LA NAISSANCE. (EDITH, 1955 ; HANNAH, 1959 ; ANNA, 1961 ; JUDITH, 1959)

1Le 24 août 1955 se forme sur 21° N.-55° W. le cyclone Edith (figure 292). Les conditions du niveau de la mer, les seules que nous puissions utiliser ici, sont alors les suivantes : anticyclone unique du large des U. S. A. aux Açores, nombreuses ondulations du flux alizéen, Z. I. C. maintenue entre les 5^e et 10^e parallèles Nord. L’intervention froide, telle qu’elle est postulée par H. Riehl ou A. Dumont au moment de la formation cyclonique, ne peut pas être pressentie ici. Du moins reconnaissons-nous le « starting mechanism » constitué par une onde de l’Est passant sur les îles. Cette perturbation est bien caractérisée, avec vents de S.-E. sur les Petites Antilles, à l’arrière du talweg et de N.-E. à l’avant. Or, le sommet de l’onde atteint le 20° Nord, et c’est à son extrémité que naît justement Edith. Ce cyclone se présente donc bien, à l’origine, comme l’admet A. Théveneau dans le cas le plus courant. Remarquons que cette naissance est plus septentrionale que celle des grands hurricanes qui apparaissent généralement entre 10 et 15° de latitude Nord. La trajectoire d’Edith restera entièrement maritime.

2C’est dans les mêmes conditions que naît Hannah, à la fin de septembre 1959. Sa formation, à partir du sommet d’une onde de l’Est, apparaît nettement à 700 mb (figure 293, documents des 27, 28 et 30 à 0000 TU). L’onde est, le 27 à 0000 TU, au S.-W. d’un fort noyau anticyclonique dont le point haut est sur le centre-Est de l’Atlantique. Or il est possible de relever l’interférence du talweg tropical avec un talweg du courant d’Ouest apportant de l’air frais. Ces dispositions sont visibles à 700 mb le 28, alors que l’onde de l’Est se confond avec la partie tropicale d’un grand talweg séparant notre noyau anticyclonique oriental, de hautes pressions situées sur les Bermudes. Les conditions du niveau de la mer montrent effectivement le contact par le sommet, de l’onde de l’Est et d’un front froid en voie de dégénérescence et en pleine progression vers l’E.-S.E. Il en résulte un creusement cyclonique, visible le 30 à 0000 TU et à 700 mb, sur le 60° méridien. Bien que nous nous trouvions en septembre, c’est-à-dire à une période de l’année où la naissance des cyclones est en général méridionale, (sous le 15^e), Hannah se forme haut en latitude. C’est de toute évidence un caractère spécifique des cyclones naissant à la pointe des ondes de l’Est.

3Le cyclone Anna se creuse le 20 juillet 1961 au point triple onde de l’Est-Z. I. C. Nous savons que pour qu’il y ait transformation du point triple en cyclone, il faut qu’il y ait enroulement des flux de chaque hémisphère autour de lui. Ce qui implique une remontée australe et de ce fait une poussée de Z. I. C. à l’endroit où s’y greffe l’onde, et aussi une force accrue de l’alizé boréal. Les documents qui précèdent le 20 font effectivement état de conditions anticycloniques puissantes. Le 18, à 700 mb en particulier, l’anticyclone ceinturé par l’isohypse 104 est très développé de la Caraïbe à l’Eurafrique. En outre, le R. M. T. fait état de « faibles remontées australes » qui intéressent le Sud des Petites Antilles. La situation est donc propice, au passage d’une onde de l’Est, à l’enroulement des deux flux antagonistes autour du point triple. C’est ce qui se produit au moment où un talweg du courant alizéen passe en Caraïbe le 20 juillet 1961. C’est en tout cas là l’explication de la naissance d’Anna d’après G. Sinthe et R. Martin91.

