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Alexandre de Humboldt

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Charles Minguet

V. Humboldt et le problème noir en Amérique espagnole

5. Humboldt et Cuba : un exemple concret d’étude démographique et sociologique

Texte intégral

1Les mêmes conclusions se dégagent de l’œuvre que Humboldt consacre spécialement à l’Ile de Cuba. Le problème noir y est étudié avec beaucoup plus de détails, du fait de la plus grande concentration de la population servile. L’Essai Politique sur l'Ile de Cuba constitue pour nous un document unique, un exemple concret d’étude démographique et sociologique.

  • 1 « J’ai fait, écrit Humboldt, deux séjours dans l’île, l'un de trois mois et l’autre d’un mois et d (...)
  • 2 Il s’inspire aussi des travaux publiés dans les périodiques cubains, notamment le Patriota de la H (...)

2Pour mener à bien cette étude de géographie humaine, Humboldt a utilisé ses notes personnelles, les documents manuscrits et les registres qu’il a pu consulter au cours de son séjour dans l’Ile, et qui lui avaient été remis ou rendus accessibles par des « personnes amoureuses du bien public »1. Il s’inspire également d’ouvrages publiés après son retour en Europe, entre 1804 et 1825, comme celui de Navarro2. Il a compulsé aussi les États statistiques dressés par les fonctionnaires de l’Administration espagnole, documents fort précieux, mais parfois assez difficiles à déchiffrer. Humboldt a su en extraire avec aisance les principaux chiffres en écartant les données inutiles et encombrantes, pour les présenter sous la forme d’une étude de cachet très moderne.

  • 3 Relation historique. « Dans le Nouveau Monde, comme dans l’Ancien, le peuple déteste les recenseme (...)

3Dans ses calculs, le savant allemand tient compte des difficultés de recensement qui surgissaient à chaque tentative du gouvernement de Madrid ou des gouverneurs et des vice-rois, lorsqu’ils voulaient appliquer les ordres de la Couronne pour obtenir un dénombrement exact de leurs administrés. Les gouverneurs, remarque Humboldt, à l’exception du marquis de la Torre (1774-1775), et de Don Luis de las Casas (1791), n’ont jamais appliqué dans l’Ile de Cuba les instructions venues de Madrid. La contrebande, pratiquement irrépressible, fausse les statistiques officielles, lorsqu’elles sont, à grand peine, établies. Enfin les propriétaires, pour mieux tromper les autorités, ont l’habitude de transmettre aux esclaves récemment achetés le nom des nègres morts et provoquent une grande confusion dans les recensements. Remarquons ici qu’une telle pratique frauduleuse est en contradiction avec les lois espagnoles, notamment avec l’article XII de la loi de 17893.

  • 4 Ile de Cuba, tome I, pp. 116-117, tableau no 1.
    Humboldt ajoute « Dans tout l’archipel des Antilles (...)

4Il y a peu d’esclaves noirs à Cuba. Humboldt attribue le chiffre restreint des esclaves, d’une part, à la pratique des affranchissements, aussi nombreux sur l’Ile que sur le Continent, et d’autre part, à la faible activité de la traite, « que les lois espagnoles n’ont jamais favorisée » et qui, comparée à celle à laquelle se livraient les autres pays, était en effet peu importante. Cuba, où cependant la population servile est la plus élevée de toutes les colonies espagnoles, en chiffre absolu et relatif, est la seule possession européenne des Antilles qui possède, de loin, le plus grand nombre d’hommes libres. Ils représentent 64 % de la population entière, soit 46 % de blancs et 18 % de libres de couleur ; tandis qu’ils sont, « dans les Antilles anglaises, à peine 19 %,...dans la partie française de Saint-Domingue, 13 % (soit blancs : 8 % ; libres de couleur : 5 %) », tandis que les esclaves représentent 87 % du total. Il ressort du tableau ci-après, extrait de l’Essai Politique sur l'Ile de Cuba (Tome 1, p. 116), que, sur une population globale de 715 000 habitants, calculée par Humboldt en 1825, il y avait 325 000 blancs, 130 000 libres de couleur et 260 000 esclaves, alors que, à la Jamaïque, la même année, Humboldt enregistre, sur 402 000 habitants, 25 000 blancs, 35 000 nègres ou mulâtres libres et 342 000 esclaves (85 % du total)4.

TABLEAU No 2. — Tableau de la population des Antilles, du Brésil et des États-Unis

TABLEAU No 2. — Tableau de la population des Antilles, du Brésil et des États-Unis

Essai Politique sur l’Ile de Cuba, pp. 116-117, tome I, édition de 1826.

