Préface
p. 15-31
Texte intégral
Le génie consiste à faire beaucoup avec peu.
Galsworthy
1Bolivar est né en cette année 1783 qui vit la conclusion du premier Traité de Versailles et la reconnaissance de l’indépendance des États-Unis d’Amérique. L’Empire anglais, que l’on aurait pu croire disloqué par la perte des treize colonies, entrait au contraire, quoique humilié, dans une période de développement insoupçonné. Des pays vainqueurs, la France, qui avait restauré sa marine et redonné de l’éclat à sa politique extérieure, couvait la Révolution ; tandis que l’Espagne venait de prêter son concours à une entreprise grosse de conséquences pour sa destinée de puissance coloniale américaine. Quelque temps auparavant, Miranda avait quitté l’armée royale : s’inspirant de l’exemple des États-Unis il n’allait pas tarder à devenir, auprès de l’Europe et de ses propres compatriotes, l’apôtre de la liberté des provinces espagnoles d’outre-mer. C’est donc à un moment particulièrement critique de l’époque moderne que vint au monde l’homme appelé à jouer un rôle si décisif dans les événements d’Amérique et à inscrire son nom parmi ceux, très peu nombreux, qui ont effectivement marqué de leur griffe l’histoire universelle.
2Des causes d’ordre psychologique, politique et social, fortement mêlées à des éléments de nature économique et qui tenaient à la mentalité même des habitants et à la structure de l’Empire espagnol, provoquaient déjà d’inquiétantes et périodiques secousses dans quelques-unes des colonies, lorsque les révolutions nord-américaine et française, jointes aux manœuvres de l’Angleterre, vinrent mettre le comble à la désaffection des classes dirigeantes des provinces d’Amérique Latine envers la mère-patrie. Il faudra encore, certes, plusieurs années de déceptions pour amener les colons à concevoir et à vouloir la séparation. Il faudra l’invasion napoléonienne en Espagne et l’acéphalie de la Couronne pour déterminer en Amérique le mouvement si espagnol et pourtant si subversif que fut la formation des « juntas » autonomes. Il faudra, surtout, les graves erreurs de la Régence et des Cortès, de 1810 à 1812, pour lancer définitivement nos peuples dans une lutte à outrance contre l’Espagne en vue de l’indépendance absolue. Mais déjà l’atmosphère politique au milieu de laquelle allaient s’écouler l’enfance et l’adolescence de Bolivar était propice aux rêves et aux ambitions de son âme ardente et indomptable. Une grande partie de la Vice-Royauté de la Nouvelle-Grenade et de la Capitainerie générale du Venezuela avait été secouée par la révolte des communes qui, née dans la ville de Socorro, s’était étendue rapidement jusqu’aux portes de la lointaine Santa Fé. Les autorités s’étaient à grand’peine rendues maîtresses de ce mouvement, d’origine purement économique, mais qui avait montré aux colons la faiblesse militaire du régime et laissé derrière lui des haines et des rancunes. A Caracas, quelques-uns des notables écrivaient à leur compatriote Miranda, en service à Cuba, pour l’engager à se mettre à la tête d’un mouvement contre la Métropole. Tout rentra dans le calme, cependant, et la vie reprit dans la Capitainerie, où l’administration, appliquant les sages ordonnances de Charles III, acheminait le pays vers la prospérité matérielle au milieu de laquelle, malgré les difficultés créées par l’ennemi étranger, devait le trouver la Révolution.
3L’essentiel a été dit sur les premières années du futur Libertador. Rejeton d’une famille appartenant à cette noblesse qui, en accaparant les principaux emplois ou, comme l’on disait à l’époque, les « métiers de république », exerçait dans la colonie une influence décisive sur les affaires publiques, Simon Bolivar reçut l’éducation et l’instruction fort appréciables que les enfants des familles riches pouvaient acquérir alors, à Caracas comme ailleurs. « J’ai été très bien élevé », dira-t-il longtemps après, répondant à un interlocuteur qui semblait le présenter comme une victime de la prétendue ignorance espagnole. Et d’énumérer toutes les choses que, dès sa plus tendre enfance, on s’était efforcé de lui apprendre. Son professeur de grammaire fut D. Simon Rodriguez, précepteur habile quoique affligé d’idées et manies bizarres, qu’on n’a pas hésité à affubler du titre pompeux de maître du Libertador. D. Miguel José de Sanz, admirable type représentatif de l’humaniste de la fin du XVIIIe siècle, enseigna certainement au jeune homme bien plus de notions que le grammairien et ne lui économisa point les leçons tirées de sa vaste culture classique. Puis, ce fut le voyage en Espagne, presque de rigueur pour les aristocrates des colonies, la présentation à la cour et, un peu plus tard, le mariage avec la charmante Mlle Toro dont la vie sera prématurément fauchée dès le retour dans sa patrie.
4Pour oublier son malheur, Bolivar part à nouveau, parcourt plusieurs pays d’Europe et, jetant l’argent à pleines mains, dissipe une crise de neurasthénie aiguë au milieu des femmes et des cartes, ces plaisirs de gentilhomme. Affichant des idées avancées, il refuse à sa curiosité le spectacle du sacre à Notre-Dame, mais se trouvant par hasard à Milan, peu après, il y voit Bonaparte placer sur sa tête la couronne de fer des rois lombards. L’apothéose du Corse et les ruines d’un passé auguste, qu’il visite en compagnie de Rodriguez, éveillent chez le petit créole le désir ardent d’imiter les grands hommes de Rome, que la littérature révolutionnaire a remis à la mode et dont les actes et les prouesses sont familiers à son esprit classique de Latin. Tout en l’admirant, Bolivar tient alors Napoléon pour un tyran liberticide, et le fameux serment qu’il fait alors de lutter pour l’indépendance des colonies espagnoles a tout l’air d’une prise de position républicaine et libérale faite par le présomptueux jeune homme face à l’usurpation césarienne. Car Bolivar est monté un jour au sommet d’une des collines célèbres — sur l’Aventin vraisemblablement — et, prenant à témoins Rome et ses annales, ainsi que le pédagogue fol qui se tient à ses côtés, il jure de consacrer sa vie à la libération de l’Amérique. A partir de ce moment, un idéal nouveau et sacré possède son esprit, le démon de la politique entre en lui, l’ambition gonfle les voiles de la barque où il jette son destin ; et le tendre souvenir de Maria Teresa s’estompe dans un horizon chargé de tempête. En 1807, Bolivar quitte l’Europe et revient au Venezuela, attentif aux conséquences que, d’après lui, ne manquera pas d’y produire l’intervention de Napoléon dans les affaires d’Espagne. Il a le sentiment net que l’initiative de l’Empereur sera le point de départ de la véritable révolution d’Amérique et que l’entrée de ses troupes dans la Péninsule, en réduisant le gouvernement métropolitain à l’impuissance, donnera aux colons une occasion unique de réussir un soulèvement.
