1De 1554 à 1559, on est en présence d’une fluctuation d’une belle venue. Son unité est moins apparente, sans doute, que celle de la décade 1544-1554, dont on s’est plu, il est vrai, à souligner le caractère tout à fait exceptionnel. Mais ses contours marqués, tant en Allers, qu’en Retours et en globaux, Allers et retours, par les creux de 1554 et de 1559, sont absolument incontestables. C’est, par excellence, la fluctuation de la dépression.

I. — VUE D’ENSEMBLE ET JUSTIFICATIONS

2Commencée dans le marasme inouï de l’effondrement de 1554, elle se termine par le marasme des années 1558-1559, sans que les pointes isolées de 1555 et de 1557 soient l’expression d’une véritable prospérité, mais, bien plutôt, la traduction d’un rythme devenu, pour un temps, biennal.

LES LIMITES DU CYCLE

3Les limites de la fluctuation sont, sur les trafics généraux, aussi vigoureusement marquées qu’il est possible de l’imaginer.

1. 1554

4Il est inutile d’insister longuement sur l’ampleur de l’accident de 1554 : 23 navires, 2 260 toneladas, en Allers, dont 3 seulement, représentant 660 toneladas, sortent du Guadalquivir ; 36 navires, 5 180 toneladas, en Retours ; 49 navires, 7 440 toneladas, en Allers et retours1. (Le creux est bien marqué, par rapport à l’année précédente qui, pourtant, était déjà très déprimée, et, à plus forte raison, par rapport à 1555. Les Allers de 1554 ne représentent pas plus de 14,6 % des départs de 1555, les Retours, 50 % et les Allers et retours, 33 %.

2. 1559

5Le creux de 1559, moins évident, peut-être, à première vue, n’en est pas moins réel, et, dans une certaine mesure même, plus significatif encore. En Allers, le creux de 1559 est bien marqué (47 navires et 7 900 toneladas), entre 1557 et 1558, 50 et 94 navires, 8 310 et 16 240 toneladas, d’une part, 1560 et 1561, 75 et 91 navires, 10 690 et 12 380 toneladas, d’autre part. 1559 s’appuie, d’ailleurs, sur les chiffres très bas, déjà, de 1558 (50 navires, au lieu de 47, 8 310 toneladas, au lieu de 7 900), à la différence de l’année 1556, isolée entre deux pointes relatives et dont on verra, tout à l’heure, qu’elle appelle une interprétation particulière.

6Sur les Retours, la chute est exceptionnellement bien dessinée et synchrone, 35 navires, 4 380 toneladas, soit en contrebas même de 1554 (35 navires contre 36, 4 380 toneladas au lieu de 5 180), beaucoup plus creusée qu’aucun point bas à l’intérieur du cycle2 à plus forte raison, en dehors du cycle avant 15903.) (Le volume des navires qui rentrent en 1559 représente moins de 50 % du niveau de 1558 et 39,1 % seulement du niveau de 1560.

7C’est, évidemment, une situation analogue que l’on trouvera sur les Allers et retours. Un peu moins profond que celui de 1554, le creux du trafic global de 1559 n’en est pas moins le plus profond (82 navires et 12 280 toneladas) de la série, en un siècle, de 1554 à 1650. Aucune hésitation possible, donc, même le niveau de l’accident de 1556 est moins profond que ne l’est celui de 1559, avec 91 navires et 15 870 toneladas. 1559, d’autre part, est comme accouplée au mouvement très faible, déjà, en 1558 (102 navires, 17 210 toneladas). Il n’est pas moins bien dessiné, entre les 136 navires et 23 060 toneladas de 1557 et les 138 navires et 21 890 toneladas de 1560, dont le mouvement de 1559 ne représente guère plus de 50 %.

ALLURE GÉNÉRALE ET PROCÉDÉS POUR LA METTRE EN VALEUR

8Mais le dessin général de la fluctuation apparaît d’une manière particulière, au prix de quelques artifices. Artifices, au demeurant, parfaitement justifiés et qui n’ont d’autres buts que de tâcher à éliminer des aberrances dues à un fait de guerre et d’insécurité absolument contraignant.

1. Jumelage

9La fluctuation perceptible, même sur les moyennes mobiles de cinq ans4, beaucoup plus nette sur des moyennes de trois ans, apparaît, irréfutablement, par le procédé simple et pourtant décisif, ici, de la moyenne bloquée ou du jumelage5 qui substitue à chaque chiffre annuel vrai une moyenne sur deux ans6. Ce procédé est arbitraire, certes, et pourtant, en cette période de guerre, il n’est peut-être pas tellement infidèle à la réalité. La navigation, au départ du Guadalquivir, surtout, est comme nouée par l’insécurité, la course et l’ennemi, elle se dénoue de deux en deux ans, jaillissant par gros flux intermittent. Le jumelage, qu’on préconise dans ce cas, s’efforce d’en répartir les effets, d’en éliminer l’opacité qui gêne l’observation du conjoncturel économique.

10Grâce à ce procédé, il se dégage des trois mouvements globaux, Allers, Retours et Allers et retours, un cycle culminant en 1557 et plongeant, avec un creux plus accentué en 1558-1559, qu’en 1554-1555 (cf. Annexe I, p. 351). La fluctuation cyclique apparaît ici, purement et simplement, sans hésitation possible.

2. Moyenne arrière de deux ans

11Un autre procédé, d’une rigueur scientifique plus grande, bien que très rarement employé, corrobore l’impression d’unité d’ensemble de la fluctuation : une moyenne mobile arrière de deux ans7. Elle a, comme le jumelage, l’avantage d’éliminer, en ventilant le facteur militaire, les effets de la guerre et de la course. Elle traduit, avec plus de souplesse encore, la véritable allure de la fluctuation. Le point culminant hésite, entre 1558, pour les Allers, 1556 pour les Retours et les Allers et retours. On ne peut qu’admirer, toutefois, la parfaite continuité du mouvement : montée régulière, sans contrepente, de 1554 à 1558, descente violente, de 1558 à 1559, pour les Allers ; montée rapide et vigoureuse, de 1554 à 1556, pour les Retours ; montée spectaculaire, de 1554 à 1556, plateforme légèrement concave et faiblement descendante, de 1556 à 1558, chute brutale, de 1558 à 1559, pour le mouvement global Allers et retours (cf. Annexe II, p. 351).

CO-VARIATION PRIX-TRAFIC

12Entre les différents mouvements, tels qu’ils apparaissent, ici, bruts ou traités par le procédé envisagé et les prix espagnols, une co-variation existe.

1. Concordance générale dans la dépression

13Dans l’ensemble, on l’a déjà dit8, à la contrepente des trafics volumétriques correspond un ralentissement général de l’ascension des prix espagnols.

a. Prix-argent

14Il est visible, même sur les composite index numbers of silver prices9 entre 1549 et 1556, voire même entre 1549 et 1559-156010. Que l’on effectue le découpage d’une manière ou d’une autre, le ralentissement apparaîtra avec évidence11, surtout si on compare le rythme de cette période au rythme ascensionnel du début du siècle. Une comparaison faite sur les indices bruts ferait ressortir une pente, au cours de la décade, inférieure à celle, pratiquement, de toutes les décades de l’expansion du xvi^e siècle ; une comparaison entre les divers secteurs de l’accélération de la courbe12, à plus forte raison, nous rapproche davantage des secteurs de croissance ralentie de la fin de l’expansion que de l’allègre montée du tout débuté13.

15Mais, là encore, les composites index numbers sont des guides médiocres. Ils occupent, nécessairement, une position moins favorable que celle des indices des espaces plus directement impliqués dans le grand commerce Atlantique. Mais que la démonstration soit possible, quand même, s’appuyant sur eux, ce n’en est que plus rassurant.

b. Prix particuliers

16La série des prix des deux espaces les plus engagés, dans la vie de l’Atlantique, l’Andalousie, au premier chef et la Nouvelle-Castille, répondent beaucoup mieux, en effet, à notre propos. Beaucoup mieux, certes, que Valence et que le Nord de l’Espagne, entendez, l’espace Vieille-Castille-Léon14.

17Au cours de la période qui va de 1540, en gros, à 1560, les séries des prix andalous et nouveaux-castillans — en règle générale, et autant qu’on puisse en juger à travers des instruments incomplets — ont monté beaucoup plus vite que les séries aberrantes du Nord et de la Méditerranée, au cours de la décade des années 40. Elles se tenaient autour d’un même point, par contre, entre 1531 et 1535.

18Au début des années 60, le regroupement des séries est, à nouveau, chose faite. Si, donc, il y a eu anticipation des prix andalous, surtout, et nouveaux-castillans, de 1540 à 1550, un mouvement inverse s’est fait de 1550 à 1560. Les espaces excentriques comblent le retard qu’ils ont pris, d’autant plus facilement que les séries engagées dans l’Atlantique espagnol, celles qui sont liées au trafic, stagnent, comme le trafic Atlantique de 1550 à 1560.

