Le Pérou : introduction géographique à l’étude du développement
|Deuxième partie. Croissances, équipements et perspectives d’organisation régionale
Chapitre III. La société péruvienne et les problèmes du développement
Texte intégral
1Le développement dépend autant, sinon plus, du dynamisme de la société que des marques extérieures laissées dans les paysages par l’infrastructure des transports et de l’énergie. Bien que l’analyse de la société relève, d’abord, de la sociologie, une étude graphique doit en mentionner les principaux aspects et, en premier lieu, ceux liés à l’éducation qui est un reflet de la société à laquelle elle s’adresse.
A. — L’ÉDUCATION
2Les statistiques indiquent qu’en 1961, 40 % (39,9 %) des Péruviens de plus de 17 ans étaient considérés comme analphabètes ; ce pourcentage, en 1940, était de 58 %. En 1963, 2 millions d’enfants et d’adolescents s’asseyaient sur les bancs des écoles, collèges et universités. Aux différents niveaux d’éducation, 72 000 maîtres travaillaient dans 17 000 établissements. L’éducation est, de loin, la plus grande entreprise du pays. En 1961, les crédits gouvernementaux consacrés à l’instruction représentaient 18,61 % du budget de l’État. En 1964, ils ont atteint 4 milliards de soles sur un budget d’une vingtaine de milliards ; sur ces 4 milliards, 800 millions figuraient au chapitre de l’équipement et des constructions scolaires. Le pourcentage des crédits du budget de l’Éducation publique ne cesse de progresser d’une part en rapport avec le Produit National Brut, de l’autre dans le budget de l’État.
3En 1964, le budget de l’Éducation atteint le 1/5 du budget général (ordinaire et extraordinaire) et le pourcentage des dépenses pour l’instruction dépasse les 4 % de PNB, objectif recommandé par la conférence de l’UNESCO, à Santiago.
4Ces crédits ont permis de multiplier le nombre des maîtres et des enseignés. On comptait, en 1950, 32 000 professeurs dont 24 000 dans le primaire, 4 100 dans le secondaire, 1 250 dans le technique, 2 100 dans les universités. En 1955, les chiffres étaient, au total, de 41 000 dont 30 000 dans le primaire, 6 300 dans le secondaire, 2 700 dans l’enseignement technique et 2 235 dans le « supérieur ». En 1961, on dénombrait, sous les mêmes rubriques : 61 000 professeurs (43 500 instituteurs, 13 500 professeurs du secondaire, 5 180 maîtres dans le technique et 2 800 universitaires). En 1963, l’enseignement primaire s’adressait à 1 686 000 élèves ; l’enseignement secondaire à 206 000, l’enseignement agricole à 5 300, l’enseignement industriel à 8 000 élèves et les universités avaient 46 000 étudiants.
5Entre 1950 et 1963, on registre le développement du primaire, le gonflement des effectifs dans le secondaire, 85 % de la population scolaire relève de l’enseignement public.
6Les progrès de la scolarisation sont, apparemment, assez remarquables : ainsi, le taux d’accroissement de la population scolaire était, au cours des dernières années, de 6 %, soit le double de la croissance démographique. Cependant, il convient de nuancer les résultats, d’une part en observant la répartition géographique de la population scolarisée, de l’autre en analysant brièvement le contenu des chiffres fournis par les statistiques.
7Le degré d’analphabétisme n’est pas le même dans les différentes régions du pays et il souligne l’inégal degré de développement. Chez les Péruviens de plus de 17 ans, il n’est que de 7 % à Lima, mais il atteint 59 % dans le Sud du pays. Le déficit scolaire, c’est-à-dire le pourcentage d’enfants en âge scolaire ne fréquentant pas l’école, est du 1/10e à Lima, mais de 50 % dans le Sud, ceci malgré la création de nombreuses écoles dans les Andes du Sud. Or, en raison de la répartition géographique de la population, dont une partie est très isolée et dispersée, la scolarisation complète, dans le primaire, est difficile à réaliser.
