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Alexandre de Humboldt

 | 
Charles Minguet

V. Humboldt et le problème noir en Amérique espagnole

3. L’attitude des créoles face à l’esclavage

Texte intégral

  • 1 Il faut croire que ce procédé horrible est traditionnel dans ces contrées, puisqu’il est encore en (...)

1Les excès commis par les maîtres étaient fréquents, puisque dans un autre passage de la Relation Historique, Humboldt mentionne un meurtre d’esclave, alors qu’il se trouvait aux environs de Caicara au cours de sa navigation sur l’Orénoque. Un certain M.V... avait été condamné à : « ...quatre ans de prison et à cent piastres d’amende pour avoir, dans un accès de colère, attaché par les jambes une négresse à la queue de son cheval et l’avoir traînée au grand galop dans la savane jusqu’à ce qu’elle expirât de douleur s1.

2Dans cette région, les maîtres blancs sont pauvres ; mais le traitement réservé aux noirs n’est pas plus favorable à leur conservation que dans une propriété tenue par un riche planteur. Cependant, le verdict rendu par « l’Audiencia », après ce crime, avait été jugé trop peu sévère par les blancs ;

  • 2 Relation Historique, tome IX, livre IX, chap. xiv, p. 102.

mais un : « ...petit nombre de personnes (et c’étaient celles qui se disaient les plus éclairées et les plus sages) trouvait la punition d’un blanc contraire à la saine politique dans un moment où les noirs de Saint-Domingue étaient en pleine insurrection »2.

3La relation de telles dissensions entre blancs pendant les années décisives au cours desquelles il parcourait ces régions, confère au témoignage de Humboldt une grande valeur. A l’époque où il écrit ses lignes, la guerre civile fait rage au Venezuela (1816), et Humboldt regrette que les habitants de ce pays n’aient pas écouté :

  • 3 Relation historique, chap. xxiv.

« ...Don Domingo Tovar et d’autres citoyens vertueux qui, dès l’année 1795, ont élevé leurs voix dans le cabildo de Caracas pour empêcher l’introduction des noirs, et pour proposer des moyens qui auraient pu améliorer leur condition »3

  • 4 Humboldt ne fait aucune allusion à l’influence possible sur les familles créoles de l’action inlas (...)

4Car les noirs ont pris les armes pour leur propre compte, en profitant de la guerre entre blancs (créoles et Espagnols) ; nous savons qu’ils ne se sont ralliés à la cause des insurgés qu’à partir du moment où Bolivar a enfin aboli l’esclavage (1816). Humboldt avait donc très bien compris le danger que pouvait présenter pour l’Amérique espagnole, et pour le Venezuela en particulier, la présence d’esclaves noirs misérables et maltraités, malgré quelques exceptions4.

5Le nom de Tovar revient souvent sous sa plume. Il représente, aux yeux de Humboldt, le symbole de l’élite « progressiste » créole ; le voyageur ne manque pas de rendre hommage à son action en faveur des esclaves. Humboldt a connu et fréquenté le comte Tovar y Ponte, dont il a visité les propriétés. Ce créole immensément riche, dont le père jouissait d’un revenu de 75 000 piastres, descend d’une des plus illustres familles coloniales du Venezuela.

6Tovar qui avait fait de fréquents séjours en Europe, d’où il revenait lorsque Humboldt accosta à Cumaná, applique dans ses plantations un système qui mérite d’être décrit, car il est, à notre sens, l’expression de l’évolution, sur le plan politique et économique, d’une partie de la bourgeoisie féodale créole. La région dans laquelle le comte Tovar possédait une portion de ses immenses domaines se situe à l’est de Maracay, sur les bords du lac de Valence, dans les états actuels de Aragua et de Miranda. Au cours des excursions autour des rives du lac, les voyageurs, écrit Humboldt, ont été :

