1On a vu dans l’introduction combien il était difficile de limiter le sujet, tant l’exploitation du pétrole a entraîné au Vénézuéla de conséquences humaines variées. Elle a mis en mouvement plusieurs centaines de milliers de personnes, créé un type de travailleur original et, par l’action directe de cette main-d’œuvre ou par l’intermédiaire des hauts salaires qui lui sont versés, transformé plus ou moins tout le reste de la nation. Il faut donc, afin de définir complètement ce groupe humain, ne pas décrire seulement ses caractéristiques propres, mais analyser également les effets de sa formation et de son activité sur les régions où il vit et enfin, sa place et son rôle dans la nation.

a. Le travailleur pétrolier

2Le travailleur du pétrole est presque toujours d’origine rurale. Qu’il fût péon ou propriétaire de terres vastes peut-être, mais mal exploitées, il vivait chichement, loin des ressources commerciales et des services de la ville. Grossier, sans culture artistique, il considérait que dépenser est chez un homme une marque de qualité. Les atroces guerres civiles qui ont déchiré les campagnes vénézuéliennes pendant un siècle, jusqu’au début du XXe, lui ont laissé le goût de la violence et du désordre. Sa sensualité maladroite fondée sur le mépris de la femme et le désir de passer pour un “macho”, un mâle capable de prouesses répétées, le poussait à engendrer beaucoup d’enfants dont la maladie emportait précocement la moitié.

3Les compagnies pétrolières, en transformant cette force de travail en main-d’œuvre industrielle, ont cherché davantage à lui inculquer le souci de l’efficacité qu’à lui apprendre à s’adapter à la vie moderne. Elles lui ont donné une instruction technique soignée, parfois même très poussée, en négligeant complètement l’éducation artistique et ce qui fait la culture. Les sociétés ont provoqué le déplacement de plusieurs milliers de travailleurs, ont organisé leur vie et commencé à les fixer dans de nouveaux paysages. Elles ont voulu, en versant de hauts salaires, que sa productivité accrue profite, en partie du moins, au pétrolier. Ainsi, tout aboutit à augmenter la puissance d’action de ces hommes sans transformer notablement les besoins qu’ils ont gardés de leur origine pauvre et rurale : le pétrolier continue à rechercher le bonheur dans l’alcool, les dépenses pour paraître et les maisons closes, comme le faisait jadis le malheureux péon, mais il dispose aujourd’hui de plus d’argent en un mois que son père, jadis, en un an, ce qui aggrave d’autant les effets de son comportement.

4Depuis la IIe Guerre Mondiale, cette main-d’œuvre à peine urbanisée mais qui évolue extrêmement vite, tend déjà à “s’embourgeoiser”. Sous la pression morale des compagnies, de l’Eglise et des gouvernements, le travailleur du pétrole commence à réserver une partie de ses ressources à son foyer ; il fait bâtir, achète des équipements ménagers, assure de bonnes études à ses enfants. Cette tendance est renforcée, depuis 1959, par la contraction de la main-d’œuvre et l’augmentation régulière des salaires. Le pétrolier cherche davantage à conserver sa place et ses privilèges qu’à améliorer une condition déjà favorable.

5Par les changements extraordinaires et rapides de sa condition, le pétrolier vénézuélien illustre ainsi beaucoup plus profondément sans doute que les autres ouvriers des sociétés industrielles, la contradiction entre une mentalité qui n’a guère changé depuis un siècle et des possibilités d’action qui ont grandi dans des proportions vertigineuses. Paysan mal urbanisé qui devient déjà conservateur et entre dans les classes moyennes avant d’avoir pu connaître pleinement la condition ouvrière, le pétrolier a gardé des comportements caractéristiques des divers états par lesquels il est passé, ce qui explique ses étonnantes contradictions : déraciné en train de se créer une nouvelle patrie, syndicaliste révolutionnaire et batailleur qui commence à s’entendre avec les grands trusts, catégorie pilote qui se met à l’écart de la nation, riche qui vit comme un pauvre, parvenu qui ne s’est pas encore habitué à sa nouvelle richesse, paysan fasciné par la vie urbaine qu’il recherche sans vouloir accepter tout ce qu’elle implique, une certaine discipline, le goût du confort, les investissements fonciers ; c’est par ses contradictions que l’on peut définir le plus précisément le travailleur pétrolier, curieux type humain qui tient à la fois du paysan des Andes et de l’ouvrier américain.

b. La région pétrolière

6Le développement de l’exploitation pétrolière, secteur de pointe de la grande industrie moderne, dans des campagnes techniquement arriérées a fait naître un nouveau type de région, caractérisée par une évolution étonnamment rapide des secteurs économiques.