8Les chiffres indiqués ne fournissent pas toujours des données comparables. Pour des raisons très compréhensibles, les chefs des services locaux et les directeurs d’écoles gonflent généralement les effectifs de leurs élèves. C’est ainsi que figure dans les statistiques, comme enfant scolarisé, un gamin qui ne fréquente l’école que quelques semaines pendant l’année. En milieu rural, au moment des travaux des champs, l’absentéisme est important. Le pourcentage des filles qui suivent l’école est inférieur à celui des garçons, les parents faisant moins d’efforts pour leurs filles qui sont utiles pour garder les moutons ou les vaches. En 1961, les agents du recensement demandaient aux adultes s’ils avaient fréquenté l’école et, sur une réponse affirmative, les inscrivaient dans la colonne des « alphabètes ». Or, très souvent, et surtout dans les régions rurales, les effets d’une fréquentation passagère de l’école sont vite effacés. La connaissance de la lecture se perd vite, celle de l’écriture encore plus. L’exemple connu de l’Italie du Sud depuis 1860 montre bien qu’une population qui a suivi plusieurs années de scolarité, devient analphabète à 50 % quand elle n’a pas, dans ses villages, l’occasion d’utiliser régulièrement les connaissances acquises à l’école.
- 1 Il est cependant certain que, même si au niveau des connaissances acquises, les résultats d’une sc (...)
9La scolarisation des enfants n’est qu’un élément, parmi d’autres, d’une éducation qui se veut nationale et publique1.
10Les progrès enregistrés, tant dans les effectifs des classes secondaires que dans ceux de l’université, ont également une signification sociale. L’instruction secondaire et, plus encore, supérieure, s’accompagne d’une promotion dans la société : aussi les parents, même ceux dont les ressources sont très limitées, font de grands efforts pour assurer à leurs garçons une scolarisation complète. L’accès à la fonction enseignante est d’autant plus recherchée que l’origine des parents est modeste. Maîtres d’écoles et professeurs sont les éléments actifs des classes moyennes. Dans les bourgades et les petites villes, ils font partie de l’élite locale.
11Cependant, le pourcentage d’enfants suivant des études secondaires marque, mieux encore que dans le primaire, les grandes inégalités qui existent entre les départements. Il constitue un bon indice du développement économique et social. En 1960, dans le département d’Apurimac, on comptait 1 300 élèves pour 330 000 habitants, soit moins d’un élève pour 250 habitants. A Puno, un élève pour 190 habitants. A Cajamarca, un élève pour 170 habitants. Sur la côte, la scolarisation secondaire est plus répandue : dans le département de Lambayeque, un élève pour 65 habitants, au Callao et à Lima, un élève pour 30 habitants. Ainsi, le taux de scolarisation secondaire varie dans un rapport de 1 à 9 entre les différents départements du pays. Il faut ajouter à cela que les principaux collèges privés, payants, se trouvent dans les grandes agglomérations, qui, seules, sont capables de constituer une clientèle suffisante. Aucun collège privé n’existe à Huancavelica ou dans le département d’Apurimac ; en revanche, le 1/5e de l’enseignement secondaire est assuré par des établissements privés à Puno et dans la ville d’Arequipa, 55 % des élèves fréquentent des collèges privés. Ce pourcentage est de 40 % au Callao et à Lima. Il faut noter que, dans les villes au développement économique récent, les collèges privés sont moins nombreux que dans les villes bourgeoises traditionnelles, comme Arequipa et Trujillo ; l’enseignement privé est, par exemple, peu important à Piura.
12A l’inégale répartition de l’enseignement secondaire à travers le Pérou s’ajoute l’insuffisance des enseignements techniques. Cette insuffisance a deux causes. D’une part, l’enseignement technique jouit d’un préjugé défavorable par rapport à l’enseignement secondaire « normal » qui permet l’accès à l’Université, de l’autre, l’enseignement technique, par élève, est, quand il est bien conduit, beaucoup plus coûteux que l’enseignement secondaire.
