1Le haut niveau de vie des travailleurs du pétrole est l’un des principaux facteurs d’unité de ce groupe. D’autre part, les effets considérables que l’activité pétrolière a pu exercer sur le paysage - au point de le transformer complètement, parfois - découlent de l’importance des salaires versés. Il est donc capital d’étudier la structure des revenus des pétroliers et leur répartition selon le niveau de qualification, le sexe ou la zone de travail.

2Les travailleurs sont divisés dans toutes les compagnies, en trois listes de paie (Payroll) : la Nomina Diaria des ouvriers payés à la journée ; la Nomina mensual pour les employés, payés au mois ; la Nomina Dollar (ou Livre Sterling, pour la Shell) qui rassemble les techniciens étrangers payés, en fait, en Bolivars, mais dont la rémunération de base est fixée en dollars, puis transformée en monnaie locale grâce à un taux de change, du reste artificiel et distinct du taux officiel. Ce système compliqué est un reste du temps où le personnel qualifié, recruté alors par contrat à l’étranger, se faisait payer en monnaie anglaise ou américaine. Ces trois divisions correspondent à peu près aux trois types de personnel : ouvriers, employés et cadres (Staff). Cependant, de nombreux Vénézuéliens sont entrés maintenant dans cette dernière catégorie et se trouvent au même niveau que le personnel de la Nomina Dollar.

I - LES REVENUS DES PETROLIERS : STRUCTURE ET EVOLUTION

3Le travailleur du pétrole reçoit, en plus de son salaire de base, des primes et des indemnités qui représentent une importante fraction de la rémunération totale. Il faut y ajouter des avantages sociaux considérables.

a. Le salaire de base

4Avant 1948, aucun niveau minimum n’était prévu par la loi. Le Salaire Minimum fut fixé pour la première fois, cette année-là, à 16 Bolivars par journée de travail ; la semaine était alors de 48 heures pour les ouvriers (1 Bolivar =1,1 Franc lourd). Ce minimum fut élevé en 1956 à 20 Bolivars par jour, et en 1960 à 22,45 Bolivars quotidien pour les ouvriers et 600 Bolivars par mois pour la Nomina mensuelle. Le dernier contrat de travail, signé en 1963, a porté ce dernier chiffre à 650 Bolivars mensuels. En fait, il est d’ordinaire largement dépassé.

5Il serait fastidieux d’indiquer en détail les augmentations de salaires qui sont survenues à chaque renouvellement du contrat collectif, en 1946, 1948, 1951, 1953, 1956, 1960 et 1963. A chaque fois, le salaire horaire était relevé d’environ 10 %, l’augmentation étant en général un peu plus forte pour les bas salaires. En 1960, par exemple, elle fut de 12/6 pour les salaires mensuels inférieurs à 900 Bolivars et de 10 % seulement pour ceux qui étaient supérieurs à 1 200 Bolivars. En 1963, les salaires inférieurs à 1 200 Bolivars ont été relevés de 11 %, et ceux qui dépassaient ce chiffre, de 10 % seulement. Cet effort pour rendre plus homogènes les salaires, pour en refermer l’éventail si l’on peut dire, a porté ses fruits. Au total, le salaire de base moyen a augmenté de 8 929 Bolivars par an en 1948 à 14 422 Bolivars par an en 1959, soit un taux annuel de 4,45 %. Mais dans le même temps, l’ensemble des primes et des indemnités que les statistiques regroupent sous le terme “autres rémunérations” augmentait davantage et jouait chaque année un rôle plus important dans les revenus des pétroliers : la moyenne annuelle par travailleur passait de 3 422 Bolivars en 1948 à 9 734 Bolivars en 1959, soit un progrès annuel de 9,97 %.

b. Primes et indemnités

6Le Code du Travail de 1936 avait prévu, pour les travailleurs ayant plus d’un an de services “ininterrompus” dans une entreprise, 7 jours de vacances annuels, pour les ouvriers et 15 jours pour les employés. En 1945, les ouvriers reçoivent aussi les 15 jours. Le Contrat Collectif de 1948 ajoute aux 15 jours obligatoires une semaine supplémentaire. En 1956, les travailleurs ayant de une à quatre années d’ancienneté ont 29 jours, ceux qui ont une ancienneté plus grande en ont 30. Depuis lors, la longueur des vacances n’a plus varié : elles sont encore de 30 jours dans le Contrat Collectif de 1963, mais il s’y est ajouté une “prime de vacances” de 200 Bolivars en 1960 et de 300 Bolivars depuis 1963. Les travailleurs récemment embauchés (moins d’un an d’ancienneté) n’ont droit qu’à un jour de vacances par mois de travail, selon le Code du Travail de 1947 encore en vigueur, mais les contrats, depuis 1960 ont élevé ce droit à 2,5 jours par mois d’ancienneté. En fait, cela se traduit par une indemnité supplémentaire, car l’expérience montre que beaucoup de travailleurs, et en particulier, presque tous les ouvriers, se contentent d’une quinzaine de jours de vacances et reviennent travailler pendant la seconde moitié de leur congé ; ils reçoivent alors un salaire double. Ainsi, la prime de vacances, qui représentait, en 1948, 463 Bolivars par an atteignait en 1959 la somme moyenne de 1 423 Bolivars par homme et par an.