7L’agriculture a été presque toujours ruinée. La main-d’œuvre a fui les conditions de vie misérables des exploitations rurales pour se précipiter vers les hauts salaires du pétrole ; même si la majorité de ces journaliers n’ont pu trouver d’emploi dans les compagnies ni même dans les entreprises contractuelles, l’attrait des hauts revenus les a tout de même détachés de la terre, car ils ont presque tous préféré se coller aux grillages des riches camps pétroliers, admirer l’aisance et tâcher d’y participer indirectement plutôt que de revenir sur les terres qu’ils cultivaient et reprendre leur vie misérable. D’autre part, les villes nées des agglomérations pétrolières ont joué leur rôle habituel d’attraction des masses paysannes, ce qui a renforcé secondairement l’exode rural. Cependant, les propriétaires fonciers ne pouvaient tirer grand avantage de l’installation à leurs portes de ces masses ouvrières. Si l’on excepte les terres achetées par les compagnies - fort bon marché, d’ordinaire - on a vu que les domaines ruraux ont été occupés de force, sans que cette invasion donne lieu, le plus souvent, au versement d’une rente foncière. Fait encore plus étonnant, la demande ainsi accrue n’a guère profité aux marchés locaux puisque l’inadaptation des producteurs agricoles aux besoins nouveaux, en qualité comme en quantité, un certain snobisme qui fait préférer ce qui vient de loin, le bas prix des transports et le désir de la main-d’œuvre étrangère de ne consommer que des produits importés ont conduit ces masses humaines à s’approvisionner à plusieurs centaines de kilomètres. Au total, l’exploitation pétrolière a eu un effet négatif grave que rien, ou presque, n’est venu contrebalancer.

8Cette industrie est trop particulière aussi pour avoir attiré beaucoup d’autres exploitations industrielles. Certes, une conserverie s’est installée à Punto-Fijo, des ateliers de Coca-Cola près de Puerto-la-Cruz, mais tout cela est peu de chose. Les seules industries employant beaucoup de main-d’œuvre que le pétrole ait amenées avec lui sont les entreprises contractuelles. Or, cette activité est extrêmement sensible aux variations de la conjoncture et l’on a vu combien cette main-d’œuvre était mobile.

9La très forte centralisation politique de l’Etat vénézuélien est venue aggraver la situation des régions pétrolières. L’installation de plusieurs dizaines de milliers de personnes dans une campagne vide nécessite de très grands investissements sociaux. Malheureusement, la presque totalité des royalties sont versées à Caracas et ne profitent guère aux champs pétrolifères qui pâtissent ainsi, paradoxalement, de la richesse de leur sous-sol. Enfin, cette industrie pétrolière est l’une de celles qui obtient la plus forte productivité grâce au volume des capitaux investis par travailleur, mais cette caractéristique même, toute à l’honneur des compagnies, est également défavorable à l’équilibre régional. Elle conduit en effet à verser de hauts salaires à une main-d’œuvre peu nombreuse : le volume des capitaux injectés ainsi dans l’économie régionale aggrave d’une façon redoutable les effets des moindres décisions des travailleurs, et le chômage subsiste simultanément. Cette situation éminemment dangereuse est spontanément masquée par un mécanisme empirique de compensation : l’extraordinaire développement du secteur tertiaire.

10Déjà, les besoins de l’exploitation pétrolière ont conduit les sociétés à créer un réseau routier qui permet ensuite le développement, comme à El Tigre, de la fonction commerciale. D’une façon plus générale, la nécessité pour un grand nombre d’hommes de participer indirectement aux richesses créées par le pétrole a abouti à une étonnante multiplication des “services” de tout ordre. On ne s’étonnera pas de trouver d’abord les services propres à tout organisme urbain : banques, fonds de commerce, hôtels, avocats, médecins... Le développement extraordinaire de certaines distractions est beaucoup plus caractéristique des villes pétrolières, car il ne s’explique que par la relative richesse des ouvriers et par leur coutume de dépenser d’ordinaire tout ce qu’ils gagnent : ainsi se multiplient les débits de boissons, les magasins de vêtements, d’automobiles ou de postes de télévision et aussi les maisons closes. Enfin, certaines activités qui ne méritent plus guère le nom de services, loin de répondre à un besoin collectif, représentent surtout une tentative pour survivre, pour s’insérer dans l’édifice social, même sans lui être utile et parfois, en lui étant franchement nuisible. Ces formes variées de parasitisme peuvent utiliser, par exemple, le développement des constructions mécaniques : combien d’ateliers de réparations d’automobiles, de magasins de pièces usagées récupérées sur des véhicules abandonnés, d’échoppes de tapisserie automobile, de peinture... Ce parasitisme peut prendre une forme moins hypocrite et aussi plus redoutable, celle du vol ou de l’assassinat ; on répète trop souvent que le banditisme, dans les régions pétrolières, est pratiqué d’ordinaire par des hommes venus des villes et non par la population locale, ce qui est vrai ; mais comment ne pas voir dans les déplacements de ces criminels un aspect des migrations déclenchées par l’activité pétrolière et qui ont attiré vers la richesse des masses humaines pauvres et déracinées ?