13L’augmentation du nombre des étudiants est considérable : 16 000 en 1950, 40 000 en 1962. Cette progression est surtout élevée pour les étudiants en lettres : leur pourcentage passe, au cours de la décennie 1950-1959, de 10 à 17 %, celui des étudiants en droit de 9,5 à 11 %, en agronomie de 3,35 à 3 %, des futurs ingénieurs de 6 à 12 %, tandis que celui des étudiants en médecine décroît de 16 à 6,6 % et le pourcentage des obstétriciens passe de 4 % à 1 %. Mais, tandis qu’en 1950 la plus grande partie des étudiants faisaient leurs études à Lima, en 1962, la création de très nombreuses universités, à Ica, Ayacucho, Piura, Huancayo, venant s’ajouter aux traditionnelles universités provinciales d’Arequipa, de Cuzco et de Trujillo renverse la situation dominante de la capitale. Néanmoins, les meilleures des 24 universités péruviennes se trouvent à Lima, notamment dans les disciplines techniques, avec l’Université agraire de la Molina et l’Université nationale des ingénieurs. On peut poser la question de savoir si la dissémination des centres d’enseignement supérieur n’est pas néfaste et si elle ne s’accompagne pas d’un abaissement du niveau des universités.
14Il semble que maintenant au Pérou, le problème de l’éducation se pose davantage en termes qualitatifs qu’en termes quantitatifs. Les efforts doivent tendre plus vers une amélioration de l’enseignement que vers l’accroissement du nombre des élèves. Dans l’enseignement secondaire, des programmes encyclopédiques, des horaires officiellement très chargés mais où l’heure de classe ne dure que 45 minutes, des professeurs dont la formation, tant scientifique que pédagogique, est souvent limitée, des classes où les effectifs sont parfois supérieurs à 50 et même 60 élèves, ne contribuent guère à former les enfants et à les préparer à entrer dans l’enseignement supérieur. Dans quelques universités, notamment dans les universités techniques de Lima, les étudiants sont sélectionnés à l’entrée ; dans la plupart d’entre elles, la sélection est illusoire, et comme, en cours d’étude, les examens de contrôle sont pratiquement sans sanction, les étudiants accèdent aux grades universitaires sans avoir la formation qui leur correspond. On doit alors se demander si, de compromis en compromis, on n’aboutit pas à une dégradation dramatique et coûteuse de l’enseignement secondaire et universitaire, du moins dans celui qui relève du secteur public. Les enfants des familles aisées ont la possibilité de faire leurs études dans les meilleurs collèges de Lima et ensuite de suivre des cours dans des universités d’Europe ou d’Amérique du Nord.
15Comme dans les domaines de l’équipement, en matière de transports et d’énergie, une partie des dépenses d’infrastructure dans le domaine éducatif sera financée par des crédits extérieurs. Il est prévu qu’en 1965, sur une somme de 796 millions de soles consacrés à l’équipement et aux constructions scolaires, 253 seulement seront à la charge du Pérou et 543 viendront de l’étranger, notamment par l’intermédiaire de l’AID (Agence interaméricaine de développement) et de la BID (Banque interaméricaine de développement). L’investissement dans l’éducation entre aussi dans le cadre d’une action internationale, financée en majorité par les États-Unis.
B. — QUELQUES ASPECTS DES SOCIÉTÉS DIRIGEANTES
16La croissance des 15 dernières années s’est effectuée à l’intérieur d’un système économique et social apparemment stable, c’est-à-dire que les structures qui régissent l’organisation de la société péruvienne n’ont pas été modifiées. Elle s’est faite, ce qui montre le « bon » fonctionnement du système, au profit de l’oligarchie et s’est accompagnée du gonflement quantitatif et de l’enrichissement des catégories sociales groupées sous l’appellation générale de « classes moyennes », qui sont d’abord des classes urbaines. Par leur intermédiaire, les villes commandent le pays.
L’oligarchie
- 2 Un excellent ouvrage décrit la société péruvienne. Il s’agit de « Pouvoir et société dans le Pérou (...)