5Les Vénézuéliens n’avaient pas cessé de s’agiter, et cette agitation redoubla quand, à la suite de la Révolution française, la Mer des Caraïbes devint l’un des théâtres de la lutte entre la France et l’Angleterre, et quand l’Espagne, tiraillée entre ces puissances, adopta une politique de bascule qui, pour le plus grand préjudice de ses véritables intérêts nationaux, devait la ranger alternativement aux côtés des deux adversaires. L’échec, en 1797, de la tentative révolutionnaire de Gual et d’España donna aux autorités publiques l’occasion d’appliquer à Caracas une série de mesures répressives, dont quelques-unes, méconnaissant les ordres formels de Charles IV, furent d’une rigueur excessive. Ces mesures furent pourtant efficaces puisque les colons s’empressèrent de manifester un loyalisme dont la sincérité apparut lorsqu’en 1806 Miranda surgit sur nos côtes à la tête d’une expédition, préparée aux États-Unis et poursuivie avec l’aide des forces britanniques des Antilles. Miranda regagna Londres, d’où il recommença à tendre sur le Continent son vaste filet d’intrigues anti-espagnoles. Au même moment, à l’extrême sud, à Buenos Aires, Liniers, officier d’origine française au service de Sa Majesté Catholique, repoussait avec gloire et succès les troupes envoyées par l’Angleterre à la conquête des Provinces du Rio de la Plata. Le patriotisme hispanique, encore intact, décidé à défendre la Monarchie contre les assauts de l’étranger, se manifestait un peu partout à travers l’Amérique.
6Arrivé au Venezuela, Bolivar entre dans tous les complots que les jeunes créoles essayent de fomenter pour amener le Capitaine général à instituer une a junta » qui prendrait en mains l’administration publique. Ce que les Espagnols d’Europe ont fait pour combattre l’invasion française, les créoles veulent le tenter à Caracas, en faisant appel, comme dans la mère patrie, à la vieille tradition des libertés castillanes. Les juristes américains ne tarderont pas à formuler la doctrine : nos territoires ne sont point des colonies appartenant à l’Espagne, ce sont des provinces faisant partie de la Monarchie au même titre que les provinces péninsulaires. Le Roi de Castille, souverain commun, étant prisonnier, l’autorité royale suspendue, il n’y a plus de lien fédératif : les peuples, tous les peuples espagnols ont le droit de pourvoir à leur propre salut et de se donner des gouvernements, provisoires bien entendu, mais capables de maintenir la paix intérieure et de lutter au besoin contre les ennemis extérieurs, en l’espèce contre Napoléon. Le malheur viendra de ce que les dirigeants qui, en Espagne, se diront successivement dépositaires du pouvoir royal, ne voudront jamais accepter cette thèse. Ils s’entêteront à faire rentrer les Américains dans l’obédience pure et simple de la Régence et des Cortès, et ils rendront inévitable la guerre pour l’indépendance, qui était d’ailleurs l’espoir secret d’un grand nombre de créoles.
7Ce n’est que le 19 avril 1810 que se constitua, à Caracas, la première « junta » autonome américaine viable. La seconde, celle de Buenos Aires, le sera à la fin mai. Retiré dans son domaine rural, à quelque cent kilomètres de la capitale, Bolivar n’a pas assisté aux événements qui déterminèrent avec la chute du Capitaine général Emparán, l’acte initial d’abdication du pouvoir espagnol en Amérique. Mais, bientôt il accourt à la ville et il fait valoir son influence de telle sorte qu’il est chargé de demander à Londres la bienveillance de l’Angleterre envers le Venezuela et, si possible, une aide navale contre d’éventuelles attaques de la France. Outrepassant d’ailleurs quelque peu ses instructions — tout au moins ses instructions écrites — il ira jusqu’à plaider devant Wellesley le dossier de sa province en vue de la séparation d’avec l’Espagne. Cauteleux, le secrétaire d’Etat se garda bien de le suivre sur ce terrain brûlant et « l’Ambassadeur d’Amérique », comme l’appelaient les gazettes britanniques, dut repasser l’Océan en apportant seulement — mais c’était déjà beaucoup — une promesse de médiation entre l’Espagne et la Capitainerie, qui uniraient leurs ressources dans la querelle contre l’Empereur. En même temps, Bolivar engagea Miranda à s’embarquer pour le Venezuela, où l’on procédait aux élections en vue de la réunion d’un Congrès Constituant.
8Miranda et Bolivar sont d’accord, au sein de la Société Patriotique, sorte de club révolutionnaire à la française dont la pression sur le Congrès deviendra décisive, pour forcer les députés à proclamer l’indépendance. C’est du haut de la tribune jacobine que le jeune aristocrate prononce son premier discours historique : « Qu’importe que l’Espagne vende à Bonaparte ses esclaves, si nous sommes décidés à être libres ? » Sur les bancs de la Constituante, la voix de Miranda et de quelques autres finit par emporter les hésitations de leurs collègues et, le 5 juillet 1811, l’indépendance fut proclamée.
9La première République ibéro-américaine est faite : il va falloir, maintenant, la défendre. Ce ne sera pas une entreprise facile, à en juger par les signes de réaction qui se manifestent dans le peuple, encouragé par l’attitude des autorités des provinces de Coro, Maracaïbo et Guayana demeurées fidèles à la cause royale. Dès le 11 juillet, Valencia, la deuxième ville du pays par ordre d’importance, se soulève en faveur de Ferdinand VII et le gouvernement républicain doit envoyer contre elle une armée commandée par Miranda. Dans l’assaut, l’officier Bolivar se bat courageusement et reçoit les félicitations de son chef, comme il gagne l’estime de ses compagnons d’armes. Puis, ce sont, avec les erreurs politiques des dirigeants patriotes et leur inexpérience administrative, les progrès incessants de la propagande ennemie, les désertions et, en dernier lieu, l’épouvantable tremblement de terre qui détruisit nos principales villes et qu’une partie du clergé présenta au peuple terrorisé comme un châtiment du ciel.