  • 5 Ile de Cuba, tome I, p. 124, tableau no 2.

5Les esclaves, à Cuba représentent, en 1825, 36 % de la population, la proportion des hommes de couleur, noirs ou mulâtres, esclaves ou libres, étant de 54 %. Dans le tableau général, dressé par l’auteur, des gens de couleur libres et esclaves (tome I, p. 124), il apparaît que 43 % sont des citadins, 57 % étant fixés dans les champs. A l’intérieur de ce groupe coloré, on remarque que la plus grande partie des « agriculteurs » est composée d’esclaves : 44,5 % sur un total de 57 %, soit une proportion de 90 % de main-d’œuvre agricole composée uniquement d’esclaves5.

TABLEAU No3. Répartition de la population a CUBA (Villes et champs)

Division territoriale de l’Ile de Cuba

Libres de couleur

Esclaves

Gens de couleur libres et esclaves

1. Partie Occidentale (Juridiction de la Havane)

Dans les villes

0,11

0,11 ½

0,22 ½

Dans les champs

0,01 ½

0,34

0,35 ½

2. Partie Orientale(Quatro Villas, Puerto-Principe, Cuba)

Dans les villes

0,11

0,09 ½

0,20 ½

Dans les champs

0,11

0,10 ½

0,21 ½

——

———

———

Total

0,34 ½

0,65 ½

1,00

  • 6 Il s’agit seulement ici de la ségrégation dans le domaine de l’habitat urbain. A Cumaná, Humboldt (...)

6Ces premières données nous permettent de constater une localisation massive des esclaves à la campagne, une sorte de ségrégation géographique conditionnée par les impératifs économiques. Dans les villes, au contraire, les esclaves ne sont pas isolés du reste de la population6. Enfin, la proportion des hommes de couleur y est très importante : 43 %. Humboldt ne fait aucune allusion à l’existence de la ségrégation, telle qu’elle était préconisée et pratiquée en Amérique du Nord par certains esclavagistes, dès la fin du xviiie siècle. La population noire citadine n’est pas cantonnée dans des quartiers réservés, ainsi qu’il apparaît dans le tableau sur la répartition de la population de la Havane, quartier par quartier. Dans la cité proprement dite, le dénombrement officiel reproduit par Humboldt dans son Essai Politique sur l’Ile de Cuba, donne les chiffres suivants pour l’an 1810 :

7— 18 365 blancs, 4 414 pardos libres, 5 886 noirs libres, 1 073 pardos esclaves et 13 437 noirs esclaves.

8On remarquera la mention de quatre catégories d’hommes de couleur et la distinction établie entre le noir proprement dit et le pardo ou mulâtre.

9La présence, à l’intérieur même de la Havane, d’un nombre aussi considérable de noirs se justifie par leur emploi dans le service domestique.

  • 7 Ile de Cuba, tome I, p. 147.

10Dans les quartiers périphériques de la capitale : La Salud ou Guadalupe, Jesús Maria, Horcón, Cerro, San Lázaro, Jesús del Monte, Regla, la proportion est à peu près la même que dans l’enceinte de la ville. Humboldt remarque que les affranchissements sont plus nombreux dans les villes qu’à la campagne, et il attribue ce phénomène à la coexistence prolongée des communautés. Il n’y a donc pas de ségrégation dans les villes au début du xixe siècle, ce qui ne signifie pas que les relations entre blancs et noirs soient dépourvues d’hostilité. Néanmoins, comme Humboldt l’a rappelé pour le Venezuela, le sentiment religieux à Cuba inspire «...à beaucoup de maîtres aisés l’idée de donner par un testament la liberté à un certain nombre d’esclaves... ». Les causes principales « ...qui font passer tant d’esclaves dans les villes, de l’état servile à l’état de libre de couleur, viennent de l’habitude d’entretenir une multitude de noirs pour le service de la maison, des affections qui naissent de ce rapprochement, de la facilité du gain pour les ouvriers esclaves qui ne paient à leur maître qu’une certaine somme par jour pour travailler librement pour eux-mêmes... »7.

  • 8 Bien que la ségrégation de fait n’existe pas dans les villes, et notamment à La Havane, Humboldt f (...)
  • 9 Pierre George, Précis de Géographie urbaine, PU P, Paris, 1961 ; voir en particulier le chapitre v (...)