« ...agréablement frappés, non seulement des progrès de la culture, mais de l’accroissement d’une population libre, laborieuse, accoutumée au travail, trop indigente pour compter sur l’assistance des esclaves. Partout, poursuit Humboldt, de petits fermiers blancs et mulâtres avoient formé des établissements isolés ».
Leur hôte « ...possédoit plus de terres qu’il n’en pouvoit défricher ; il les distribuoit, dans les vallées d’Aragua, à de pauvres familles qui vouloient s’adonner à la culture du coton... Noblement occupé des moyens propres à éteindre progressivement l’esclavage des noirs dans ces contrées, le Comte Tovar se flattoit du double espoir et de rendre les esclaves moins nécessaires aux propriétaires et d’offrir aux affranchis la facilité de devenir fermiers ».

7Avant de partir pour l’Europe, Tovar avait réparti lui-même des lots de terrain aux « pauvres » (blancs, esclaves, affranchis, mulâtres ou noirs) ; à son retour, quatre ans après « ...il trouva, dans le même lieu (région de Cura) de belles cultures de coton et un petit hameau de trente à quarante maisons que l’on appelle Punta Zamuro, que Humboldt a visité, et dont les habitants étaient en majorité des mulâtres, des zambos et des nègres libres. Le système économique institué par Tovar fait l’admiration de Humboldt ; il le considère comme un modèle que devraient suivre tous les propriétaires créoles. Cette réforme représente un moment intéressant dans la modification des structures sociales de l’Amérique espagnole. Humboldt a assisté au passage, qui se fait sous le contrôle et la direction de seigneurs créoles tels que Tovar, de l’état esclavagiste pur à un stade plus avancé, plus complexe de la société coloniale, mais aussi odieux, le peonaje. Le serf fait place au tout petit propriétaire, devenu fermier du seigneur, et qui, malgré sa liberté, est obligé, contre salaire, de venir travailler sur les terres du grand propriétaire à qui il doit son état d’homme « libre ». Humboldt décrit, avec force louanges, le nouveau régime économique ainsi créé :

  • 5 Relation historique, tome V, livre V, chap. xv, pp. 152-155.

« Comme les fermiers se trouvent, souvent, dans le besoin, ils donnent leur coton à un prix très modique. Ils le vendent avant la récolte, et ces avances faites par de riches voisins mettent le débiteur dans une dépendance qui le force à offrir plus souvent ses services comme journalier »5.

8Un tel système apparaît sans doute comme aussi abusif, du point de vue économique et politique, que celui de l’esclavage. Néanmoins, Humboldt y voit un grand progrès, dans la mesure où l’ancien esclave devient citoyen virtuel, diminué sans doute, mais homme libre, en fin de compte.

9Il est difficile de faire la part de la sincérité personnelle de Tovar, et de l’intérêt pur et simple qui pouvait l’animer. Humboldt n’a voulu retenir, de ces théories humanitaires mises en pratique par Tovar, que leur aspect positif, qui est incontestable : la liberté physique de l’esclave.

  • 6 Relation historique, tome IV, livre IV, chap. xii, p. 101.

10La tendance générale dans les colonies espagnoles allait d’ailleurs dans le même sens, et l’affranchissement de l’esclave n’était pas toujours justifié, comme dans le cas du comte Tovar, par des arguments de doctrine économique et politique de type physiocratique. Humboldt évoque le testament d’une grande dame de la Victoria, « ...qui ordonna, sur son lit de mort, à ses enfants de donner la liberté à tous ses esclaves, au nombre de trente »6. Cette décision, dictée par le sentiment chrétien, n’était pas un cas isolé, puisque l’affranchissement des esclaves par testament était, semble-t-il, entré dans les mœurs, sans doute sous l’influence des confesseurs des grandes familles créoles.