7Le droit du travailleur à participer aux bénéfices de l’entreprise lui a été reconnu dès 1936 (Code du Travail), mais il fallut attendre le Code de 1947 pour que le taux de cette participation fut fixé : l’article 76 obligeait les compagnies à répartir 10 % de leurs bénéfices et l’article 78 précisait que ce versement ne saurait dépasser deux mois de salaire par an. La coutume s’est alors établie, pour les compagnies, de verser deux mois de salaire à ce titre, ce qui s’est révélé avantageux pour elles puisque dès 1949, ces deux mensualités représentaient moins des 10 % prévus. Cette prime atteint en moyenne 2 400 Bolivars par travailleur et par an.

8Les heures supplémentaires sont payées, depuis 1948, 50 % de plus que l’heure normale. Il faut noter que si la journée diurne est de 8 heures, la “journée nocturne” n’est que de 7 heures, si bien que dans les opérations où le travail est continu (perforation, production, transports maritimes, etc...), le travail est fait par séries de huit heures, avec une heure supplémentaire. En 1962, sur 29 455 230 heures travaillées à la Creole, on peut estimer que près de 5 700 000 heures ont été payées en heures supplémentaires, soit 19,3 % du total.

9Qu’elle loge ou non ses ouvriers, la compagnie est obligée de les transporter de leur domicile à leur lieu de travail. Depuis 1946, le temps ainsi occupé à ces déplacements en dehors de la journée de travail donne lieu au versement d’une indemnité lorsqu’il excède quinze minutes. Sa valeur est calculée à partir de l’heure de travail normale majorée de 25 % pour les petits déplacements et de 50 % lorsque la durée du trajet dépasse deux heures et demie par jour (Clause 8 du Contrat Collectif de 1963). De plus, il est tenu compte de cette indemnité pour déterminer la prime de participation aux bénéfices et l’indemnité d’ancienneté. On devine quelle charge représente, dans ces conditions, l’embauche d’un travailleur domicilié à plusieurs kilomètres : la compagnie doit lui verser une prime de logement, mettre un véhicule à sa disposition (à Amuay, en 1963, un ouvrier était ainsi transporté deux fois par jour dans une voiture particulière de la Creole jusqu’au petit hameau de Los Taques) et lui payer le temps de déplacement. Cela explique, avant 1960, la création des camps pétroliers ; la crise survenue depuis lors a diminué la main-d’œuvre et permis aux compagnies de ne plus embaucher que des ouvriers habitant tout près des installations pétrolières. C’est là l’un des principaux facteurs expliquant la formation et le développement des agglomérations pétrolières.

10Enfin, cette longue énumération ne serait pas complète si l’on ne citait pas les indemnités réservées aux tâches dangereuses ou pénibles : plongeurs sous-marins, pour qui la prime est calculée en fonction de la profondeur atteinte, mélangeurs de tétraéthyle de plomb, gardiens travaillant la nuit, etc...

c. Protection contre le chômage, l’incapacité, la vieillesse et la mort

11Le Code du Travail et les divers Contrats Collectifs ont prévu pour ces divers cas des indemnités auxquelles s’ajoutent des primes créées bénévolement par les entreprises. Une conférence faite en août 1961 à Maracay par le Docteur Luis A. Cottin fournit des exemples précis tirés de l’expérience de la Creole.

12Les indemnités obligatoires, d’origine légale ou contractuelle sont les suivantes :

• l’indemnité de préavis est payée aux travailleurs licenciés contre leur gré : elle est égale à un mois de salaire.

• l’indemnité d’ancienneté varie selon que le pétrolier quitte la compagnie de son propre gré (démission, retraite) ou qu’il est licencié pour des raisons étrangères à sa propre volonté. Le montant de l’indemnité est, dans le premier cas, de quinze jours, dans le second, d’un mois de salaire par année de service. Après 25 ans de service, un employé reçoit ainsi environ un ou deux ans de salaire en prime.