10Les troupes royalistes, composées dans leur grande majorité de soldats vénézuéliens, s’accroissent sans cesse, avancent sur Caracas. Miranda, tardivement nommé général en chef, essaie de sauver ce qui reste du territoire indépendant. « Je suis appelé — dit-il tristement en prenant le commandement — à présider aux funérailles de la République. » Vieilli, sans illusions, hostile de toute la force de son caractère irascible et altier, à la plupart des aristocrates qu’il croit responsables des maux du pays et qui le poursuivent de leur haine en contrecarrant ses plans, l’homme qui pendant trente ans a lutté de toute son âme pour la liberté du monde hispano-américain, va assumer la redoutable responsabilité de remettre les dernières armes de la République entre les mains des Espagnols. Mais, dans cette tragédie, Bolivar a, lui aussi, essuyé les coups d’une terrible destinée : commandant la forteresse de Puerto Cabello, arsenal de guerre des patriotes et position stratégique de premier ordre, il est victime de la trahison de quelques officiers et, au terme d’une défense certes héroïque, il doit abandonner la place aux royalistes. Après cela il ne restait à Miranda qu’à capituler ou à se faire tuer à la tête de quelques derniers fidèles. En effet, son armée se débandait déjà et ses subordonnés complotaient contre lui. Le général en chef préféra capituler car il avait horreur de la guerre civile et s’apercevait que le pays acclamait le roi. Puisque ses compatriotes ne semblaient pas désirer l’indépendance, il eût voulu au moins leur donner la Constitution que les Cortès venaient de voter à Cadix et, pour cela, il s’en remit à l’honneur et à la foi du gouvernement espagnol. Malheureusement il n’y avait plus au Venezuela de gouvernement espagnol, mais simplement un aventurier usurpateur et félon, qu’entourait une bande de pillards. Son premier soin fut de violer ses promesses et d’imposer au pays une tyrannie si absurde que la population regretta bientôt le régime déchu.
11Miranda, certes, ne trahit point, mais sa décision, prise d’ailleurs en complet accord avec les hommes du pouvoir fédéral, avait de quoi surprendre, et certains officiers ne cachèrent point leur mécontentement. A La Guaira, dans des circonstances troubles, d’anciens subalternes affolés osèrent porter la main sur la personne du vieux patriote. Bolivar parlait de le fusiller, car il croyait à sa faute et l’accusait d’avoir causé les malheurs de la patrie. D’autres — et ce sont ceux-là qui, en tout cas, aux yeux de l’histoire portent le poids d’une lourde responsabilité — par couardise ou par rancune livrèrent Miranda aux royalistes. Le sentiment de Bolivar, dans cette nuit tragique, est donc connu : il est exempt de toute intention inavouable. Le futur Libertador, qui allait reprendre contre les Espagnols une lutte terrible, estimait sincèrement qu’il fallait châtier le chef, suprême espoir de la République, qui avait jeté bas les armes devant l’ennemi.
12Miranda enchaîné à Puerto Cabello, puis envoyé en Espagne, Bolivar s’empare de la scène qu’il ne quittera plus pendant dix-huit années. Il assume son rôle au moment où, le Venezuela étant tombe sous la botte de Monteverde, il ne reste sur la côte caraïbe, pour servir de refuge aux patriotes, que la ville forte de Carthagène, en Nouvelle-Grenade, où siège un gouvernement encore indépendant. C’est là que le colonel fugitif se retrouve avec quelques-uns de ses compagnons et c’est là qu’il publie son fameux Mémoire. Ce n’est pas à nous de faire à cette place l’analyse d’un document que le lecteur trouvera plus loin et qui est à la fois un exposé des causes qui ont amené la chute du gouvernement de Caracas et un programme d’action pour l’avenir. Nous devons nous limiter, ainsi que nous le ferons d’ailleurs pour d’autres documents bolivariens, à signaler l’importance qu’offre cet exposé de principes pour l’étude de la vie du héros et de l’indépendance des pays hispano-américains.
13Bolivar se mit au service des patriotes de la Nouvelle-Grenade qui avaient réussi à créer une république fédérative, comme celle qui s’était récemment effondrée à Caracas. Ce fut donc le Congrès de Tunja qui dut l’autoriser à reprendre la guerre au Venezuela, lorsqu’a la tête d’une petite colonne et déjà nommé général de brigade, il parvint à la frontière de ce dernier pays. Quelques succès, obtenus sur le territoire même de l’ancienne Vice-Royauté, lui avaient permis d’affirmer brillamment ses qualités. Simple officier de miliciens créoles avant les événements de 1810, il avait donné des preuves de courage sous Miranda et à Puerto Cabello. Maintenant, il s’improvise chef d’armée, commençant la longue série d’étonnantes campagnes qui, tantôt couronnées de succès, tantôt malheureuses, feront de lui l’un des plus grands hommes de guerre de l’histoire.
14Des opérations menées avec une foudroyante rapidité, dignes de Bonaparte, portèrent Bolivar à Caracas, après une course de quelques milliers de kilomètres, jalonnée de victoires sur les troupes royalistes. Les volontaires accourent sous ses drapeaux. Courageusement secondé par des lieutenants qui unissent l’enthousiasme de la jeunesse à de précieuses qualités militaires, l’homme, que déjà les peuples émerveillés appelaient le Libertador, bat partout les ennemis, rétablit les autorités provinciales tombées devant la reconquête, occupe la capitale et institue le régime que nous connaissons sous le nom de Deuxième République. Ce fut « la Campagne Admirable ». En même temps, dans les provinces orientales du pays, Marino et ses compagnons se jetaient dans la guerre, en jurant sur leur foi de gentilshommes et la croix de leurs épées de conquérir l’indépendance.
15Mais la lutte s’annonce longue et acharnée. A Trujillo, Bolivar, exaspéré par la cruauté des aventuriers qui s’abritaient sous la bannière du roi, avait, dans une terrible proclamation, déclaré que la « guerre serait à mort ». Les llaneros, nos cosaques, se levaient sous la conduite de chefs indomptables, de Boves surtout, pour combattre la République, régime de nobles citadins dont les biens s’offraient comme une proie facile à la cupidité du bas peuple. Çà et là, des curés guerriers et fanatiques entraînaient leurs ouailles dans la mêlée, au nom de Dieu et de la monarchie. Bref, les républicains avaient à vaincre à la fois l’Espagne et les masses populaires qui devaient fournir à la cause royale la grande majorité de ses défenseurs. Dans son discours au Congrès d’Angostura, en février 1819, Bolivar parlera du « torrent infernal » qui déferla alors sur le Venezuela, torrent que, à l’époque, les ressources de sa prodigieuse énergie ne suffirent point à endiguer.