11L’installation de l’exploitation pétrolière dans une région n’aboutit pas ainsi à créer un secteur secondaire florissant. Par la puissance de son action, due au volume des salaires versés, par l’étonnante rapidité de son évolution qui amène les centres d’exploitation à se déplacer (Distrito Bolivar) ou même à déménager complètement (El Tigre), par sa sensibilité, enfin, aux variations de la conjoncture qui peuvent diminuer brutalement le volume de la main-d’œuvre employée (Anaco), le pétrole aboutit en somme à remplacer une activité primaire, l’agriculture, par des activités tertiaires souvent parasitaires. Ce remplacement est bien sûr spontané, et ce phénomène s’explique finalement par une caractéristique avantageuse des activités tertiaires : leur faible besoin de capitaux par travailleur. C’est dans l’immédiat, et puisqu’aussi bien ces masses humaines n’ont pas le choix, le seul moyen de survivre. Le secteur primaire, c’est-à-dire l’agriculture fort arriérée des latifundias, demanderait pour se moderniser bien plus de capitaux, tout comme des industries diverses pour se créer. Le parasitisme sous toutes ses formes, et même sous celle du banditisme, est ainsi une solution au problème du chômage, imparfaite bien sûr, mais la seule qui soit à portée de ces masses dépourvues de qualification professionnelle et de capitaux. Malheureusement, ce développement du secteur tertiaire n’est durable que s’il est complété et soutenu par des activités primaires et secondaires : c’est là tout le drame des villes pétrolières dont les “services” ne sont appuyés que sur une activité industrielle très mobile, le pétrole, et qui cherchent pour cela à se reconvertir. L’autre inconvénient majeur du secteur tertiaire est que les progrès de productivité qu’on peut y espérer sont des plus médiocres : des trois types d’activité, on sait que c’est celui où le travail humain a le moins de chances de multiplier son efficacité à l’aide de la machine.

12Sur le plan régional, le bilan du développement pétrolier est loin d’être négatif. L’action des compagnies a fait aux régions pétrolifères l’inestimable avantage de créer des zones d’attraction dans des campagnes vides d’hommes et de favoriser ainsi spontanément une décentralisation particulièrement bien venue au moment où la capitale et le bassin de Valencia prenaient une importance dangereuse dans l’économie nationale. Mais cet essor aboutit à un très grave déséquilibre. Il paraît indispensable que l’Etat développe des activités secondaires plus diversifiées dans ces villes nouvelles et qu’il ne croit pas indigne de lui de s’attacher au renouveau de l’agriculture afin de donner aux masses humaines agglomérées par le pétrole des activités harmonieusement réparties entre les trois secteurs.

c. La nation et le pétrole

13Au risque de répéter certaines remarques, il faut considérer les effets sur toute la nation vénézuélienne de l’essor pétrolier, ce qui ramène au problème si commun aujourd’hui de l’installation dans un pays sous-développé d’une grande industrie moderne.

1) L’injection massive de capitaux

14Le contraste entre les hauts salaires versés par cette industrie et la mentalité de peones pauvres que les ouvriers ont plus ou moins gardée explique le gaspillage, la prodigalité et la multiplication des parasites. En exigeant, même avec un certain retard, une augmentation parallèle de leurs revenus, les travailleurs des autres industries qui n’ont pas encore obtenu la même productivité, ont provoqué une telle élévation des coûts de production que les produits vénézuéliens ont les plus grandes difficultés à lutter, sur les marchés d’exportation, avec les produits européens ou nord-américains. Enfin, l’homme suivant d’ordinaire les capitaux, ces hauts salaires ont aggravé l’exode rural dans de telles proportions que les campagnes vénézuéliennes sont aujourd’hui ruinées ; hormis les riches cultures maraîchères du bassin de Valencia, et la colonisation récente du piémont andin (Portuguesa), l’agriculture est en profonde décadence : les Andes perdent leur population de plus en plus rapidement et les Llanos présentent le spectacle affligeant de villages en déclin et de maisons en ruine. Rien n’étonne plus le géographe habitué à cet abandon que le nombre et l'aspect riant des fermes de Colombie, au moins sur la côte atlantique, entre Santa Marta et Cartagena, contraste d’autant plus frappant que les villes vénézuéliennes débordent de richesses et de bien-être auprès de la misère effroyable des agglomérations colombiennes. Ainsi, l’injection trop massive de capitaux dans les camps pétroliers et, indirectement, dans les grandes villes, têtes du système bancaire, a déplacé les masses paysannes plus rapidement que n’augmentait la productivité des exploitations rurales ; il en résulte un déclin qui est l’un des problèmes les plus graves du Vénézuéla moderne, mais que l’opinion publique semble complètement ignorer.