4Présence de l’onde de l’Est, puissance accrue de la convergence des flux austraux et boréaux, sont de toute façon des conditions primordiales pour la genèse cyclonique. Un exemple décisif nous en est fourni avec la naissance de Judith dans la Méditerranée américaine, le 17 octobre 1959. Dans la nuit du 11 au 12, une onde de l’Est passe sur les Petites Antilles, et donne un « coup de vent » au Sud de la Martinique (R. M. T.). Au moment où cette onde passe en Caraïbe, il y a, surtout à partir du 15, un brusque gonflement de l’anticyclone atlantique directeur. Il en découle une augmentation de la force des alizés et un report de la Z. I. C. vers le Sud. C’est ainsi que l’onde de l’Est arrive le 17 à l’entrée du Golfe du Mexique. Or, dans le même temps s’opère un apport équatorial massif, d’origine pacifique. L’effet de convergence est considérable et le talweg du courant d’Est se creuse. C’est la naissance de Judith. Presque aussitôt d’ailleurs, la dépression se trouve au contact d’un front polaire. Celui-ci contribue certainement, par insufflation d’air frais selon les modalités admises par A. Dumont, à l’approfondissement du météore. Mais le front polaire, solide sur l’Ouest des Grandes Antilles, contribue aussi à faire glisser très vite Judith vers le N.-N.E. Si le cyclone était le 17 à l’W. de Cuba, il est le 20 au large oriental des Bermudes. Sa trajectoire a emprunté très exactement le dessin du talweg polaire.

LA TRAJECTOIRE (HAZEL, 1954 — JANET, 1955)

I. — HAZEL (fig. 286)

5Le 5 octobre 1954, « un petit minimum orageux lié à une onde de l’Est active entre en Caraïbe à la latitude de Grenade et évolue rapidement en cyclone tropical violent » (R. M. T.). Après un parcours E.-S.E., W.-N.W. en Caraïbe jusqu’au 75^e W, Hazel remonte vers le Nord, passe sur l’Est de la Jamaïque, s’insinue entre Cuba et Haïti (fig. 294 : 12 octobre 06 00 TU), puis traverse les Bahama. Après une trajectoire méridienne sur l’Océan, le météore passe ensuite sur terre au Sud de Washington. La ville fédérale connaît bientôt l’une des peurs les plus totales qu’elle ait jamais éprouvée. Après quoi Hazel atteint le lac Ontario. Le cyclone trouve dans ces conditions une nouvelle énergie par l’humidité fournie à la base. Puis commence une carrière canadienne dont il ne sera pas fait état ici.

6Deux faits dominent la vie d’Hazel entre les Antilles et les Grands Lacs : une trajectoire essentiellement méridienne et le maintien d’une virulence exceptionnelle très haut en latitude.

7C’est à partir du 10 octobre que le cyclone progresse, en Caraïbe, de façon décisive vers le Nord. C’est alors en effet que se déplace vers l’Est, en liaison avec un anticyclone américain mobile, un front froid dont l’extrémité est sur le point d’atteindre la pointe orientale de Cuba (fig. 295). Hazel ne profitera pas longtemps de ce talweg dans sa marche vers le Nord. L’anticyclone mobile passera en effet progressivement au Nord puis à l’Est du météore (14 et surtout 15 à 1 800 TU : fig. 296). Le 15, les dispositions d’altitude (700-500 mb) du centre directeur, sur le bord occidental duquel glisse désormais Hazel en direction du pôle, sont en étroite concordance avec les conditions du niveau de la mer. C’est dire qu’une véritable « couche directrice » intervient, avec une épaisseur minimale de 6 000 m, pour diriger la perturbation. Des documents plus fragmentaires font d’ailleurs pressentir un courant directeur beaucoup plus épais encore car, pendant la journée précédant le passage de Hazel, les radio-sondages donnaient à 10 000 m, des vents de Sud de 80 noeuds au-dessus de Washington92.

8Avant la recharge opérée sur le lac Ontario, intervient un fait qui maintient la vigueur d’Hazel malgré sa pénétration aux latitudes tempérées, en même temps qu’il participe à la poursuite de son mouvement vers le Nord. La carte synoptique du 15 à 1 200 TU empruntée au « Bulletin trimestriel de liaison des navires sélectionnés » (fig. 297) montre en effet l’arrivée, à l’Ouest du météore, d’un front froid méridien. Ce dernier précède un anticyclone continental américain glissant rapidement vers l’Est. Outre la confirmation de la composante Nord du déplacement d’Hazel, l’injection froide apporte une recrudescence de son énergie. Le « Bulletin… » indique qu’une quantité considérable d’énergie potentielle est infusée dans le cyclone dès que le front froid l’atteint, et que cette situation météorologique très particulière permet à Hazel de conserver toute sa puissance en passant sur le continent.