16Le premier soin de Bolivar, en arrivant à Caracas, fut donc de constituer un gouvernement qui, sous la pression des circonstances, ne tarda pas à devenir dictatorial. Le général rompt ses liens avec les fédéralistes de Tunja qu’il juge idéologues et dont les principes se sont, au Venezuela, avérés pernicieux. Il proclame, dès lors, ses principes à lui, principes qu’il suivra toute sa vie en face du problème politique des nouveaux Etats : pouvoir exécutif fort, centralisation administrative. « Jamais, dit-il, ta division du pouvoir n’a établi ni conservé un gouvernement ; seule, sa concentration a pu rendre une nation respectable. Je n’ai libéré le Venezuela que pour réaliser ce système. » De fait, c’est à peine si la dictature militaire pouvait permettre de poursuivre la lutte contre la réaction royaliste, ou plutôt contre les innombrables bandes enrôlées par des caudillos. Ceux-ci, tout en se disant royalistes, n’en affichaient pas moins le dédain le plus complet pour les personnages faibles et falots qui, çà et là, représentaient dans le pays les autorités régulières espagnoles. Entre tous ces caudillos, Boves, un Asturien immigré quelques années auparavant, avait acquis sur les llaneros un ascendant inoui. Doué d’un courage, d’une adresse et d’un sens militaire de tout premier ordre, il était devenu l’adversaire le plus redoutable de la République.
171814 : c’est, au Venezuela, l’Année Terrible, l’année de Boves. Les brillantes victoires de Bolivar et de ses lieutenants à Las Trincheras, à Bárbula, à Mosquitero, à Araure, à Ospino, n’entraînent pas de résultats stratégiques face à un ennemi qui, vaincu ici, disloque ses forces pour les rassembler plus loin, avec une rapidité déconcertante, et qui a, pour s’approvisionner en hommes, en chevaux et en vivres, l’immense plaine riche en bétail, propice aux longues retraites et aux attaques subites. A San Mateo, là même où se trouve son domaine familial, le Libertador bat encore Boves dans une bataille meurtrière de plusieurs jours et il le refoule, blessé. Il multiplie ses appels à Marino qui, après avoir chassé les ennemis des provinces orientales, se dirige lentement vers celle de Caracas, où se joue la partie décisive. Urdaneta, assiégé avec une poignée de braves, reçoit de Bolivar un ordre spartiate : « Citoyen général, défendez Valencia, jusqu’à la mort ». Marino ayant enfin opéré sa jonction, le Libertador gagne sur l’armée de Cagigal et de Ceballos la première bataille de Carabobo et il délivre Urdaneta.
18Mais Boves revient : il écrase Bolivar et Marino à La Puerto, sous le poids de la cavalerie llanera, et marche sur la capitale que les deux libérateurs quittent, suivis d’une grande partie de la population terrorisée. C’est l’émigration vers l’Est : des vieillards, des femmes, des enfants marquent de leurs cadavres cette fuite éperdue, tandis que Bolivar, talonné par un ennemi implacable, essaie de refaire ses régiments. A Aragua de Barcelona, il se retourne contre Morales et lui livre la bataille la plus sanglante de la guerre. La destinée s’acharne contre lui : il est vaincu à nouveau et bientôt ses propres généraux refusent de lui obéir et l’abandonnent. Il doit, une fois encore, chercher refuge en Nouvelle-Grenade. Boves meurt des suites d’un coup de lance, à Urica, théâtre de sa dernière prouesse, mais le Venezuela est détruit : Attila a passé sur le pays.
19L’anarchie battait son plein dans l’ancienne Vice-Royauté et les patriotes eux-mêmes paraissaient acharnés à préparer les voies de la reconquête toute prochaine. Le Congrès eut recours à l’épée de Bolivar pour réduire les révoltés de Santa Fé, et il sembla, à un moment donné, que le jeune général eût la possibilité de renouveler son expédition vers le Venezuela, à la tête de troupes grenadines. Mais les passions et les influences des adversaires de sa trop forte personnalité eurent le dessus, et il dut s’embarquer pour la Jamaïque où il espérait obtenir l’aide britannique pour recommencer la lutte. Que l’Angleterre lui donnât un peu d’argent, quelques fusils et il se chargeait, lui, d’affranchir « la moitié du monde et de mettre l’univers en équilibre ». Ce n’est plus le caudillo vénézuélien qui tient ce superbe langage : ici, l’Américain devine son rôle futur et, déjà, s’apprête à prendre le Continent tout entier comme terrain d’une vaste expérience militaire et politique. Et ce n’est point la moindre des surprises que nous réserve alors cet homme singulier que de le voir, pauvre, seul, vaincu, dans une île étrangère, non seulement lire dans l’avenir de nos contrées avec une étonnante clarté, mais encore et surtout pressentir sa participation personnelle, décisive et prépondérante, dans le bouleversement qui se poursuit. Bolivar à Kingston, en 1815, mérite déjà et justifie les mots que, dix ans après, lui adressera, à Potosí, le général argentin Carlos de Alvear : « Vous êtes la conscience nationale du Continent ; votre épée est l’épée de l’Amérique ». Lisez, pour vous en convaincre, ses lettres de la Jamaïque, dont certaines figurent dans le présent volume. La première adressée « à un gentilhomme anglais », a été justement qualifiée de prophétique ; elle est, sans aucun doute, l’un des plus admirables documents de la littérature politique hispano-américaine.
20Les autorités anglaises ne faisant rien pour aider Bolivar, celui-ci va demander à Haïti l’hospitalité de Pétion. Le Président noir accueille le proscrit avec bienveillance et s’empresse de lui fournir quelques armes avec lesquelles il tentera à nouveau la fortune. Ferdinand VII, raffermi sur son trône au moment de la chute de Napoléon, fort de l’amitié des puissances continentales et de la tolérance de l’Angleterre, avait envoyé une expédition « pacificatrice » au Venezuela et en Nouvelle-Grenade. Le gouvernement royal se rendait compte que c’était surtout dans ces provinces qu’il fallait mater la rébellion, déraciner l’esprit séparatiste. Et c’était là une vue juste, car les troupes vénézuéliennes et grenadines, fortement organisées et commandées par les meilleurs officiers d’Amérique, devaient un jour être appelées à gagner les batailles décisives de l’indépendance du Continent.
21Ainsi donc, lorsque, dans les premiers mois de 1816, Bolivar abordait à l’île de Margarita, à la tête de deux cent cinquante compagnons, nos provinces étaient occupées par une armée hispano-vénézuélienne de vingt-cinq mille soldats sous le commandement suprême de D. Pablo Morillo. Celui-ci, et les généraux Morales et La Torre, étaient de véritables chefs de guerre, les meilleurs, sans aucun doute, avec Boves, que l’Espagne ait eus à cette époque en Amérique. La situation, pourtant, semblait s’être modifiée dans un sens favorable aux desseins de Bolivar, du fait qu’une grande partie des llaneros avait changé de camp et suivait maintenant quelques caudillos républicains guerroyant dans la plaine orientale et dans les provinces d’Apure et de Barinas. Parmi ces caudillos, Pàez était destiné à jouer un grand rôle et devait acquérir une réputation d’héroïsme incomparable. Son armée, s’accroissant et se disciplinant allait être entre les mains de Bolivar le principal instrument de combat des patriotes dans cette lutte inexpiable.