15Une autre conséquence assez paradoxale de cet afflux de capitaux est le renforcement du rôle et aussi des pouvoirs de l’Etat. La forte centralisation politique, héritée des longues périodes de dictature, et l’augmentation des royalties mettent dans les mains de l’Etat 60 % des bénéfices produits par l’exploitation pétrolière, ce qui conduit ce dernier à contrôler d’aussi près que possible les compagnies, sources de toute cette richesse et à redistribuer celle-ci dans les divers secteurs de l’économie. La puissance des grandes sociétés privées aboutit ainsi à renforcer l’Etat, à le pousser à intervenir dans la plupart des activités économiques de la nation, bref, à adopter une politique de tendance apparemment socialiste. Il est permis d’y voir une forme de ce que certains appellent le “néo-capitalisme”, puisqu’aussi bien, l’Etat n’est pas indépendant des sociétés privées qui pèsent fréquemment sur ses décisions.

2) La dépendance de l’étranger

16Si hostile qu’il soit au capitalisme et aux grandes compagnies, un gouvernement vénézuélien ne peut négliger l’avis de groupes qui contrôlent la quasi-totalité du commerce extérieur. Il est caractéristique de voir comment la diplomatie du gouvernement Romulo Betancourt. D’abord très défavorable aux trusts, s’est infléchie peu à peu jusqu’à soutenir assez fidèlement l’action de son puissant voisin dans le monde caraïbe. Le pétrole a joué ici un rôle sans doute considérable.

17Une autre conséquence de son exploitation est de faire dépendre le Vénézuéla des marchés étrangers, puisque toute variation mondiale de la demande entraîne une vague d’embauche dont la soudaineté peut être dangereuse ou une crise aux conséquences encore plus graves. Comme plus d’un tiers des bénéfices quitte le pays sous forme de dividendes rapatriés, on voit qu’une partie importante de la vie économique et sociale de la nation est soumise aux décisions des grandes compagnies pétrolières, prises à Londres ou à New-York et qui échappent complètement au gouvernement vénézuélien.

18Enfin, il faudrait considérer également la dépendance technique dans laquelle se trouve le Vénézuéla à l’égard des Etats-Unis : la plupart des cadres du pétrole, quelle que soit leur nationalité, ont suivi les cours des Universités nord-américaines, ou parfois, européennes. Cette influence écrasante des Etats-Unis est cependant moins caractéristique, car elle est si répandue qu’on la retrouve presque aussi forte dans les pays industriels d’Europe.

3) Les bouleversements moraux

19Il est impossible, dans l’évolution morale du Vénézuéla moderne, de distinguer exactement ce qui est le fait de l’industrie pétrolière. L’étude ne peut saisir que des effets globaux, mais la place prédominante de cette industrie dans l’économie de la nation conduit à lui reconnaître un rôle capital. Il serait également injuste de rendre la direction des compagnies responsable directement des bouleversements que leur activité a provoqués : si elles n’ont pas toujours évalué justement les conséquences lointaines de leurs décisions ni prêté à ces effets un intérêt suffisant, il faut avouer que l’Etat lui-même les a aussi fréquemment méconnus.

20La ruine du cadre familial traditionnel est la première de ces conséquences. Avec l’industrie, la famille n’est plus, comme dans les campagnes, le cadre de production : chaque travailleur, désormais, est salarié. La femme gagne ainsi en partie son indépendance. Le développement de la vie urbaine, en favorisant l’anonymat, brise l’un des plus sûrs moyens de contrainte morale. Enfin, l’importance croissante de l’instruction conduit, surtout dans les camps pétroliers, à envoyer les enfants poursuivre leurs études au loin, parfois à l’étranger. Tout contribue ainsi à détendre les liens à l’intérieur du foyer et à affaiblir la conception chrétienne de la famille.