• l’indemnité de séparation (Cesantia) est semblable à la précédente et calculée de la même manière, mais son montant est limité à 8 mois en cas de départ volontaire, à 20 mois dans l’autre. Après 25 ans de service, elle représente environ un an de salaire qui s’ajoute aux primes précédentes.

• en cas d’accident ou de maladie professionnelle, le travailleur perçoit une indemnité dont le montant varie selon le salaire, la gravité de l’accident et la contribution de l’Assurance Sociale, qui n’intervient pas encore partout.

• pour être complète, cette liste doit mentionner enfin l’indemnité de frais d’enterrement, soit 500 Bolivars payés au décès d’un travailleur, quelle qu’en soit la cause.

13La Creole a ajouté des primes supplémentaires à ces obligations légales :

• le Plan d’Epargne (IFA) a pour but de développer le sentiment d’épargne parmi les pétroliers. La contribution du travailleur, entièrement volontaire, varie entre 3 % et 10 % de son salaire. La compagnie y ajoute pour sa part 50 % du montant ainsi versé et prend à sa charge tous les frais. Le travailleur peut faire des retraits partiels ou se servir de ce capital comme garantie pour solliciter des prêts. Le total de ces économies est remis au pétrolier lorsqu’il quitte la compagnie ou versé à ses héritiers en cas de décès. Reprenons un exemple du Docteur Cottin : un travailleur gagnant en moyenne 900 Bolivars par mois aura versé, au bout de 25 années de service 27 000 Bolivars et la Creole 13 500 Bolivars ; il recevra ainsi, en prenant sa retraite 40 500 Bolivars.

• le Plan de Retraite a pour but d’assurer aux travailleurs qui désirent en faire partie une pension de vieillesse. L’âge normal de la retraite est de 60 ans pour les hommes et de 55 ans pour les femmes et l’ancienneté minimale exigée de 15 ans. La pension annuelle ainsi payée est viagère et se monte à 2 % du total des salaires de base perçus par le travailleur. Cette pension de retraite comporte une double originalité : d’une part, la dépense en est entièrement faite par la compagnie et le travailleur n’a aucun versement à effectuer : cependant, s’il adopte ce Plan de Retraite, il est considéré comme quittant son emploi de son propre gré et, par conséquent, voit ses primes d’ancienneté et de Cesantia diminuer de moitié. Au total, ce plan est sans conteste plus avantageux, mais le versement que reçoit l’employé en quittant son travail est plus faible : c’est pourquoi beaucoup préfèrent un versement plus important à un capital inférieur doublé d’une rente viagère. Le Docteur Cottin cite l’exemple d’un ouvrier quittant la Creole après 22 ans et 8 mois de service et dont le dernier salaire était de 32.10 Bolivars par jour ; il reçoit un capital de 35 614 Bolivars plus une rente mensuelle de 255 Bolivars ; s’il a choisi le Plan de Retraite ou, dans le cas contraire, un versement unique de 47 781 Bolivars. La seconde originalité vient de ce que la compagnie, à l’inverse des administrations publiques françaises, ne veut pas profiter de la mort d’un retraité et lui garantit le paiement de la rente pendant au moins 60 mois : si l’intéressé décède avant ce délai, la rente continue à être payée aux héritiers.

• une Assurance-Vie est également proposée par la Creole à ses travailleurs. Le capital assuré est à peu près égal à une année de salaire et la prime de 0,6 %.

• enfin, pour compléter les diverses primes et pensions que reçoit la famille d’un travailleur à la mort de ce dernier, la Creole verse à ses parents une indemnité proportionnelle à l’ancienneté et dont le montant varie entre 3 et 12 mois de salaire de base.

14Cette énumération volontairement sèche était indispensable pour faire comprendre pleinement de quels privilèges extraordinaires jouit le travailleur du pétrole dans un pays où l’Assurance Sociale est encore imparfaite, les Caisses de Retraite peu répandues et l’indemnité de chômage inconnue. Un pétrolier qu’une compagnie serait obligée de licencier par suite de la mauvaise conjoncture économique est assuré de recevoir après 5 ans d’ancienneté, 18 mois de salaire, soit 31 500 Bolivars, si l’on adopte la médiane des salaires de 1962 (1 750 Bolivars) et après 25 ans d’ancienneté, 77 mois et demi, soit environ 135 625 Bolivars, presque 15 millions d’anciens Francs.

d. Les avantages particuliers

15L’évaluation des revenus ne serait pas complète si elle omettait certains avantages en nature qui se sont souvent transformés, par souci de simplification, en primes additionnelles.