11La relative facilité avec laquelle, lorsqu’ils résident dans les villes, les noirs peuvent s’affranchir, le climat affectif qu’ils y trouvent, expliquent aisément les mouvements internes qui se manifestent dans la population noire8. Humboldt a noté le double processus : d’abord une migration continue des noirs des plantations vers les villes ; ensuite un passage de l’esclave devenu citadin à l’état d’homme libre. Il nous paraît utile d’insister sur la valeur des observations de Humboldt à ce sujet, par ce qu’elles nous apprennent sur la structure de la société noire de l’Ile, mais aussi par la nouveauté qu’elles constituent dans les études historiques et géographiques. Le savant allemand présente une explication globale d’un problème de population en tenant compte de ses aspects économiques, psychologiques et affectifs. Lorsqu’il remarque le mouvement migratoire vers les villes, il appréhende un phénomène sociologique d’autant plus précieux qu’il est encore actuel, aussi bien dans les pays fortement industrialisés que dans les régions sous-développées. Les déshérités, les agriculteurs, plus ou moins misérables dans leurs campagnes, sont invinciblement attirés par les villes. Ainsi se créent autour des cités d’énormes faubourgs ouvriers, ou de vastes « bidonvilles » suivant le cas. Mais alors que, dans un pays industrialisé, l’exode rural, qui ne laisse pas de poser de graves problèmes, favorise l’expansion économique en fournissant de la main-d’œuvre à l’industrie, dans les pays sous-développés, au contraire, la concentration dans les villes d’une importante population paysanne vient alourdir le complexe urbain, sans profit pour l’économie citadine, incapable de transformer en ouvrier le paysan pauvre qui a fui la campagne. D’autre part, il n’est pas facile de faire d’un campagnard inculte un ouvrier spécialisé, il ne peut qu’exercer les métiers les plus humbles, manœuvre, terrassier, etc... ; en général il vient grossir l’armée des chômeurs, dans une société incapable, par manque de capitaux ou d’initiative, de créer des emplois. Et nous n’insistons pas sur les graves problèmes sanitaires, psychologiques et moraux que pose la « civilisation » du taudis9.

  • 10 Cette attitude a déjà été étudiée notamment par Ludwig Pfandl, Introducción al siglo de Oro, Barce (...)

12Les quartiers de la Havane, cités plus haut et où s’entassent, à côté des blancs, les noirs et les pardos esclaves ou libres, offrent des conditions de vie relativement meilleures que les sucreries ou les plantations de l’intérieur. Mais aussi se crée une sorte de « Lumpenproletariat » (un prolétariat en haillons) parfaitement disponible pour une aventure révolutionnaire. C’est ainsi que le tiers des esclaves habite les villes principales de Cuba. Ils y reçoivent des salaires, peu importants sans doute, et d’une manière discontinue mais ils préfèrent végéter dans les villes plutôt que de s’épuiser dans le travail agricole. Il faut ajouter que le mépris du travail manuel, caractéristique à peu près jamais démentie de la mentalité espagnole depuis le xvie siècle, a contribué à transférer sur le noir ou le pardo les activités considérées comme non-nobles10.

13Les noirs ou mulâtres libres se consacrent aux petits métiers artisanaux : cordonniers, tailleurs, barbiers, charpentiers, forgerons, menuisiers, boutiquiers, tenanciers de cabaret, etc... Un artisan libre peut gagner journellement jusqu’à 10 réaux, tandis qu’un bozal ne perçoit que 4-5 réaux par jour.

14La différence de mentalité entre le noir ou le pardo libres et leurs homologues esclaves a été relevée par Humboldt à Cuba. Il existait à l’intérieur du groupe noir des degrés d’évolution divers suivant les conditions de vie. Humboldt évoque la distance qu’il peut y avoir : « entre un esclave qui sert dans la maison d’un homme riche, à la Havane et à Kingston, ou qui travaille pour son compte en ne donnant à son maître qu’une rétribution journalière, et l’esclave attaché à une sucrerie ».

  • 11 Ile de Cuba, tome I, p. 147.
    Dans les villes, où les nègres étaient employés comme domestiques, leu (...)

15Il ne manque pas cependant d’ajouter : « La position des libres de couleur est plus heureuse à la Havane que chez les nations qui, depuis des siècles, se vantent d’une culture plus avancée »11.