17L’expression d’oligarchie2 s’attache à un groupe de familles, qui, conjointement, du moins dans certains secteurs, avec les entreprises étrangères, contrôlent les moyens de production du pays.
18L’oligarchie n’est pas, ou n’est plus guère constituée par les restes de l’ancienne société créole, de l’élite dirigeante de l’époque coloniale. Il s’agit d’un groupe ouvert à toute famille possédant une grande fortune, qu’elle soit foncière, commerciale ou industrielle. Elle compte dans ses rangs des familles patriciennes de l’époque républicaine (les Pardo et les Prado), des familles d’origine germanique installées au Pérou, au cours du xixe siècle et au début du xxe (les Gildemeister, les Berkemeyer, les Wiese), des familles d’origine anglaise qui ont souvent commencé leur carrière péruvienne à Arequipa (les Gibbson). Certes, certaines d’entre elles possédaient jusqu’en 1964, d’immenses domaines fonciers (les Fernandini ont des domaines d’élevage dans la sierra du centre, les Gildemeister des plantation sucrières, les Mujica Gallo des haciendas cotonnières), d’autres se sont enrichies dans les mines, mais ce qui caractérise l’oligarchie, c’est la variété de leurs sources de revenus. Rares sont en effet les familles qui ne doivent leur richesse ou leur puissance qu’à une origine : on peut citer les Miro Quasada, avec le journal « El Comercio », les Nicolini, avec le commerce des grains. Les différentes familles composant l’oligarchie sont toutes plus ou moins apparentées ; leurs membres figurent dans les conseils d’administration des grandes banques liméniennes : Ayulo, Pardo, Lavalle, Grana, Ferreyros, Nizzola au Banco de Credito (dont les capitaux sont en partie italiens), les Prado, les Aspillaga, les Rizo Patron au « Banco Popular », les Beltran, Berckemeyer au « Banco internacional del Peru ». On retrouve les mêmes personnes dans les conseils d’administration des entreprises minières, des sociétés agricoles, des affaires immobilières ou des maisons de commerce et d’import-export. En fait, et ceci témoigne de l’évolution économique du Pérou, leurs richesses proviennent moins de la rente foncière que des opérations bancaires et immobilières, du commerce et, dans une mesure plus limitée mais qui s’accroît, de l’industrie.
19C’est l’une des raisons pour laquelle l’oligarchie s’est vigoureusement enrichie au cours des 15 dernières années. La rente foncière de l’agriculture de la côte pouvait être estimée, dans les années 60, à un peu plus d’un milliard de soles ; en y ajoutant les revenus de l’élevage des grandes haciendas de la sierra et d’autres propriétés agricoles, la rente foncière nette ne devait pas dépasser un milliard et demi. Or l’oligarchie ne bénéficie que très partiellement de la rente foncière qui se répartit entre de très nombreuses familles. En revanche, les revenus de la banque et des affaires qui en dépendent directement constituent un monopole de l’oligarchie. L’oligarchie, c’est d’abord la banque péruvienne ; c’est beaucoup moins la propriété du sol agricole.
20Dans ces grandes familles où se mêlent les consonnances espagnoles, italiennes, anglaises et allemandes, on se marie entre soi. C’est presque plus une grande famille que des grandes familles. On se reçoit dans les belles résidences de San Isidro, on participe aux fêtes estivales données dans les stations balnéaires d’Ancon et de Santa Maria ; une page par jour au moins des grands journaux de Lima est consacrée aux faits et gestes de ses membres. La plupart d’entre eux voyagent en Europe et aux États-Unis où les enfants font leurs études et où l’on se fait soigner. Certes, grâce à la liberté des changes et des mouvements de capitaux, chaque famille possède des réserves dans des banques suisses, allemandes ou américaines, ceci pour parer à des ennuis politiques toujours possibles (cependant, il ne convient pas d’exagérer l’importance des fuites de capitaux et des placements effectués hors du Pérou par l’oligarchie). Dans la mesure où le capital placé rapporte plus au Pérou qu’à l’extérieur, l’intérêt bien compris consiste à placer son argent dans des affaires péruviennes et, au besoin de faire « travailler », à des taux de rentabilité péruviens, de l’argent emprunté à 4 ou 5 % à des organismes de crédit américains.