16C’est le cas du logement que le Code du Travail de 1936 obligeait les compagnies à assurer à une partie de leur personnel. C’était l’époque héroïque où les camps, peu confortables et entourés de barbelés, se multipliaient. Plus tard, le volume de la main-d’œuvre augmenta au moment où l’on commençait à critiquer ce système ; le Contrat Collectif de 1948 (clause 19) prévoit alors que le logement peut être remplacé par une prime fixée à 3 Bolivars par jour. Aujourd’hui une très petite partie de la main-d’œuvre seulement est logée en camps, à la Creole ; les autres travailleurs perçoivent une prime de 8 Bolivars par jour, depuis le Contrat Collectif de 1963. Les autres compagnies ont suivi la même évolution, mais avec plus de lenteur : une portion plus importante du personnel est logée en camp à la Shell et plus encore à la Mene Grande. Au total, les entreprises pétrolières ont investi 370 188 690 Bolivars entre 1948 et 1959 pour la construction de logement. Depuis 1963, la Creole paie aux travailleurs qui n’ont pas droit au logement une prime égale à 5 % du salaire mensuel, avec un minimum garanti de 105 Bolivars. Ainsi, ces primes de logement intéressent maintenant tous les pétroliers sans exception.

17Le Code du Travail de 1936 faisait obligation aux entreprises de créer et d’entretenir à leurs frais des écoles primaires gratuites et obligatoires pour les enfants des travailleurs. En fait, les Contrats Collectifs ont obtenu des compagnies la construction d’une école dans tous les camps comptant plus de 400 travailleurs. C’est surtout à partir de 1948 que l’effort des sociétés fut important en ce domaine. Les investissements qu’elles y consacrèrent, de 1948 à 1959, dépassent 115 millions de Bolivars sans compter le salaire des maîtres. C’est là, du reste, que le paternalisme a le mieux survécu puisque la plus grande partie de ces écoles ont été confiées à l’Eglise catholique, et que le corps professoral est constitué principalement de soeurs et de frères enseignants.

SALAIRES ET INDEMNITES EN BOLIVARS - PAR AN

18L’assistance médicale est assurée gratuitement dans les camps. Les investissements des compagnies pour ce chapitre représentent, de 1948 à 1959, environ 435 millions de Bolivars.

19Jadis, lorsque les camps n’étaient que des noyaux isolés dans des campagnes désertes, les sociétés pétrolières avaient bien été obligées de créer et de gérer elles-mêmes des magasins où les travailleurs venaient se ravitailler. Les syndicats ont habilement transformé le caractère de ces magasins qui n’ont plus de raison d’être maintenant que la plupart des camps ont été fermés ou sont devenus des agglomérations urbaines. Les Contrats Collectifs prévoient, depuis 1951, un magasin (“Comisariato”) dans tous les camps de plus de 200 ouvriers. Les denrées y seront vendues au coût d’achat en gros, c’est dire à des prix légèrement inférieurs à ceux des grands magasins ouverts au public. La clause 33 du contrat de 1963, reprenant en les renforçant des dispositions de 1948, prévoit que si les prix des produits viennent à augmenter, la compagnie ne modifiera pas les siens et supportera donc intégralement la hausse tant que celle-ci ne dépassera pas 30 %. Si les prix du marché montent davantage, la compagnie ne relèvera les siens que de la moitié de la hausse au-delà des 30 %. Il s’agit là d’une manière assez étonnante d’assurer les pétroliers contre les dangers de l’inflation. En fait, ces clauses prudentes n’ont jamais eu à jouer, car la monnaie vénézuélienne est stable et les prix n’évoluent que lentement. Il n’en est pas moins intéressant de noter cette nouvelle assurance dont jouissent les pétroliers.

20Quelques exemples pris parmi les travailleurs de la Creole à la raffinerie d’Amuay (Falcon) permettent d’étudier les diverses combinaisons de ces primes. Le salaire de base de ces ouvriers est le même : 1 000 Bolivars par mois, mais les primes l’augmentent d’un tiers ou de la moitié suivant la fonction et l’ancienneté de l’employé (cf. tableau page 74).

21De cette liste impressionnante d’indemnités, trois idées ressortent. La plus notable est l’efficacité de l’action syndicale, qui a su obtenir autant d’avantages, l’importance des bénéfices des compagnies qui ont pu les accorder et aussi leur bonne volonté, car de pareilles conquêtes ne peuvent être toutes arrachées à un employeur. Les quelques indications historiques données au cours du chapitre précédent montrent que ce progrès social s’est fait en deux étapes. Les principes essentiels en ont été fixés par le Code du Travail de 1936, après la mort du Général Gomez qui domina sur le Vénézuéla pendant trop longtemps pour que ce pays n’ait pas désiré faire alors un brusque bond en avant. Mais ces principes n’ont passé dans les faits qu’avec signature régulière de Contrats Collectifs, surtout après 1946.