16Mais c’est surtout dans la Relation Historique que l’on peut découvrir une fort intéressante observation à propos de la mentalité particulière du noir qui se croit évolué, soit parce qu’il sait quelques rudiments d’écriture, soit parce qu’il peut présenter une couleur de peau moins sombre que ses frères de race. C’est chez les zambos que l’on trouve principalement ces types d’hommes qui font preuve d’un étonnant sentiment de supériorité raciale, surtout vis-à-vis de l’Indien.

  • 12 Relation historique, tome VI, livre VI, chap, xviii, p. 213 et suiv.

17Le 31 mars 1800, au cours de leur navigation sur le Rio Apure, Humboldt et ses compagnons font halte dans une petite plantation située en aval de la « Vuelta del Jobal ». Ils y sont reçus par le propriétaire, « ...Don Ignacio, un zambo presque nu, à la peau d’un brun noirâtre », qui leur présente sa femme et sa fille, « Dona Isabel et Dona Manuela » ; cette famille, écrit Humboldt se croit « de la caste des blancs ». Ce zambo, spécialisé dans la chasse au tigre, n’emploie pas les armes à feu ; il ne se sert que de l’arc et des flèches. Il n’a même pas eu le courage de construire une cabane, et les voyageurs, obligés de tendre leurs hamacs à la belle étoile reçoivent au milieu de la nuit le plus bel orage de leur vie agrémenté par un épisode tragi-comique. Le chat de « Dona » Isabel, réfugié sur un tamarin, choit dans le hamac d’un dormeur « ...qui, blessé par les griffes du chat,...se crut attaqué par une bête sauvage de la forêt ». Tout cela n’empêche pas Don Ignacio de remercier le ciel pour la bonne fortune qu’il a réservée aux voyageurs, en les amenant jusqu’à son domaine, au milieu de « blancs et de gens de condition, entre gente blanca y de tralo ». Ce zambo à demi-sauvage s’intéresse fort aux « ...nouvelles de Madrid », et attend la visite du Roi d’Espagne ». Il refuse de faire rôtir un cabiai (chigüire) apporté par les voyageurs car, dit-il, « des « caballeros blancos », comme lui et moi, rapporte Humboldt, n’étaient pas faits pour manger de ce gibier indien ». Il leur offre un cerf, animal noble, et seul digne de figurer à la table de blancs. Enfin, Humboldt reproduit avec indignation les propos de « Don » Ignacio, qui se flatte d’avoir participé à une « chasse aux âmes » sur le rio Meta, et, après un féroce combat avec les sauvages Indiens guahibos, « d’avoir ainsi rendu d’éminents services à Dieu et à son Roi en enlevant les petits Indiens (indiecitos) à leurs parents pour les répartir dans les missions ». Ce seul exemple permet de mieux comprendre l’attitude de la communauté12 noire (zambos, mulâtres ou noirs purs) au cours des guerres d’indépendance ; les noirs, pendant une assez longue période, se sont désespérément accrochés à l’Espagne parce qu’ils préféraient lutter contre leurs maîtres créoles et qu’ils voulaient, en se distinguant des Indiens, accéder à une sorte de blancheur morale.

  • 13 Ile de Cuba, tome I, p. 144.

18Si curieux que cela puisse paraître, les affranchissements sont favorisés par la traite. Humboldt a parfaitement bien décrit l’enchaînement des deux phénomènes lorsqu’il observe que « ...les libres de couleur augmentent en partie par le passage d’une caste à une autre, et que l’augmentation des esclaves, par l’activité de la traite, y contribue puissamment »13.

  • 14 Humboldt remarque que, à La Havane et dans ses faubourgs, en 20 ans l’accroissement des blancs a é (...)

19La migration des esclaves vers les villes ne pourrait se continuer indéfiniment, si de nouveaux venus, les bozales ne venaient combler les vides laissés par les noirs avides d’affranchissement14.

  • 15 « Nous verrons bientôt, écrit Humboldt, que par l’activité toujours croissante de la traite, les q (...)

20Ce n’est pas le lieu ici de suivre les développements que Humboldt consacre à la traite, qui semble avoir connu une certaine recrudescence au début du xixe siècle ; l’abolition de l’esclavage ayant été envisagée depuis 1789, les négriers se hâtaient d’expédier d’Afrique le plus grand nombre possible de noirs, dans la perspective d’un arrêt de leurs fabuleux bénéfices15. Nous étudierons ce problème dans d’autres chapitres. Il suffit de retenir pour l’instant que la traite se perpétuait en raison de l’énorme mortalité enregistrée dans la population servile des plantations. Les bozales récemment débarqués d’Afrique occupaient dans la société noire le degré le plus bas de l’échelle.