19Les prix andalous, surtout, payent d’une étonnante stabilité relative (de 68,5 en 1551 à 71,65 en 1559 et 72,79 en 1560), leur énorme poussée des années précédentes (121,65 en 1537 ; 133,12 en 1539 ; 162,68 en 1548). Près de 30 points en dix ans, d’une part, moins de 10 points en dix ans, d’autre part. De même que les prix espagnols, sous la pression des arrivées métalliques du Nouveau Monde, précèdent les prix des autres pays d’Europe, au sein de l’espace espagnol, les prix d’une Andalousie construite de plus en plus autour de Séville anticipent, accentuent, précèdent la marche des autres séries. Entre 1540, en gros, et 1560, une poussée considérable s’est faite, les prix andalous ont atteint, pratiquement, leur point le plus haut dès 1548, pour plafonner, ensuite, grosso modo, douze ans durant.

20La montée, partout ailleurs, a été plus lente et plus tardive. Un long arrêt des prix d’Andalousie correspond à la récession des mouvements volumétriques au cours de la fluctuation déprimée de la grande récession du demi-siècle. La co-variation positive, qui lie le mouvement volumétrique dans l’Atlantique et les prix espagnols, est beaucoup plus étroite, encore, si on choisit, comme terme de référence, les seuls prix andalous, les plus intimement mêlés à la réalité Atlantique.

2. Simultanéité des mouvements

21C’est, en outre, — il fallait s’en douter — entre les expressions du mouvement global et les indices des prix andalous que la relation est, dans le moindre détail du découpage annuel, la plus simple, la plus évidente et la plus poussée. Autant, bien sûr, qu’on en puisse juger15. C’est entre les indices andalous et les moyennes mobiles sur deux ans du trafic en volume 16que le parallélisme se justifie le mieux, a priori ; c’est là, aussi, qu’il s’établit de la manière la plus solide et la plus parfaite. Plus spécialement, entre le mouvement des indices andalous et celui des Allers légèrement pondérés par un rabotage sur deux ans : conformité des creux, conformité des sommets. Particulièrement significatif, le décalage d’un an entre le sommet des prix et celui du mouvement Allers pondérés : les prix hauts de 1557 commandent, suivant toutes apparences, les forts départs de 1557 et 1558, le déboîtage, l’anticipation du prix sur le trafic est de l’ordre de six mois environ, à peine. On ne peut rêver enchaînement plus logique, plus satisfaisant pour l’esprit. Mais les analogies n’en demeurent pas moins extrêmement étroites entre le comportement des prix et les séries tempérées ou non des Retours et Allers et retours.

22Les analogies sont moins astreignantes, bien sûr, dans le détail du mouvement entre les autres séries géographiques des prix espagnols ou la série des indices composés. Elles demeurent, toutefois, surtout si on a recours pour les prix — indices composés, par exemple — non plus aux indices proprement dits mais à leurs écarts17 en pourcentage à la moyenne de treize ans. On verra, grossièrement Conservée encore, cette présomption de corrélation positive, l’identité précédemment signalée entre les prix et les trafics.

23Du côté prix, l’expansion relative de 1557 et 1558 fait suite à une longue dépression relative de 1553 à 1556, elle précède la dépression des années 1559 et 1560. Cette allure est, à s’y méprendre, celle, nous l’avons vu18des moyennes mobiles arrière de deux ans tirées du mouvement Allers.

24Il est inutile de pousser plus avant la démonstration : la co-variation est trop évidente, à l’échelle de la fluctuation quinquennale, pour qu’on puisse la nier ; les contours et la forme de la fluctuation, la plus courte du siècle, sont, du même coup, parfaitement définis.

25On peut se hasarder d’autant plus à l’affirmer que la précision obtenue dans la connaissance du mouvement, continue, on l’a vu, à s’améliorer sensiblement19 au cours de la période. Seule, une étude minutieuse permettra, peut-être, d’établir, d’une manière plus précise, l’exacte nature de ces relations.

II. — LA PREMIÈRE FLUCTUATION VRAIE (1554-1556)

26Derrière la fluctuation cyclique quinquennale — que des procédés d’analyse très simples, parfaitement légitimes, ont fait apparaître — la réalité objective subsiste, de deux fluctuations primaires dans le cadre du découpage annuel. Une première fluctuation va de 1554 à 1556.

27Nil ne peut en contester l’évidence20. Elle est marquée, sur les principales séries des mouvements bruts, avec une vigueur peu commune. On a vu, précédemment21 quelle était la position en creux de 1554. 1556 est, en Allers, en position sensiblement 22analogue. Par conséquent, le niveau moyen 23des deux creux encadrant la pointe de 1555 ne représente, sur le mouvement Allers, que 25 % du nombre des navires mis en cause, lors de l’année record et 19 %, seulement, de leur tonnage.

28Les Retours se comportent d’une manière sensiblement identique. Avec un décalage d’un an, meus ce décalage est normal. La pointe de 1555 s’y retrouve en 1556. Si l’amplitude du mouvement est moindre que sur les Allers, entre 1554 et 1557, d’une part et le sommet d’expansion de 1556, d’autre part, il reste très considérable : la moyenne des creux de 1554 et 1557 est un peu inférieure à la moitié du niveau atteint en 1556, à peine supérieure à la moitié de la moyenne des deux années d’expansion en Retours de 1555 et 1556.

29Les Allers et retours ont la même allure que les Allers, dont la fluctuation plus animée donne le ton. Avec 143 navires contre 59 navires et 25 570 toneladas contre 7 440 toneladas, 1555 atteint un niveau triple de 1554 ; 1556, avec 91 navires et 15 870 toneladas, un niveau double pratiquement encore du creux de 1554, n’est encore qu’à 60 % environ du sommet de 1555.

30Ces constatations sont corroborées, naturellement, par les 24pourcentages d’expansion ou de contraction par rapport aux moyennes de treize ans : la vigueur des creux est donnée par les pourcentages des chiffres vrais par rapport aux moyennes, 18,560 %, 53,733 % et 34,102 % pour les Allers, Retours et Allers et retours, de 1554, 31,893 %, 73,451 % et 74,81 %, respectivement, pour les trois mouvements en 1556 et 1557 pour les seuls Retours, contre des pointes très sensibles, malgré la dépression générale, de 128,4 %, 117,51 % en Allers et Allers et retours, 104,114 % et 127,572 % en 1555 et 1556 pour les Retours.

LE VOLUME ET LES PRIX

31Il serait absolument vain de chercher à expliquer dans son détail l’allure de cette fluctuation primaire par une influence des vibrations courtes des prix. La période 1554-1556 marque un creux aussi uniforme que profond. Les variations que l’on peut observer sur chaque série (Andalousie, Nouvelle-Castille, Vieille-Castille - Léon, Valence et globale) sont trop faibles, à l’échelle de la précision de nos mesures, et, au demeurant, trop hésitantes et contradictoires25. La résultante26 d’ailleurs, est une presque ligne droite ; 71,77, 71,02, 72,28, après élimination approximative du trend, en pourcentages à la moyenne, on obtient une ligne droite légèrement plongeante, 98,2487 % en 1554, 95,1628 % en 1555, 94,8183 % en 1556.

32Ce n’est donc pas à ce niveau qu’il faudra chercher une explication des variations extrêmement violentes, affectant le volume des échanges. Ces variations sont imputables à l’état d’insécurité, à la course, à la guerre et aux conditions de navigation très particulières qu’elles imposent. Un grand fait, toutefois, demeure : l’identité, au sein de la fluctuation, des prix et des trafics, mais à l’échelle, seulement, de l’ensemble.

33La première fluctuation primaire (1554-1556) est déprimée par rapport à la seconde (1557-1559)27 C’est vrai pour le mouvement des prix, pour les prix du Centre, du Nord et de l’Est de l’Espagne, un peu moins nettement, peut-être, mais très substantiellement, encore, pour l’Andalousie28. La décade 1551-1560 n’est-elle pas, dans l’ensemble, une décade au cours de laquelle les prix normalement moteurs d’Andalousie et de Nouvelle Castille plongent en dessous des prix remorqués de la Vieille-Castille Léon et de Valence ?