22La seconde conclusion est le volume considérable de la masse salariale ainsi versée. En 1962, elle s’est répartie de la façon suivante :

23Le total approche du milliard de Bolivars, soit plus d’un milliard de francs nouveaux. C’est cette valeur considérable qui mesure le rôle humain du pétrole dans la nation vénézuélienne, bien mieux que le faible volume de la main d’oeuvre. Troisième point, le salaire de base ne représente guère que la moitié ou les deux-tiers des revenus globaux. Les diverses indemnités sont toujours considérables, mais leur importance varie selon la hiérarchie : le salaire d’un ouvrier a une structure bien différente de celui d’un employé.

II - LA HIERARCHIE DES SALAIRES ET SON EVOLUTION

24Les statistiques du Ministère des Mines et Hydrocarbures répartit commodément les pétroliers par classes de salaire. Malheureusement, la limite de la classe supérieure a été maintenue depuis 20 ans à 4 000 Bolivars mensuels et l’augmentation continue des salaires a fait passer aujourd’hui au-delà de cette limite près de 2 000 employés de haut grade qu’il n’est plus possible de répartir précisément.

a. Evolution de l’éventail des salaires

25Les figures 34 et 35 se complètent, l’une représentant l’histogramme des salaires des employés selon les années, l’autre, leurs courbes cumulatives ; leur étude mène à trois conclusions.

26Le déplacement général des courbes cumulatives vers la droite témoigne du progrès continu des salaires. La médiane passe ainsi de 800 Bolivars par mois en 1949 à 1 750 Bolivars en 1962. Cette augmentation n’a pas été régulière : rapide avant 1960, elle s’est ralentie entre 1960 et 1962, en partie parce que les stipulations du contrat de 1963 n’ont pu encore modifier les courbes et surtout à cause de la diminution des activités pétrolières sous l’effet de la crise mondiale.

27Les diverses parties des courbes cumulatives n’ont pas évolué de la même façon. De 1949 à 1955, voire à 1958, il y a un progrès général notable surtout dans la catégorie des hauts salaires : la distance entre les courbes est importante.

28Au contraire, de 1958 à 1962, le groupe des salaires élevés (au-dessus de 2 250 Bolivars par mois) ne varie pour ainsi dire plus, ni en volume, comme l’histogramme 35 le montre, ni en valeur relative : dans la partie supérieure de la figure 34, les courbes 1958, 1960 et 1962 sont presque confondues et approximativement alignées. Dans le groupe des salaires inférieurs à 2 250 Bolivars, la figure montre un progrès général (translation des courbes vers la droite). La raison en est autant une augmentation importante des salaires que le licenciement sélectif des classes les moins bien payées : la figure 35 montre que la diminution de la main-d’œuvre entre 1958 et 1962 touche bien davantage les classes inférieures à la médiane que celles qui lui sont supérieures.

29Le tableau suivant le confirme d’ailleurs amplement :

30Ces remarques permettent de faire une déduction supplémentaire : si les licenciements ont touché par préférence le bas de l’échelle des salaires, il faut que le groupe des hauts salaires (supérieurs à 2 250 Bs) voit son volume relatif augmenter. Or, il n’en est rien ; il garde, au contraire, une étonnante stabilité. Il faut alors que ce groupe ait aussi diminué en valeur absolue, c’est-à-dire qu’une fraction de ces employés ait passé au-delà des 4 000 Bolivars et soit ainsi sortie des limites des graphiques. La figure 35 confirme les indications du tableau précédent : la ligne de l’histogramme représentant la classe “plus de 4 000 Bs” ne varie pas entre 1960 et 1962 et même augmente légèrement par rapport à 1958, au contraire de l’ensemble de la main-d’œuvre.

31Ces considérations permettent alors de définir trois types de groupes de salaire :

• le premier type rassemble les “bas salaires” (inférieurs à 2 250 Bs par mois). Il rassemble, depuis 1955, environ 75 % de la main-d’œuvre pétrolière. Le salaire moyen, à l’intérieur de ce groupe s’élève rapidement à cause de l’augmentation des salaires individuels et aussi parce que les licenciements ont davantage touché, depuis 1958., les classes les moins bien payées. Les portions de courbe correspondant à ce type sont proches de la verticale, c’est-à-dire “bien triées” : il y a un grand nombre de travailleurs dans chaque classe et un petit nombre de classes, donc, peu de différences dans la qualification.