9La situation d’altitude confirme l’importance de l’advection froide d’Ouest. C’est ainsi qu’une coulée polaire, visible à 700 mb se maintient à 500 (fig. 298), à la faveur d’une puissante vallée du flux d’Ouest.

10Comment faire concorder ce fait, la recharge d’Hazel par de l’air froid, avec les idées débattues précédemment ? Nous pensons en particulier à la remarque de Riehl pour qui une advection froide arrivant directement dans le météore en provoque le comblement, et à celle de P. Pédelaborde qui pense que des coulées froides épaisses et généralisées affaiblissent l’ascendance. On peut suggérer que l’insufflation se fait ici à une latitude suffisamment septentrionale pour qu’Hazel se transforme en perturbation tempérée, liée à des conditions thermodynamiques différentes de celles qu’implique la dépression tropicale. Mais l’argument ne nous satisfait guère ; une attaque froide continentale, jouant par exemple surtout aux bas niveaux, ne nous paraît pas susceptible de laisser vie au météore et encore moins de le renforcer. Pour nous, l’attaque se manifeste dans le cas d’Hazel d’abord en altitude. Il s’agit, certes, d’une affirmation gratuite en l’absence de R. S. nombreux au-dessus de Washington les 15 et 16 octobre 1954. C’est pourtant de cette seule façon que nous concevons la relance du tourbillon. Il y a, en tout cas, là, une vue qui s’accorde avec à peu près tout ce que nous avons constaté et affirmé jusqu’ici.

11Notre position, qui rejoint celle de Riehl, soulève un problème ; elle implique la question suivante, à laquelle nous avouons ne pas pouvoir répondre : pourquoi l’air froid atteignant une perturbation tropicale à la base l’étouffe-t-il, alors qu’il suscite l’accroissement d’une dépression tempérée par « soulèvement » de l’air chaud au-dessus des surfaces frontales ? Nous ne voyons pas en effet en quoi l’air froid arrivant aux latitudes tropicales dans les bas niveaux (fait qui se produit au moins en hiver sous le 20° parallèle) n’accélèrerait pas systématiquement le soulèvement latent de l’air chaud ? ou alors il faut penser que l’idée de « soulèvement » de l’air chaud par l’air froid est une conception à revoir ; ce qui rejoint la remarque que nous fît P. Queney au moment où, il y a plus de 8 ans nous abordions cette étude.

II. — JANET (fig. 286)

12Ce cyclone qui passe le 22 septembre 1955 sur le Sud des Petites Antilles, traverse toute la Méditerranée américaine entre les 13 et 23^e parallèles, ce qui représente une faible variation en latitude. La chose s’explique simplement. Le météore s’est formé bas en latitude, en accord avec une position déjà méridionale de la Z. I. C. Les anticyclones mobiles d’origine américaine qui passent au Nord de la Caraïbe, ont une trajectoire suffisamment élevée pour que les talwegs du courant d’Ouest n’interfèrent pas avec le cyclone. De ce fait celui-ci n’est pas sollicité vers le Nord au passage des fronts sur sa longitude. De plus, ces dispositions permettent aux hautes pressions mobiles de le prendre successivement en charge par le flux directeur de leur, face équatoriale.

LA STRUCTURE (DAISY, 1958 — EDITH, 1963)

13Les renseignements généraux donnés plus haut reflètent les situations cycloniques les plus courantes de la Caraïbe. Aussi n’insisterons-nous ici que sur deux cas plus particuliers.

I. — DAISY93

14La trajectoire de Daisy a pu être facilement étudiée par les reconnaissances aériennes faites depuis la Floride entre le 24 et le 28 août 1958. Ces dispositions ont permis de bien saisir la structure d’un cyclone jeune. Les vents forts sont restés limités à une très petite aire autour du centre de la tempête. Le 27 le tourbillon, intense, se présentait de façon inhabituellement restreinte. C’est ainsi que la forte circulation et le mauvais temps se trouvaient confinés à une aire de 40 à 50 miles de diamètre. Quoi qu’il en soit, l’œil était bien défini, ce qui prouve que le météore avait atteint le stade du hurricane. Les dimensions modestes qui suggèrent la phase de précocité se trouvent confirmées par la disposition symétrique des éléments : distribution symétrique des anomalies positives de température associées au cœur de la tempête, symétrie du champ de vent, etc.