34La dernière décade du premier demi-siècle a été, dans tous les domaines, une période de folle expansion, expansion record des trafics — on a vu comment — expansion motrice ou concomitante des prix qui ont entraîné ou accompagné, mieux, entraîné et accompagné celle des trafics. Mais cette folle expansion motrice des prix aurait été, si on en croit Hamilton, essentiellement andalouse, accessoirement nouvelle-castillane, très accessoirement, seulement, vieille-castillane-léonaise et Valencienne. A la fin de la première moitié du XVI^e siècle, à l’époque de l’expansion record des trafics, les prix espagnols ramenés à une même base donnent, pour la décade 1541-1550, les niveaux moyens respectifs suivants : 155,10 (Andalousie), 128,25 (Nouvelle-Castille), 144,62 (Vieille-Castille-Léon), 112,72 (Valence)29

35La caractéristique majeure de la contraction, que nous avons établie, en ce qui concerne les trafics, lors de la décade de 1551-1560, se caractérise par un tassement des prix moteurs du Sud et du Centre de l’Espagne, ceux-là, précisément, qui donnent l’impetus, tandis que l’onde gagne, désormais, avec retard, le Nord et l’Est du pays ; d’où les niveaux respectifs suivants pour la décade 1551-1560 : 72,85 (Andalousie), 68,21 (Nouvelle-Castille), 78,74 (Vieille-Castille-Léon) et 78,06 (Valence)30. Le retard des prix andalous — et accessoirement nouveaux-castillans — par rapport aux autres, est donc un fait de contraction, qui commande le repli des trafics, ou qui en est, si on préfère, l’expression.

36Mais, au sein de la fluctuation quinquennale 1554-1559, des nuances n’en existent pas moins, même-pour les séries andalouses. Dans une masse d’ensemble de prix contractés, 1554-1556 constitue, par rapport à 1557-1559, la zone déprimée par excellence. Le moins surprenant n’est pas qu’il en aille, finalement, de même pour les trafics. Les volumes mis en cause, au cours de la première fluctuation primaire 1554-1556, sont nettement inférieurs à ceux de la seconde fluctuation primaire 1556-1559.

37Le plus sage, pour l’apprécier, consiste à comparer entre elles les moyennes, obtenues au sein de chaque fluctuation vraie31. On s’apercevra, alors, que la première fluctuation se situe, quant au mouvement Allers, très en dessous de la seconde repli sur les Allers c’est, évidemment, là le signe infaillible de la dépression : 7 130 toneladas, 41 navires, mouvement annuel moyen au cours de la première fluctuation, contre 9 045 toneladas et 52,25 unités, pour la seconde fluctuation. Pour le mouvement Allers et retours, la première fluctuation, qu’on adopte l’une ou l’autre coupure32, reste en dessous de la seconde. Sur le mouvement Retours, par contre, le rapport est inversé.

38La supériorité tout à fait anormale des Retours sur les Allers dans la première fluctuation33 atteint des proportions jamais égalées. Or, n’est-ce pas, là aussi, le signe clinique, en quelque sorte, du fond de la dépression ? Les Allers sont, seuls, placés bien sûr, directement sous la conjoncture des prix d’Espagne. Le mouvement de 1554 à 1556 se solde, essentiellement, par un écoulement non compensé des Indes en direction de la péninsule. On est bien au cœur du grand creux conjoncturel du demi xvi^e siècle34. De 1556-1557 à 1559, le renversement, par contre, de cette proportion anormale, au sein du couple Allers et retours et le rétablissement d’un équilibre normal (42,5 % pour les Retours, 57,5 % pour les Allers) sera considéré comme un signe de reprise, d’une reprise d’abord timide mais certaine.

COMPORTEMENT DU MOUVEMENT-VALEUR

39Dans quelle mesure cette caractéristique de la dépression 1554-1556, vraie pour les volumes, reste-t-elle vraie encore pour les valeurs ?

1. Reprise du mouvement-valeur

40Il est prudent35 de ne s’aventurer dans ce domaine, qu’avec beaucoup de précautions, pour des raisons inhérentes aux impôts ad valorem et parce que le seul guide, ici36 est l’almojarifazgo de Nombre de Dios. Il semble bien, toutefois, que, dès le creux de 1554-1556, le faible volume du mouvement ait été compensé, en grande partie, par la valeur unitaire élevée des marchandises exportées d’Espagne en direction de l’Amérique.

41Il n’est pas peu paradoxal de constater que le creux intrinsèque de l’expression valeur du mouvement se situerait, sans conteste possible, si l’on s’en tenait à la leçon des impôts ad valorem, dans la phase descendante 1551-1554 de la précédente fluctuation, la fluctuation charnière. La reprise se tient, incontestablement, par contre, avec 416 millions de maravedís37 d’entrées officielles moyennes, pour les seules importations de Nombre de Dios, de 1554 à 1556 (contre 211 millions de moyenne de 1551 à 1555, et 244 millions de 1551 à 1553). Le total en valeur excéderait, même, paradoxalement les importations des Indes par Nombre de Dios, au cours de la phase d’expansion précédente de 1546 à 1550 (382 millions) ; la moyenne annuelle de 416 millions de maravedís est très voisine, finalement, de la moyenne de 438 millions à laquelle on parvient de 1557 à 1559.

42Tout au plus, peut-on arguer d’une part un peu plus forte de la Terre Ferme dans l’ensemble du mouvement. Plus forte, de 1554 à 1556 que de 1556 à 1559. Mais la différence de quelques pour cent, seulement, est très faible (le seul mouvement de la Terre Ferme à l’Aller représente un peu plus de 50 % de l’ensemble du mouvement dans les deux cas) ; elle est trop faible à l’échelle de la précision de nos mesures, pour qu’on puisse, raisonnablement, tirer argument de cette situation meilleure du trafic dominant, au cours de la première fluctuation brute.

2 Maintien, à la reprise, de l’antériorité du mouvement-valeur, par rapport au mouvement-volume

43Oui, il y a bien dépression, certes, lors de la première fluctuation des mouvements (1554-1556) envisagée globalement et opposée à la seconde fluctuation vraie du cycle (1556-1559), mais cette opposition, autant qu’on en puisse juger ne se retrouve plus pour les valeurs. L’antériorité du mouvement-valeur,, par rapport au mouvement-volumétrique qu’on a noté38 déjà, entre 1548 et 1550, semble être plus nette, encore, à la reprise. La reprise en valeur se situerait, à suivre un peu fidèlement la leçon des séries de l’ad valorem aux Indes, en plein cœur du cycle déprimé de la grande récession du demi xvi^e siècle.

44Le plus gros effort de transformations de la nature des cargaisons, l’expulsion de l’alimentaire encombrant, au profit d’un manufacturé cher, souvent extra ibérique, sera venu s’inscrire, donc, en réponse à une double difficulté : la difficulté d’une conjoncture déprimée des prix espagnols, plus particulièrement andalous39 et la difficulté d’une extraordinaire vague d’insécurité dans l’Atlantique — et son corrollaire, une baisse sensible et paradoxale du stock global du tonnage disponible dans l’Océan de la Carrière des Indes. C’est, uniquement dans cette vague d’insécurité — et non dans une conjoncture courte des prix — qu’il faut, véritablement, chercher la raison profonde des variations observées au sein de la période 1554-1556.

LE FACTEUR POLITICO-MILITAIRE

45La guerre bat son plein ; c’est, sur mer, l’époque de tension majeure avec la France : les deux adversaires fournissent, en vue d’une épreuve de force qui approche de son terme, tout ce qui leur reste d’énergie et de ressources.

1. Pertes. Système des convois. Rythme biennal

46C’est bien entre 1554 et 1556, et non pas lors de la dernière guerre qui précède le Cateau, car l’Anglais fait diversion, que le poids de l’ennemi français, pour le compte des boucaniers et pour le compte du Roi, fut le plus fort.

47Ce n’est pas là appréciation subjèctive, mais l’expression d’une réalité sentie à Séville. La correspondance de la Casa de la Contratación40 en fournira la preuve. Les chiffres des tables des pertes aussi41. Bien que le relevé des pertes ne soit pas vraisemblablement exhaustifs, leur marche traduit une réalité, entendez, entre 1553 et 1556, le record des pertes : 1 660 toneladas et 5,40 % en 1551, 2 340 toneladas et 8,85 % en 1552, 3 090 toneladas et 18,00 % en 1553 le record des chiffres absolus, 1 785 toneladas et 23,99 % en 1554, 2 080 toneladas et 8,13 % en 1555, 1 620 toneladas et 10,20 % en 1556, et les pertes, virtuellement, s’annulent au-delà, 0,95 %, 2,32 %, 0 % et 5,34 %.

48Le paroxysme des pertes — et peut-être, aussi, leur effet cumulatif maximal — se situe à la fin de 1553 et en 1554 ; à la fin de 1553, surtout. La gravité du danger est parfaitement comprise — Séville répond par un refus de fréter. Aucun convoi, pendant vingt-deux mois, ne quitte le Guadalquivir42

49L’énorme flotte de 65 voiles qui sort de San Lúcar, le 15 octobre 155543, totalise, bloqués en une seule entreprise, les départs différés de toute l’année 1554 et de 1555. Soixante-cinq départs, ensemble, pour une flotte, dépassent de beaucoup le nombre optimum, de bâtiments qu’on peut assigner aux convois à cette époque. D’autant que onze navires de La Palma44 viennent encore s’y joindre. C’est donc un convoi de 76 unités qui franchit l’Océan. Beaucoup d’avatars découlent de cette situation. Un départ tardif, le 15 octobre, de San Lúcar et, a fortiori, de sérieux ennuis : le convoi disloqué par le mauvais temps, aborde, en deux paquets, l’archipel canarien45, deux navires sont coulés, treize, rejetés sur les côtes d’Espagne, se reformeront en convoi et repartiront après coup.