• le second type est celui des “hauts salaires” (entre 2 250 Bolivars et 4 000 Bolivars). Il groupe une proportion constante de la main-d’œuvre, environ 25 %. Le salaire moyen n’a guère varié depuis 1958. La courbe est “mal triée”, très oblique et presque alignée : les classes sont peu nombreuses et les qualifications très variées, ce qui caractérise une main-d’œuvre de techniciens hautement qualifiés. La comparaison de l’histogramme et des courbes cumulatives conduit à penser qu’en période de contraction de la main-d’œuvre, il y a peu de licenciement mais plutôt un arrêt dans le recrutement.

• enfin, le type des “très hauts salaires”, le plus mal connu, comprend les salaires supérieurs à 4 000 Bolivars. Le volume de ce groupe a beaucoup augmenté de 1949 à 1958, puis s’est stabilisé depuis lors. Son importance relative a grandi : c’est un groupe où les licenciements doivent évidemment être fort rares.

32La figure 36 permet de confirmer cette analyse. Elle représente les courbes de concentration des salaires pour les diverses années de référence. Si tous les employés recevaient le même traitement, 25 % de la main-d’œuvre correspondrait à 25 % de la masse salariale, 40 % des hommes à 40 % des salaires, etc... La courbe de concentration serait alors confondue avec la diagonale AB. Au contraire, si la distribution est extrêmement inégale, si, par exemple, 40 % de la main-d’œuvre ne reçoit que 10 % des salaires et s’il existe une minorité grandement favorisée, la courbe se rapprochera des côtés AC et BC. Elle exprime donc graphiquement, non l’équité de l’échelle salariale, mais son étendue et mesure l’écart entre les plus et les moins favorisés. La courbe 36 montre clairement que la concentration des salaires n’a cessé d’augmenter. Le progrès normal de la qualification de la main-d’œuvre a été le seul facteur à jouer entre 1955 et 1958 : l’écart entre les courbes de ces deux années mesure ses effets. Entre 1960 et 1962, en un laps de temps plus court, l’écart des deux courbes est plus grand ; c’est qu’au facteur précédent s’en ajoute un second, le licenciement sélectif des travailleurs les plus mal payés. Enfin, il ne faut pas oublier que les très hauts salaires échappent à cette courbe ; mais pour la période 1958-1962, on a vu que le nombre de ces employés restait constant. Toutes ces indications ne concernent que les employés. La hiérarchie du groupe des ouvriers est trop peu étendue pour se prêter à l’analyse : ils se retrouvent tous placés pêle-mêle dans les mêmes classes statistiques.

33Même en s’en tenant aux employés, l’analyse a permis de distinguer deux types bien différents, car on peut mettre ensemble tous ceux qui gagnent plus de 2 250 Bolivars par mois. Ce chiffre est une véritable charnière qui sépare en fait deux types humains bien tranchés : l’Intermedio et le Staff. Au-dessous de cette limite, chez les petits employés et sans doute aussi chez les ouvriers, le progrès des revenus provient principalement des augmentations prévues par les Contrats Collectifs pour le salaire de base et les diverses indemnités (on a vu le rôle de ces dernières dans le revenu global des ouvriers). Au contraire, dans le groupe des Employés Staffs, des “cadres”, l’augmentation des salaires est attendue bien plutôt d’une promotion. Ces considérations rendent compte de la forme des courbes cumulatives : pente forte d’une courbe qui évolue parallèlement à elle-même, chez les premiers ; courbe oblique et presque droite chez les seconds. Elles correspondent aussi fort bien aux différences de mentalité que l’on peut constater dans les camps pétroliers.

b. Les différents facteurs qui peuvent influer sur la répartition des salaires

34L’origine des travailleurs, ou plus précisément leur nationalité, est le facteur qui explique les plus grandes différences de revenu. Malheureusement, comme la limite maximale des statistiques est restée fixée à 4 000 Bolivars et qu’en 1962, sur 1 800 étrangers environ, 1 200 dépassaient cette limite, il est devenu impossible d’étudier leur répartition. C’est pour la même raison que la médiane des étrangers a dû être évaluée (cf. Figure 37). Force est donc de se contenter des données anciennes (cf. figure 38). La courbe cumulative du personnel étranger, en 1949, était moins bien triée que celle des employés vénézuéliens, hétérogénéité déjà signalée plus haut. La différence des salaires due sans doute à une grande différence de qualification est éclatante, au point que la courbe des Vénézuéliens, en 1962, n’a pas encore rattrapé, après 13 années d’augmentations, celle des étrangers en 1949.