15Avec Daisy, qu’on ne peut comparer aux puissants cyclones qui naissent en général plus tard dans l’année et sous le 15^e parallèle, apparaît bien la structure de début. Simplicité des éléments constitutifs, c’est-à-dire symétrie des vents, des pressions, des températures et sans doute des pluies, dimensions restreintes, voilà bien les traits que laissait pressentir l’analyse générale.

II. — EDITH

16Du cyclone Edith, dont nous avons vu qu’il a dévasté la Martinique et Sainte-Lucie le 25 septembre 1963, nous retiendrons l’allure hypothétique de l’œil (fig. 299)94. Les 25, 26 et 27, les reconnaissances aériennes ont abouti à des résultats divers en ce qui le concerne. Le 25 à 0 720 TU il ne pouvait être localisé avec précision. Le 26 à 18 46 TU il était vu « de très grand diamètre » et quelques heures après, « bien délimité ». A cela deux causes possibles qui ne s’excluent d’ailleurs nullement. On a pu se trouver en présence d’un œil complexe d’une part, en période de transformations successives d’autre part. Les auteurs américains ont bien insisté sur le fait que le calme central d’un cyclone varie continuellement. Aux Antilles, ces variations ont toutes chances d’être favorisées par la présence des reliefs insulaires et par les étroitures que constituent les canaux. L’œil de Janet semble s’être déformé à son passage sur Grenade. La figure 294 suggère qu’Hazel a subi une importante déformation qui a pu affecter jusqu’à l’œil, lors de son passage entre Cuba et Haïti. En ce qui concerne Edith les faits relatés par M. Perrusset sont les suivants. Vers 4 h du matin le 25 (heure locale) « l’arrivée d’un mur de nuages accompagné d’orages et de pluies torrentielles, indique que l’œil est passé à proximité de Fort-de-France, dans le Sud de l’île. Mais comme la période de calme constatée dans le Nord de Sainte-Lucie pendant plus d’une heure à partir de 3 heures légales ne laisse aucun doute sur la présence de l’œil dans cette région, on peut admettre un dédoublement temporaire de l’œil ou la formation d’une petite perturbation secondaire ». Mais il n’y a là, ajoute l’auteur, qu’hypothèse, d’autant plus qu’Edith était un cyclone mûr lorsqu’il aborda les îles alors que le dédoublement de l’œil s’opère en général au moment de la formation.

FAMILLES DE CYCLONES. CONNIE, DIANE, 1955 — fig. 300

17C’est au moment où, le 11 août 1955 à 0 000 TU, le cyclone Connîe est centré sur 31 N.-77 W. (Est de la Floride), que s’intensifie sur le 21 N.-61 W. (Nord des îles Vierges), une dépression d’où sortira Diane. A s’en tenir au niveau de la mer, l’impression est que Diane résulte de l’interférence du flux chaud postcyclonique lié à Connie et d’une discontinuité froide aboutissant tout près du 20^e parallèle. La poussée froide est en liaison avec l’anticyclone directeur de Connie et de Diane naissante. Cet anticyclone alors centré par 37 N.-52 W. est relativement proche des deux perturbations. En tout cas, Diane est bien formée le 12 et suit de près Connie. En l’absence de documents d’altitude, il n’est pas possible d’en dire davantage. La carte du 12 est cependant suffisamment éloquente pour que soit posé le problème des familles de cyclones tropicaux. Il ne fait aucun doute pour nous que cette notion doit prendre place à côté de celle, admise, des familles de dépressions de fronts polaires.

CONCLUSION SUR LES CYCLONES TROPICAUX

18Les cyclones antillais sont étudiés maintenant d’une façon systématique comme le sont ceux des autres régions cycloniques du Globe. Mais les moyens mis en œuvre semblent jusqu’ici disproportionnés avec la connaissance qu’on retire, sinon de la structure, du moins de la naissance et de la vie des météores. De ces deux points de vue, les cyclones tropicaux restent partiellement des mystères. Mais il faut dire aussi qu’ils le restent par leur puissance même. La nature a, par eux, un moyen de libérer une quantité d’énergie que l’homme est infiniment loin de mobiliser dans une expérience nucléaire.