qui réclament si fort la suppression de l'Armada espèrent vraiment obtenir gain de cause. C’est pourquoi il est difficile d’exclure totalement, sans, pour autant, écarter nos précédentes hypothèses, l’hypothèse d’un chantage. Les attitudes psycho-sociologiques des groupes sont commandées par des complexes superposés à des étages différents du conscient et du subconscient. Ils échappent de ce fait au principe de la contradiction, en raison même de leur position respective, à des échelles différentes du champ de la conscience.

82Oui, dans ces attitudes trop savamment synchrones des hommes du Consulat et de la Casa de la Contratación, il y a quelque chose d’un peu suspect. Et l’on retrouve, ainsi, par la bande, une chronologie dont on s’était un peu trop écarté.

83L’attaque à fond contre l'Armada, vise moins le but, peut-être, qu’elle semble vouloir atteindre, que d’autres buts.

841609 est une année de fraude intense ? Quelle occasion de prendre les devants et de troquer la position d’accusé contre celle, plus confortable de procureur ! En dénonçant la fraude des autres, les gens du Consulado et leurs mandants — ils ne se seront pas tenus totalement à l’écart, soyons-en sûrs de l’aubaine de l'Armada — se lavent, à l’avance, des accusations que leur attitude pourrait, fort justement, leur valoir.

851609, en outre, c’est la paix. Élément clef. En dénonçant la fraude à l'Armada avec autant de conviction que s’ils n’y avaient jamais participé, les groupes monopoleurs de Séville entendent profiter de la situation pour obtenir un relâchement de la pression fiscale. Tant que l'Armada a conféré au trafic une utile protection, ils l’ont supportée. Mais, comment, la paix revenue, ne pas tenter, en remettant tout en cause, d’arracher au Roi un équilibre meilleur ?

86La paix, par contre, si l'Armada restait au même volume, ne va-t-elle pas entraîner une plus large participation du « commerce de fraude », les bateaux d’armada réduisant, avec la sécurité revenue, leur capacité défensive au profit de leur fonction commerciale. C’est ce qui s’est produit, en 1609, et ce qui risque de s’exagérer encore, avec la paix définitive et officielle.

87Or, cela, ni la Casa, ni le Consulado, ni les groupes indigènes ou naturalisés du commerce monopoleur sévillan ne peuvent le souhaiter. Ils ne le souhaitent pas dans la mesure où, détruisant au-delà d’une limite raisonnable les barrières de contrôle de la fiscalité, ils risqueraient d’emporter le Monopole lui-même.

88Les intérêts monopoleurs de Séville, en protestant contre une fraude dont ils profitent, ne sont donc pas en contradiction avec eux-mêmes. Ils souhaitent un minimum d’anarchie — ils l’organisent même — ils l’entretiennent d’autant plus volontiers qu’ils en profitent, mais, à la condition que cette anarchie nécessaire n’emporte pas tout le système, à condition d’être sûrs, toujours, de l’entretenir, de la canaliser, d’en bien domestiquer, pour eux-mêmes, les effets.

89En attaquant à fond, l'Armada de la Guardia, non seulement, les gens du Monopole prennent des options contre le Roi et la fiscalité, en vue d’un nouvel équilibre rendu nécessaire par la paix, mais ils cèdent, aussi, dans une certaine mesure, à un sentiment de crainte, à un besoin de sécurité.

90Or ce besoin de sécurité surprend, quelque peu, en période de conjoncture élevée.

91Conjoncture élevée, certes, telle est bien la caractéristique de 1609, mais venant s’inscrire comme dans une atmosphère de précatastrophe.

92b. La Nouvelle Espagne. — Cette atmosphère est confirmée par la campagne qui prend, dans les préoccupations de Séville, immédiatement, la relève de l’attaque contre l'Armada. Ce sont les inquiétudes et les exigences à l’encontre du trafic en direction de la Vera Cruz.

93Les deux affaires sont, de toute évidence, beaucoup plus liées qu’elles ne le paraissent de prime abord. On peut se demander, en effet, si les protestations d’insolite vertu à l’égard de l'Armada ne sont pas dictées, en partie, par le désir d’obtenir gain de cause sur l’axe essentiel du trafic, celui avec la Vera Cruz.

94En effet, après avoir jeté deux flottes démesurées, en 1608, puis en 1609, en direction de la Nouvelle Espagne, le Consulat s’avise, un peu tard, sur des échos de la situation des marchés après l’arrivée du convoi de Don Lope Diez de Armendariz, qu’il risque de s’y produire un krach sans précédent.

95Le krach de 1609 sur le marché de la Nouvelle Espagne — effet à court terme, d’un mauvais calcul, d’une prévision trop optimiste — mais, à plus long terme, révélateur d’une grave crise de structure, on le sent venir de ce côté-ci de l’Atlantique et on cherche, trop tard, à en éviter l’inexorable issue.

96On comprend, sans peine, ce que peut signifier un accident sur l’axe désormais moteur de la Nouvelle Espagne. La Terre Ferme est déjà atteinte et on a vu comment la Nouvelle Espagne a servi de relais. Séville se sent menacée d’un caillot sur un circuit de secours.

97Ce sentiment d’insécurité explique, peut-être, l’effort qui a été tenté pour dégager la voie royale de la Terre Ferme. On se sera trop facilement résigné à l’anarchie et à la destruction de cette grande voie commerciale. C’est le sentiment d’une menace sur l’axe du trafic Séville/la Vera Cruz, tendu à l’extrême et dont on a exigé au-delà du raisonnable, qui explique le comportement des groupes monopoleurs agissant par l’intermédiaire du Consulado.

98Pour éviter la catastrophe, on envisage la possibilité51 de geler les exportations de la flotte Juan Gutierrez de Garibay et de les immobiliser, au large de la Vera Cruz, sur les navires, jusqu’en 1610. Le procédé révolutionnaire se place cependant dans la perspective de réactions d’un « malthusianisme » économique bien connu. Pour mettre sur pied semblable parade ou, simplement, pour l’envisager, il faut l’approbation royale. Ne serait-ce que, pour obtenir le moratoire sans lequel l’opération serait impossible.

99De tout cela — on en a lu, ailleurs, les détails52 — on retiendra, seulement, la parfaite prémonition que l’on a, à Séville, de la crise qui vient, mieux encore, de sa gravité... Pour l’éviter, on essaye de dégager le trafic de Terre Ferme des entraves qui le paralyse, on essaye de parer à un inévitable effondrement de la Nouvelle Espagne..., tout en faisant preuve, sur le terrain de la fraude, à l’usage des conseils royaux, d’une hypocrite bonne volonté. Mais qui trompe-t-elle ?

1001609, l’année de la paix, apparaît, donc, dans ces conditions, comme une dernière année de conjoncture haute — en partie, on l’a vu53, sous la pression de facteurs extérieurs — et, aussi, comme une année d’angoisse montante. Un des éléments qui mine, sans qu’ils en aient bien conscience, l’optimisme des gens d’affaires, vraisemblablement, c’est le comportement des prix.

101Malgré le report, sur 1608, du creux artificiel de 1606-1607, l’écart entre la pointe des prix et celle des trafics est tendu, au maximum. Si les prix continuent à plonger, le paradoxe ne pourra plus se poursuivre54. En fait, contrairement à beaucoup d’apparences, c’est bien entre 1609 et 1610 que la conjoncture du trafic se renverse.

II. — 1610 : APPARENCES ET RÉALITÉS

102Une telle appréciation doit surprendre. Elle a besoin d’être justifiée. A priori, en effet, si on suit le découpage annuel du mouvement, on pourrait être tenté de parler de reprise à la hauteur de 1610, en avance, dans presque tous les domaines, par rapport à 1609. Il y a, en fait, mille raisons, nous le verrons, de considérer, avec beaucoup de vraisemblance, 1610, comme en retrait par rapport à 1609, malgré les données du découpage du mouvement global, dans le cadre de l’année civile.

LA LEÇON DES CHIFFRES

1. Allers

103En Allers il y a, a priori, égalité, au point de vue tonnage, entre deux mouvements trop proches pour qu’on risque une préférence. De 27 114 toneladas (32 536,8 tonneaux) à 27 450 toneladas (32 940 tonneaux), le progrès de 1,2 % est trop voisin de nos marges d’approximation, même à cette époque, pour qu’il soit raisonnable de parler d’autre chose que d’une égalité.

104Cette présomption de progrès presque imperceptible n’est vraie que sur les tonnages ; sur le mouvement unitaire, par contre, il y a récession, de 138 à 106 unités, de plus de 20 %. Le mouvement de recul est dû à une modification profonde de la nature du trafic, d’une composition très différente — on le verra — en 1609 et 1610. Il est dû à un gros relèvement du tonnage unitaire, plutôt à l’effacement dans ce domaine, d’une anomalie, de 223,16 toneladas en 1608, après les 308,2 toneladas de 1605, le tonnage unitaire était passé à 196,47 toneladas, le voilà, à nouveau, au niveau relativement fort de 259 toneladas, soit un niveau supérieur aux moyennes du cycle et de la fluctuation (229,16 toneladas et 220,77 toneladas). Cette situation est due à l’existence de deux flottes et à un gros mouvement de recul sur les marginaux du trafic. A certains égards, il y a eu retour sur une position d’équilibre, mais l’élagage des négriers et des Canariens n’est pas, dans ces conditions, quelque chose d’heureux, on penserait, plutôt, à un appauvrissement. Tout cela n’affecte pas, bien sûr, le pourcentage d’écart à la moyenne qui reste identique à celui de 1609 : position relative en 1610, 121,48 % au lieu de 122,49 % en 1609.

2. Retours

105Il y a redressement, par contre, du mouvement Retours, sans que l’on puisse vraiment en tirer argument, en raison du décalage du mouvement Retours, par rapport aux Allers. On retrouvera, bien au centre de la fluctuation, le plafond des Allers, mais écourté, sur deux ans, 1609-1610, au lieu de trois ans, dans le cas des Allers de 1608 à 1610 et de sens inverse, puisqu’il y a eu, en Retours, montée continue de 1607 à 1610, à tel point qu’en 1610, les Retours sont arrivés, virtuellement, à égalité avec les Allers : 95 unités, 27 311 toneladas (32 773,2 tonneaux) pour les Retours de 1610 contre 106 navires et 27 450 toneladas (32 940 tonneaux) à l’Aller, soit entre les tonnages, la ventilation insolite par rapport aux totaux, de 49,88 % pour les Retours et 50,12 % pour les Allers.

106Depuis 1607 jusqu’en 1610, en effet, les Retours ont suivi une marche en avant, régulière. Entre 1609 et 1610, en tonnage, la progression se maintient à un rythme pas tellement moins élevé qu’entre 1608 et 1609, de l’ordre d’un peu moins de 25 % contre 41,80 %55, dans la période antérieure. Sur le mouvement unitaire, en outre, l’anomalie s’efface, de 74 à 95 unités, la progression est de 28 % (de 1608 à 1609, il y avait eu, on s’en souvient56, recul sur la série-navires, qui devait dessiner, avec les tonnages, un mouvement contradictoire). Le tonnage unitaire se maintient à un niveau élevé, 287,5 toneladas voisin du niveau de 1609 (298,7 toneladas), supérieur encore à la moyenne du cycle et de la fluctuation, dans le même ordre de grandeur que les Retours des années 1605-1607 (moyenne : 280,3), et surtout, dans un rapport normal avec le niveau unitaire des Allers, dans le même temps — tonnage unitaire des Allers, 259 toneladas ; tonnage unitaire des Retours, 287,5 toneladas.

107Par rapport à la moyenne mobile, cette position exceptionnelle des Retours de 1610 est très bien marquée, 152,2 %, soit un des écarts les plus considérables. Cet écart est dépassé, pourtant, un certain nombre de fois57, mais on n’aura jamais vu et l’on ne verra jamais plus deux écarts consécutifs aussi marqués : 125 et 152,2 %. La moyenne mobile médiane continue, d’ailleurs, à monter58 jusqu’en 1611. Le mouvement Retours est passé, en 1610, par son véritable point culminant59. Et cela seul suffisait à nous mettre en garde, à la fois, contre une interprétation trop optimiste des globaux Allers et retours, contre une interprétation excessivement optimiste qui en découlerait, de la conjoncture vraie du trafic.