35Les courbes de concentration de la figure 39 mettent en lumière à la fois l’influence de la nationalité et celle du sexe du travailleur. Pour les deux sexes, les salaires des étrangers sont toujours plus concentrés, plus homogènes, ce qui se conçoit aisément puisqu’il s’agit presque exclusivement de cadres. La concentration est aussi fort grande chez les femmes, chez qui les différences de qualification sont minimes : elles sont presque toutes employées dans l’administration, comme personnel de bureau. L’évolution des courbes est significative : la concentration augmente plus chez les hommes que dans la main-d’œuvre féminine, et bien davantage, pour les deux sexes, chez les étrangers. Cette évolution manifeste à peu près les progrès de la qualification ; le personnel de bureau féminin n’évolue guère. Il est même notable que la concentration des salaires chez les femmes vénézuéliennes n’a pas changé entre 1949 et 1960.

36Le lieu de travail influe aussi sur la répartition des salaires : cf. tableau de la page 84.

37La figure 39 bis illustre cette répartition. L’exception constituée par le Distrito Federal est notable et montre quel rôle important joue Caracas dans l’activité pétrolière : tous les sièges des compagnies se trouvent dans la capitale avec l’essentiel de l’administration et les plus hauts cadres. L’Anzoategui compte une proportion de salaires moyens et élevés plus importante que le Zulia ; cela est dû, sans nul doute, au développement, à cette époque, des activités de recherche dans l’Oriente qui réclament plus de cadres hautement qualifiés que l’exploitation.

38Enfin, il serait intéressant de reconnaître les compagnies qui offrent les salaires les plus élevés... et les autres. Les sociétés sont toutes extrêmement discrètes sur ce point et les statistiques du Ministère des Mines et Hydrocarbures, trop fragmentaires pour qu’on puisse espérer en tirer une conclusion assurée. Les documents du Ministère du Travail utilisés ci-dessus permettent d’établir, pour l’année 1955, le tableau de la page 85.

39L’analyse statistique (Test du de Pearson) montre que les écarts entre les trois compagnies sont trop grands pour être purement aléatoires. Il est certain qu’il existe une différence significative entre la politique des salaires des trois principales compagnies. De même, il existe assurément une différence de répartition entre chacune des trois sociétés pétrolières et la distribution totale. S’il est certain que ces écarts sont significatifs, c’est-à-dire que le seul jeu du hasard ne suffît pas à les expliquer, il est malheureusement bien difficile de préciser cette signification. Il faudrait pour cela analyser systématiquement toutes les promotions survenues à l’intérieur des trois entreprises et mettre en lumière le comportement plus ou moins libéral, les différences d’attitude des responsables. Ces différences sont certaines mais il est impossible de les préciser.

CLASSIFICATION EN POURCENTAGE DE LA MAIN-D’ŒUVRE SELON LES SALAIRES ET LES ZONES GEOGRAPHIQUES

40Sans que les statistiques lui permettent de l’affirmer péremptoirement, le géographe qui parcourt les régions pétrolières du Vénézuéla se persuade vite que la Compagnie qui rétribue le mieux sa main-d’œuvre est la Creole.

41L’ouvrier du pétrole jouit d’un niveau de vie relativement très élevé et qui ne cesse de s’améliorer.

42La figure 37 montre que les salaires pétroliers augmentent de façon régulière et que la cadence paraît même s’accélérer avec le temps : elle semble plus rapide que le rythme d’augmentation des salaires américains, et s’il n’intervient pas de modification grave, on peut envisager l’époque où les deux courbes se rejoindront. C’est là un phénomène inouï dans une nation qui restera encore longtemps un pays “en voie de développement”.

43Il est évidemment impossible à la plupart des autres firmes industrielles de verser, à qualification égale, des salaires semblables. Dans la conjoncture actuelle, les entreprises pétrolières n’embauchent presque plus de personnel et les Vénézuéliens qui cherchent du travail doivent s’adresser, malgré qu’ils en aient, à d’autres branches d’industries. L’attrait des salaires du pétrole n’en demeure pas moins comme une menace latente qui pèse sur le marché de l’emploi et risque de le bouleverser si une autre crise de Suez provoque un jour un nouveau boom de la production. Pour mieux connaître ce problème, une grande société pétrolière a fait faire, en avril 1963, une enquête sur les salaires payés dans les industries vénézuéliennes, à qualification et travail égaux. L’auteur a pu avoir communication de cette étude, hautement confidentielle, mais il a dû s’engager à n’en communiquer les chiffres que sous forme d’indices et à ne pas en révéler l’origine. D s’agit évidemment d’une source extrêmement sûre. Voici les indices des salaires de cinq travailleurs de qualification différente, employés dans diverses branches de l’industrie :