21Ils étaient affectés, pour la plupart, dès leur arrivée, à la culture de la canne à sucre. On cultivait aussi à Cuba, à l’époque de Humboldt, d’autres produits ; le café, depuis 1798 avec 28 000 esclaves, ainsi que le tabac. Mais la grande majorité de la main-d’œuvre noire était employée dans les plantations de canne à sucre, qui occupait, aux environs de 1820, 260 000 nègres, d’après Humboldt.

  • 16 Ile de Cuba, tome I, p. 177.

22La récolte de la canne se fait entre février et mai. La coupe de la tige est un travail relativement simple, ne requérant aucune connaissance technique chez l’exécutant ; elle exige seulement l’emploi du machete et une main-d’œuvre nombreuse et bon marché, ce qui était le cas à Cuba. Le travail est très épuisant et il exigerait une alimentation très riche et des soins constants réservés aux ouvriers. Humboldt rapporte que les nègres des plantations sont mis à contribution jour et nuit, car les maîtres les emploient aussi à d’autres travaux agricoles, ou bien pour l’entretien des bâtiments et du matériel des sucreries. Ainsi, le taux de mortalité est-il très élevé, par suite du rapide épuisement physique de l’esclave ; il est de 10 à 12 % par an, et parfois atteint dans certaines exploitations 15 à 18 % par an. Les maladies, la nostalgie du pays perdu, les traitements barbares viennent s’ajouter à ces conditions inhumaines de travail. Humboldt souligne l’importance de la présence, dans les plantations, de négresses « qui peuvent donner des soins aux malades » et contribuer ainsi à l’adoucissement du sort des noirs. Mais les colons se sont surtout attachés à acheter des hommes, plus résistants et plus aptes au travail des plantations. Humboldt rapporte qu’il a : « ...entendu discuter froidement s’il vaut mieux, pour le propriétaire, de ne pas fatiguer à l’excès les esclaves dans le travail, et par conséquent, de les remplacer moins souvent, ou d’en tirer en peu d’années tout le parti possible, sauf à faire plus fréquemment des achats de negros bozales. Tels sont les raisonnements de la cupidité lorsque l’homme se sert de l’homme comme bête de somme »16 !

23Malgré les pertes effroyables subies par les propriétaires dans le cheptel humain ainsi exploité, ceux-ci retirent d’énormes bénéfices de la culture de la canne à sucre, que Humboldt chiffre à 1 500 % du capital-travail investi, dans les bonnes années, et à 1 300 %. dans les années médiocres.

  • 17 Ile de Cuba, tome I, pp. 177-178.

24Cependant, précise-t-il, les propriétaires cubains « ...se sont occupés de la manière la plus louable, de l’amélioration du régime des plantations. La mortalité des nègres récemment introduits est encore de 10 à 12 pour cent ; elle pourrait, d’après l’expérience de plusieurs sucreries bien gouvernées, diminuer jusqu’à 6 ou 8 pour cent »17.

  • 18 Tableau des mariages, naissances et décès à La Havane en 1813, 1814, 1820, 1821, 1824 (Ile de Cuba (...)

25Si la mortalité des noirs des plantations peut être considérée comme très forte, on pourrait croire que celles des blancs, et surtout des citadins, était relativement élevée. L’état sanitaire de la Havane laissait beaucoup à désirer. De fréquentes épidémies de fièvre jaune ravageaient la population, sans distinction de couleur. Mais en aucun cas la mortalité moyenne de la Havane n’atteignait les chiffres de celle des noirs des plantations. Le rapport des décès et des naissances à la population, étudié par Humboldt, prouve que celui-ci était à peu près le même à la Havane que dans une ville comme Paris18.

Notes

1 « J’ai fait, écrit Humboldt, deux séjours dans l’île, l'un de trois mois et l’autre d’un mois et demi ; j’ai eu l’avantage de jouir de la confiance des personnes qui, par leurs talens et par leur position comme administrateurs, propriétaires ou négocians, étoient à même de me donner des renseignements sur l’accroissement de la prospérité publique. La protection particulière dont j’ai été honoré par le ministère d’Espagne rendoit cette confiance très légitime... Depuis trente ans, le gouvernement espagnol n’a point entravé à La Havane même la publication de documens statistiques les plus précieux sur l’état du commerce, de l’agriculture coloniale et des finances. J’ai compulsé ces documens, et les rapports que j’ai conservés avec l’Amérique depuis mon retour en Europe m’ont mis en état de complèter les matériaux que j’avois recueillis sur les lieux ». Ile de Cuba, tome I, pp. 7-8.