21L’enrichissement récent de l’oligarchie s’est fait en grande partie grâce au développement des nouvelles catégories de consommateurs, qui ont des comptes en banque, cherchent à se construire une maison, achètent une voiture, un réfrigérateur ou un appareil de télévision. Il est lié aussi à la création d’un petit marché national pour des produits manufacturés sur place, qui, protégés par des droits de douane élevés, procurent aux industriels de bonnes rentes de situation. L’enrichissement de l’oligarchie s’est fait en fonction de la croissance des classes moyennes, surtout liméniennes.
Les classes moyennes
22L’éventail des catégories sociales rassemblées sous le terme de « classes moyennes » est particulièrement large. Les classes moyennes vont, de l’oligarchie à la limite supérieure, aux masses populaires, rurales et urbaines.
23On peut y faire entrer les salariés recevant en 1961 plus de 2 000 soles de traitement par mois ; le recensement indique 80 000 personnes, mais leur nombre doit être supérieur et doit approcher de 150 000. Il faut y inclure la plus grande partie des professeurs, des instituteurs et des fonctionnaires de l’État et les employés des entreprises privées. Les employés constituent d’ailleurs une catégorie sociale relativement privilégiée, malgré des salaires nominaux souvent modestes. Souvent d’ailleurs la même personne, reçoit deux ou trois salaires différents. Il s’y ajoute des avantages sociaux, qui sont loin d’être négligeables quand la législation est respectée ; elle l’est d’ailleurs pour les employés urbains grâce à la puissance des syndicats, solides et bien organisés. Les charges sociales représentent 50 % du salaire de base pour les employés ; on peut en citer quelques aspects : un mois de salaire complémentaire par année de service, un mois de congé payé par an, assurance sur la vie après quatre années de service, retraite avec plein salaire après 35 années de travail, gratifications pour les fêtes chômées ; la sécurité sociale comprend le remboursement des soins médicaux, des frais d’hospitalisation, accorde des congés de maladies, de maternité. Enfin, le renvoi d’un employé ne peut se faire qu’au terme d’une procédure longue et coûteuse pour l’employeur. On peut d’ailleurs se demander si cette législation très minutieuse, très favorable aux employés « en place » ne contribue pas à la sclérose de l’emploi, néfaste dans une société en pleine expansion démographique.
24Font partie également des classes moyennes, les commerçants des villes, les artisans de réparation, les petits industriels, les cadres techniques, les ingénieurs et tous les avocats et hommes d’affaires vivant autour des tribunaux.
25Dans l’agriculture, on constate également l’existence d’une classe moyenne rurale : exploitants de quelques dizaines d’hectares sur la côte, hacendados des vallées cuzquéniennes ou possesseurs de quelques milliers d’hectares de pâturage à Puno. On peut également y inclure les familles dominantes qui émergent des communautés, où elles font figure de notables, mais aussi de « koulaks ».
26Un premier aspect ressort de cette énumération : celui de la variété des « classes moyennes », variété de leur implantation géographique (mais avec une grande majorité d’urbains), variété des ressources dont elles vivent. On range sous la rubrique de « classes moyennes », aussi bien l’épicier chinois de Lima, que le descendant sans fortune des grandes familles de l’époque coloniale, le commerçant qui a un revenu de plusieurs millions de soles par an et l’employé de banque qui n’en touche qu’une quarantaine de milliers. Cependant, tous présentent des points communs : ils s’expriment en espagnol, les adultes sont électeurs, ils ont des habitudes de consommation généralement comparables. Ils vivent dans des logements, appartements ou maisons individuelles, disposant de plusieurs pièces ayant une vocation spécifique (chambres à coucher, avec un vrai mobilier, salle de séjour, parfois salon et salle à manger, cuisine). Les familles ont presque toutes une aide domestique. Elles font deux repas assis par jour. Elles possèdent, outre un mobilier, un équipement ménager (cuisinière, frigidaire, machine à coudre) ; la radio est dans toutes les maisons et, dans les régions desservies par la télévision, de nombreuses familles disposent d’un poste récepteur. On en comptait 200 000 en 1962. La voiture est également une marque de bourgeoisie ; si l’on n’en possède pas, on rêve d’en posséder une un jour. Les enfants font des études secondaires, et, dans la mesure du possible, supérieures.