21L’installation du capitalisme et en particulier de l’une de ses industries les plus modernes aboutit à développer une “société de consommation”. Les hauts salaires permettent d’augmenter la demande ; d’autre part, on s’efforce d’élargir un marché encore bien trop étroit par le développement étonnant du crédit et de la publicité qui s’étend dans la presse, la radio et particulièrement sur les cinq chaînes de télévision. Cette action qui suit surtout l’exemple nord-américain, aboutit, comme Monseigneur Lizardi le montrait dès 1953, à une société matérialiste et “paganisée” dont le principal souci est le confort.

22Simultanément, les puissances qui dominent la société vénézuélienne s’emploient avec acharnement à réformer les moeurs. Les grandes compagnies pétrolières par peur du bolchevisme, l’Eglise pour rétablir le respect de la morale catholique, le gouvernement, enfin, par peur du communisme et désir d’assurer l’ordre public, se rencontrent dans cette action moralisatrice. On loue les “valeurs spirituelles” et la solidité de la famille. On entretient le mépris du libertinage et l’idée que la femme, éternelle mineure, doit tomber de puissance paternelle en puissance maritale, si bien que les jeunes femmes de la capitale qui gagnent déjà leur vie n’osent se chercher un logement à part. La grande presse réprouve la liberté érotique de la mode et des moeurs d’Europe en même temps que les cinémas projettent des films américains imprégnés d’un érotisme lucratif. Enfin, tout ce qui a une influence au Vénézuéla essaie d’inculquer aux citoyens le sens de l’épargne...

23Les contradictions sont évidentes, et d’abord, l’alliance étonnante, en cette action morale, des grands trusts pétroliers en majorité protestants avec l’Eglise catholique et les gouvernements socialisants... La politique en faveur de l’épargne mérite d’être discutée. Il ne faut pas oublier que le gaspillage auquel se livrent la plupart des ouvriers du pétrole est une manière de fournir des ressources aux habitants des bidonvilles : si demain, les pétroliers ménagent mieux leur train de vie et épargnent tout ce qui ne leur est pas absolument nécessaire, des centaines de milliers de personnes se trouveront exposées à la faim et la révolution risque de gronder ; gaspillage et parasitisme semblent ainsi former un équilibre, vicieux sans doute, mais qu’il serait très dangereux de rompre brutalement. Il n’est même pas certain que ce soit économiquement souhaitable car l’industrie vénézuélienne souffre sans doute davantage de l’étroitesse de son marché que du manque de capitaux. Elle ne travaille guère, aujourd’hui encore, que pour une fraction de la population des villes ; bien peu de campagnards sont capables d’acheter une automobile, des chaussures neuves ou un électrophone... Puisque la quasi-totalité des capitaux investis viennent déjà de l’étranger et que le pays ne dispose pas de ressources nationales suffisantes, il n’est pas interdit de penser que favoriser l’épargne risquerait de diminuer un marché déjà trop étroit et nuirait à l’équipement industriel du Vénézuéla.

24Quoi qu’il en soit, tous les efforts de restauration de l’ordre moral semblent, jusqu’ici, avoir échoué. L’alcoolisme est fort répandu ; le vol, le viol et l’assassinat sont devenus assez fréquents dans les grandes agglomérations pour faire de Caracas l’une des villes les plus dangereuses du monde. La prostitution, malgré les condamnations morales et les patrouilles de police, est florissante : il y a en été, à Punto-Fijo, plus de deux mille prostituées, soit une proportion dix fois plus grande qu’à Paris. Enfin, et c’est là sans doute la plaie la plus grave de la société vénézuélienne, le concubinage est commun et 45 % des naissances sont illégitimes. Par voie de conséquence, les enfants abandonnés sont légions et posent de redoutables problèmes psychologiques : ils cherchent un substitut au foyer qui leur manque et le trouvent dans ces bandes de jeunes qui offrent la tendresse et l’autorité indispensables. Il en résulte une recrudescence effroyable du banditisme que les moyens techniques les plus modernes ne parviennent pas à contenir.

25Il serait injuste de voir dans les fléaux sociaux auxquels il vient d’être fait allusion, l’effet direct du développement du pétrole, comme le font certains mouvements extrémistes. En revanche, il n’est guère douteux que les problèmes d’adaptation communs à tous les pays où l’économie se transforme, ont été profondément aggravés au Vénézuéla par le contraste entre le sous-développement de l’économie et de la société dans les années 1920 et la puissance des industries nouvelles au premier rang desquelles il faut bien placer les compagnies d’exploitation du pétrole.