2 Il s’inspire aussi des travaux publiés dans les périodiques cubains, notamment le Patriota de la Habana.

3 Relation historique. « Dans le Nouveau Monde, comme dans l’Ancien, le peuple déteste les recensements, car il craint qu’ils soient faits pour augmenter la masse des impôts. A Madrid, bien que les ministres instruits des véritables intérêts de la patrie aient désiré de temps en temps obtenir des informations précises sur la croissante prospérité des colonies, les autorités locales n’ont pas secondé en général des vues aussi utiles. Des ordres directs de la Cour d’Espagne ont été nécessaires pour que soient remis aux éditeurs du Mercurio Peruano les excellentes notions d’économie politique qu’ils ont publiées », Tome IV, livre IV, chap. xii, pp. 162-163.
Dans son étude sur Cuba, Humboldt, à propos du recensement de la population, évoque « ...la crainte qu’inspire partout une opération qu’on a coutume de regarder comme le funeste précurseur de taxes nouvelles », Ile de Cuba, tome I, p. 138.

4 Ile de Cuba, tome I, pp. 116-117, tableau no 1.
Humboldt ajoute « Dans tout l’archipel des Antilles, les hommes de couleur (nègres et mulâtres, libres et esclaves), forment une masse de 2 360 000 ou de 85 % de la population totale » (ib. p. 118).

5 Ile de Cuba, tome I, p. 124, tableau no 2.

6 Il s’agit seulement ici de la ségrégation dans le domaine de l’habitat urbain. A Cumaná, Humboldt a noté une nette séparation entre l’habitat des blancs et des métis et des Indiens. « ...une végétation fraîche et vigoureuse fait reconnoître de loin les sinuosités de la rivière qui sépare la ville des faubourgs, la population de race européenne et mixte des indigènes à teint cuivré » Relation hist., tome II, livre II, chap. rv, p. 269. La ségrégation existait en fait, dans le domaine politique et culturel. Elle a même existé et elle existe encore, dans les sociétés non esclavagistes. Le mot et la notion même de ségrégation sont d’une utilisation plus moderne, notamment aux États-Unis, où une loi de l’Etat de Géorgie, en 1829, interdit aux noirs d’apprendre à lire et à écrire. (Schoell, op. cit., p. 24). La ségrégation et la discrimination raciales ont été proclamées officiellement par les codes civils des différents états nord américains (sudistes), à partir de 1877. (Schoell, op. cit., p. 89). Il est à peine utile d’insister sur la différence essentielle entre une ségrégation de fait, commandée par des différences de niveau social ou économique et non codifiée, et la ségrégation légale instituée par certains États de l’Amérique du Nord. Les contacts quotidiens entre blancs et noirs à La Havane en 1800 sont dépourvus de ce sentiment irrépressible de répulsion que suscitent les noirs américains dans la population nord américaine blanche aujourd’hui. Schoell, remarque par exemple qu’en 1949 « ...l’administration fédérale du logement (Federal Housing Administration) et l’administration des anciens combattants (Veteran’s Administration) ont refusé d’assurer tout prêt qui, destiné à financer de nouvelles habitations, comporterait des « clauses restrictives ». Il s’agit de ce que l’on appelle des « restrictive covenants », qui »...interdisent discrètement mais fermement à un juif ou à un nègre de prétendre à un appartement dans un immeuble donné (pp. 206-207) ! Schoell signale que malgré ces efforts antiségrégationnistes, les préjugés héréditaires sont « plus forts que les interventions administratives les mieux intentionnées ». La ségrégation se fait aussi dans les églises (elle est moins forte chez les catholiques que dans les sectes protestantes), dans les hôtels et les lieux publics et les transports en commun, ib., pp. 209-217.