27Le recrutement des classes moyennes s’est amplifié en liaison avec la croissance économique globale, le développement urbain et le gonflement du budget de l’État. Rien que dans l’enseignement on passe, on l’a vu, de 32 000 maîtres en 1950, à 72 000 en 1963, dont une quinzaine de milliers enseignent dans le secondaire. Il en est de même dans la fonction publique, qu’il s’agisse des fonctionnaires administratifs, des ingénieurs des services publics ou des agents de développement des corporations. Les classes moyennes sont les principaux bénéficiaires de la croissance du budget de fonctionnement, tandis que l’oligarchie profite surtout directement de l’augmentation des crédits d’investissements de l’État qui permet aux affaires qu’elle contrôle d’avoir des marchés (travaux publics notamment). La progression du commerce et de l’industrie multiplie les emplois ; on pense ici aux activités nées de la pêche.
28A partir des résultats du recensement de 1961, on peut estimer à 5 ou 600 000 personnes actives le nombre des individus pouvant être rangés dans les « classes moyennes », ce qui, avec leurs familles, représente de un million et demi à deux millions de Péruviens (100 000 techniciens et ingénieurs, 45 000 gérants et administrateurs d’entreprise, 133 000 employés recevant un certain salaire, une centaine de milliers de chefs d’exploitations agricoles, une centaine de milliers de commerçants, quelques milliers de médecins, avocats, etc...), plus les fonctionnaires, professeurs et officiers.
29Les classes moyennes ont, comme l’oligarchie, profité de la croissance économique, et l’oligarchie a profité de la croissance des classes moyennes. L’Institut national de planification (analisis de la realidad socio-economica del Peru, volume I, Lima 1963) indique que la rémunération du capital privé et des entrepreneurs qui, en 1950, figurait pour 20,2 % du revenu national, passe en 1960 à 25,1 % (ceci dans un produit national augmentant de 5 % au moins par an). Les revenus de la propriété passent, toujours dans le revenu national, de 3,5 à 5,2 %, les salaires des employés, de 18,6 à 22,5 % : on constate donc que la part des ressources des classes moyennes et de l’oligarchie s’élève, entre 1950 et 1960, de 44,3 % à 52,7 %. Il s’agit donc d’un enrichissement à la fois relatif et absolu. En revanche, les ressources des petits exploitants et artisans travaillant à leur compte qui figuraient pour 37 % dans le revenu national de 1950, n’étaient comptées que pour 30,9 % en 1960 et la part des salaires ouvriers passe de 16,5 à 14,7 %. Ainsi, si pendant les onze années considérées, le revenu national total progresse de 22,6 %, le revenu du capital et des entrepreneurs augmente de 30,4 %, celui des employés de 29,2 %, celui des ouvriers de 17,2 % seulement.
Le coût des classes dirigeantes et leurs possibilités d’épargne
30La puissance de l’épargne est considérable dans l’oligarchie. En effet, les dépenses somptuaires, l’art des fêtes coûteuses ne mobilisent qu’une part limitée des revenus des grandes familles, qui disposent ainsi de sommes importantes disponibles pour un réinvestissement dans les secteurs les plus avantageux financièrement qui, certes, ne sont pas toujours les meilleurs pour l’économie nationale.