3. Allers et retours

108Le mouvement global se trouve, naturellement, sous l’influence du fort niveau des Retours de 1610. S’il y a léger recul du mouvement unitaire, en raison de la modification structurelle des départs de 1610, de 212 à 201 navires, recul de l’ordre de 5 %, en tonnage, le mouvement selon toute apparence, réalise un sérieux bond en avant, de 49 222 à 54 761 toneladas (de 59 066,4 à 65 713,2 tonneaux), de plus de 11 %. Ainsi, à considérer seulement le tonnage, 1610 est très proche du point record de 1608, à mi-chemin, à peu près, du creux très relatif de 1609 et du record de 1608. Par rapport à 1608, dont on a vu assez longuement le caractère exceptionnel, le mouvement global de 1610, en tonnage, est en repli de moins de 10 %. En Allers et retours, sur l’ensemble du mouvement annuel en tonneaux pondérés60 et même, fait plus significatif encore, en toneladas non pondérées61, 1610 vient, pour tout un siècle, en seconde position sur l’ensemble du mouvement dans le cadre du découpage de l’année civile. On comprend, ainsi, ce qu’il peut y avoir, a priori, de paradoxal à placer le commencement d’un fléchissement conjoncturel grave à un tel moment.

109Cette situation est due à une poussée sensible du tonnage unitaire, elle résulte, elle-même, d’une concordance des Allers et des Retours (259 et 287,5 toneladas), soit62 272,88 toneladas pour les Allers et retours de 1610, contre 214,3 toneladas en 1608 et 232,18 toneladas en 1609. Le tonnage unitaire après le creux de 1608, au fond d’une vague dont le point de départ était le niveau-record de 1603, 308,2 toneladas, remonte à nouveau. Il est, en 1610, à un point particulièrement élevé, quelle que soit la base de référence choisie (232,18 toneladas en 1609, 214,3 toneladas en 1608, 227,9 toneladas en 1607, 239,6 toneladas en 1606, 233,2 toneladas, moyenne de la fluctuation 1608-1611, 239,2 toneladas moyenne de 1611-1613, 243,78 toneladas, moyenne du cycle 1605-1613, 249,3 toneladas, moyenne de la première fluctuation, 1605-1607). On retiendra cette indication comme un élément qui vient corriger, dans une certaine mesure, le haut niveau du tonnage global. Il semble impliquer, en effet, une certaine détente de la demande du négoce face à l’armement. Raison de plus de préférer la situation de 1609 à celle de 1610.

4. Les valeurs

110La présomption de mouvement — valeur telle qu’elle se dégage, à court terme, des séries de l'avería confirme le jugement tiré d’une observation à la loupe du tonnage unitaire. Il y a sensible recul, en valeur, à l’Aller, du moins, de 1609 à 1610. 1610 semble dessiner un creux entre 1609 et 161163. Du niveau très élevé de 1 850 millions de maravedís (en 1609), on passe au niveau beaucoup plus médiocre de 1311 millions en 1610. Si l’on comprend bien le creux de 1610 par rapport à 1609, on le comprend, a priori, plus mal par rapport à 1611 (1 520 millions)64. Quoiqu’il en soit, en valeur, c’est bien entre 1609 et 1610 qu’il faut placer la rupture de pente.

HYPOTHÈSES ET INTERPRÉTATION

111Les accidents quand même légers des courbes, tonnage unitaire et valeur — celles, la dernière surtout, qui prêtent le plus à caution — risqueraient de n’être pas suffisants, pour étayer la thèse, apparemment paradoxale, d’une pré-rupture conjoncturelle en 1610, si on ne disposait à l’appui, d’autres arguments décisifs. Ces arguments, c’est tout d’abord, Tonde de choc de 1608.

1. L’onde de choc de 1608

112Le trafic disposait, en effet, en 1610, d’une série de circonstances favorables dont il n’a su qu’assez médiocrement tirer profit. On a vu à quel point le nœud des départs de 1608 était dû à une série de circonstances exceptionnelles en partie causées par une tension conjoncturelle exceptionnellement forte, due, aussi, aux circonstances extérieures au trafic, particulièrement difficiles des années précédentes.

113Toute anomalie sur la courbe du trafic, positive ou négative, se répercute, fatalement, bien au-delà. Elle donne naissance à une onde de choc, dont la première apparition se place après un an sur les Retours, après deux ans sur les Allers et dont la période, ensuite, est de deux ans, soit en moyenne, celui-là même du rythme des navires. Cette presque loi est admirablement vérifiée, ici. Si la période65 reste identique, l’amplitude, bien sûr, va s’atténuant. La longueur d’onde d’un an pour le passage des Allers aux Retours, de deux ans, pour la récurrence en Allers ou en Retours est un minimum. Il vaudrait mieux dire du haut de la chaîne, de deux à trois ans. C’est, en effet, très exactement, ce que nous avons ici.

114L’onde de choc aura d’autant plus de chance de se former et de se conserver sur une longue distance que l’anomalie motrice aura été plus importante. On peut difficilement rêver, au départ, un choc plus fort que celui, moteur, des Allers de 1608 (soit l’écart maximum, en un siècle et demi, de 207,10 % par rapport à la moyenne).

115Or, c’est exactement la situation de 161066. Le choc des Allers de 1608, commande le fort niveau des Retours de 1609 (directement, car ce sont les navires partis en 1608 qui forment bon nombre des Retours de 1609 ; indirectement, dans la mesure où ils ont reconstitué l’habituel volant des navires aux Indes épuisé par l’anomalie positive du mouvement Retours de 1605 à 1607).

116Le niveau des Allers de 1610 est, évidemment, sous le coup des Retours considérables de 1609, Retours considérables, comme l’atteste, une fois encore, un écart à la moyenne de 125 %67. Le mouvement Allers et retours, en tonnage, par contre, sur lequel on pourrait être tenté de fonder une interprétation optimiste de la conjoncture de 1610, est doublement influencé par l’onde de choc de l’anomalie positive des Allers, en 1608. Immédiatement par les Retours : 1610 est, en effet, le point culminant de tout le mouvement Retours et cette situation eût été impossible, sans les Allers exceptionnels de 1608. Médiatement, en Allers : il est incontestable que les Allers de 1610 ont été grandement facilités par une certaine abondance du tonnage, en raison de la masse considérable des Retours de 1609, eux-mêmes commandés, on a vu comment, par les Allers de 1608.

117De cette manière de voir, on a deux preuves, au moins. Le tonnage unitaire très élevé des Allers de 161068 donne la certitude, en effet, qu’il y a eu possibilité de choix. La genèse même de la flotte de Nouvelle Espagne, dont les avatars nous sont longuement contés par la Casa de la Contratación elle-même69. Le nombre des navires dont les armateurs ont demandé l’autorisation (licence) de participer à la flotte, a dépassé de plus du double (14 680 toneladas) ceux qui furent autorisés à participer à l’entreprise. Ce réflexe de défense — il nous semble commandé par les plus gros intérêts assez strictement sévillans qui sont groupés autour du Consulado des marchands — nous l’avons vu jouer, déjà, sur la flotte de Terre Ferme, dès les années 9070 — est, encore insolite, sur la ligne de Nouvelle Espagne. Le Consulado agissant pour le compte de ses mandants, entendez, une fois de plus, la partie lourde du négoce le plus proprement sévillan, aura réalisé, en 1610, ce qu’il avait préconisé71 en 1609, la mise à l’écart autoritaire des excédents d’offre gênants. Mais il suffit de retenir, pour le moment, l’aspect positif d’une opération essentiellement négative, l’euphorie-tonnage qu’elle exprime. Cette euphorie est incompréhensible, sans faire intervenir l’onde de choc, à deux ans d’intervalle, de la forte anomalie des Allers en 1608.

118Il est difficile d’apprécier à combien peut s’élever l’effet cumulatif de ces divers facteurs qui, tous, plongent à la même source, sur le trafic de 1610, ... 15/20 %, davantage peut-être.

119S’il est impossible de mesurer, il est possible d’affirmer qu’il y a eu, du fait du choc en retour et de l’abondance du tonnage par lui apportée, création d’une situation de grande facilité. Dans ces conditions, les résultats de 1610 risquent d’apparaître, intrinsèquement beaucoup moins brillants que la seule prise en considération des chiffres globaux auraient pu le laisser croire. Le négoce disposait, en 1610, de très belles facilités d’armement. Ces facilités n’ont pas été complètement utilisées. Cette marge ramène à des proportions beaucoup plus modestes le succès remporté par le négoce, en 1610.

120Une analyse plus poussée confirmera ce premier verdict.

2. Chronologie des départs et ventilation américaine

1211610 doit être placée sous le signe de la Terre Ferme. Au cours de ces décades, ce n’est pas un élément favorable, puisque c’est à la Nouvelle Espagne qu’il appartient, on a vu comment, de jouer au cœur de cette économie Atlantique dominante, le rôle de pôle attractif majeur. 1610 est la seule année de la fluctuation médiane (1608-1611) et du cycle (1605-1613) où, au départ, la Terre Ferme l’emporte sur la Nouvelle Espagne72.

122a. La Terre Ferme. — Elle l’emporte dans des conditions particulièrement nettes. En 1610, à l’Aller, elle représente, en volume, 51,2 % de l’ensemble du mouvement. Chiffre exactement comparable à la proportion qui incombe, à l’ordinaire, au cours de la fluctuation (1608-1611) et au cours du cycle (1605-1613), au trafic, en tonnage, à l’Aller, de la Nouvelle Espagne, soit 51,5 % et 52,2 %, au lieu des 36,2 % et des 37 %, qui représentent, au cours de ces périodes respectives, les départs en direction de la Terre Ferme. Autre aspect d’une même réalité insolite, les départs vers la Terre Ferme représentent en 1610, en tonnage, près de 143 % des départs en direction de la Nouvelle Espagne.

123Ce primat inaccoutumé de la Terre Ferme est confirmé par le rapport, tout aussi anormal, des tonnages unitaires. La Terre Ferme l’emporte, d’une manière décisive, dans ce domaine : 226,7 toneladas, tonnage unitaire moyen des départs en direction de la Nouvelle Espagne, 351,5 toneladas, tonnage unitaire moyen des départs en direction de la Terre Ferme.

124b. Iles et Nouvelle Espagne. — Il serait facile, en poursuivant l’analyse dans cette voie, de montrer la part proportionnellement forte du médiocre trafic en direction des îles : 23 navires, 3 540 toneladas, 12,9 % du total des départs (12,2 % au cours de la fluctuation, 10,8 % au cours du cycle), la part très faible, par contre, de la Nouvelle Espagne dominante (35,9 %, avec 9 850 toneladas, 43 navires, contre 51,5 % et 52,2 %, pour la fluctuation et pour le cycle).

125c. L’Armada y flota de Don Juan de la Cueva y Mendoza. — Il n’est pas douteux, enfin, quand on regarde les choses de plus près — une chronologie, notamment, éclairée par les commentaires de la Casa de la Contratación73, — que la flotte de Terre Ferme, n’est autre que la flotte différée prévue, puis retardée et remise à l’automne 1609. L’importante flotte de Juan de la Cueva y Mendoza, qui constitue l’ossature, la charpente du mouvement de 1610, peut être plus sûrement imputée au flux économique de 1609 qu’à celui de 1610.

126L’important convoi de Juan de la Cueva n’empêche pas la mise en route de l'Armada de Don Hierónimo de Portugal, deux mois et demi plus tard, à peine retardée74 par le départ insolite, le 6 février, d’une flotte de Terre Ferme.

127Le changement d’atmosphère doit se placer, selon toute vraisemblance, entre le tout début de l’année — janvier et février, le départ différé d’un gros convoi vers la Terre Ferme — et la sortie de Cádiz de Don Lope Diez de Armendariz — entendez le 28 juin, d’une flotte efflanquée et presque ridicule en direction de la Terre Ferme.