7 Ile de Cuba, tome I, p. 147.

8 Bien que la ségrégation de fait n’existe pas dans les villes, et notamment à La Havane, Humboldt fait souvent allusion à la haine entre les communautés. « Le rapport des castes entre elles, écrit-il, restera un problème politique d’une haute importance jusqu’à l’époque où une sage législation aura réussi à calmer les haines invétérées, en accordant une plus grande égalité de droits aux classes opprimées », Ile de Cuba, tome I, pp. 134-135.
Cependant, Humboldt pense que l’Ile de Cuba est infiniment, mieux placée que les autres îles des Antilles pour échapper au « naufrage commun » que pourrait provoquer la haine entre les castes. Car les hommes libres y sont plus nombreux qu’ailleurs. « Les blancs, et surtout les affranchis, dont il est facile de lier la cause à celle des blancs, prennent à l’Ile de Cuba, un accroissement numérique très rapide. Les blancs et les affranchis forment déjà près des deux tiers de la population totale de l’île... », ib., tome I, pp. 119-120.
La migration de l’esclave vers les villes lui permettait de « parachever une promotion sociale commencée dans l’esclavage ». « Il s’agit donc moins d’une révolte que d’un processus de mobilité verticale, d’une montée dans la hiérarchie à l’intérieur d’une société de classe multiraciale ». B. Bastide, Annales, A. Colin, Paris, 20e année, n. 1,1965, p. 169-174 ; à propos d’un article de Y. Debbasch « Le marronnage », Année sociologique, 1962, p. 1-112, 1963, pp. 117-195.

9 Pierre George, Précis de Géographie urbaine, PU P, Paris, 1961 ; voir en particulier le chapitre v, Structure des villes des pays d’économie sous-développée, pp. 143-163.

10 Cette attitude a déjà été étudiée notamment par Ludwig Pfandl, Introducción al siglo de Oro, Barcelona, 1959, où l’on peut lire, à propos de la société espagnole de la Péninsule, et surtout de la classe la plus basse : « Cet orgueil national, cette espèce de répugnance raciale à s’immiscer dans les travaux, occupations et industries, tenus pour inférieurs, et qui sont donc réservés aux« moriscos », en vint à être une sorte de dogme de dignité et de distinction natives pour l’espagnol de pure race, pour le « vieux chrétien », descendant des conquérants de « moriscos » et de découvreurs de monde, qui considérait comme déshonorant toute activité manuelle » (p. 118).
Le mépris du travail manuel va de pair avec la « manie nobiliaire des Espagnols du xviie siècle », que Vicens Vives étudie dans le tome III de son Historia social y Económica de España y América (p. 302 et suivantes). Cette manie a affecté les classes plébéiennes. L’auteur cite les Empresas de Saavedra Fajardo et le Pasajero, de Suárez de Figueroa, pour rappeler que les contemporains ont remarqué l’attrait extraordinaire qu’exerçait sur les classes populaires le mythe de la « hidalguía ». Les roturiers, seuls producteurs, supportaient tout le poids de la nation. C’est ainsi que, « écrasés progressivement par la prolifération des parasites, l’exode rural, comme le constate le Duc de Maura, se généralisait, la misère dans les campagnes augmentait... et les vilains et plébéiens du troupeau tributaire, pour fuir ses tentacules s’engageaient dans les armées, émigraient dans le Nouveau Monde, se réfugiaient dans l’état ecclésiastique ou liquidaient leur modeste capital pour acheter une patente de noblesse », (tome III, p. 324). Les métiers mécaniques, « bas et vils », avaient été placés par la législation espagnole en marge des dignités sociales.
Jean Sarrailh, dans L'Espagne éclairée de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, Paris 1954, a montré les efforts des philosophes et réformateurs de ce temps pour essayer de tirer l’Espagne de son sous-développement économique. Au nombre de ces tentatives figure en bonne place la réhabilitation et l’exaltation du travail manuel, qui ne vont pas sans quelque exagération, puisqu’on l’oppose à l’étude de la théorie, considérée parfois comme néfaste (p. 172 et suivantes). Le mépris de toute activité manuelle et mécanique ne pouvait donc que s’accroître sur le Nouveau Continent, où la seule qualité de blanc conférait, croyait-on, la noblesse. Voir à ce propos notre chapitre sur le créole hispano-américain.

11 Ile de Cuba, tome I, p. 147.
Dans les villes, où les nègres étaient employés comme domestiques, leur situation était beaucoup moins dure. On les appelait, dans les Antilles françaises, des « nègres à talent ». « Ce sont ceux qu’une intelligence plus vive ou une plus remarquable aptitude manuelle a retirés de la plantation ». Certains sont tonneliers, charpentiers et maçons, Gaston Martin, Histoire de l’esclavage dans les colonies françaises, (pp. 126-127).

12 Relation historique, tome VI, livre VI, chap, xviii, p. 213 et suiv.

13 Ile de Cuba, tome I, p. 144.

14 Humboldt remarque que, à La Havane et dans ses faubourgs, en 20 ans l’accroissement des blancs a été de 73 pour cent, celui des libres de couleur de 171 pour cent, à cause des affranchissements permis par l’arrivée ininterrompue des bozales d’Afrique, Ile de Cuba, tome I, p. 144.