50Les résultats de la grande expédition de l’automne 1555 n’ont guère été encourageants. Ils auront eu — on le comprend — indépendamment de toute interférence des prix, une action déprimante en 1556. Cet effet dépressif est évident sur les Allers, les mécanismes en sont assez simples : l’expédition, en un seul coup, de 82 navires, totalisant 15 400 toneladas, nécessite un gros effort financier, incomparablement plus grand que celui exigé par un volume identique normalement étalé.

51C’est la rançon du système des convois, la seule réponse efficace, pourtant, que l’on puisse opposer à la guerre, à la course, à l’insécurité grandissante de l’Océan. Cette situation n’est-elle pas, elle-même, la conséquence de la richesse créée et des convoitises qu’elle appelle ? Elle ne fait, par la suite, compte non tenu de brèves rémissions liées aux fluctuations de la conjoncture politique, que s’accroître avec la renommée de richesse des convois et des Indes. Partant, le système des convois va s’affermissant. En s’incrustant, il se rode et le handicap relatif qu’il implique va s’allégeant, dans la mesure, précisément, où armateurs et négociants auront pris leurs dispositions pour mieux le tolérer. Le rythme, enfin, des départs des dernières décades de la grande prospérité du xvi^e siècle est un rythme bi-annuel, pour les navires en convois, ce qui n’exclut pas, pour autant, 10 à 20 % en moyenne de départs isolés, hors convois.

52On devine, donc, combien la fermeture virtuelle des ports andalous, pendant vingt-deux mois consécutifs, était insolite et ce que le départ, d’un coup, de 82 navires pouvait entraîner comme complications. L’introduction, encore récente, d’un système de lourds convois et sa réalisation, d’emblée, sur une aussi grande échelle, devait, immanquablement, constituer en 1556 un assez lourd handicap. Mais d’autres facteurs sont responsables du creux tout à fait exceptionnel de 1556 : 18 navires, en Allers et 3 730 toneladas : un négrier en direction de la Nouvelle Espagne, un navire en direction du Honduras, neuf pour la Vera Cruz, trois pour Carthagène et quatre pour l’Isthme46

2. Annonce de la paix. Retour à la sécurité

53L’annonce de la paix, pour paradoxal, peut-être, que cela puisse paraître, aura contribué à creuser le mouvement Allers en 1556. Le 5 février 1556, une trêve de cinq ans est signée47, on le sait, avec la France, elle vaudra un an. Mais cela, les contemporains l’ignorent. Ce qu’ils n’ignorent pas, par contre, payés qu’ils sont par une expérience déjà ancienne, c’est que la conclusion d’une trêve n’a pas d’effet immédiat sur la course ; pour que la sécurité de l’Atlantique profite d’un accord signé avec le principal adversaire d’alors, le Français, il a toujours fallu — on l’a vu — de six à douze mois, au minimum, en moyenne48. L’annonce de la paix a pu, dans certains cas49, libérer de ses freins une puissante pression expansionniste, mais souvent trop fébrile et aux dépens de ceux qui ont cherché à profiter, trop vite, de meilleures conditions hâtivement et légèrement escomptées. Elle aura eu, au contraire, ici, un effet déprimant.

54Payés par l’expérience des années 1552-1553 et suivantes, par les pertes les plus lourdes jamais éprouvées au cours d’une période de sept ans, par la plus longue et la plus anémiante des crises, les négociants du Guadalquivir ont répondu à l’annonce de la paix par une position d’expectative. Ils attendent le retour à la sécurité. Ils auront, finalement, tout lieu de s’en louer, si l’on en juge par les tables des pertes approchées50 : depuis le paroxysme catastropphique de 1553-1554 (15 navires, 3 090 toneladas, 10 navires, 1 785 toneladas et respectivement, 18,00 %, 23,99 %), les pertes décroissent (1555 :10 navires, 2 080 toneladas et 8,13 %, 1556 : 11 navires, 1620 toneladas, 10,20 %), mais l’amélioration décisive, ne se situe pas à la hauteur de 1556 (10,20 % encore malgré une forte réduction de volume absolu des pertes), mais bien à la hauteur, décisive de 1557 (1557 : 1 navire, 220 toneladas, 0,95 %, 1558 : 3 navires, 400 toneladas, 2,32 % ; 1559, rien...).

55Beaucoup plus, peut-être encore, que le retour à la paix — une paix précaire, au vrai — c’est l’action d’Alvaro de Bazan et de ses armadas protectrices qu’il faut rendre en grande partie responsable de l’amélioration de la sécurité dans l’Océan. On a résumé, ailleurs51 leur ronde appliquée pendant tout le printemps et l’été. A la fin, le complexe portuaire andalou est nettoyé du corsaire, tant français que barbaresque, comme Alvaro de Bazan s’en loue, non sans fierté, dans une lettre à la Casa du 18 octobre 155652. Travail positif, sans conteste, mais on ne devait pas en recueillir les fruits avant octobre, et à cette date, il était trop tard pour partir.

56Un admirable et efficace travail de protection a été accompli dans l’Atlantique espagnol : un simple coup d’œil sur les pertes, au cours de l’avant-dernière guerre et au cours de la dernière guerre franco-espagnole, avant le Cateau-Cambrésis, en fournit, sinon toute la leçon, du moins l’essentiel. L’Espagne en tirera bénéfice, dès avant la fin de la grande dépression, au cours de la deuxième fluctuation primaire vraie de 1557 à 1559 : le retour de mission de Bazan en octobre 1556 marque le tournant décisif, le passage de l’insécurité à un minimum de sécurité retrouvée. Le creux de 1556 et le départ de 1557 sur le mouvement Allers en sont la conséquence

57C’est là, sans doute, le facteur décisif, mais non l’unique facteur. Les lourdes pertes subies pendant les années précédentes, on l’a vu, ont réduit considérablement le stock des navires disponibles53. L’énormité des départs accumulés de 1555, en vidant le Guadalquivir, rendait difficiles de nouveaux départs en 1556. Il fallait, pour qu’une reprise s’amorçât, que les navires des Indes fussent récupérés. Cette dernière condition n’est pas réalisée avant 1557 Elle attire l’attention sur le mouvement de Retours, de 1554 à 1556, pendant cette première fluctuation vraie.

SUPÉRIORITÉ DES RETOURS PAR RAPPORT AUX ALLERS

58Le mouvement des Retours y est relativement moins creusé et il met en cause des volumes supérieures à ceux des Allers54 mouvement moins affecté par la crise, mouvement décalé dans le temps par rapport aux Allers55, tels apparaissent les Retours, au cours de cette première fluctuation primitive vraie du cycle de la grande dépression. Les Indes se vident de leurs navires, attirés, sans doute, par la dépression que les pertes creusent au départ ; n’envoient-elles pas vers l’Espagne du Monopole, de 1554 à 1556,171 navires et 27 490 toneladas, tandis qu’elles en reçoivent dans le même temps que 123 unités totalisant 21 300 toneladas ? Le creux de 1554 est beaucoup moins marqué ici que là, 36 navires, 5 180 toneladas contre 23 et 2 260.

1. Situation en 1555. Tentatives d’explications

59Les Retours les plus paradoxaux, qui constituent bien un véritable transfert de potentiel d’armement des Indes en direction de la Péninsule ibérique, sont ceux de 155556. Les 62 navires et les 10170 toneladas qu’ils mettent en cause, ne peuvent en rien être imputés aux forts Allers exceptionnellement élevés de 1555, tout au contraire, puisque les Allers de 1555, dont on a vu l’origine, n’arrivent pas aux Indes avant 1556. Cette reprise des départs des Indes en direction de l’Espagne, ce phénomène d’appel des navires des Indes par le vide ibérique, tout cela, qu’il faut bien constater, il n’est pas complètement en notre pouvoir de l’expliquer.

60Plusieurs hypothèses viennent à l’esprit. Une certaine indépendance précoce du négoce et de l’armement aux Indes, dont les facteurs auraient été dotés d’un pouvoir de décision suffisant pour organiser des retours massifs, indépendamment de l’Espagne.

61Le simple écoulement du trop-plein accumulé au cours de la prodigieuse vague d’expansion qui prend fin à d’Aller en 1550 ; mais les délais sont bien longs et l’on s’explique mal la reprise de 1555, après la pente déclinante des années qui précèdent57. On peut se demander, aussi, avec beaucoup plus de vraisemblance, si, loin de plaider pour l’indépendance des factoreries sévillanes aux Indes, ces grosses rentrées ne prêchent pas leur étroite subordination encore. On peut se demander, en effet, si ces grosses rentrées ne sont pas dues aux énormes besoins d’un négoce sévillan épuisé, si elles n’ont pas été appelées de Séville, pour faire face à des besoins urgents, malgré le danger d’une telle politique devant les risques de faillites et d’embargo prévisibles et inévitables58 Laquelle de ces hypothèses faut-il retenir ? Toutes ont peut-être joué.