128La rupture conjoncturelle majeure, que tout le reste de l’analyse confirme, se sera donc placée paradoxalement, quelques mois, à peine, après l’assiette d’une paix longtemps désirée, un moment totale — le relais maghrébin avec ses connexions nordiques exclu. Elle n’en est que plus lourde de signification puisqu’elle est uniquement imputable à des déséquilibres graves, inhérents au trafic et à la vie économique. On notera la plongée, cette fois, incontestable, des prix, l’expulsion des Morisques dont les effets se font pleinement sentir aux premiers jours de 1610, avec la pénurie de main-d'œuvre qu’Hamilton atteste75. Mais, avant d’aller plus loin, il importe de réunir d’autres symptômes, encore, de cette crise montante.

3. Ventilation à l’intérieur du complexe

129Le seul élément, en apparence, contradictoire, serait fourni par la ventilation du tonnage entre les différents éléments du complexe portuaire76. Les éléments présumés les meilleurs du trafic sont mieux représentés, en 1610 qu’en 1609.

130Forte poussée des navires marchands de Séville, 60 navires, 16 710 toneladas, en très sensible progrès sur 1609, de plus de 50 % (34 navires, 10 574 toneladas), avec un grossissement du tonnage unitaire qui dénonce une meilleure possibilité de choix du négoce face à l’armement, au détriment duquel s’exerce la sélection à l’encontre des petits navires de plus faible rentabilité sur les grandes lignes. Accroissement des Caditains, et accroissement, a fortiori, de l’ensemble présumé le meilleur, Sévillans-Caditains, 67 navires, 19 520 toneladas contre 41 unités, 12 874 toneladas, seulement, l’année précédente, dans les mêmes catégories. L’accroissement donc, est bien de l’ordre de 50 %. Avec 67 navires, 19 520 toneladas, la situation de 1610 est donc, sur la série réputée « lourde » des navires marchands de Séville et de Cádiz, très exactement à mi-chemin entre 1608 (108 unités, 28 355 toneladas) et 1609 (41 unités, 12 874 toneladas).

131Proportionnellement au niveau global des départs, la situation apparaîtra meilleure, encore : Séville-Cádiz fait, cette année, 71,1 % de l’ensemble, contre 47 % seulement en 1609 et 62 % en 1608.

132Concurremment, recul massif des armadas (de 12 à 7 unités, de 5 910 à 3 860 toneladas), effondrement des marginaux, puisque l’ensemble Canariens-négriers ne représente plus que 32 navires et 4 070 toneladas. Par rapport aux deux années précédentes, la réduction est de plus de moitié, 78 et 72 navires 8 383 et 8 330 toneladas en 1608 et 1609, 32 navires et 4 070 toneladas en 161077. Quant à la réduction relative étant donné la chute du total des départs, elle est plus importante encore.

133En d’autres circonstances, on conclurait, face à de tels symptômes, à une conjoncture forte. En réalité, ici, les données sont différentes, la proportion des navires en flotte résulte du comput, dans le mouvement de 1610, de la flotte retardée de Terre Ferme, de Juan de la Cueva y Mendoza (elle traverse la barre du Guadalquivir, le 12 janvier 161078.

134Si on restituait à 1609 la flotte de Juan de la Cueva y Mendoza, avec à peine plus de 17 000 toneladas, le mouvement Allers de 1610 viendrait s’aligner très exactement sur le creux de 1611, avec 37 000 toneladas, par contre, 1609 entrerait, avec beaucoup plus de titres79, encore que nous ne lui avons vus déjà, en compétition avec le mouvement manifestement soufflé de 1608.

135Du même coup, l’axe Séville-Cádiz, privé de plus de la moitié du tonnage qu’on est amené à lui attribuer, dans le calcul précédent, apparaîtrait, avec 50 % environ d’un global réduit, dans la situation véritablement médiocre qui est la sienne.

136Il résulte de ces perspectives corrigées que le très haut plafond conjoncturel a dû couvrir la plus grande partie des années 1608 et 1609, depuis mars 1608, peut-être, jusqu’à l’extrême fin de l’année 1609... Tout au plus, peut-on porter à l’actif d’un renversement en perspective les récriminations, dès 1609, des groupes moteurs du Consulado80. Mais sûrement, peut-être, le freinage, en fin d’année, qui a retardé de deux mois, environ, le départ de la flotte de Terre Ferme.

137On voit s’étayer ainsi l’hypothèse qui tend à placer à la charnière de 1609 et de 1610, le renversement conjoncturel le plus important, peut-être, de toute l’histoire de l’Atlantique espagnol. Même si on ne le comprend bien qu’un an plus tard, en 1611, même si — mais cela est assez logique — on ne peut en mesurer toute la portée que, de nombreuses années, après l’événement.

4. Les conflits des groupes et le renversement de la conjoncture

138De cette chronologie — elle n’est paradoxale qu’en surface — on a d’autres preuves encore. Dans les conflits, précisément qui, avec une violence accrue, opposent au sein de la Carrera, quelques groupes entre eux, on aura la preuve de ce renversement.

139a. Autour de la Terre Ferme. — 1610 voit se développer, en effet, ce que l’on pourrait appeler la querelle de l'Armada81. Elle est la suite d’un conflit vieux d’un an déjà82, qui a opposé, à propos de l'Armada de la Guardia de la Carrera de las Indias, les groupes les plus puissants du négoce sévillan au Roi en son Conseil.

140En fait, la réussite de la flotte de la Cueva y Mendoza — on peut parler de réussite, malgré les frottements de la fin qui ont retardé, quelque peu, le départ, puisque l’on est sur une ligne et à l’intérieur d’un type de navigation depuis longtemps négligé — n’a pas apaisé, loin de là, récriminations et inquiétudes. L’opération semble avoir été, à la limite, plus avantageuse pour le fisc, satisfait d’avoir obtenu, pour la première fois depuis longtemps83, l’envoi des registres avec les navires.

141D’où l’occasion choisie pour présenter, une deuxième fois, à fond, mais beaucoup plus nettement et beaucoup plus véhémentement encore que l’année passée, en 1609, ce que l’on pourrait appeler le bilan de faillite84 de la Terre Ferme.

142Toutes les causes classiques de la décadence de la Contratación — telles qu’on les voit à Séville, — sont reprises, ici, selon un schéma qui sera, bientôt, traditionnel et tellement stéréotypé qu’il aura perdu alors de sa valeur. Mais en 1609, il a encore toute sa force. On peut donc en retenir les principaux points :

143Concurrence de l'Armada85 ; il s’agit d’inciter le Roi, on a vu comment86 — sous prétexte d’un zèle pieux —, à prendre à sa charge une part plus grande d’une défense toujours nécessaire, malgré la paix, mais que l’on souhaite allégée87, sinon quant à son efficacité, du moins quant à coût. Concurrence du commerce détesté des Philippines, cette machine de guerre de Séville dans ses revendications à l’égard du Roi, que l’on voit, presque paradoxalement, poussée en avant dans un débat sur la Terre Ferme. Le commerce des Canaries et la fissure Buenos-Aires/Brésil88. Ce n’est certainement pas un hasard, par conséquent, si le commerce officiel des Canaries subit, en 1610, l’importante défaite que traduit la courbe89.

144Mais à ces éléments, en quelque sorte, traditionnels, déjà, dans l’argumentation des principales parties prenantes du Monopole, viennent s’en ajouter d’autres, auxquels il faudra se montrer, au premier chef, attentif, l’attaque contre les Portugais et les pointes contre les Peruleros.

145Si l’on admet qu’il y a poussée de xénophobie, dès que la conjoncture est moins bonne, on ne peut qu’être sensible à la longue diatribe du Consulado, complaisamment reproduite par une Casa complice90.

146Xénophobie et conjoncture, tension des groupes et conjoncture. Et cela, dès la réalité du plus vieil Atlantique des xvi^e et xvii^e siècles. Dans la mesure où, comme François Perroux le rappelait, tout récemment, encore91, à propos de la grande récession des années 30 du xx^e siècle, les adaptations sont plus faciles en expansion qu’en contraction. Le réflexe naturel, quand la masse globale, — une masse globale qu’au terme d’une longue période de croissance, dans un secteur bien déterminé, on était accoutumé à supposer croissante — commence à se dérober, n’est-il pas, pour les majorités, réclamer l’excommunication des minorités ?

147C’est pourquoi, deux positions « nouvelles » du rapport Consulado-Casa doivent être retenues. Pour plusieurs raisons.

148Ces textes émanant du Consulat et transmis par la Contratación représentent, on en a mille preuves, la position d’un petit groupe très important de très grosses affaires, disons, en simplifiant, sans doute, quelque peu, un petit groupe des plus grosses maisons, qui se veulent et qui sont devenues, en ces années, strictement sévillanes. Les plus grosses maisons au sein de ce groupe et pas nécessairement les plus grosses de l’ensemble de la Carrera. Quoiqu’il en soit, en 1610, avant les gros échecs qu’il subira dans les affaires négrières et à la tête de l’administration de l'avería92, ce petit groupe, vu du dehors, relativement homogène, qui s’exprime par le canal du Consulat et dans une certaine mesure de la Casa de la Contratación, reste le groupe dominant.

149Seulement, tout laisse à penser qu’il se sent, brusquement, gravement menacé. Parce qu’il a laissé se développer, à ses côtés, d’autres groupes rivaux. Il s’en est pas trop mal accommodé tout au long d’une longue phase d’expansion, distendeuse des réflexes de défense les plus élémentaires. Le réveil de la contraction sera brutal. D’où cette offensive dans tous les sens.

150L’offensive antiportugaise. — Là encore, c’est la chronologie seule qui nous intéresse93, puisque les faits qui nous sont rapportés, d’une colonisation en profondeur, de la Terre Ferme, au terme même du mémoire, sont des faits anciens.

151Pourquoi leur brutal éclairage en 1610, pourquoi cette vague d’impatience ? Précisément, parce que la présence portugaise en Terre Ferme est devenue, vue de Séville, insupportable. Ainsi, la xénophobie sévillane, sa brusque sensibilisation à une présence portugaise déjà ancienne, sur toute la côte de la Terre Ferme, apparaît comme un réactif à la conjoncture, comme un signe non équivoque d’un retournement qui a son centre, autour, très exactement, de l’année 1610.

152La Terre Ferme échappe définitivement : le bouc émissaire. — Une lecture beaucoup plus attentive des différents rapports de juin 1610 permet d’aller plus loin encore. Elle nous livre, en effet, le mécanisme de la déception et, partant, de l’attaque du groupe consulaire contre les ennemis qu’il vient de se trouver.

153En juin 1610, de mauvaises nouvelles sont parvenues sur les conditions du marché en Terre Ferme, où la flotte de Juan de la Cueva y Mendoza est arrivée, le 25 mars à Carthagène, le 17 avril, à Porto-Belo.

154Les raisons en sont faciles à saisir, après la longue abstinence de Séville dans le domaine, jadis, favorisé des flottes de Terre Ferme, les résultats corrects de la flotte de Juan de Salas y Valdes, en juin-juillet 160894, auront conduit à cette imprudence qui a nom la flotte de la Cueva y Mendoza. Imprudence, vue du Consulat de Séville, bien sûr.

155L’attitude du Consulat en juin 1610 éclaire rétrospectivement le drame des préparatifs de la flotte de la Cueva y Mendoza.

156Face aux réticences et aux dérobades du marché de la Terre Ferme, les groupes monopoleurs de Séville — ceux-là même qui s’articulent à l’intérieur du Consulado — ont toujours eu, dès l’apparition des premières difficultés à la hauteur des années 90, face à ce marché fatigué, une politique dont la logique interne et la rigidité nous avaient frappé. « Malthusianisme » économique, avant la lettre, avions-nous dit. Malthusianisme du fort ou de quiconque se croit tel.