22La tentative du Libertador fut cependant, une fois encore, malheureuse. Il subit un échec devant Ocumare et ses généraux se révoltèrent, le forçant à retourner auprès de Pétion. Mais la destinée devait enfin s’accomplir. Piar, l’un des plus habiles parmi les chefs patriotes, bat les royalistes au Juncal et les portes du Venezuela s’ouvrent à nouveau à Bolivar. Cette fois il a en tête un plan militaire mûri ; il lui faut une bonne base stratégique lui permettant d’entreprendre des opérations qui seront, il le sait maintenant, longues et difficiles. Cette base, l’Orénoque la lui donne : par le grand fleuve il fera venir de l’étranger des armes, des vivres, des officiers instructeurs, des volontaires. Angostura sera la capitale de sa république.
231817. Autre année tragique pour le Venezuela. Bolivar a formé une sorte de gouvernement, institué un conseil d’Etat, et une cour de justice ; il rédige un statut provisoire, cherchant à donner à la dictature militaire dont il s’est investi un semblant de légalité. Mais les remuants généraux qu’il a réussi un moment à faire plier sous son autorité, s’agitent, mécontents et ambitieux, et le Libertador doit à la fois combattre les Espagnols et châtier les rebelles. La sévérité de sa justice s’abat sur des têtes illustres : Piar est fusillé ; Marino, privé de son commandement, prend la fuite. Le résultat de ces mesures énergiques est immédiat : les chefs de l’Est rentrent dans le devoir, Páez n’ose point en sortir. Au commencement de l’année suivante, Bolivar traverse le fleuve et, incorporant dans ses propres troupes la cavalerie de l’Apure, va attaquer Morillo dans les plaines du Guarico. Par la faute de Páez, la campagne échoue et le Libertador, battu à la bataille du Semen, recule vers la Guyane.
24Au milieu de ses déboires, Bolivar trouve le temps d’écrire à Pueyrredón, Directeur Suprême des Provinces du Río de la Plata, pour lui exprimer son espoir de voir bientôt l’Amérique devenir « la reine des nations et la mère des républiques ». « Unique doit être la patrie de tous les Américains », estime-t-il. Dans une proclamation généreuse, il parle aux Argentins : « La République de Venezuela, quoique endeuillée, vous offre sa fraternité. Lorsque, couronnée de lauriers, elle aura exterminé les derniers tyrans qui profanent son sol, elle vous invitera à former une seule société, afin que notre devise soit l’unité dans l’Amérique méridionale. » Le Libertador sera, sa vie durant, le seul Hispano-Américain ayant une véritable conscience de la solidarité de ces pays, de la nécessité d’harmoniser leurs destinées dans un but commun.
25A la fin de 1818, Bolivar conçoit deux projets considérables, l’un d’ordre civil, l’autre d’ordre militaire. En premier lieu il appelle à se réunir en congrès les députés des quatre provinces vénézuéliennes occupées par les patriotes. En second lieu, il se dispose à porter la guerre en Nouvelle-Grenade, reconquise depuis trois ans par les royalistes.
26Le lecteur trouvera dans ce volume le discours magnifique prononcé par le Libertador au Congrès d’Angostura. C’est une des pièces capitales de la plume du grand homme. De longs commentaires, à cette place, risqueraient d’affaiblir ce texte qui, à l’égal des messages à la Constituante de Chuquisaca et à la Convention d’Ocaña, mérite bien le titre de « vrai cours de droit public » donné à quelques-unes des manifestations oratoires du Libertador. Ces deux documents contiennent l’exposition des principes constitutionnels chers à Bolivar, principes qu’il défendra toujours et essayera de faire adopter par les pays qui lui doivent l’indépendance. Une lettre à D. Guillermo White, datée du 1er mai 1820, complète la pensée bolivarienne au sujet du sénat héréditaire dont il fut question à Angostura. Pour des raisons d’opportunité, le Libertador donnera plus tard, parfois, l’impression d’abandonner certaines de ces idées constitutionnelles ; et il arrivera qu’on pourra lui reprocher des contradictions qui ne manquent pas dans sa vie. Mais le fait est qu’il ne cessa jamais de préconiser, pour tous les nouveaux Etats, un gouvernement centralisé au point de vue administratif, très autoritaire, libre des entraves du parlementarisme, avec un président à vie ayant la faculté de désigner son successeur. Rien dans cette conception, qui corresponde à la vieille idéologie girondine : on dirait, en quelque sorte, du pur bonapartisme. Pour ce qui est des libertés civiles, c’est en Angleterre que Bolivar va les chercher. Le « pouvoir moral » il le tire de Rome, à travers les vieilles leçons de Miranda. Les députés libéraux, les plus influents, combattirent ces principes et, quoique le Congrès n’insistât pas pour l’adoption de la forme fédérale, il rejeta le projet bolivarien, sauf en ce qui concerne le Sénat héréditaire.
27Dans l’intervalle, le Libertador a réussi une campagne d’une audace incomparable. Trompant la vigilance de Morillo campé dans la plaine vénézuélienne, en laissant déployée devant le général royaliste la cavalerie de Páez, Bolivar passe les Andes, par un temps épouvantable, et tombe sur l’armée espagnole de la Nouvelle-Grenade qu’il bat à Boyacá, faisant des milliers de prisonniers, y compris le général en chef Barreiro. Ce fut là une des marches les plus audacieuses que l’on connaisse dans l’histoire militaire, et la manœuvre qui donna à Bolivar la victoire suffirait à elle seule à faire de son auteur un remarquable stratège. Peu auparavant le général San Martin, au cours de brillantes opérations et après une longue préparation, avait lui aussi traversé les Andes dans leur partie sud pour libérer le Chili.
28Boyacá ouvre la série des grandes victoires décisives de la Guerre d’indépendance. Sur ce champ de bataille, où, aux côtés des troupes vénézuéliennes se signalèrent les volontaires britanniques et les soldats de Santander, fut acquise la liberté de la Nouvelle-Grenade. Les événements heureux prennent enfin un rythme accéléré, définitif. Bolivar retourne en Guyane, fait décréter par le Congrès la création de la Grande-Colombie, république formée des provinces du Venezuela, de la Nouvelle-Grenade et de l’Équateur et part à nouveau en campagne contre Morillo.