15 « Nous verrons bientôt, écrit Humboldt, que par l’activité toujours croissante de la traite, les quinze années qui ont suivi celle de 1790 ont fourni plus d’esclaves que deux siècles et demi qui ont précédé l’époque du commerce libre ». Ile de Cuba, tome I, p. 169. La Convention a aboli l’esclavage le 4 février 1794 (16 Pluviôse An II) dans les colonies françaises. Mais le premier Consul le rétablit le 20 floréal an X (Mai 1802).
Il semble bien qu’après 1790-1794, le nombre de noirs transportés en Amérique a augmenté sensiblement. Pour les États-Unis, par exemple, l’importation annuelle moyenne, entre 1715 et 1750, était de 2 500, soit 90 000 au total ; entre 1751 et 1760 : 3 500, soit 35 000 ; de 1761 à 1770 : 7 400, soit 74 500 ; de 1771 à 1790 : 1 700, soit 36 000 ; de 1791 à 1808 : 3 900, soit 70 000.
Pour Cuba, Humboldt reproduit le tableau des arrivées des nègres à La Havane (Ile de Cuba, tome I, p. 170), d’où il ressort que les divers accords sur l’abolition de la traite, qui devait entrer en vigueur, du côté espagnol, le 30 mai 1820, ont favorisé ce commerce jusqu’à cette date. C’est ainsi que si, de 1790 à 1801, on compte une arrivée annuelle moyenne qui va de 2 534 à 8 528, selon les années, à partir de 1816 les chiffres augmentent considérablement : 1816 : 17 737 ; 1817 : 25 841 ; 1818 : 19 902 ; 1819 : 17 194 ; 1820 : 4 122. Humboldt commente ainsi le tableau : « Moyenne annuelle dans cet intervalle de temps (1790-1820) 7 470, et pour les derniers dix ans (1810-1820) : 11 542 ».
« Il est triste sans doute, ajoute-t-il plus loin, d’apprendre que, par la dédaigneuse et coupable insouciance de quelques gouvernemens de l’Europe, la traite, devenue plus cruelle, parce qu’elle est plus occulte, enlève de nouveau à l’Afrique, depuis dix ans, presque le même nombre de noirs qu’avant 1807 », Ile de Cuba, tome I, p. 320. Cette date de 1807, Humboldt la rappelle surtout à cause du « Bill » d’interdiction promulgué en Angleterre par Lord Grandville. Mais cette loi ne concerne que l’Angleterre. La prohibition édictée par l’Angleterre, à la suite de la campagne menée, dès 1787, par Wilberforce, ne sera reprise que par le Congrès de Vienne (1815), au cours duquel l’Angleterre, l’Autriche, la France, le Portugal, la Russie, l’Espagne et la Suède proclament la liberté et l’abolitionnisme.
Pour l’histoire de la traite, voir notamment : Georges Scelle, La traite négrière aux Indes de Castille, Contrats et traités d’assiento, 2 vol. Paris, 1906, et Père Dieudonné Rinchon (dominicain), La traite et l'esclavage des Congolais par les Européens, Bruxelles, 1929, ainsi que Jehan Mousnier. Journal de la Traite des Noirs, Paris, 1957.

16 Ile de Cuba, tome I, p. 177.

17 Ile de Cuba, tome I, pp. 177-178.

18 Tableau des mariages, naissances et décès à La Havane en 1813, 1814, 1820, 1821, 1824 (Ile de Cuba, tome I, pp. 30, 33). Il apparaît que la mortalité moyenne à La Havane, dans ces années, se situait autour de 4 %. Le rapport des naissances à la population était de 1 : 33,5 à La Havane, contre 28 à Paris ; celui des décès, de 1 : 33,2 à La Havane contre 31,6 à Paris. Humboldt conclut que les effets de la fièvre jaune, dans une ville « étroite et populeuse * comme la Havane, « ...se font sentir beaucoup moins dans la balance totale entre les naissances et les décès qu’on le croit vulgairement ». (ib. p. 31).

Table des illustrations

Titre TABLEAU No 2. — Tableau de la population des Antilles, du Brésil et des États-Unis
Légende Essai Politique sur l’Ile de Cuba, pp. 116-117, tome I, édition de 1826.
URL http://books.openedition.org/iheal/docannexe/image/3777/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 250k

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