157Dans le souci de maintenir des dénivellations de prix qu’ils jugaient nécessaires, avec raison, peut-être, les groupes marchands dominants, ceux qui, en 1610 encore, tiennent bien en main le Consulado, ont fait prévaloir une politique biennale, voire triennale ou quadriennale. Le système eût été plus efficace, si l'Armada de la Guardia n’avait offert la possibilité aux petits tenus à l’écart du Consulado de tourner des interdictions qu’ils devaient supporter d’autant plus mal que leurs structures étaient plus fragiles. D’où, à la limite, une irritation latente des plus gros à l’égard de l'Armada, fertile en occasions fructueuses, certes, mais génératrice d’indiscipline et d’anarchie à l’intérieur du trafic. Les positions d’exclusive auront été d’autant plus facilement maintenues au cours des vingt dernières années que le trafic avec la Nouvelle Espagne continuait d’être en expansion. Il y avait, donc, possibilités de transfert, déplacement d’activités et d’investissement du Sud vers le Nord, au risque, on le verra, de provoquer des engorgements et des goulots sur les secteurs plus longtemps favorisés de la Carrière des Indes.

158Cette politique a échoué dans la limite, peut-être, où l'Armada de la Guardia n’a pas permis de la pousser jusqu’aux extrémités d’une cruelle rigueur, dans la mesure où elle a hâté la mise en place des circuits concurrents dont la première apparition avait provoqué, précisément, le réflexe malthusien des groupes monopoleurs de Séville. Ces circuits, ce sont, entre autres, les Portugais, juifs portugais, au premier chef, l’Inquisition de Carthagène nous le révélera95, dont la pénétration s’est poursuivie sous l’effet de l’action persécutrice de la politique espagnole maîtresse du Portugal. Ce sont eux qui, si l’on en croit Séville que le dépit et la haine rendent clairvoyante, donnent la main aux navires du Nord et préparent, ici, les pénétrations futures des Hollandais en Amérique.

159Mais le Consulat ne va pas jusque-là, l’immédiat lui suffit. C’est-à-dire la grosse désillusion des marchés de l’isthme, en avril 1610. Il y sera d’autant plus sensible que la flotte de Cueva y Mendoza est partie, contre son gré, n’en doutons pas.

160La Terre Ferme contre-attaque : les « Peruleros ». — Telle est la raison des coups de frein qui ont retardé, in extremis, de deux mois96 au moins, un départ primitivement prévu pour l’automne de 1609. Finalement, le Consulat — donc Séville — a dû capituler, la flotte a été décidée, quand même, ses préparatifs, son départ ont eu lieu péniblement avec un peu plus de deux mois de retard à peine. Cette défaite de Séville, contrainte, au premier scintillement d’une fausse détente, de partir trop tôt, compromettant les fruits d’ailleurs chimériques d’une fausse victoire, a nom Peruleros97.

161Un nom nouveau, ici, en conjoncture. Le personnage, pourtant, n’est pas nouveau98. De sa rapide fortune, la littérature du siècle d’or, Cervantes, bientôt, si on avait besoin d’un tel garant, témoigneront. Ce qui est nouveau, de toute manière, et décisif, c’est l’apparition des Peruleros au premier plan, n’en doutons pas, des rancœurs de Séville. Leur présence est sentie comme une gêne, parce que, François Perroux le rappelait, les adaptations sont plus difficiles en temps de décroissance qu’en période de croissance, en contraction qu’en expansion, parce que leur nombre, leur taille a crû démesurément. Ou, peut-être, simplement, parce que leur taille, leur démesure, leur nombre sont simplement fils de la décroissance. La Casa cite des noms : Juan de Mirota Vizcaino, Juan Bautista de Luque, Juan de Mandejana, Juan Rodriguez de Castro, Lucas de Quevedo, Luis Rodriguez de Andrada. Certains sont là, depuis plusieurs années, certains sont retenus par leurs capitaux gelés depuis 1607.

162Ces Peruleros, gens de la Terre Ferme, comme leur nom l’indique, gens du Pérou, ne sont que des facteurs de maisons créoles. De ce fait, leur indépendance est moindre, ils ne peuvent, naturellement, avoir eu comme consigne et comme but d’organiser, aux Indes, la disette des produits d’Espagne qui agrée, si fort, aux groupes les plus puissants de Séville.

163Non seulement, ces Peruleros sont là, mais il est difficile de renoncer à l’impression que, pour la première fois, en 1609, ils ont réussi, un moment, à se rendre maîtres de la situation à Séville et, partant, sur l’espace Atlantique. Il est vraisemblable que, sans eux, les groupes monopoleurs du Consulat, restés maîtres de la situation, n’auraient pas cédé à la tentation dangereuse d’envoyer en Terre Ferme, trop tôt, une seconde flotte après celle à peu près réussie de Juan de Salas y Valdes. D’où leur colère rétrospective, à l’annonce d’un échec, trop bien prévu.

1641610 est une grande date, dans la mesure où elle révèle l’action, au premier plan, dans le jeu des groupes qui font l’Atlantique espagnol et hispano-américain, des facteurs peruleros de Séville, à tel point qu’ils ont, à en croire la Casa de la Contratación, obtenu une flotte contre le désir du Consulado lui-même, et qu’ils ont été jugés dignes des colères d’une gent prudente, imperméable et dominante.

165Cette première grande victoire des Peruleros, ce procès-verbal de leur apparition au premier plan de la conjoncture constitue bien une date capitale ; en effet, l’Atlantique échappe à Séville. Il n’est plus commandé exclusivement, d’Europe. La montée des Peruleros, sur une plus grande échelle, à la conquête des leviers de commande, puisqu’on nous parle de 1607, a dû se produire, à la charnière des deux cycles, au cours précisément de la famine organisée, de Séville par Séville contre le marché de la Terre Ferme.

166Cette arrivée en masse des Peruleros aura constitué une des réactions les plus inattendues des Indes, face à la politique « malthusienne » du Monopole. L’autre réponse, la contrebande, le commerce au bout de la pique, avec l’aide des relais portugais et judéo-portugais, sur place, est plus connue, moins imprévue, même, dans une certaine mesure.

167Or, la part de plus en plus active des Indes, dans la construction navale et dans le négoce, qu’est-ce, sinon, une des caractéristiques structurelles majeures99 de la grande récession ? Elle apparaît, pour la première fois, sentie, comprise et regrettée par le Consulado, à la charnière des années 1609 et 1610, entendez, après la paix conclue, au plus fort de l’expulsion des Morisques, quand les prix-argent des marchandises lâchent pied, quand le prix des services atteint, en Espagne, des niveaux prohibitifs et paralysants pour l’ensemble de l’économie du pays. N’est-il pas tentant de placer là, un retournement conjoncturel de première grandeur ?

168L’échec des groupes monopoleurs traditionnels du Consulado, sous l’action de la contre-offensive assez imprévisible d’une Terre Ferme frustrée, va amener, en 1610, une nouvelle attitude non moins décisive, un tournant non moins définitif, expression de nouveaux comportements. Rien de neuf, au vrai, en soi, mais le transfert d’un secteur géographique à l’autre, d’attitudes usées et qui avaient déjà fait, pourtant la preuve de leur inefficacité. Mais Séville avait-elle le choix ? Peu importe, il suffit que cette caractéristique nouvelle renforce la frontière « en conjoncture » qu’on a cru bon de placer entre les derniers mois de 1609 et les premiers mois de 1610.

169b. Autour de la Nouvelle Espagne. — Rien de neuf, mais, de prime abord, seulement, car, à la réflexion, tout change. Le réflexe « malthusien » qui n’avait joué, jusqu’ici, qu’en direction de la Terre Ferme, joue, désormais, aussi en direction de la Nouvelle Espagne.

170En 1609, pour la première fois, on l’a vu, des craintes100 se sont manifestées avec force, quant aux possibilités d’absorption du marché de la Nouvelle Espagne. On avait eu, a posteriori, conscience d’avoir dépassé alors une limite de sécurité. Ou plus exactement, les milieux, jusqu’alors, dominants du vieux négoce sévillan, maîtres des échanges avaient eu conscience du danger qui, de leur point de vue, allait peser sur la Nouvelle Espagne.

171Les craintes se seront précisées entre 1609 et 1610, lors des préparatifs de la flotte de Don Lope Diez de Armendariz101. Ce que les groupes monopoleurs du Consulat ont préconisé, en 1609, ils vont le réaliser en 1610.

172La vieille garde du Monopole, à la recherche de compensations faciles, se venge, en 1610, sur la Nouvelle Espagne, de l’échec essuyé sur la ligne de Terre Ferme. Il y a, au vrai, simple transposition, à quelques modalités près, avec vingt ans de décalage chronologique, du procédé « malthusien » expérimenté jusqu’à l’usure et jusqu’à l’échec, sur la ligne de Terre Ferme. Jamais l’expérience n’avait été menée, aussi facilement, aussi totalement, aussi délibérément. Pour la réussir, le vieux noyau monopoleur peut espérer bénéficier de la moindre accessibilité des côtes de la Nouvelle Espagne plus lointaines et mieux gardées que celles de la Terre Ferme, de la non concurrence, de rien qui ressemble ou qui puisse ressembler, même de loin, à l'Armada de la Guardia de la Carrera de las Indias. En échange, il est vrai, il y a la nao de China et ses dangers.

173Si le groupe monopoleur du Consulado se croit toute liberté pour développer son attaque de « pénurie » provoquée, c’est qu’il n’a pas à craindre dans le secteur jusqu’ici bien dominé et non encore organisé, dans ce sens, une contre-offensive de « Peruleros » comme il vient de l’essayer pour la Terre Ferme.

174Le procédé auquel la Casa souscrit, parfaitement gagnée, en l’occurrence, aux intérêts et à la mentalité des groupes du Monopole représentés au Consulat, est celui de la limitation autoritaire du tonnage, à 50 % environ de l’offre de l’armement102. Que cette réduction ne soit pas allée sans difficulté, la chose va sans dire et la correspondance de la Casa, au demeurant, le dit fort bien. Les calculs du négoce sont, en partie déjoués, dans la mesure où, entre autres, les prix du fret, dont on était en droit d’attendre l’effondrement, ont beaucoup mieux tenu qu’on ne l’avait supposé d’abord. Faut-il évoquer une forte solidarité des milieux de l’armement, qui s’expliquerait par une relative homogénéité géographique jusqu’alors maintenue, celle des gens du Nord de l’Espagne en exil, dans la perfide Andalousie ? Quoiqu’il en soit, on ne fait pas mystère à Séville de la déception ressentie. L’opération allait se révéler moins commode qu’on ne l’avait, peut-être, un moment, espéré.

175La déception du prix du fret, s’explique, peut-être, plus simplement, par l’extrême pénurie de la main-d’œuvre, pénurie dont les preuves abondent. On en trouvera dans la correspondance de la Casa de la Contratación, prolixe dans le cas particulier des gens de mer, en ce printemps 1610103, dans l’expulsion des Morisques et les perturbations graves que cette brutale ponction n’a pu manquer d’exercer sur les équilibres économiques fragiles de la péninsule ibérique. Les travaux d’E.J. Hamilton104 le montreront, à l’insu de leur auteur105. On est, en 1609 et 1610, très proche du maximum de l’anomalie positive de la rémunération de la main-d’œuvre (à 127,83 % en 1609, à 125,49 % en 1610 — Composite Index numbers of Real Wages). Il est possible que cette pénurie des hommes, en général, et des gens de mer, en particulier, ait eu une incidence sur le maintien du prix du fret à un niveau paradoxalement élevé. Une fois de plus, de toute manière, on aura expérimenté la difficulté des adaptations, en période sinon de décroissance, du moins de non-croissance.

176En fait, la crise allait se développer, au-delà de ces prémices. Puisque, non contentes d’avoir obtenu la réduction autoritaire du volume global de la flotte, un certain nombre de grosses maisons106 allaient s’ingénier à retarder de leur mieux le départ de la flotte de Lope Diez de Armendariz, celles-là même qui avaient de gros stocks plus ou moins en difficultés, exposés, on le sait par ailleurs, aux rigueurs du climat tropical humide destructeur, sans moyens ni possibilités de protection efficace, en souffrance à la Vera Cruz. Celles-là même, sans qu’aucun doute ne soit possible, qui avaient dicté au Consulado et à la Casa de la Contratación, leur politique de réduction autoritaire des volumes.