62En réalité, deux faits, sans doute, furent déterminants : le décalage chronologique qui existe, nécessairement, entre Allers et Retours, d’une part, les besoins de Séville hâtant ses rentrées sous la crise, d’autre part. Que la demi-décade 1551-1555 ait été le théâtre de rentrées anormales de numéraire et de métaux des Indes, Hamilton le prouve59. La demi-décade 1551-1555 constitue, avec 9,865,531 pesos à 450 maravedis, entre les 5,508,711 de 1546-1550 et les 7,998,998,5 de 1556-1560, une demi-décade flèche. L’anormale proportion des Retours par rapport aux Allers, après l’énorme poussée des Allers aux Indes dans la demi-décade précédente, traduisent une même réalité. Séville réalise à la contraction, liquide, lors de la débandade, une partie de ses investissements américains, navires et créances.

63L’État espagnol, surtout, pressé au maximum par ses besoins guerriers, à la veille de la catastrophe financière de 1557, soutire d’énormes rentrées : 3 628 506,5pesos, calcule Hamilton, au lieu de 1 592 671,5 et 1 568495,5pesos, dans les demi-décades encadrantes de 1546-1550 et de 1556-1560. A quoi peut-être dû cet insolite doublement des rentrées de fonds d’État ? Peut-être, simplement, à un achat par l’État de créances sévillanes sur l’Amérique. On peut supposer — c’est une hypothèse vraisemblable — que, bon gré, mal gré, le négoce de Séville s’est porté acheteur de juros menacés mais alléchants, avant la banqueroute de 1557. Cette anormale poussée des Retours, n’est-ce pas, aussi, la ruée directe et indirecte de capitaux vers les fonds d’État, qui alimentent la guerre ? L’appel aurait été suffisant pour perturber l’équilibre des mouvements dans l’Atlantique. Une fois encore, on retrouve l’État, la guerre, ses besoins, leurs exigences. Que les Indes, source d’argent, source de capitaux, aient été touchées, rien de moins surprenant.

64Avons-nous tout expliqué ? Non, car il manque encore un élément qui serait infiniment précieux, les prix en Nouvelle Espagne, en Terre Ferme et au Pérou. Ils détiennent, peut-être, la clef de ces énigmes.

2. Situation en 1556-1557

65La position, en Retours, de 1556 (73 navires, 12 140 toneladas, 76,50 % du mouvement global, par contre), s’explique, parfaitement par les Allers de 1555. Le rythme normal est renoué : on peut en suivre le mouvement par une comparaison attentive des tableaux Allers de 1555 et des tableaux Retours de 155660. Ce sont les navires partis dans le grand convoi de l’automne 1555 qui prennent, en 1556, le chemin de l’Espagne. On notera, entre autres, la presque exacte équivalence des niveaux du mouvement, avec un léger avantage naturel des Allers de 1555 sur les Retours de 1556 : 82 navires et 15 400 toneladas, d’une part, 73 navires, 12 140 toneladas, d’autre part.

66Les Retours de 1557 se déduisent aisément, également, du mouvement Allers. Avec un décalage d’un an et une atténuation des écarts que l’on a pu observer, au cours de cette époque, sur la marche des Retours, comparée à celle des Allers. Le creux de 1556, en Allers, se retrouve normalement en 1557. A un niveau, il est vrai, très différent. Le creux des Retours qui sépare la première fluctuation vraie de la seconde est, certes, très marqué, puisque 1557 ne constitue plus que 55 %, environ, de la pointe de 1556, rien, pourtant, de comparable à la fluctuation des Allers61.

67Les Retours de 1557 surprendront, donc, non par l’importance du creux qu’ils dessinent, mais, bien plutôt, par sa relative modicité : 42 navires, 6 820 toneladas, pour les Retours de 1557, d’une part, 18 navires et 3 780 toneladas pour les Allers, d’autre part. Cet apparent paradoxe se résout aisément ; outre les Allers médiocres de 1557, 1557 assure, vraisemblablement, et le reliquat des Allers de 1555, que 1556 n’avait pas drainé intégralement, et, peut-être, aussi — signe d’une certaine reprise — les premières entreprises de 1557. Le premier convoi important de 1557 quittait Séville au début de février62. Mais il n’est pas exclu, non plus, que mû par les mécanismes décrits précédemment, le stock de navires des Indes ait continué à se vider jusqu’en 1557, date tournante, en l’occurrence, achevant de marquer, ainsi, le passage d’une phase à l’autre, très dissemblable de cette même fluctuation63. On est en 1557, au seuil, en effet, d’une deuxième fluctuation primaire qui s’accompagne d’importants changements.

II. LA SECONDE FLUCTUATION VRAIE (1557-1559)

68Considérée avec un minimum de recul, la fluctuation quinquennale 1554-1559 est tout entière déprimée. Elle se confond, à la limite, avec la dépression. Mais si on regarde le mouvement de plus près, on constatera, entre la première et la seconde fluctuation vraie, des signes infiniment modestes, certes, mais sûrs, de reprise.

DESCRIPTIONS ET CARACTÉRISTIQUES

1. Très légère élévation des volumes par rapport à la première fluctuation

69La deuxième fluctuation — quatre ans en volumes globaux, Allers et en Allers et retours, trois ans en Retours — part du creux de 1556 en Allers, dont les 18 navires et les 3 730 toneladas ne représentent que 22,9 % de la pointe cyclique Allers de 1557. La fondrière de 1556, sans doute, est moins creusée que ne l’est celle de 1554, en mouvement volumétrique Allers, tant d’une manière relative qu’absolue, avec un pourcentage de 31,893 %, de la moyenne, au lieu de 18,560 % en 155464. La pointe de 1557, par contre, est plus marquée, d’une manière tant absolue que relative, avec un pourcentage de 147,3 % d’écart à la moyenne, au lieu de 128,4 % en 1555.

70L’écart entre 1556 et 1557 est plus important encore qu’il ne l’était, précédemment, entre 1554 et 1555. En Valeur absolue, 76 navires de plus en 1557 qu’en 1556, contre 59, seulement, de 1554 à 1555, la différence en tonnage est un peu moindre, pourtant, 12 510 toneladas, entre 1556 et 1557, au lieu de 13 240 toneladas entre 1554 et 1555. Ramené en pourcentage, toutefois, l’écart entre 1557 et 1556, de 147,3 % à 31,9 % (115,4 %), l’emporte sur celui de 1555 à 1554, c’est-à-dire de 128,40 % à 18,56 % (109,84 %).

71Sur les Retours, l’écart beaucoup plus atténué est reporté d’un an, l’opposition 1556-1557 se retrouve entre 1557 et 1558, mais elle n’est plus que de 10 navires et 2 080 toneladas et, en pourcentage, par rapport au trend, de 26,926 % (de 73,451 % en 1557 à 100,377 % en 1558).

72En Allers et retours, le point de départ de la nouvelle fluctuation vraie est ramené à la position normale des Allers, entre 1556 et 1557, légèrement atténuée : on passe de 91 à 136 navires et de 15 870 à 23 060 toneladas, soit des écarts respectifs de 45 navires et 7 190 toneladas, en raison de l’action contrariée des Allers et des retours. L’écart est moindre, certes, qu’il ne l’était entre 1554 et 1555, quand Allers et Retours additionnaient leur action respective : il reste sensible toutefois, puisque le niveau des Allers et retours passe, de 1556 à 1557, par rapport à la tendance majeure moyenne, de 74,81 % à 113,581 %.

73Au-delà de 1557, les niveaux refluent mais sur deux ans, jusqu’au creux de 1559. C’est un fait nouveau, qui individualise la seconde fluctuation vraie, par rapport à la première. Chute biennale mais dont le rythme évolue. Il est très rapide, la première année, sur les Allers : de 94 à 50 unités, de 16 240 à 8310 toneladas, puis il se ralentit de 1558 à 1559, de 50 à 47 navires, de 8 910 à 7 900 toneladas, soit, par rapport à la moyenne de treize ans, chute depuis la position en flèche de 1557 (147,3 %) à 1558 (77,71 %) et 1559 (creux relatif de 72,348 %). Sur les Retours, la phase descendante est réduite dans le temps, un an seulement, mais elle est en amplitude, toutefois, de l’ordre de 50 % de 52 à 35 navires, de 8 900 à 4 300 toneladas de 1558 à 1559. Le mouvement Retours est — on verra dans quelle mesure et pourquoi, c’est un fait très significatif — particulièrement déprimé, lors de cette fluctuation. La position de 1559 en Retours — fait vraiment digne d’être retenu — est, avec 35 navires et 4 380 toneladas, inférieure à celle de toutes les autres années, voire même à 1554, avec ses 36 navires et 5 180 toneladas.