11Ainsi, à côté d’abus odieux, de cruautés plus ou moins réprimées et d’humiliations dont étaient victimes les esclaves, naissait un mouvement favorable à l’adoucissement de leur sort et même à leur affranchissement. Les nègres passent de l’état de simples choses possédées à celui d’hommes libres, désormais soustraits théoriquement aux caprices et à l’arbitraire du maître, mais assujettis aux impératifs économiques, qui, s’ils n’étaient pas moins rigoureux, pouvaient apparaître comme moins inhumains.

Notes

1 Il faut croire que ce procédé horrible est traditionnel dans ces contrées, puisqu’il est encore en vigueur aujourd’hui ; mais on l’a modernisé. Ce n’est plus le cheval qui est utilisé pour cet arrastre criminel, mais l’automobile, comme le rapportent Claude Deffarge et Gordian Troeller dans le n° 215 de Réalités de Décembre 1963 (pp. 80-89). La photographie de la page 85 représente la veuve et l’enfant d’un pauvre peón, assassiné par le capanga d’une plantation du Nord-Est brésilien.
« C’était un paysan, écrivent les deux journalistes, accusé avec son frère d’avoir voulu fonder une ligue agraire, c’est-à-dire un comité de défense contre l’arbitraire des intendants et des propriétaires. Le capanga a attaché l’époux de la jeune femme à une jeep et l’a ainsi longuement traîné. Il n’avait plus de peau sur la tête, ses plaies se sont infectées. Il est mort fou après avoir hurlé dix jours et dix nuits. Son frère, frappé à coups de machette (sic), a été jeté aux molosses qui l’ont dévoré ». En regard de cette photo de la veuve, les auteurs de l’article montrent le régisseur « photographié devant son oratoire privé » (p. 84). Le capanga, selon la définition de Gilberto Ereyre, est un « assassin professionnel aux ordres d’un seigneur ou d’un homme politique et chargé également de protéger la vie de son maître (G. Preyre, Maîtres et esclaves, Paris, 1952, p. 539).
Alberto Blest Gana, fournit dans l’un de ses romans un exemple d’arrastre. Voir : Durante la Reconquista, tome II, pp. 443-444, 4e édit., Santiago de Chili, 1955.

2 Relation Historique, tome IX, livre IX, chap. xiv, p. 102.

3 Relation historique, chap. xxiv.

4 Humboldt ne fait aucune allusion à l’influence possible sur les familles créoles de l’action inlassable en faveur des noirs du Père jésuite Saint-Pierre Claver, (1580-1654), que Mariano Picón Salas rappelle dans son livre Pedro Claver, el santo de los esclavos, Mexico, 1950.
Lewis Hanke évoque l’œuvre efficace des jésuites Alonso de Sandoval et Pedro Claver au xviie siècle en faveur des esclaves noirs mais il souligne que la conscience morale du monde moderne a été surtout éveillée par l’angoissante question de l’Indien américain. Il signale que le Professeur Manuel Giménez Femández a déjà une étude fort avancée sur l’esclavage des nègres en Amérique, et sur sa justification canonique, (p. 24, note 33), Lewis Hanke El prejuido racial en el nuevo mundo, Sant. de Chile, 1958. Pedro Claver a mené son action dans la Nouvelle Grenade ; il a été canonisé par l’Église, comme Toribio de Mogrovejo et Francisco Solano ; voir Henríquez Urena, Las corrientes literarias en la América hispánica, Mexico, 1954, p. 38 et note 8, p. 213. Le Père Claver a été béatifié en 1851 et canonisé en 1888. Voir à propos de Claver : Gabriel Porras Troconis, Historia de la Cultura en el nuevo reino de Granada, Sevilla, 1952 (pp. 43-44). Il faut rappeler la rareté de la documentation sur le problème de l’esclavage noir dans l’Amérique espagnole. Les ouvrages sur la traite sont beaucoup plus nombreux.

5 Relation historique, tome V, livre V, chap. xv, pp. 152-155.

6 Relation historique, tome IV, livre IV, chap. xii, p. 101.

© Éditions de l’IHEAL, 1969

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