177Or, les précisions du Consulat s’étaient révélées, une fois de plus, excellentes, à court terme du moins, puisque le volume réduit des marchandises exportées n’allait pas trouver à s’écouler et provoquer sur le marché de la Vera Cruz une série de catastrophes en chaîne. Le réflexe de Séville à bout de souffle et d’arguments c’est de demander une mise hors de jeu, autoritaire, de son vieux concurrent canarien107.

178Le tournant est complet. On peut difficilement douter, devant une série d’événements aussi décisifs, que le tournant conjoncturel le plus important de toute l’histoire de la Carrera et bien au-delà, sans aucun doute, puisque ce qui affecte l’Atlantique hispano-américain se répercute à travers l’ébauche d’une économie monde ait été pris, entre les derniers mois de 1609 et les premiers mois de 1610 : même si la profondeur de cette révolution a été masquée, sur le moment, par une espèce de vitesse acquise, qui a nom, ici, onde de choc108 et résulte, on l’a vu, de l’anomalie positive, en partie accidentelle, de 1608. Elle se révélera, d’ailleurs, en 1611, sans équivoque possible.

179Le fait essentiel réside, sans hésitation, dans l’extension de la crise au seul secteur abrité, au secteur moteur depuis vingt ans, celui de la Nouvelle Espagne. Préparé dès 1609, il éclate, il s’étale au grand jour, avec toute sa suite de conséquences paralysantes. La gangrène sur le marché de la Nouvelle Espagne, l’embouteillage de la deuxième artère maîtresse du vieil Atlantique de Séville suffit à en faire basculer l’économie d’une tendance majeure à la hausse à une tendance de contraction. D’où l’importance de l’exacte chronologie des signes cliniques décisifs, observés sur le marché de la Vera Cruz.

5. Conclusions et interprétation

180On hésite à simplifier, en face d’un accident d’une telle ampleur.

181L’événement a, sans doute, des causes mexicaines qui nous échappent, sinon à long terme, où elles sont évidentes, dans le cadre d’une conjoncture plus pressante.

182Mais les causes évidentes de Séville, est-il besoin de les rappeler ?

183Surcharge et surtension dangereuse du trafic Espagne-Mexique, au-delà des possibilités de ce dernier. Jusqu’à l’engorgement catastrophique du marché de la Vera Cruz, en 1609. Peut-être, la concurrence de la ligne Acapulco-Manille — l’hypothèse chère au Consulado — y a-t-elle été décisive ? Le fait est là, en 1609. La réduction autoritaire et le retard organisé de la flotte de Don Lope Diez de Armendariz n’ont pas suffi à le pallier. La crise de sur approvisionnement entraînera, derrière elle, toutes les séquelles traditionnelles, choc psychologique, répercussions en chaîne, sur dégonflement excessif des cours au-delà du nécessaire..., le tout cristallisant des difficultés et brisant des structures fragiles et fortement compromises109.

184Plus près de l’Andalousie : l’évolution des prix espagnols. 1610 est au-delà, on l’a déjà vu110, du point jusqu’où peut porter, malgré tous les facteurs que l’on peut invoquer, l’action dynamique du haut plateau des prix-argent qui s’achève sur la crête de 1605111. 1610 est sous le coup, par contre, de l’action dépressive des prix argent de 1609 (1609 : indice 127,68 contre 142,20 en 1605). C’est entre 1609 et 1612 que s’ouvre la période de dépression maximale des prix réels, pour toute l’Espagne Atlantique (Andalousie, Nouvelle Castille, Vieille Castille/Léon) à l’exception de l’Espagne méditerranéenne (Valence112).

185C’est entre 1609 et 1612, en outre, que se situe l’anomalie positive maximale de la rémunération des services par rapport aux biens113. Les deux facteurs jouent dans le même sens. L’expulsion des Morisques est venue prendre la relève de la grande peste de la fin du xvi^e siècle. Ils suffisent à effacer l’action favorable du retour à la paix. Ils suffisent à éclairer la grande date qu’il faut bien constater, dans le flux économique de l’Atlantique espagnol à la charnière de 1609 et de 1610.

III. — 1611 : LA DÉPRESSION EST LÀ

186L’année 1611 n’apporte aucun élément nouveau quand on y regarde d’un peu près. Elle se borne à tirer les conséquences de la catastrophe de 1610. Seulement, la vitesse acquise lors de l’apogée de 1608, on a vu comment, a désormais achevé de se dissiper. Le masque est tombé : ce que l’on peut lire en 1611, c’est la véritable situation conjoncturelle de 1610, masquée l’année précédente, par des éléments seconds que l’analyse détaillée s’était efforcée d’écarter.

LA LEÇON DES CHIFFRES

187Il faut, comme toujours, bien sûr, partir de l’exacte situation des globaux. Toutefois, de même que les chiffres globaux de 1610 risquaient de masquer la gravité de la situation du trafic, en raison, notamment, du caractère ambigu de la flotte de Terre Ferme de Don Juan de la Cueva y Mendoza, d’une part et de l’importance des Retours, d’autre part, peut-être pour des raisons exactement inverses et, notamment, le laminage des Retours, risquent-ils de surcreuser la conjoncture du trafic en 1611, par rapport à sa situation réelle.

1. Allers

188Les Allers — on n’a plus à le démontrer — constituent bien l’élément moteur le plus important du trafic, celui qui permet de serrer au plus près la conjoncture de l’année.

189Or, la situation, en 1611, est particulièrement éloquente. Avec 84 navires, 17 367 toneladas (20 840,4 tonneaux), le trafic se situe sur le palier le plus bas, depuis 1607, dont le caractère accidentel a été prouvé114, en troisième position, dans tout le cycle, après 1607 et 1613, très près du creux cyclique de 1613 (15 257 toneladas). Par rapport aux termes de référence de 1610, le recul est de près de 21 % sur le mouvement unitaire (84 au lieu de 106 bateaux), de 36,7 % en tonnage (17 367 toneladas au lieu de 27 450 toneladas). Par rapport à 1609, le creux est du même ordre en tonnage (36 %), plus sensiblement encore sur le mouvement unitaire. On a été sensible, en outre, au fléchissement du tonnage unitaire : 206,7 toneladas en 1611, au lieu de 259 toneladas, en 1610. Ce niveau est plus proche de celui de 1608 et de 1609 que du tonnage unitaire moyen des Allers de 1610. Il traduit, simplement, une forte proportion de « marginaux » du trafic par rapport à l’ensemble.

190Ce niveau est, cela va sans dire, très inférieur aux niveaux moyens de la fluctuation (29 252,25 pour les Allers de 1608 à 1611) et du cycle (23 193 toneladas de 1605 à 1613), il retrouve le niveau très bas de la première fluctuation primaire, 17 506,6 toneladas (de 1605 à 1607). Par rapport au trend donné par la moyenne mobile de treize ans (75,73 %), le creux est bien marqué.

191Il ne s’agit pas de minimiser la signification du creux de 1611, d’un creux que trop de facteurs renforcent, par ailleurs115. Il est juste d’observer, toutefois, que plusieurs éléments doivent, pour bien l’apprécier, être pris en considération.

192L’année 1611 comporte une seule flotte en direction de la Nouvelle Espagne, la flotte de Don Antonio de Oquendo116. A la différence de 1610 et au même titre que 1609, dont la structure, une armada, une flotte de Nouvelle Espagne, des marginaux, est identique. En raison de la périodicité de fait des convois, qui se dégage d’un examen attentif de la situation en structure, on peut affirmer que le départ d’une seule flotte en 1611 est normal, sans qu’on n’en puisse préjuger beaucoup, quant à la conjoncture de l’année.

193La comparaison brutale, telle qu’elle a été faite dans le cadre du découpage annuel doit, de ce fait, être interprétée. Par rapport à 1610, elle laisse apparaître un creux excessif. D’autant plus, sûrement, que la flotte de Don Juan de la Cueva y Mendoza117 en direction de la Terre Ferme n’est, en réalité, qu’un convoi différé de 1609. Si l’on procédait à cette correction parfaitement légitime, il faudrait attribuer, sans ventilation ultérieure possible, plus de 37 000 toneladas à 1609, — plus de 37 000 toneladas, qui lui seraient intégralement imputables, alors qu’il est impossible, cela aussi on l’a vu, d’imputer à 1608 la totalité de ses 45 000 toneladas quelque peu abusives118.1609, en outre, se trouve dans une situation paradoxale, celle d’avoir préparé et pratiquement fait partir deux flottes après une année 1608 qui avait eu, déjà, deux flottes et quelles flottes... C’est donc bien à l’ensemble 1608-1609 qu’il faut attribuer le point culminant de la conjoncture.

194Dans ces conditions, il n’y a plus creux véritable par rapport à 1610. Le tonnage, qui lui est vraiment attribuable, ne doit pas, de toute manière, excéder beaucoup 17 000 toneladas. Il y a dépression, par contre, par rapport à 1609. Si on restituait à 1609 la paternité de la flotte Juan de la Cueva y Mendoza, la chute serait de plus de 50 %, mais elle gonflerait, outre mesure, la réalité, en ne tenant pas compte, de la biennalité des convois marchands de Terre Ferme. Dans ces conditions, la mesure la plus parfaite que l’on puisse rêver entre le sommet 1608-1609 et le creux au centre duquel 1611 se trouve, est donné par le rapport Allers, en toneladas, des départs, dans le découpage annuel brut, entre 1609 et 1611. Le recul est, au minimum, de 36 % en Allers et de 39 % sur le mouvement unitaire. Cette appréciation est, de toute manière, une appréciation minima du creux de 1611.

195Elle écarte, en effet, le cas douteux de 1608 qui bénéficie, évidemment, d’une série de circonstances favorables exceptionnelles, antérieures, imputables notamment, au creux de 1607. Elle établit une comparaison valable entre deux éléments identiques : armada — flotte de Nouvelle Espagne — marginaux. Cette comparaison ne situe pas seulement deux années isolées entre elles (1609 et 1611), mais deux périodes : 1608-1609, d’une part, 1610-1611, d’autre part. Étant entendu que le décrochement de 36-10 % constitue, de toute manière, dans ce cas, un minimum en dessous duquel on ne saurait tomber, sans risquer de fausser gravement la réalité.

2. Retours

196De 1610 à 1613, le parallélisme entre mouvement Allers et mouvement Retours est frappant : la constance du rapport des Allers et des Retours aux totaux le prouve. De 1610 (inclusivement) à 1613 (inclusivement), en effet, sur quatre an-, le pourcentage en tonnage par rapport aux globaux des Retours se tient étonnnament près de 50 %119 : 49,88 % 50,01 %, 48,53 % et 51,90 En fait, ce rapport n’est pas normal, ni par sa constance, ni surtout, par son niveau exceptionnellement élevé. On s’éloigne très sensiblement, en effet, des 43 % qui constituent la moyenne plus que séculaire de la participation en tonnage des Retours à l’ensemble des globaux, Allers + Retours. Cette forte anomalie positive des Retours sur quatre ans constitue un signe sûr d’un important renversement de tendance dont on a, par ailleurs, des preuve-abondantes.

197L’égalité Allers Retours a été atteinte en 1610, quand le mouvement Retour-est passé, avec deux ans de retard, par le point culminant de tout un siècle et demi d’histoire chiffrable. Elle se maintient sur quatre ans, sans doute, est-ce par hasard ? Cela signifie simplement qu’il y a écoulement de l’excès d’Allers, accumulés au cours des années, de 1608 à 1609, sans que — autre signe conjoncturel peu douteux — l’accumulation d’une telle masse de navires, l’aisance de l’armement qu’elle aurait dû amener ait eu l’action motrice sur le trafic qu’on aurait pu, normalement, en attendre.