29Le Libertador est maintenant Président de la République de Colombie et ce n’est plus le « cabecilla insurgente » que le général espagnol trouvera désormais devant lui. En Espagne, Ferdinand VII a été forcé d’accepter une constitution libérale et le nouveau gouvernement a envoyé à Morillo des instructions pour négocier avec les rebelles, sur le principe, naturellement, de la reconnaissance de la souveraineté espagnole. Bolivar rejette cette condition, mais il consent à rencontrer Morillo, et un armistice est signé. Morillo partit pour l’Europe et le général La Torre assuma le commandement des troupes royales. Les hostilités reprenant, le Libertador écrasa l’armée ennemie, le 24 juin 1821, dans la plaine de Carabobo, lieu qu’il avait déjà rendu célèbre par une victoire en 1814. Dans la bataille finale qui libéra virtuellement les provinces vénézuéliennes, les royalistes eurent surtout à supporter les charges irrésistibles de la cavalerie de Páez et la calme fermeté de la Légion britannique.
30Un mois auparavant, au Rosario de Cucuta, s’était réuni le premier Congrès colombien. Cette assemblée qui élabora une constitution dont les bases ne s’accordaient guère avec les idées du Libertador, réélit pourtant celui-ci Président de la République. Le discours que Bolivar prononça devant les représentants lorsqu’il vint, le 3 octobre, prêter serment, compte parmi les plus habiles, les plus nobles et les plus éloquents que nous ayons de lui. Mais l’on voyait qu’il avait hâte d’abandonner les politiciens à leurs disputes au sujet du gouvernement idéal et de se mettre à nouveau en campagne pour libérer l’Équateur, dont les provinces ne faisaient que théoriquement partie de la République.
31L’armée libératrice avait donc à accomplir encore une bien rude besogne pour « compléter » la Colombie. Dans le territoire du sud, à Pasto notamment, la population elle-même combattait âprement au nom du roi et il fallut, pour la réduire, avoir recours à des mesures d’une extrême sévérité. Bolivar put enfin passer en Equateur et battre les troupes espagnoles à Bomboná. Son lieutenant Sucre qui dès lors se révéla comme étant, après le Libertador, le premier capitaine de la Révolution, gagna à Pichincha une victoire décisive et prit Quito. Bolivar poussa jusqu’à Guayaquil.
32C’est alors qu’entrent en contact étroit les deux grands mouvements libérateurs du Continent. A Buenos Aires et au Chili, les hommes qui avaient abattu le pouvoir royal comprirent vite qu’il était nécessaire pour sauvegarder leur œuvre d’expulser les Espagnols de la Vice-Royauté du Pérou. De là les campagnes, glorieuses mais sans lendemain, entreprises par les Argentins dans les provinces composant la Bolivie actuelle. Pour en terminer, le général San Martin organisa, avec des soldats et des bateaux fournis surtout par le gouvernement chilien, une expédition à Lima, qu’il prit ; et là, entouré des patriotes péruviens, il proclama l’indépendance du pays. Par malheur, l’armée espagnole n’était nullement battue et le plus difficile restait à faire. San Martin, dont la situation était fort précaire, et qui n’espérait aucune aide de Buenos Aires ni de Santiago, vit qu’il lui fallait s’adresser à Bolivar, qu’il alla voir à Guayaquil.
33Dans cette entrevue célèbre, les deux libérateurs discutèrent les problèmes politiques et militaires de l’heure. San Martin penchait vers l’établissement de monarchies constitutionnelles, car il croyait que seule la forme monarchique de gouvernement consoliderait les nouveaux Etats. Sans ambitions personnelles d’aucune sorte, l’illustre Argentin était disposé à s’effacer devant un monarque quelconque, pourvu que la tranquillité de l’Amérique fût assurée. Bolivar, au contraire, affichait hautement sa conviction qu’aucune forme politique autre que la république ne convenait aux Américains. Avec son tempérament césarien, son génie large et exclusif, il ne pouvait se plier à jouer, en aucun cas, un rôle de second plan. Il employa donc son éloquence, qui était magnifique, à convaincre San Martin de la nécessité de ne pas entraver « la marche du genre humain en créant des institutions exotiques sur la terre vierge d’Amérique ». Il lisait dans le lointain avenir : « Nous, et même nos descendants de la prochaine génération, nous ne verrons pas l’éclat de la république que nous sommes en train de fonder. Je considère l’Amérique comme une chrysalide : il y aura une métamorphose dans l’existence physique de ses habitants mais, à la fin, le peuple deviendra homogène par la formation d’une nouvelle race. »
34Les deux généraux traitèrent ensuite de l’aide militaire colombienne à donner au Pérou. Une collaboration entre eux s’avéra pourtant impossible et le plus fort finit par l’emporter. San Martin, magnanime, alla jusqu’à offrir de servir sous les ordres de Bolivar. Puis, sous le coup de mauvaises nouvelles de Lima, il partit de Guayaquil pour, quelque temps après, déposer le commandement et se retirer de la vie publique. En réalité, il ne pouvait agir autrement, et l’historien argentin Mitre nous a donné les raisons pour lesquelles la grande tâche de parachever l’indépendance continentale incomba au Président de la Colombie.
35Pressé par la réaction royaliste, le Congrès péruvien appela le Libertador à son secours. Le pays se débattait au milieu d’une affreuse anarchie, et, tandis que plus d’un noble patriote désertait la cause républicaine, d’autres en grand nombre, ainsi que le bas peuple, acclamaient le roi d’Espagne. Une armée ennemie de vingt mille hommes préparait, dans la Sierra, la reconquête. Bolivar finit par assumer la dictature. Dans l’œuvre de réorganisation accomplie en ces circonstances, le Libertador se surpassa et son immense labeur porta ses fruits. Le 7 août 1824, il gagna à Junín une bataille que l’on peut appeler la bataille des Nations américaines, car des contingents argentins et péruviens s’y comportèrent glorieusement aux côtés des divisions du Venezuela et de la Nouvelle-Grenade. Le 9 décembre, ce fut Ayacucho, victoire décisive où Sucre, en scellant l’indépendance de toute l’Amérique, obtint, à vingt-neuf ans, son bâton de maréchal. Portant un jugement sur l’épopée bolivarienne, déroulée sur un territoire de sept millions et demi de kilomètres carrés, et qui impliqua près de cinq cents actions de guerre, un officier français, le général baron d’André a écrit : « Le Libertador est un génie surhumain qui, ayant vaincu des difficultés vraiment inimaginables, brille d’un éclat incomparable dans l’histoire militaire du monde ».