74Pour les Allers et retours, comme sur les Allers, la décroissance s’étale sur deux ans, entre 1557 et 1559 : décroissance régulière et profonde, puisqu’on passe d’un mouvement global de 136 navires à 102 navires, puis à 82 navires, soit de 23 060 toneladas à 17 210 et à 12 280 toneladas, c’est-à-dire, en tonnage, une chute de près de 50 %65

2. Modification du rapport Allers-Retours au profit des Allers

75Une dernière caractéristique, enfin, de ces quelques années conduira, dans une certaine mesure, déjà, sur la voie d’une explication : le rapport en volumes des Allers et des Retours a cessé, au cours de ces trois années, de pencher anormalement du côté des Allers, comme il le faisait, au cours de la première fluctuation primaire.

76Les Allers l’emportent, désormais et normalement, sur les Retours, tandis que le rapport était inverse, on s’en souvient, dans la première fluctuation primaire. Entre 1554 et 1556, il atteignait, en effet, la proportion tout à fait anormale de 43,8 % seulement pour les Allers et 56,2 % pour les Retours, soit une très forte anomalie positive des Retours66

77.Semblable méthode pourra, il est vrai, paraître contestable : elle aboutit à comparer entre elles deux fluctuations très courtes, dont le découpage conjoncturel n’est pas absolument identique. On peut facilement y remédier67 et en déduire deux conclusions incontestables, qui, toutes deux, tendent à impliquer encore timidement, sinon déjà la reprise, du moins, le terme de la dépression : la modification véritable, au profit des allers, du rapport allers-retours, une légère élévation des volumes mis en cause, en Allers surtout.

78Quel que soit le procédé retenu, il y a bien — et c’est cela seul qui compte — très sensible augmentation du volume des Allers, entre la première et la seconde partie du cycle : une moyenne de 41 navires et 7 130 toneladas, d’une part, contre 62 2/3 navires et 10 816 2/3 toneladas voire 52 1/4 navires et 9 045 toneladas, d’autre part. Quelle que soit la solution adoptée, l’accroissement excède sensiblement, les 20 %, au moins. Le retrait inverse, presque équivalent des Retours, traduit une reconstitution encore timide, certes, du stock des navires aux Indes et partant, suivant nos normes, une présomption sensible de reprise. Le pourcentage des Allers et des Retours, par rapport au mouvement global, est, incontestablement, en effet, un élément valable qui permet d’apprécier la conjoncture. Un simple coup d’œil sur les tables correspondantes68 permet de noter, en effet, que les plus forts dénivellements des Allers par rapport aux Retours sont, à l’ordinaire, un signe des démarrages d’expansion69

79Il n’est donc pas sans intérêt de constater qu’au cours des trois dernières années de la fluctuation vraie 1557-1559, la part des Retours par rapport à l’ensemble s’abaisse à un pourcentage comparable à celui des meilleures époques et que ce pourcentage n’est pas atteint par un fléchissement des niveaux, mais par une reprise absolue des Allers.

80Dernière caractéristique, enfin, cette reprise hésitante paraît être le fait, uniquement, de la Nouvelle Espagne70. De 1557 à 1559, en effet, les départs en direction de la Nouvelle Espagne s’élèvent, à nouveau, à 32 % de l’ensemble des départs71 proportion intermédiaire entre celle du creux de 1554 à 1556, voire même de l’ensemble de la fluctuation tout entière et la proportion qui sera celle de la reprise : 41,2 % du volume total des navires au départ pour la Nouvelle Espagne de 1560 à 1563, et 46,4 % de 1564 à 1571. Ce démarrage de la Nouvelle Espagne — ne serait-ce pas déjà le fruit de l’adoption prématurée des procédés d’extraction de l’argent par amalgame dans les mines de la Nouvelle Espagne72 ? — apparaîtra, bientôt, comme un élément moteur déterminant de la reprise de la phase longue d’expansion. Ce troisième indice, pour minime qu’il puisse être, incite à penser qu’élimination faite de tout autre facteur, le plus mauvais moment est, peut-être, déjà passé pour la Carrera, en cette fin de la deuxième demi-décade des années 50 entre 1557 et 1559, à l’heure même de la contraction cyclique normale.

81Mais la reprise — pour vraisemblable qu’elle soit — est encore bien hésitante, c’est elle et plus encore, le dessin autour de 1557 de la fluctuation vraie qu’il faut maintenant expliquer. De cette fluctuation vraie la persistance d’un rythme biennal rend compte, commandé par la guerre et ses conséquences.

LA GUERRE

1. Guerre et pertes

82La guerre prend fin le 5 février 1556, elle reprend officiellement avec la France, le seul adversaire valable encore de l’Espagne, le 6 janvier 155773. Les hostilités seront closes au Cateau, les 2 et 3 avril 1559. Une page est tournée : la France cesse, en tant qu’État, d’être pour un temps l’adversaire de l’Espagne. Le Royaume de France, hors de cause, est avantageusement remplacé dans le rôle par les républiques maritimes généralement huguenotes de l’Ouest, l’effort protestant français en direction de la Floride, dans la décade des années 60, le prouve74. 1557 et 1558 sont au cœur de ce dernier conflit d’un type ancien et dépassé.

83Et pourtant, si on s’efforce à travers nos mesures des pertes, il est vrai, bien imparfaites, de suivre l’incidence de la guerre sur la marche de la Carrera⁽²⁾, cette incidence donne l’impression de diminuer d’une manière presque linéaire de 1554 à 1559 : 23,99 %, 8,13 % 10,20 %, 0,95 %, 2,32 % et 0 % expriment l’évolution de l’importance des pertes relatives au mouvement. Évolution curieuse, si l’on songe que le 10,20 % de 1556 correspond au rétablissement de la paix et le 0,95 % de 1557 à une reprise des hostilités. En 1560, par contre, avec le retour officiel de la paix et le développement de la grande course huguenote, on note l’alourdissement, à nouveau, du pourcentage des pertes de la Carrera.

2. Système des convois et rythme biennal

84Ainsi, le système des convois, dont les mécanismes se perfectionnent en ces moment difficiles, a porté des fruits. Puisqu’on peut raisonnablement mettre, au moins, partiellement à son actif, la réduction massive des pertes, au cours de ces années, malgré un état de guerre persistant. La guerre s’émousse, il est vrai. Cette rémission n’est pas négligeable ; au cours de la dernière phase des hostilités, l’essentiel de l’effort français est détourné en direction de l’Angleterre. La guerre n’en demeure pas moins raison décisive du rythme des convois. Pour être protégés, on voyage en convois et en convois énormes, d’autant plus lourds que le volume global du tonnage total, au service de la Carrera, ne représente guère plus du tiers de ce qu’il sera plus tard, à la belle époque des années 1590-1620.

85La navigation en convois, pour être devenue parfaitement efficace, n’en est pas moins lourde : elle allonge les délais, ralentit le rythme de rotation des navires, diminue donc le rendement du capital armement, et, dans le négoce, augmente, à trafic égal, les immobilisations de capital. Or ces incidences sont — à n’en pas douter — d’autant plus contraignantes, que le système de gros convois est plus récent, d’autant plus lourd qu’il n’est pas encore rodé, et que le volume global du mouvement est moins important. Le système des convois, dans la mesure même de son efficacité — il n’est malheureusement pas possible de la chiffrer — a dû, à ses débuts, exercer une action limitatrice sur les volumes

86L’action de la navigation en gros convois vient s’ajouter à celle de la médiocrité technique et de la cherté, qui en résulte, des moyens de transport de l’Ancien Régime économique. Elle renforce leur action sélective sur le négoce, en écartant, comme une comparaison attentive75 entre mouvement valeur et mouvement volume le prouve, le relativement pondéreux au produit du produit cher... enfin et surtout, elle tend à imposer aux navires, en allongeant démesurément leur rythme de rotation, un coût d’utilisation beaucoup plus onéreux.

87La guerre est donc responsable, au cours de ces années, sinon directement, du moins médiatement, par l’intermédiaire du système des convois, d’un rythme particulièrement cahoteux. Dans ces conditions, 1557 rappelle, en Allers, la position de 1555. En 1555, un convoi monstre, de quelque 65 unités, avait, après un silence de vingt-deux mois, assumé tout le mouvement qui aurait dû s’étaler normalement sur deux ans. Il en va, pratiquement, de même en 1557.

88Le creux de 1556 est commandé par les départs tardifs de 1555. Après le départ en bloc de soixante-cinq navires du Guadalquivir dans le dernier trimestre de 1555, les possibilités de négoce en 1556 ne pouvaient être qu’infimes. Les Retours de 1556, par contre, correspondant aux Allers extraordinairement élevés du dernier trimestre de 1555, occupent, on l’a vu, une position record.