198Rien de surprenant dans ces conditions que le mouvement Retours accuse, par rapport à 1610, un décrochement très analogue à celui des Aller.-. De 95 à 75 navires, le repli unitaire est de 21 %, en tonnage, de 27 311 à 17 370 toneladas (32 773,2 et 20 844 tonneaux), de 36 %. Reporté au niveau correspondant des Allers de 1610, le niveau des Retours de 1611 est normal, en tous points, quant au nombre, au tonnage global et au tonnage unitaire. Le tonnage unitaire moyen, 231,6 toneladas est en recul sur 1610 (287,5), mais as conforme aux niveaux moyens des Allers de 1609 et de 1610 (196,47 toneladas et 259 toneladas), soit un peu moins de 230 toneladas. Les Retou : de 1611 sont évidemment constitués par ies Allers de 1609 et de 1610. Le rapprochement, au point d’arriver pratiquement à une égalisation du tonnage unitaire moyen des Allers et des Retours est, en effet, une des caractéristique de la période 1612-1613 (239 toneladas tonnage unitaire moyen des Allers, 239,4 toneladas tonnage unitaire moyen des Retours).

199Cela aussi est un signe de conjoncture basse, entendez, l’équilibre du tonnage unitaire moyen des Retours, sur celui des Allers. Les Allers reviennent tous, ce qui exclut une possibilité de choix et d’élimination des plus petits, condamnés à rester aux Indes, comme cela se produit, à l’intérieur des périodes heureuses. Par rapport aux moyennes mobiles120, la grosse rupture de pente du mouvement est très bien sentie, puisqu’on passe de 152 % à 83,6 %. Il y a donc là, aussi, à cette hauteur, une barrière. On la retrouve, un an plus tard que pour les Allers et sans avoir besoin de recourir à des mises en garde préalables.

200Les Retours entre 1610 et 1611, conservent, donc, la cassure que les Allers enregistraient, entre 1610 et 1611 à condition, toutefois, qu’on veuille bien soumettre les chiffres globaux à une critique préalable121.

3. Allers et retours

201L’analyse des Allers et retours ne peut réserver, dans ces conditions, aucune surprise, en raison de la parfaite homogénéité, depuis 1610, des mouvements des Allers et des Retours. De 201 unités à 159, de 54 761 à 34 737 toneladas (65 713,2 à 41 684,4 tonneaux), les replis respectifs sont de l’ordre de 21 et de 36,6 %, avec une réduction normale du tonnage unitaire moyen de 272,88 toneladas en 1610, à 218,48 toneladas.

ÉLÉMENTS D’APPRÉCIATION

202Le véritable changement d’atmosphère s’est produit, on a vu comment à la hauteur de l’année 1610 et au niveau de la Nouvelle Espagne. Néanmoins, entre 1610 et 1611, la crise — on la sentait venir à travers les mémoires qui convergeaient en direction de la Casa de la Contratación, dès les points hauts de 1609 — s’est singulièrement précisée.

1. L’équilibre Allers et retours

203A priori, l’affirmation pourra surprendre, après la longue analyse qui vient d’être donnée122. Elle tendait à prouver que, compte non tenu dans les départs de 1610 de la flotte de Don Juan de la Cueva y Mendoza, dont la masse n’est guère imputable, il est vrai, à la conjoncture de l’année, les volumes respectifs des Allers de 1610 et de 1611 s’équilibrent d’une manière surprenante, en face des masses considérables de 1608 et 1609. |

204En fait, cette première analyse indispensable n’était vraie qu’au prix d’une grande part de simplification. Elle ne tenait pas compte, en effet, de la pression du volume respectif des Retours.

205Pour réaliser les départs de 1610, le négoce disposait des Retours de 1609, voire même du niveau des Retours de 1608 et de 1609. Face à un niveau Allers de 27 à 17 000 toneladas, voire solution moyenne de 23 000 toneladas, 106 navires, 27 450 toneladas (Allers de 1610, solution forte, flotte de Don Juan de la Cueva y Mendoza inclue, un peu plus de 17 000 toneladas solution faible, flotte de Don Juan de la Cueva y Mendoza exclue), un volume correspondant antérieur de Retours de 22 108 toneladas (1609), soit de 18 818,5 toneladas (moyenne sur deux ans, valable pour les Retours de 1608 et de 1609). Sans avoir été gêné, les Allers de 1610 ont utilisé une assez bonne partie, quand même, des possibilités qui leur étaient offertes, par le volume disponible des navires mis à leur disposition.

206En 1611, la situation est très différente. Face au niveau irrécusable de 17 000 toneladas des Allers (17 367 toneladas), les Retours correspondants s’élèvent à 27 311 toneladas (pour 1610) à près de 25 000 toneladas (moyenne des Retours pour 1609 et 1610). Sous l’apparente égalité des Allers et des Retours, un énorme déséquilibre se dissimule, un déséquilibre indicatif de conjoncture, révélateur, en l’occurrence, d’une profonde contraction.

207En effet, la poussée conjoncturelle de 1608-1609 s’est faite, comme toute poussée conjoncturelle, en remontant un handicap des Retours — en ajoutant, donc, sur les Retours défaillants, une masse économique nouvelle — plus grand que le rapport classique Allers/Retours, au sein du découpage annuel, sans l’indispensable décalage d’un an, ne le laisserait à penser.

208De même, la descente conjoncturelle des années 1610-1611 se sera effectuée, malgré le volant, malgré la poussée physique favorable d’une masse importante de Retours malgré le retour vraisemblable sur le marché à Séville des capitaux lancés dans le circuit au cours des bonnes années.

209Sans doute, ce balancement inévitable a-t-il quelque chose de quasi structurel. Il n’en demeure pas moins qu’on peut en tirer argument pour l’analyse intérieure, microscopique du mouvement. Sous cet angle, donc, la position en conjoncture de 1611 est plus mauvaise que celle de 1610. 1611 appartient bien plus nettement encore que 1610 à cette période du cycle où un excédent de navires et de richesses s’accumule, non plus aux Indes, mais du côté européen du trafic, sans que l’entreprise juge opportun de les relancer immédiatement dans le circuit. Malgré les Peruleros, bien qu’initiative et capital ne se trouvent plus exclusivement du côté du Guadalquivir, cette situation est grave. Elle caractérise le fond de la crise.

2. Le Mouvement-valeur

210La seule note discordante est fournie par le mouvement-valeur123, tel, du moins, qu’on peut le présumer, de l'avería. De la somme que donne l'avería, pour 1611, supérieure à celle de 1610, se dégage une présomption d’un niveau important du mouvement. 1 519 millions de maravedís contre 1 311, en 1610 et 1 845 millions, en 1609. Un simple coup d’oeil sur la table, dans son ensemble, plaidera en faveur de la non-médiocrité intrinsèque d’un tel niveau.

211Qu’en déduire ?

212Ce n’est pas la première fois que l’on se heurte, lors de la crise, à de semblables distorsions. On avait observé une distorsion du même ordre, beaucoup plus considérable encore, à la hauteur des années 1590-1592. Le contexte, dans lequel elle venait s’inscrire, était, il est vrai, très différent. En 1590-1592, en effet, la contraction imposée par une défaillance de l’armement, par le goulot physique du manque de navires, était, en quelque sorte, surimposée au trafic. Ici, tout au contraire, il y a surabondance de navires et la contraction procède, incontestablement, d’une restriction du négoce.

213Mais y a-t-il tellement contradiction entre ces deux types de contraction ? On peut en douter. Si les causes sont très différentes, les effets sont assez proches.

214Il suffit, pour s’en convaincre, de suivre à travers la correspondance de la Casa de la Contratación le processus qui a présidé aux préparatifs de l'armada y flota de Don Lope Diez de Armendariz124. Il est à peu près certain que le même processus a présidé aux préparatifs de la nouvelle flotte de Nouvelle Espagne, en 1611, sous le commandement de Don Antonio de Oquendo125. Même mauvaise humeur, même attitude des groupes monopoleurs du Consulado. En 1611, plus fort encore qu’en 1610 : le Consulado réclame la suppression pure et simple du convoi.

215Dans ces conditions, encore que la cause première soit diamétralement opposée, le résultat est le même. Que la réduction du volume des navires disponibles pour les négociants procède d’un goulot physique, le manque de navires, ou d’un goulot politique ou psychique, entendez la décision prise par les groupes monopoleurs les plus puissants, revêtus de l’autorité politique par la Casa de la Contratación, d’établir un numerus clausus sur les navires en partance, il importe peu, le résultat est, vraisemblablement, le même.

216Le même jusqu’à un certain point, pourtant, puisque la décision du numerus clausus procède d’un malaise ressenti par les groupes les plus importants, à l’intérieur du Monopole.

217Mais une fois la décision exécutée, elle va, dans le cadre d’une contraction qu’elle ne saurait abolir, développer des mécanismes psychologiques qui sont, a priori, quelque peu contradictoires, si on les reporte aux prémisses. Tout d’abord, la décision du numerus clausus n’a pas pu trouver, en 1611, pas plus, moins peut-être encore, qu’en 1610, le Monopole homogène. Autant que la correspondance de la Casa de la Contratación permette d’en juger, la volonté « malthusienne » procède, surtout, d’un nombre restreint de très vieilles maisons du plus vieux fonds sévillan, de celles-là seules qui sont susceptibles d’une stratégie économique, à long terme, face à la conjoncture. Quel que soit le jugement que l’on veuille porter sur cette stratégie et sur cette politique, elle existe. Elle suppose, d’autre part, une forte organisation et une bonne maîtrise du marché. Elle n’est pas à la portée de n’importe qui.

218A côté de ces éléments, il en est d’autres qui, même en période de crise, même en 1611, ne partagent pas les points de vue des groupes dominants du Consulado. Quels sont-ils et pourquoi ? Ce n’est, évidemment, pas facile à déterminer. On peut présumer, toutefois, que cette opposition — elle n’est homogène que dans l’opposition — est composée par des petits, des dispersés, des étrangers, des Peruleros. Leur point de vue ne sont pas ceux des groupes moteurs du Consulat et de la Casa, on le comprend d’autant mieux qu’une détermination négative est toujours plus commode et plus tentante qu’une détermination positive. Créoles et Peruleros — des facteurs, en outre — ne peuvent obéir aux mêmes mobiles que des Sévillans de souche ou naturalisés. Leurs impératifs, dans une certaine mesure, l’approvisionnement coûte que coûte du marché des Indes, ne sont pas ceux des gens du Monopole. Ils sont, de toute manière, beaucoup moins spéculatifs, ils seront plutôt tentés d’agir en volant, preneurs à la baisse plus qu’à la hausse. Quant aux petits, aux plus petits qu’on imagine, qu’on devine, beaucoup plus qu’on ne les saisit, ils peuvent agir par jalousie. Beaucoup plus sûrement, parce qu’ils ont moins de réserves, ces restrictions les gêneront plus. On peut se demander également si, de structure plus modeste, travaillant avec un personnel moindre, peut-être, sans personnel salarié, il ne leur est pas plus facile de se contenter de moindres bénéfices.

219Beaucoup plus sûrement encore, la décision des forts, en créant — peu importe que ce soit artificiellement — des conditions de pénurie..., ramène, automatiquement, pour ceux qui seront parties prenantes, des perspectives meilleures. D’où le désir de tous les malins de participer, de tous ceux qui eussent refusé de se joindre, si les portes avaient été largement ouvertes, mais qui s’évertueront à se faufiler, parce qu’elles sont très faiblement entrebaillées. Or, puisque le volume est limité, on sera paradoxalement incité à forcer sur la valeur... Les riches maisons du Monopole, responsables de la décision, comme les autres, bien sûr.

220Telle est la première leçon du mouvement-valeur de 1611. Bientôt, il n’en ira plus de même, un processus irréversible de décadence aura été ébauché. La distorsion valeur-volume de 1611 — distorsion limitée et toute relative — marque une transition. La Carrera est frappée, certes, mais elle n’est pas tuée Elle conserve encore la perspective de quelques beaux jours, elle offre encore soyons en certains, quelques belles possibilités de profits latéraux.

221Mais le mouvement valeur réserve une autre fructueuse surprise : la distorsion qu’on ne manquera pas d’observer, en 1610-1611 et en 1611, surtout, entre la série de l'avería et celle de l’almojarifazgo de la Vera Cruz.