36Mais ce grand soldat est aussi autre chose, ou, plutôt, il est plusieurs choses à la fois. Écrivain, orateur, diplomate, législateur, homme d’État, il apparaît à nos yeux comme l’une de ces figures polyédriques, aux multiples facettes susceptibles de recevoir et de refléter les rayons de la lumière la plus indiscrète. Rien en lui qui puisse craindre les curiosités de la critique, la clarté du jugement. Il est un des rares hommes qui ont orienté les annales des peuples. Et les écrivains qui parlent du triumvirat idéal César-Napoléon-Bolivar rapprochent sûrement, sans aucune hyperbole rhétorique et dans une formule saisissante, les plus hauts sommets auxquels se soit élevé le génie du monde latin.
37La guerre finie, on voit le Libertador attelé à la formidable entreprise d’organiser d’abord les républiques par lui créées, de réunir ensuite par les liens d’une politique commune toutes celles qui vont du Mexique jusqu’en Argentine, d’amener enfin un véritable état de paix et de collaboration entre les peuples, tout au moins entre ceux qui, en Occident, pratiquent des principes libéraux dans leur gouvernement. Pour donner de la stabilité aux nouveaux États, il leur offre la Constitution bolivienne. Pour faire grande notre Amérique, il prône la Confédération continentale. Pour mettre — c’était sa promesse de 1815 — « l’univers en équilibre », il convoque le Congrès de Panama. Ce sont les trois éléments composant le système d’une vaste politique qui, croyons-nous, n’a pas cessé d’être actuelle. Analyser en premier lieu ces différentes tentatives, faire après cela la synthèse de l’immense œuvre organique conçue par Bolivar, voilà qui demande plus de place que celle qui nous reste ici pour retracer, à l’intention du lecteur, l’activité du héros pendant les dernières années de sa vie. Retenons, pourtant, que l’échec final de ce plan fut dû non pas à des vices intrinsèques mais plutôt aux conditions politico-sociales de nos pays au XIXe siècle. Car, que cherchent encore aujourd’hui les peuples, si ce n’est la stabilité par l’autorité ? Comment ceux d’Amérique veulent-ils sortir de leur impuissance, se faire respecter, exploiter leurs richesses, sinon en collaborant au développement de ces mouvements qui, sous les noms d’ibéro-américanisme et de pan-américanisme, les poussent les uns vers les autres ? Et toutes les nations du monde, assoiffées de paix, n’espèrent-elles pas que leurs gouvernements se décideront à appliquer à Genève un programme qui n’est autre que celui de Panama ?
38En juillet 1825, les députés des provinces du Haut-Pérou avaient décidé que le nouvel État prendrait, en honneur de son créateur, le nom de « République-Bolivar », qui devint par la suite République de Bolivie. Ce fut donc au Congrès de Chuquisaca que le Libertador adressa, en complément à un message célèbre, son projet de Constitution. Ici encore, Bolivar cherche à fonder un gouvernement dont la force assurerait, dans l’égalité des citoyens, les libertés essentielles de l’ordre civil. De plus en plus il s’éloigne de la mystique révolutionnaire, particulièrement en ce qui concerne la capacité du peuple à se diriger lui-même. Le problème constitutionnel lui semble être avant tout un problème d’autorité et pour le résoudre il bâtit un système qui, tout en portant la marque de sa puissante originalité, s’inspire à la fois de lectures classiques, des coutumes et lois anglo-saxonnes et des expériences récentes de la France. Avec son Président à vie, ayant la faculté de désigner un successeur, sa Chambre de Censeurs également à vie, sa magistrature inamovible, la Constitution bolivienne fait figure de réactionnaire. Elle est cependant fortement teintée de libéralisme et l’on pourrait la considérer comme le prototype des statuts adoptés par plusieurs nations européennes jusqu’en 1848 et au-delà. Bolivar, éclectique, ne craint pas, dans l’exégèse qu’il nous fait de son régime, de vanter à la fois l’idéal du progrès politique et social de la Révolution et les solides avantages de la stabilité monarchique.
39Tandis que les législateurs de la Bolivie discutent de sa Constitution, le Libertador travaille à créer une confédération de tous les pays hispano-américains. Il parlait déjà, nous l’avons vu, de ce projet, dans ses lettres de 1815 et dans sa correspondance ultérieure avec les dirigeants du Rio de la Plata. Les circonstances ne se prêtant pas à la réalisation de cette idée grandiose, il réduit son ambition à resserrer les liens entre les républiques qui se trouvent sous son contrôle direct, et il réserve au Congrès de Panama le soin d’établir des conventions plus souples unissant l’ensemble des États continentaux. Il vise donc à une confédération bolivarienne d’abord, dont il serait le directeur suprême, à une alliance latino-américaine ensuite ; celle-ci formerait une sorte de front commun de défense en face de l’Europe, sans exclure aucunement la coopération de certaines puissances étrangères en vue du maintien de la paix universelle. Pour confédérer la Colombie, le Pérou et la Bolivie, il compte sur l’autorité réelle qu’il exerce de Caracas à Potosí. Pour arriver à la constitution d’une ligue ou société de nations libérales, il compte sur son prestige incomparable, sur sa position politique et militaire qui fait de lui l’arbitre du Sud-Amérique, et sur l’appui de l’Angleterre. Sur l’un comme sur l’autre de ces terrains il ne trouvera, hélas ! que des déceptions. L’anarchie produite par l’inévitable choc des races et des castes, lancées pêle-mêle dans le creuset bouillonnant de notre Continent, les nationalismes exaspérés et dressés les uns contre les autres, tout cela fit échouer les tentatives de stabilisation intérieure et de confédération bolivarienne. Ajoutez-y la méfiance des nations anglo-saxonnes et vous verrez que Panama non plus ne pouvait aboutir. Et le Libertador, tout en continuant jusqu’à son dernier soupir à lutter contre les hommes et les choses, en arrivera à renoncer à ses chers idéals.