31Le développement des classes moyennes a entraîné la formation d’un marché national pour des produits manufacturés. L’existence d’une clientèle incite des petites industries à se créer (fabriques de produits alimentaires, usines pharmaceutiques, industries du bâtiment, etc...). Cependant, dans un pays où le loyer de l’argent est cher, et où les gains sont souvent spéculatifs, les capitalistes n’ont intérêt à investir dans l’industrie fabriquant des produits de consommation courante ou semi-durable que si les marges bénéficiaires et le profit sont suffisants ; c’est-à-dire qu’ils demandent à bénéficier de situations de monopoles à l’abri des barrières douanières. D’autre part, le marché est trop réduit pour permettre des productions en grande série ; d’où un coût élevé des produits manufacturés sur place. C’est la rançon d’un marché étroit et protégé. Le prix d’une voiture montée, au Pérou, avec des pièces importées, revient aussi cher que l’importation de la même voiture, en état de marche et grevée de droits représentant 30 % de sa valeur à la sortie de l’usine en Europe ou en Amérique.
32Ceci explique que, malgré sa solidarité globale, l’oligarchie péruvienne se soit, depuis un siècle, divisée en deux grandes tendances : l’une « nationaliste », représentant notamment les intérêts des industriels locaux, et qui est défendue par le journal « El Comercio », l’autre, « fibre échangiste », groupant les exportateurs de sucre et de coton (dont le groupe de pression est constitué par la Sociedad nacional agraria) et les « miniers » et qui a comme porte-parole le journal « la Prensa ».
33Les classes moyennes salariées, par le biais des syndicats et par la force électorale qu’elles représentent, pèsent sur l’équilibre des prix : les fonctionnaires obtiennent des augmentations de traitements qui gonflent le budget ; et les entreprises, lorsqu’elles sont installées depuis longtemps, ont à supporter le poids des retraites et des avantages sociaux acquis à l’ancienneté par le personnel. Par suite des difficultés de licenciement, les services se gonflent d’un personnel, peu payé, mais mal employé et peu utilisable. Dans quelques administrations, on peut noter les couches de fonctionnaires déposées lors des différents changements politiques ; on a ainsi une « strate » « odriiste », un peu âgée, une strate « apriste », mise en place entre 1957 et 1962, une strate « action-populaire » déposée depuis 1963. On doit d’ailleurs se demander si les classes moyennes péruviennes rendent au pays les services qu’il peut en attendre. Elles devraient assurer le bon fonctionnement des « services » et encadrer les secteurs de production. Or, qualitativement, les services publics sont défectueux : le sens du service de l’État manque encore. Les cadres sont souvent médiocrement utilisés ; faute d’agents de maîtrise en quantité suffisante, des ingénieurs effectuent médiocrement des tâches de contremaîtres ; tandis que la sierra manque de médecins, des médecins sont sans clientèle et sans travail à Lima. Il y a plus d’ingénieurs agronomes vivant dans l’agglomération de Lima que sur le reste de la côte, et à fortiori, que dans les Andes. L’abondance des avocats incite ces derniers à multiplier les litiges pour ne pas rester sans cause. Ces défauts n’ont rien de spécifiquement péruvien ; on les retrouve dans toutes les sociétés des pays en voie de développement, et surtout dans celles dont l’essor est alimenté par les échanges extérieurs. Il n’en reste pas moins que la présence de ces classes moyennes contribue à donner à Lima son aspect de grande ville moderne, et qu’elle transforme la physionomie de certaines agglomérations de province. Mais à la sortie de Lima, comme de bien d’autres villes, la vision des « barriadas », et plus encore les files de « désoccupés » montrent que la croissance économique n’a pas été également répartie.
Notes
1 Il est cependant certain que, même si au niveau des connaissances acquises, les résultats d’une scolarisation primaire généralisée ne sont pas partout satisfaisants, la scolarisation dans les villages oubliés de la sierra renforce leur intégration dans la nation.
2 Un excellent ouvrage décrit la société péruvienne. Il s’agit de « Pouvoir et société dans le Pérou contemporain » de François Bourricaud (Armand Colin, Cahiers de la Fondation nationale des sciences politiques, no 149, 1967).
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© Éditions de l’IHEAL, 1968