222La défaillance de l’almojarifazgo de Puerto Belo (caisse de Panama) ne nous permet pas de trancher entre deux hypothèses qui, vraisemblablement, ne s’excluent pas. On peut imaginer qu’une part très importante de marchandises très riches a gagné l’isthme par les armadas et la flotte. De belles possibilités se sont, sans doute, offertes dans le marché longtemps systématiquement boudé de la Terre Ferme. Mais beaucoup plus sûrement, encore, ces chiffres expriment, à leur manière, l’ampleur de la catastrophe survenue, en 1610 et 1611, sur le marché de la Vera Cruz. Le laminage de l'almojarifazgo traduit, en l’affublant du multiplicateur fiscal, la mévente et l’effondrement des cours sur le marché de la Vera Cruz. Multiplicateur fiscal ? On connaît assez bien, en maintes occasions, la puissance des marchands aux Indes soutenus par la force coactive du Général et de ses hommes, et la faiblesse congénitale des almojarifes des Indes, de la Vera Cruz, en particulier, pour ne pas douter que l’allègement fiscal ait, de beaucoup dépassé le manque à gagner réel.

223Un fait est certain. Si le mouvement-valeur vu de Séville reproduit, en l’atténuant, la courbe du mouvement volumétrique, aux Indes, à la Vera Cruz, du moins, il le reproduit en l’accentuant presque jusqu’à la caricature.

224Voilà qui tendrait à impliquer une grosse part de sagesse dans la décision prise, à Séville, par les maisons dominantes du Monopole, face à la crise montante de la Nouvelle Espagne. Décision à courte vue, peut-être, mais que pouvaient-elles plus, on vérifiera, une fois de plus ; la solidité de leurs prévisions.

LES GRANDES ARTICULATIONS DU TRAFIC

225La répartition du trafic suivant les grands axes géographiques du mouvement prouve, d’ailleurs, la vérité de ces points de vue.

226Pour diverses raisons, le réactif sera donné par la Nouvelle Espagne, étant donné son rôle très souvent souligné en tête de la conjoncture de ces années, étant donné, plus encore, son action au moment de la crise des années 1608-1610.

227La structure du trafic de 1611 rappelle, on l’a vu, celle de 1609, une flotte de Nouvelle Espagne, une Armada de la Guardia, quelques marginaux. Donc, ce qui comptera, d’abord, c’est le volume de la flotte de Nouvelle Espagne : 38 navires, 9 870 toneladas, canariens compris,... 9 000 toneladas, canariens exclus en se bornant aux deux éléments clefs du trafic, marchands de Séville et caditains.

228Le volume de la flotte de Nouvelle Espagne de Antonio de Oquendo est de près de 50 % inférieur au volume de la flotte de Juan Gutierrez de Garibay de 1609126, il est sensiblement identique au volume de la demi-flotte de Don Lope Diez de Armendariz de 1610127, soit à peine 40 % du volume de la flotte record de Don Lope Diez de Armendariz, partie le 12 juin128 arrivée le 19 août 1608, et qui est censée, dans l’optique précautionneuse de Séville, avoir déclenché la crise qui devait faire chanceler Séville sur ses bases.

229L’amenuisement progressif du volume des axes de Nouvelle Espagne constitue le réactif le meilleur de la conjoncture médiocre de ces années.

230Des îles (35 navires, 3 567 toneladas), rien de plus à augurer. Elles se maintiennent sur plusieurs années, à un niveau singulièrement constant. Quant à la Terre Ferme, l’amenuisement (16 navires, 3 930 toneladas) par rapport à 1609, un bon terme de référence, puisque, comme 1611, dans le cadre quelque peu arbitraire du découpage annuel, une année à armada sans flotte ne doit pas prêter à généralisations hâtives.

231De 1609 à 1611 (1610 étant exclu afin de se placer dans des conditions exactement comparables), la réduction, de plus de 50 %, de 40 à 16 navires, de 8 789 toneladas à 3 930 toneladas, n’est pas exclusive, certainement, de toute portée conjoncturelle, mais elle n’est pas, au premier chef, porteuse de signification conjoncturelle.

232En effet, à la différence de ce qui s’est passé pour la flotte de Nouvelle Espagne, dont le volume a été dicté, d’abord, par une décision de l’entreprise face à un problème concret, celui de la crise de saturation du marché de la Vera Cruz, la réduction de volume en direction de la Terre Ferme procède, d’abord, en 1611, d’un fait extérieur, auquel le trafic n’a pas eu le loisir de s’adapter : la réduction, grâce à la pacification de l'Armada de la Guardia de la Carrera de las Indias.

233Le gonflement de l’Armada de la Guardia a entraîné, on a vu comment, un espacement de plus en plus considérable des flottes de Terre Ferme. La réduction du volume de l'Armada, réclamée par le Consulat, est un événement heureux pour le négoce de Séville, puisqu’il porte, à la limite, la promesse pas forcément réalisée, d’un allègement fiscal. Pour pallier cette difficulté nouvelle, il faudra reprendre à un rythme plus rapide l’envoi des flottes vers la Terre Ferme. Le départ, quand même, prématuré (de San Lúcar, le 13 février, de Cádiz, le 15 mars) de la flotte de Don Juan de la Cueva y Mendoza, vers la Terre Ferme129, constitue une réponse à cette situation nouvelle et, tout compte fait, une sage adaptation. Semblable adaptation nécessite temps et initiative, or l’initiative ne déborde pas, en ces années difficiles.

234De la réduction de volume des départs en direction de la Terre Ferme, dans le cadre annuel de l’année 1611, on ne peut rien tirer dans l’immédiat. Par contre, le volume de la flotte de Nouvelle Espagne, lui, est un élément décisif.

4. Au départ d’Espagne

235La ventilation, au départ, à l’intérieur du complexe portuaire, donne le même son de cloche.

236Sur l’axe des navires marchands de Séville, point bas. Le plus bas depuis le creux longuement analysé de 1606-1607130, d’un ordre de grandeur comparable à celui du creux cyclique de 1613 (40 navires, 9 501 toneladas ; en 1611, 36 navires et 8 510 toneladas en 1613), soit mille toneladas de moins qu’en 1609, soit un recul, par contre, de plus de 43 % par rapport à 1610. Le recul est plus sensible encore, quel que soit le terme choisi, 1610 ou 1609, pour les Caditains et, a fortiori, pour l’ensemble Séville-Cádiz.

237Avec 4 navires et 1 650 toneladas, contre 7 navires, 2 300 toneladas (en 1609), 2 810 toneladas (en 1610), le recul est un peu inférieur à 30 % ou nettement supérieur à 40 %, suivant le terme choisi.

238a. Cádiz-Séville. — L’ensemble Cádiz-Séville qui représentait 19520 toneladas en 1610, 12 874 toneladas en 1609 est tombé à 11 151 toneladas en 1611, soit un repli compris entre 13,3 % (de 1611 à 1609) et 43 % (de 1611 à 1610).

239Pour concilier de telles données avec les enseignements du mouvement en valeur131, il faut supposer une très grande modification de la valeur unitaire des marchandises transportées, puisque le repli volumétrique est plus sensible encore sur l’axe central du trafic du complexe, l’axe sévillan-caditain, qu’il ne l’est sur l’ensemble.

240C’est surtout, entre 1610 et 1611, avec un recul de 43 %, sur l’axe essentiel des navires marchands de Séville et de Cádiz et un accroissement de 17 % de la valeur présumée des exportations que la distorsion atteint son amplitude maximale.

241b. Armada. — Pour les navires d’armada, il y a eu encore présomption de tassement, de 7 à 7 navires, mais de 3 860 à 3 300 toneladas en 1611. Ce recul, on le sait, est imputable à la paix ; étant donné le prix exceptionnel des échanges qui épousent ce truchement, il est douteux que ce soit là un facteur favorable.

242c. Les marginaux. — Les marginaux marquent un léger tassement absolu, un léger accroissement relatif, mais plus encore une distorsion entre la masse négrière qui se dérobe et celle des Canariens qui s’accroît, malgré les protestations et les menaces des gens de Séville.

243On retiendra, surtout, la poussée canarienne —bien qu’elle ne compense pas le recul des négriers (de 21 navires à 5 navires, de 3 150 toneladas à 520 toneladas) — de 11 à 28 navires, de 920 à 2 346 toneladas. Elle prouve les difficultés de la politique du Consulado. En réduisant volontairement le volume des échanges en direction de la Nouvelle Espagne, après la Terre Ferme, le Consulat offrait des possibilités à ses dépens, aux marginaux du trafic, d’où les colères dont la Casa de la Contratación se fait l’écho.

244Dans l’ensemble, donc, la structure au départ du mouvement laisse à penser une réduction massive des échanges. C’est bien le signe d’une conjoncture difficile.

245Cette conjoncture difficile est confirmée par les commentaires qu’on lit dans la masse des papiers qui convergent sur Séville et divergent de Séville.

5. La crise nouvelle-espagnole

246Ce sont les événements de Nouvelle Espagne qui, une fois de plus, retiendront l’attention. La crise esquissée en 1609, commencée en 1610, atteint son paroxysme en 1611132. Il apparaît que les mesures de réduction massive prises lors des préparatifs en 1610 de la flotte de Don Lope Diez de Armendariz, n’ont pas été suffisantes pour désengorger les marchés mexicains. Les nouvelles qu’apporte l’aviso sont particulièrement alarmantes133. Elles amènent les groupes monopoleurs du Consulat à renchérir encore sur leur attitude « malthusienne » de l’année précédente. Certains auront pensé, même, à supprimer purement et simplement la flotte de Nouvelle Espagne ; ils ne sont pas suivis, toutefois. Peut-être est-ce un simple moyen de chantage. On prêche le plus pour avoir le moins, entendez une réduction massive du tonnage disponible comme en 1610. On a vu que la réduction a été obtenue : il suffit de comparer les niveaux de 1611 à ceux des années précédentes, en direction de la Nouvelle Espagne134.

247En liaison avec cette crise, les grands mémoires alarmistes dont on peut lire de larges extraits dans les notes du tome IV135. Les gens de Séville — ou plutôt les auteurs du grand rapport du 4 février 1611, les Prieur et Consuls, entendez, à l’arrière-plan, le noyau le plus dur des grosses maisons du Mono pole de Séville — lient curieusement la crise de la Vera Cruz à ce que l’on pourrait appeler une grande conjoncture mondiale, si les sociétés et les volumes de richesses que cette conjoncture, avant la lettre, affectait, n’étaient, malgré l’immensité des espaces chevauchés, ridiculement minces et ténus. Le propos sera pris d’autant plus volontiers au sérieux que, nous en avons eu, maintes fois, la preuve, les sources d’information des inspirateurs des Prieur et Consuls sont, à l’ordinaire, excellentes.

248Or, selon le point de vue passionné des Prieur et Consuls de Séville, le krach du marché de la Vera Cruz est dû à une défaillance du négoce de Mexico, qui s’est brusquement montré incapable de prendre sa part habituelle au bout de la chaîne d’échanges dont Séville est le moteur et l’animatrice. On rejette la faute sur autrui, rien de plus naturel, rien de plus suspect, penseront certains. Peut-être, les raisons qui sont données n’en valent pas moins d’être retenues. On hésite ici, à ne pas croire.

249La défaillance des gens de Mexico n’est pas due à leur mauvaise volonté, on attend presque le reproche, il serait naturel sous une plume sévillane, mais aux pertes qu’ils ont subies dans leurs affaires avec les Philippines et le Pérou. Sans doute, le Consulado a-t-il le moyen, ainsi, de mettre en cause ses vieux ennemis traditionnels, le commerce avec les Philippines, au premier chef. On hésite, pourtant à suspecter le bien-fondé de l’accusation, car le Consulado ne pousse pas l’argument. Habileté supplémentaire ? Pourquoi ? Il y a des choses que l’on n’invente pas.

250Pour vérifier la brillante hypothèse du Consulat de Séville, il faudrait une foule de recherches, peut-être commodes mais qui dépasseraient le cadre déjà trop lourd de ce modeste travail. Les coups de sonde qui sont possibles en direction du Pacifique136 créeraient plutôt une assez bonne présomption en faveur de la thèse. On est tenté, par contamination, de faire confiance au Consulado sorti vainqueur de l’épreuve qu’on a fait subir à son témoignage, au-delà même des limites du champ classique de son action.