89Ces Retours anormalement hauts contribuent, dans une certaine mesure, à prolonger le rythme biennal des mouvements. La masse énorme des Retours arrivés au cours de septembre 1556, plus de trente d’un coup76^, se retrouve, un peu plus d’un an après, en Allers, en fin de l’année 155777. Le rythme biennal de la navigation, outre les exigences propres du système des convois qui continuent d’agir, est renforcé encore par l’onde de choc du nœud des départs de 1555. On a déjà signalé78 les répercussions de l’intrusion d’une masse anormalement importante et la constitution d’une espèce d’onde de choc, dont l’amplitude va en s’atténuant, bien sûr, mais peut se faire sentir, comme c’est le cas, au cours du cycle de la dépression, sur un laps de temps de quatre ans. L’onde de 1555 est donc un élément d’explication de la pointe de 1557. Comme la persistance et le renforcement du système des convois. Conséquence médiate de la guerre.

3. Incidence de la chronologie des conflits. Faillite et embargo

90Conséquence immédiate aussi. La chronologie officielle des conflits — la mer a ses réalités et ses exigences rebelles à la lettre des traités — n’est certainement pas si paradoxalement dépouillée de toute conséquence sur la vibration même des mouvements qu’une observation rapide et superficielle le laisserait à penser. On a déjà dit79 comment l’annonce de la trêve de Vaucelles, conclue le 5 février 1556, avait, vraisemblablement, contribué à accentuer le creux des Allers de 1556. Elle a pu le faire de deux manières qui ne s’excluent pas ; parce qu’on pouvait, d’une part, en attendre, mais à plus ou moins longue échéance, une amélioration de la sécurité dans l’Atlantique, dans l’espoir controuvé, enfin, que le rétablissement de la paix et le retour à la sécurité amèneraient un relâchement du système des convois.

91Et les hostilités reprennent, officiellement, dès le début de janvier 1557 : en même temps que le trafic. La réalité est, en fait, moins paradoxale et le découpage annuel des tableaux masque, dans ce cas, et déforme la vérité. Le mouvement Allers de presque toute l’année 1557 est un mouvement relativement faible, il met, tout au plus, en cause quelque 40 navires et 8 000 toneladas80. Le gros des départs est constitué par l’armada y flota combinée de Terre-Ferme et de Nouvelle-Espagne, sous le commandement de Pedro de las Rœlas81. D’interminables préparatifs couvrent toute la fin de l’année 1557... mais les navires, après plusieurs faux départs, ne quittent pas le Guadalquivir avant les tout premiers jours de février 1558. On aurait pu, dans ces conditions, permuter les valeurs du mouvement Allers entre 1557 et 1558, accorder plus de 16 000 toneladas à 1558 et 8 000 seulement à 155782 : on aurait pu, aussi, ventilant le volume de l’ensemble sur deux ans, accorder à 1557 et à 1558, une masse d’Allers de 12 250 toneladas, respectivement égale pour 1557 et pour 1558. La reprise des hostilités en janvier 1557 aura, sans doute, contribué à prolonger l’action dépressive de la paix au cours des onze mois précédents : crainte, d’ailleurs, non justifiée, d’une aggravation de l’insécurité, nécessité renforcée d’un système de protection collective.

92La guerre aura eu, d’une manière plus indirecte encore, d’autres conséquences. L’énorme effort fourni par l’empire dont la Castille est le cœur et le cerveau, est un des éléments du complexe causal responsable de la faillite d’État de 1557. Faillite de l’État et embargo sur les arrivées d’argent — l’embargo est la conséquence de l’effondrement des finances publiques — sont, par contre, un élément explicatif déterminant. Le danger aura, sans doute, en rejetant à la charnière des années 1557-1558 le départ de la grande flotte de las Rœlas, contribué à abaisser le niveau moyen pour chacune des années de pointe à 12 250 toneladas en Allers. Son action inhibitrice sur les Retours est plus sûre encore, puisque, en Castille, l’État s’en prend aux avoirs du négoce. Donc, aucune hâte à rapatrier les capitaux engagés aux Indes. Ils y trouvent un meilleur rendement et de toute manière, ils y jouissent d’une plus grande sécurité. La grande faillite de 1557 — phénomène extérieur à la Carrera83 — aura contribué à l’effondrement du mouvement Allers en 1558 et 1559 et plus encore, à l’aplatissement des Retours84 Chute des Retours qui, de son côté, se répercutera en Allers ultérieurement. La faillite de Lizarraga, réactif des difficultés de ces années sinistres, aura prouvé que les difficultés du Trésor public ont des répercussions sur un négoce sévillan85 dont les liens à l’égard de l’État sont innombrables et tenaces. Mais les effets d’un événement de cette importance sont des effets à long et moyen terme. 1558 et, peut-être plus encore, le creux de 1559 en portent la marque.

93Le creux de 1559, lui-même86 — pour en finir avec l’exogène — est vraisemblablement, en partie, causé par deux phénomènes du même ordre: une dernière répercussion de l’onde de choc atténué de 1555 et 155787 (d’autant plus que la dernière crête de la vague passait, on l’a vu, en janvier-février 1558) et l’incidence possible du Cateau-Cambrésis. Le Cateau-Cambrésis n’est pas une fausse grande date, il marque bien le terme d’une époque : celle, pour notre propos, où la rivalité hispano-française est au cœur politique de l’Atlantique espagnol. On peut légitimement penser que l’annonce de la conclusion de la paix, les 2-3 avril 1559, ait eu pour effet de retarder les départs prévisibles, comme l’avait fait la conclusion de Vaucelles...

94Entre le 1^er avril 1559 et le départ, le 29 janvier 1560, du puissant convoi commandé88 par Pedro Sanchez de Beneza, il ne sort, pratiquement, rien du Guadalquivir. Ce grand silence correspond étrangement aux dix mois qui suivent la conclusion de la paix. Moins qu’un allégement des pertes difficilement concevable, étant donné le caractère infime de celles-ci en cette fin de décade et la prodigieuse efficacité des convois, c’est l’abolition ou un relâchement, sans doute, des convois que l’on aura attendu — et en vain.

LES PRIX

95Ce faisceau de présomptions et de concordances dégagé, on se tournera vers les prix espagnols89 et l’on sera presque étonné des concordances. Une fois de plus, on se trouvera en présence, en conjoncture courte, d’une co-variation positive simple, aussi rigoureuse que celles observées sur une plus longue période. Co-variation étroite, tout d’abord, entre l’expression la plus générale des prix (les indices composés) et les mouvements, Allers, voire même Retours et Allers et retours.

1. Prix composés

96La co-variation est évidente, par la comparaison des courbes brutes entre elles, à plus forte raison, sur les écarts à la moyenne. Un seul fait troublant : le mouvement Allers cède, en 1558, un an plus tôt que les prix90 Cette anomalie pourrait condamner la relation, si on omettait le caractère artificiel signalé à son heure — du découpage annuel du mouvement — 16 000 toneladas d’un côté, 8 000 de l’autre, alors que l’on pourrait tout aussi bien écrire 8 000 d’un côté et 16 000 de l’autre, ou mieux, — égale médiocrité — 12 000 toneladas de part et d’autre. La moitié presque du mouvement de ces deux années, après raille avatars, sort du Guadalquivir, début février. Le mouvement Allers observé de plus près, se présente sous forme d’un plateau : 12 250, 12 250, 7 900 toneladas absolument synchrone du mouvement des prix. Le parallélisme est parfait, le creux des prix, bien marqué sur deux ans (1559-1560), correspond bien au creux du mouvement Allers.

2. Prix andalous

97Or, l’enchaînement est, peut-être, plus clair encore, quand on le suit sur les seuls prix andalous91: plateau descendant entre 1557 et 1558 (76,10 et 75,50), creux bien marqué, centré sur le creux du trafic entre 1559 et 1560 (71,65 et 72,79). Belle remontée commune, mais plus tard, entre 1560 et 1562 (1561 : 85,86, 1562 : 104,42). Et puisque la réalité du trafic suit ce que l’on peut connaître des prix dans la péninsule ibérique, les mouvements dans l’océan Atlantique espagnol et hispano-américain, au cours des dernières années de la fluctuation de la grande récession du demi-siècle, sont parfaitement éclairés dans toutes leurs particularités.

MANIFESTATIONS DE LA DÉPRESSION DANS LA CARRERA

98La poussée du trafic d’Allers, à la charnière des années 1557 et 1558, n’a été qu’une flambée, elle commande les Retours relativement importants qui s’échelonnent au cours du second semestre de 1558, puis c’est le trou, tant relatif qu’absolu, jusqu’à la double reprise cyclique et à long terme de 1560. On décéléra quelques signes révélateurs et nouveaux de l’importance du malaise dans la correspondance de la Casa de la Contratación.

1. Importance de la fraude

99La dérobade devant l’impôt semble avoir prix, entre 1558 et 1559, des proportions telles que le Consejo s’en est ému et que la Casa92, elle-même, s’en émeut ou affecte de s’en émouvoir. L’État paye, la chose va sans dire, les conséquences de l’embargo et de la faillite. Beaucoup plus encore que l’importance des sommes versées et le taux de l’ad valorem, c’est la crainte de la confiscation et le troc autoritaire du bel argent contre du papier, les juros dévalués, qui incitera les marchands à soustraire leurs biens aux contrôles de. l’État, de l’avería et des almojarifazgos.