44La différence varie selon le type d’occupation mais elle est toujours de même sens : les compagnies pétrolières paient en général 1/4 ou 1/3 de plus que les autres entreprises ; dans certains cas, la différence peut atteindre 50 % ! Il en résulte trois conséquences capitales. Les pétroliers accaparent sans peine les meilleurs ouvriers ; ils “écrèment” le marché au détriment de sociétés bien plus petites et plus fragiles qui auraient grand besoin d’éléments de qualité. La main-d’œuvre pétrolière a conscience de sa valeur, conscience de former une véritable aristocratie ; il faudra y revenir dans l’analyse de sa mentalité. Enfin, cette main-d’œuvre joue un rôle de pilote dans le monde du travail. Les travailleurs vénézuéliens ont les yeux fixés sur leurs collègues du pétrole et essaient de les suivre dans leurs revendications. Tout le problème vient de ce que les autres entreprises ne peuvent imiter la générosité des géants du pétrole. C’est pourquoi il est arrivé surtout sous la dictature du général Pérez Jiménez, mais même après sa chute, que des interventions gouvernementales discrètes viennent conseiller aux compagnies pétrolières de limiter les augmentations qu’elles étaient prêtes à accorder à leurs employés : on comprend le danger de disparités excessives dans le régime national des salaires. Il est certain que les pétroliers sont indirectement en partie responsables du haut prix de revient de la main-d’œuvre vénézuélienne qui gêne gravement les exportateurs. L’attitude des gouvernements qui se sont succédés depuis 1958 est d’autant moins assurée sur cette question qu’ils s’appuient en grande partie sur les travailleurs et que les syndicats pétroliers sont liés au parti majoritaire. D’autre part, accepter une hausse importante des salaires revient à inciter d’autres catégories à revendiquer. Enfin, comme les royalties rapportent au gouvernement 60 % des bénéfices et que les compagnies n’en gardent que 40 %, une hausse excessive qui diminuerait les marges bénéficiaires coûterait plus cher à l’Etat qu’aux sociétés privées. Les salaires pétroliers sont ainsi devenus un véritable problème national.

CONCLUSION

45Le but de cette première partie était d’étudier les principales conditions qui déterminent le genre de vie des pétroliers, et de définir par la même occasion les grandes caractéristiques de ce groupe humain. Après avoir passé en revue la formation de ce groupe, l’organisation et les problèmes de cette main-d’œuvre et le niveau de ses revenus, il est possible de résumer à grands traits ce qui fait l’originalité du travailleur du pétrole.

46C’est essentiellement un déraciné. Il est né d’ordinaire à plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de kilomètres de son lieu de travail. Lorsque c’est un enfant du Zulia et de l’Anzoategui, il a quitté un milieu rural pauvre et attardé pour l’industrie la plus moderne et la plus puissante du Vénézuéla. Ainsi, même s’il n’a pas eu à parcourir de longues distances, sa mentalité est celle d’un déraciné. Il vit aujourd’hui dans des agglomérations qui ont grandi à une vitesse extraordinaire, dans des régions généralement vides d’hommes.

47C’est un travailleur riche, si l’on peut dire, privilégié en tout cas. Sa qualification professionnelle est en moyenne supérieure à celle des autres travailleurs de la nation et il a de toute façon l’agréable assurance, à niveau égal, de gagner davantage. Il forme la catégorie pilote, celle qui entraîne les autres dans leurs revendications et leur sert de modèle. Sa gloire est neuve et sa richesse récente : elle date de la IIe guerre mondiale.

48Il n’est pas exempt d’inquiétudes car son travail dépend de l’activité des marchés mondiaux mais il a su, depuis quelques années, obtenir assez de garanties pour n’avoir plus beaucoup à craindre de la conjoncture. Le Contrat Collectif de 1963 a couronné cette recherche de la stabilité par la garantie exorbitante de sa clause 21 : les compagnies signataires s’engagent à ne pas licencier plus de 2 % de leur personnel chaque année. Il est vrai que le volume de la main-d’œuvre avait atteint un minimum cette année-là et qu’il y a, du reste, des manières de tourner le contrat, par exemple en offrant à un travailleur à qui l’on demande de prendre une retraite anticipée, un camion et un certain capital qui lui permettront de fonder une petite compagnie de transport ou un petit commerce. Le travailleur a tout intérêt alors à accepter ; il demande sa mise à la retraite ; comme ce départ est volontaire, il n’est pas compté dans les 2 %. Cette méthode est évidemment coûteuse...

49Cette définition rapide du travailleur du pétrole permet de circonscrire un groupe humain, mais non de décrire son genre de vie et sa mentalité. Les conditions qui déterminent la vie d’un groupe social ne suffisent pas en effet pour faire connaître le genre de vie de ce groupe car il faut encore considérer la manière dont les hommes réagissent aux conditions ainsi posées. C’est le but de la seconde partie : comment les pétroliers ont-ils transformé la nature et fait apparaître un nouveau paysage humain ?