251Si on se rallie, donc, aux thèses des plus grosses maisons de Séville placées au cœur de l’événement, la crise des années 1609-1610-1611 aurait eu de puissants échos dans l’espace au sens large de l’empire espagnol : bien au-delà de la Vera Cruz, partant, de Séville, Mexico, les Philippines, avec la mince frange d’Extrême-Orient qu’elles saisissent, le Pérou, sont en cause.

252Le drame à travers l’empire espagnol, lato sensu, traverse deux océans et quels océans, effleure l’Europe et l’Extrême Orient.

2531610 a-t-elle été au cœur d’une première presque crise mondiale à laquelle il aura manqué de trouver des échos suffisants dans le reste de l’Europe qu’elle laisse, pour l’essentiel, sinon peu affectée, du moins indifférente ? La paix, la stabilité politique depuis peu retrouvée contrebalance, peut-être, ici, ce que la crise a pu briser.

254Quoiqu’il en soit, le choc de 1610 aura été partout enregistré, partout comptabilisé..., comme mis en bouteille, il contribuera avec deux ou trois autres crises au renversement général de la tendance majeure, au changement mondial d’atmosphère, à la limite combien imprécise et mouvante des xvi^e et xvii^e siècles.

6. Les échos de la Terre Ferme

255On possède dans d’autres documents de Séville, la correspondance, par exemple137 du général de l'Armada Don Gerónimo de Portugal y Córdoba avec la Casa, d’autres preuves, et de la solidité des hypothèses des grosses maisons sévillanes du Monopole, avant la crise de la Vera Cruz, et du caractère sinon mondial, du moins, largement impérial des années 9 à 11 du xvii^e siècle. La solidité de la rencontre vient de la parfaite indépendance des deux sources. En raison des distances et des dates, il est pratiquement exclu que Général et Consulat aient pu se concerter pour accorder leurs points de vue.

256Don Gerénimo de Portugal y Cérdoba attribue le marasme, qu’il constate en Terre Ferme, aux difficultés lointaines du Pérou. Il s’agit d’un marasme des mines, du Potosi, surtout, d’où les retards dans l’acheminement de l’argent qui ont leurs incidences sur la bonne marche de l'Armada. Pour Gerénimo de Portugal y Cérdoba le goulot réside dans les difficultés d’approvisionnement en mercure138.

257Ce dont Gerénimo de Portugal prend conscience ici, à l’occasion d’un grave accident de conjoncture, la première presque crise mondiale de 1609-1611, c’est, sans doute, de la mutation des structures des économies et des sociétés coloniales américaines. Car, derrière la crise de l’argent qui n’est qu’un symptôme et, a fortiori, la crise du mercure qui n’est que le symptôme d’un symptôme..., il y a l’épuisement d’une économie largement extravertie, d’une économie tout entière construite, dans ses échanges, sur l’exploitation extensive des richesses superficielles, au prix d’un recours important à une main-d’œuvre indienne nombreuse ; tout ce fragile édifice est bloqué, en ce xvii^e siècle commençant, par l’épuisement des réserves de main-d’œuvre139. Le xvi^e siècle se sera essoufflé, quand il sera arrivé au bout de ses réserves d’espace et de main-d'œuvre, quand il aura perdu cette cause d’accélération perpétuelle que fut, pour l’Europe, sur ses franges de colonisation, l’excitant constant d’un espace ouvert à conquérir.

258Tout à l’heure, le Consulado à Séville, tout à fait indépendamment d’un Capitaine Général, avec qui il ne pouvait vraisemblablement pas s’être concerté mettait, à propos de la crise de la Vera Cruz, le Pérou en cause. On ne peut qu’être frappé des identités. Elles expriment, sans hésitation, un fond commun.

259Mais, tandis que Gerónimo de Portugal envoyait à la tête de l'Armada, ses avertissements, de Carthagène et de Puerto Belo, de nouveaux rapports140 dénonçaient à Séville, la contrebande en Terre Ferme. Le point de vue de Palma Hurtado peut être considéré comme typique des plus grosses maisons proprement sévillanes, celles qui s’expriment, à l’ordinaire, par le canal des Prieur et Consuls.

260Qu’expriment-ils ? Une brutale attention de Séville pour le marché si longtemps négligé de la Terre Ferme. Le point de vue est simple. Il reprend des thèmes déjà développés en 1610. La Terre Ferme est colonisée par un peuplement étranger. On a vu ce qu’il y avait d’assez juste141 dans ce point de vue, passionné et simpliste mais non dépourvu de vérité. La culture du tabac est le centre de la contrebande. Les étrangers ne se bornent pas à l’achat du tabac, mais le tabac a été le point de départ d’un gigantesque réseau commercial « au bout de la pique » qui tue toutes les possibilités pour le commerce officiel grevé par les besoins de la grande politique impériale. La Terre Ferme, de ce fait, bascule en dehors de l’emprise d’une Europe que l’on confond un peu vite à Séville, avec Séville elle-même. Pour faire face, deux remèdes simplistes : une arrestation spectaculaire, l’interdiction des plantations de tabac. Mais tout cela a été dit, et ce n’est pas, de notre point de vue, ce qui compte présentement.

261Aucun des faits brusquement dénoncés, avec une véhémence toute neuve, en 1610 et 1611, n’est vraiment nouveau. Tous les mémoires, tous les rapports dont on a apprécié, dans les notes aux tableaux du tome IV, le brutal et irrésistible essor, font état de situations dont on apprend qu’elles sont anciennes et les causes, plus anciennes encore. Les séries chiffrées du mouvement révèlent que la crise de la Terre Ferme — d’autres documents le confirment142 — date, au moins, du début des années 90. Pourquoi cette brusque passion, pourquoi cette révolte devant une situation que l’on avait, jadis, tacitement acceptée ?

262En raison, tout simplement, de la crise de la Vera Cruz.

263Séville, tant qu’elle a eu un exutoire dans le trop réceptif marché nouvel-espagnol, Séville a facilement accepté l’étranglement progressif du marché de la Terre Ferme. Ceci se passait entre 1590 et 1608. D’où résignation et un silence qui couvrait quelques bonnes opérations de fraude dans le système sous le manteau commode de l'Armada de la Guardia. Tout comme, entre 1600 et 1610, les Portugais se résignent d’autant plus facilement à la perte de l’océan Indien que les Indes de Castille se prêtent mieux, sous le couvert et par le relais brésilien, à un repli, sur son domaine, d’un empire portugais moins en déroute qu’en migration.

264Tous ces événements — repli des Espagnols de Séville sur la Nouvelle Espagne, repli portugais sur la Terre Ferme, pénétration hollandaise par effraction dans l’océan Indien — n’auront rien modifié, bien sûr ; ils auront, très certainement, pourtant, en hâtant des rythmes, en exacerbant des croissances, brûlé prématurément des possibilités et hâté le renversement de la tendance majeure du rythme du développement de l’empire espagnol puis par contre-coup... la tendance majeure de tout l’édifice européen.

265Ces événements sont étroitement liés. Il serait vain de chercher à les séparer. Il faut les accepter, en bloc, comme tels, dans la complexité de leurs liaisons.

266Les rivalités coloniales — au cœur desquelles la rivalité luso-hollandaise, dans l’Indien — ont été, sans conteste, un accélérateur à l’occupation européenne de nouveaux espaces extra-européens. Cette occupation constitue, à notre sens, le moteur de la conjoncture longue.

267Il y a, toutefois, à cette occupation une limite physique : plus tard, ce sera un type de terre, commode d’accès, facilement accessible par la main-d’œuvre esclave venue de la mer, assez proche d’un débouché qui est toujours maritime — vérité du xvii^e siècle. Au xvi^e siècle, la limite, c’est l’Indien, et un certain type de filon facile et superficiel, mais c’est l’Indien, surtout.

268L’arrivée des étrangers, Anglais, Français, Hollandais, de plus en plus nombreux, dans les deux dernières décades du xvi^e siècle, sur les bords d’une Terre Ferme excentrique et trop facilement accessible, surtout à partir de 1600, le repli dans l’Atlantique de l’empire portugais chassé de l’Indien, disons, la participation plus importante des peuples du Nord de l’Europe occidentale à une entreprise jusqu’alors à composante majeure à peu près exclusivement ibérique, entraîne une accélération de l’occupation, au moment même où les réserves d’indiens, disponibles pour la première forme d’exploitation coloniale, sont proches de l’épuisement.

269Il s’ensuit une accélération générale de toutes les courbes ; particulièrement sensible pour les prix ibériques entraînés, on l’a vu, à l’exponentiel, à la fin de la dernière décade du xvi^e siècle, elle apparaît moins pour les trafics, sans doute, en raison précisément, de la marge brusquement beaucoup plus forte de commerce concurrent « au bout de la pique », par définition, non mesurable et qu’attestent nos documents.

270La crise de la Vera Cruz entre parfaitement dans ce schéma. C’est précisément parce qu’il a été soumis à un rythme de croissance excessif que le trafic Séville-Nouvelle-Espagne a vu se produire la rupture de la crise de la Vera Cruz. Tout s’est passé comme si, au moment même où les conditions physiques et humaines qui avaient permis la grande expansion du xvi^e siècle ont commencé à se dissiper, l’accroissement à contretemps du volume des échanges avait hâté la dilapidation des dernières réserves.

271La crise de la Vera Cruz de 1609 n’a pas fini de faire parler d’elle. En 1611, on voit les conséquences qu’elle a en Terre Ferme. Elle fait prendre conscience à un commerce monopoleur de Séville de la nécessité de conserver intégralement son empire, de ne pas transiger, de ne rien abandonner, même sur les bords.

272A l’origine, elle procède, apparemment, d’un manque de prudence de la part des entrepreneurs de Séville. Sans doute, dans la mesure où les puissants groupes monopoleurs du Consulat, souvent pusillanimes, ont été, pour une fois, débordés par la coalition de la plèbe du négoce et des facteurs créoles, les Peruleros, dont les mobiles ne peuvent, évidemment, être les mêmes que les mobiles des maisons proprement sévillanes. Mais si le cyclone 1609-1611, dont l’œil se situe à la Vera Cruz et dont les vents soufflent à six mille, voire douze mille kilomètres à la ronde, revêt cette ampleur dévastatrice, c’est bien parce qu’il se plaçait à une grande charnière. Il aura révélé les couches supérieures de nouvelles structures, qui se sont préparées, en profondeur et dont les lents cheminements auront été masqués longtemps par les agitations rapides d’une prospérité en surface.

7. Le réflexe anti-canarien

273L’offensive anti-canarienne de Séville, dont la Casa, une fois de plus, se fait l’écho, est aussi un signe irréfutable du complexe de crise143. Séville, qui avait réussi144, à tenir les Canaries à l’écart en 1608 et surtout en 1610, a perdu du terrain en 1611, puisqu’elle n’a pu empêcher une poussée canarienne, qui représente un accroissement de 250 % par rapport à 1610 (de 11 navires à 28 navires, de 920 toneladas à 2 346 toneladas). D’où des précautions pour l’avenir ; la suite de la série canarienne prouve qu’elles ont été partiellement couronnées de succès, en apparence, du moins puisque le niveau canarien de 1611 (28 navires, 2 346 toneladas) ne sera jamais plus officiellement égalé.

8. Interprétations

274Les événements de 1611 n’ont pas besoin d’une interprétation particulière : ils sont commandés de trop loin par la crise de 1609 et s’inscrivent dans une série assez longue qui couvre toute la première demi-décade des années 10.

275Secousse de 1609, révélatrice de structures nouvelles, conjoncture des prix et de la main-d’œuvre, adaptation difficile à la paix... qui libère les adversaires de Séville... plus, peut-être que Séville elle-même. Tout ce qui est susceptible d’expliquer 1611 est valable aussi en 1610145 et, dans une large mesure, susceptible d’interpréter les années suivantes, les années de la fluctuation déprimée de 1612 et 1613.