100La fraude atteint, d’abord, au premier chef, les rentrées de numéraire et de métaux précieux dans le Guadalquivir, dans la mesure où elles constituent l’élément le plus tentant pour un État toujours aux abois, l’élément le plus facilement dérobable aux contrôles, le plus rentable pour la fraude. Mais de même que les contrôles sont uns, on l’a vu93, la fraude, elle aussi, est une. Il est tentant, certes, de frauder au Retour quand on a dissimulé à l’Aller. Il est presque nécessaire de le faire, à l’Aller, quand il est presque nécessaire de le faire au Retour, sous peine de rendre suspectes les déclarations au Retour. Quelle est l’ampleur des fuites ? Ces fuites, de toute manière, n’affectent pas des mesures volumétriques, dont on a dit, ailleurs94 la supériorité sur toute autre approche du mouvement. La fraude sur une grande échelle est un phénomène de la contraction, mais dont les mécanismes, une fois mis en place, se font sentir bien au-delà de la contraction. On ne pourra plus désormais l’oublier.

2. Poussée de xénophobie

101C’est en contraction, on le sait, que se placent, toujours, les grandes poussées de xénophobie.

102Quand un groupe social quelconque dispose d’un volume de biens et d’activités économiques rentables qui vont décroissant ou dont le rythme de croissance, tend à diminuer les tensions qui y règnent, normalement, en sont accrues, d’autant, par la nécessité d’un choix plus sévère, parce que les sacrifices ne peuvent être répartis uniformément sur tous les participants. Au sein du groupe, la contraction est sélective. D’où une plus grande rigueur dans l’acceptation ou le rejet.

103C’est alors, notamment, qu’on découvre l’étranger, ou, du moins, que l’on révise les normes qui font l’étranger... Naissance, nationalité, religion, appartenance philosophique, en d’autres temps, mœurs..., tout peut être ligne de partage, suivant les idées reçues et les modes du groupe et du moment. Dans le monde de la Carrera, le critère le plus souvent admis est celui de naturalité. Et. puisqu’on est dans l’Espagne de la « pureza de sangre », la naturalité se confond, le plus souvent, avec la notion très proche, ici, d’orthodoxie. Tout étranger est un hérétique potentiel. Tout suspect d’hérésie, ipso facto, retranché de la communauté nationale.

104C’est à ce titre que dans les limites de notre histoire, comme dans celles de toute histoire un peu large, les tensions au sein du groupe, ou si l’on veut, mais en prenant le mot dans son acception la plus large, les poussées de xénophobie, peuvent être considérées comme un signe clinique de la contraction. Au sein d’une conjoncture un peu longue, la liaison est évidente et les exemples, abondants95, mais il n’était pas sans intérêt qu’une liaison analogue existât dans la contraction, au niveau même d’une conjoncture plus courte. Une fois établi, le critère de xénophobie pourra servir de base d’exploration de la conjoncture. Il donne plus de poids, encore, au comportement des indices d’activité.

105C’est en 155896 en effet, que l’on voit apparaître, avec une insistance troublante, contre les Portugais, des accusations nouvelles. Les Portugais sont dénoncés comme les ennemis du Monopole. Des jonctions directes auraient existé, entre les îles, surtout les Antilles, abandonnées de plus en plus97 au profit des terres neuves du continent. Le rôle des Portugais dans la Carrera a fait l’objet, ailleurs, d’une étude plus poussée98.

106La pénétration portugaise dans l’espace de l’Atlantique et des Indes de Castille est antérieure. La collaboration militaire contre l’ennemi commun, le Français, l’aura facilitée. Elle est concrétisée, entre autres, par des échanges de services entre les bases des Açores et des Canaries, particulièrement effective et efficace au cours de la décade des années 50. Le thème antiportugais sera repris, ultérieurement, au cours, notamment, de la décade des années 60, puis, avec une insistance exceptionnelle, entre 1620 et 1640, depuis la grande contraction jusqu’aux violences antiportugaises de 1641-1642.

107L’apparition dans nos sources, des signes de cette tension, en 1558, n’en est pas moins conjoncturellement significative. Au dire même de ceux qui le dénoncent — les officiers de la Casa de la Contratación — le mal est ancien. Mal ancien, certes, d’autant plus supportable que cet « au bout de la pique » portugais affectait, de préférence, les îles virtuellement abandonnées par le commerce officiel99 On a pu supporter quelques jonctions directes entre les îles surtout et la côte portugaise, qui déchargeaient Séville de l’obligation de joindre un monde usé, et lui permettaient de se consacrer, tout entière, à l’exploitation des terres neuves plus riches, cela n’est pas douteux... Mais que vienne, puis dure la contraction, en 1558, par exemple, les îles, jadis négligées, apparaissent moins négligeables. D’où un procès dont on a lu, ailleurs100 l’argument. Plaintes antiportugaises, prise de conscience aiguë de la concurrence portugaise sur les terres marginales de l’empire de Séville, — signe de conjoncture.

108En 1559, même situation, encore. On se plaint, à nouveau, de l’étranger, nommé sans plus de précision et « ... cause de nos malheurs... »101

3. Défaillance de l’armement

109En 1559, il semble qu’une défaillance de l’armement ajoute ses effets à la défaillance du négoce. C’est un signe qui exprime l’ampleur de l’accident, en cette fin de dépression, comme dans toutes les crises qui ne sont pas seulement des crises de conjoncture courte, mais qui viennent au terme de périodes plus longues. On dénonce, en 1559, et on prend des mesures contre l’usage — mal récent — des navires étrangers102. Or, cette incursion montre qu’après dix ans de dépression continue, compte tenu de la seule tendance, le stock des navires non renouvelé est profondément affecté, d’autant plus que les pertes du fait de la guerre et l’effort supplémentaire imposé au matériel par la navigation en convois ont été plus lourds.

110Mais il n’est pas sûr, pourtant, que ce signe puisse être considéré comme purement négatif. Il traduit une certaine insuffisance, un certain essoufflement provisoire de l’armement derrière le négoce. Cela peut être un signe avant-coureur de la reprise. Il a fallu, sans doute, recourir à un nombre de navires étrangers assez important, pour susciter une inquiétude dont les organes officiels de la Carrera se font l’écho. Cette inquiétude ne signifie-t-elle pas que les constructions navales indigènes et notamment, biscayennes ont déjà tenté un effort de reprise ? Elles craignent, peut-être, que la concurrence étrangère ne compromette les fruits qu’elles en attendent.

4. Mouvements valeurs et mouvements volumes. Vers la reprise

111La mise en parallèle des mouvements valeurs et des mouvements volumes, au cours de ces années, fournit, beaucoup plus sûrement encore, des éléments d’interprétation. Elle éclaire d’un jour étrange certains aspects inattendus de cette fin de la dépression.

112Malheureusement, le mouvement en valeur fait en partie défaut. On doit, pour l’apprécier — et de loin — se borner aux évaluations tirées d’un seul trafic, les exportations de l’Espagne en direction de l’isthme103. II est vrai qu’il représente, à lui seul, les deux tiers de l’ensemble du mouvement volumétrique dans la première partie du cycle, de 1554 à 1556 et la moitié encore, de 1557 à 1559 — 13 700 toneladas de 1554 à 1556, 17 520, de 1557 à 1559, soit, assez fictivement, une valeur de 1251 millions et de 1263 millions de maravedis. Ces quatre chiffres permettraient d’inférer une augmentation du global des exportations d’Espagne en direction de l’Amérique, entre 1554-1556 et 1557-1559, et une légère baisse de la valeur unitaire fiscale des marchandises transportées : de 90 000 maravedis par tonelada, dans la première moitié du cycle, à 72 500 maravedis seulement par tonelada, de 1557 à 1559.

113Plus qu’un affaissement de la valeur unitaire des exportations, le passage de 90 000 à 72 500 maravedis mesurerait une marge d’accroissement de la fraude, — conséquence, on l’a vu, de la faillite et de l’embargo — de l’ordre de 20 %. Ainsi, par ce biais, on peut sortir, sur ce point du moins, de la simple appréciation qualitative.

114Mais, par rapport au mouvement vrai, que signifient ces 20 % ? Ils pourront sembler assez faibles — eu égard à la brutale poussée de fraude certaine, conséquence de la ruine des finances publiques. Elle est dénoncée, on l’a vu, par la Casa de la Contratación. La croissance de la valeur unitaire du trafic s’est, peut-être, poursuivie, au fond même du creux de 1558-1559. Et ce facteur104 tendrait, lui aussi, à impliquer que, dès la fin de la décade des années 50, au fond même du creux conjoncturel de 1558 et 1559, les mécanismes de la reprise du mouvement ascensionnel ne sont pas loin, déjà, de jouer.