40Bolivar avait cru à la force de son génie, aux miracles que sa gloire lui permettrait d’accomplir et, dans une minute de suprême orgueil, face aux immenses difficultés de sa tâche, il s’était écrié : « Mon nom est un talisman. Je connais les voies de la victoire et les peuples vivent de ma justice. » Bientôt, pourtant, il avoue son impuissance et, point par point, il abandonne le programme : « Rien de bon ne peut être fait, dit-il, et mon nom lui-même a perdu son prestige ». Au sujet de la Constitution, il écrit au maréchal Santa Cruz : « Je ne tiens plus à la Constitution bolivienne. Puisqu’ils n’en veulent pas qu’ils la brûlent : je n’ai pas d’amour-propre d’auteur dans une aussi grave matière, et qui intéresse l’humanité. » Confédération, fraternité latino-américaine ? Ecoutez ces paroles définitives : « Il n’y a pas de foi en Amérique ni parmi les hommes ni parmi les nations. Les traités sont des papiers ; les constitutions, des livres ; la liberté, de l’anarchie ; et la vie est un tourment. » Et voici comment il résume l’échec fatal de Panama : « Le Congrès de Panama, institution qui devrait être admirable si elle était plus efficace, ressemble à un certain Grec fou qui prétendait diriger d’un rocher les bateaux en marche. Son pouvoir sera une ombre et ses décrets seront des conseils : rien de plus. »
41A partir de 1827, le Libertador, visiblement, décline. Rappelé à Bogotá par la révolution à tendances séparatistes qui a éclaté au Venezuela et dont le chef est le général Páez, Bolivar quitte Lima et vient tenter un effort suprême pour sauver l’intégrité de la grande République colombienne. « On ne sait pas en Europe — écrit-il à Sir Robert Wilson — ce que me coûte le maintien de l’équilibre dans quelques-unes de ces régions. On croira exagéré ce que l’on pourra dire de mes services, car je ressemble à un condamné portant sur ses épaules jusqu’au sommet un poids énorme qui retomberait sans cesse dans l’abîme. Je lutte seul contre les efforts combinés de tout un monde... » Et au maréchal Sucre : « Le Nouveau Monde n’est pas autre chose qu’une mer déchaînée ; elle ne se calmera pas avant beaucoup d’années ». La tempête américaine devait durer cent ans, et plus. Pour l’heure, cependant, le Libertador laisse Péruviens et Boliviens se débrouiller, ou plutôt s’empêtrer dans l’anarchie et galope vers Caracas où il compte encore opérer, par sa présence, le miracle sauveur. La paix, en effet, est maintenue et l’unité semble se faire une fois de plus sous sa glorieuse autorité. Mais les factions continuent à miner le précaire et faible organisme de la Colombie, à travailler contre le pouvoir de Bolivar, que la presse de toutes les capitales, de Bogotá à Buenos Aires, accuse d’être un tyran et, pire encore, d’aspirer à la couronne. Les électeurs, qu’il convoque en vue de réformer la Constitution, envoient à Ocaña une majorité de députés libéraux, résolus à combattre ce qu’on appelle son césarisme. Une dernière fois il conseille d’établir un gouvernement « ferme, puissant et juste... » car « sans force il n’y a pas de vertu et sans vertu périra la République ». Il demande « des lois inexorables ». La Convention, anarchique, finit par se disperser et Bolivar, proclamé dictateur par la plupart des municipalités, suspend la Constitution et entreprend de gouverner à coups de décrets-lois, en attendant de pouvoir réunir une nouvelle assemblée. Pourtant, il ne nourrissait plus d’illusions : « Je ne sais pas à quoi nous aspirons — lit-on dans me de ses lettres au général Briceho Méndez — ni la fin que nous cherchons avec ces sacrifices... Nous ne pourrons former aucun gouvernement stable car il nous manque beaucoup de choses, et surtout des hommes qui puissent commander et qui sachent obéir. Encore moins sommes-nous capables de gouverner un vaste empire avec des lois démocratiques ; et nous n’aurons jamais d’autres lois parce que chaque convention sera pire que la précédente. » Maintenant l’homme est sérieusement malade, la phtisie le ronge, le foie fonctionne mal. La vieille énergie, la volonté surhumaine disparaissent progressivement : bientôt, le Libertador n’aura plus que des velléités.
42La réaction contre le nom de Bolivar s’étend de jour en jour. En Colombie, ses ennemis tâchent de l’assassiner, tandis que partout dans la République l’anarchie augmente ; des mouvements séparatistes s’accentuent. Au Pérou et en Bolivie, la haine et la peur ont remplacé l’admiration et la reconnaissance. L’Argentine, le Brésil, le Chili craignent toujours l’établissement de l’hégémonie colombienne, appuyée sur la force d’une armée incomparable sous un chef de génie. Partout, on parle des ambitions personnelles du Libertador que l’on voit déjà empereur et conquérant. Ses protestations de républicanisme, sa proposition d’abandonner le pouvoir aussitôt qu’il aurait réussi à rétablir la situation normale, ne trouvent que des auditeurs sceptiques. Ses ministres, priés par lui d’étudier un projet de médiation des États-Unis ou de l’Angleterre qui mettrait fin aux querelles des pays latino-américains et de traiter en même temps de la réforme du système de gouvernement en Colombie, outrepassent et sa pensée et ses instructions en parlant ouvertement de monarchie. Bolivar les désavoue âprement, mais le mal est fait et son impopularité s’accroît. Il a perdu définitivement confiance dans l’avenir de la Grande-Colombie : « Notre pays — prophétise-t-il — ne pouvant tolérer ni la liberté ni l’esclavage, mille révolutions produiront mille usurpations ». Son regard perçant embrasse tout le Continent : « On pense à Bogotá que l’on fera beaucoup en changeant la forme du gouvernement, mais j’ai le chagrin de dire que je n’espère rien d’aucune forme de système américain... »
43A la fin de 1829 le Venezuela, par la bouche de quelques-uns de ses hommes les plus notables assemblés à Valencia, exprima son désir de se séparer de l’Union. Quelques mois après les provinces de l’Équateur feront de même.
44A ces mouvements correspond la sourde agitation des factions de la Nouvelle-Grenade, dont les sentiments sont tout autres qu’amicaux envers les Vénézuéliens. Par ailleurs le Pérou avait déclaré la guerre à la Colombie. Bolivar n’en persiste pas moins dans sa décision de convoquer un Congrès national, ce qu’il fit, en effet, en janvier 1830, à Bogotá. Ce Congrès que l’on appela « admirable » parce qu’il réunit dans son sein les personnalités les plus illustres du pays, n’eut pourtant qu’à enregistrer la fin de l’Union colombienne. Le Libertador disparaît avec sa République. Il remet sa démission, définitive cette fois, prononçant devant les députés des phrases révélatrices de la douleur et de l’orgueil de son âme. « Le peuple veut savoir si je cesserai enfin de le commander. Les États américains me regardent avec inquiétude... Acceptez ma démission : sauvez la République ; sauvez ma gloire qui appartient à la patrie. »
45Bolivar mourut le 17 décembre 1830, à Santa Marta, localité de la côte colombienne, sur l’Atlantique. En route pour l’exil volontaire, il avait accepté l’hospitalité d’un Espagnol à la villa de San Pedro Alejandrino. C’est de là qu’il adressa à ses concitoyens plongés dans l’anarchie un dernier appel pour l’union.
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