1Les migrations humaines qui viennent d’être étudiées ont eu à la fois pour effet et pour cause la formation de la main-d’œuvre pétrolière. Les compagnies, en cherchant des travailleurs, ont attiré des milliers d’hommes et ont choisi parmi eux l’essentiel de leur personnel. Si l’on s’en tient à l’aspect quantitatif du phénomène, l’évolution de la main d’œuvre dans l’espace et dans le temps apparaît ainsi comme un cas particulier des grandes migrations pétrolières. Cette étude purement quantitative doit permettre de préciser les limites géographiques et les fluctuations chronologiques du groupe des pétroliers, donc, de mieux le définir. Il est une autre manière d’étudier la main-d’œuvre, d’un point de vue qualitatif, en s’attachant à décrire et à expliquer le genre de vie et les mentalités : ce sera le but de la IIIe partie.

I - LA DISTRIBUTION GEOGRAPHIQUE DE LA MAIN-D’ŒUVRE PETROLIERE ET SES VARIATIONS

2Il est difficile de connaître avec précision la répartition de la main-d’œuvre pétrolière, tout paradoxal que cela peut paraître. Les compagnies ne peuvent fournir de renseignements pleinement satisfaisants parce que les travailleurs sont répartis, pour la commodité de l’administration, en quelques centres peu nombreux qui les paient, mais ne coïncident que très rarement avec leur lieu de travail ou leur domicile. Ainsi, les ouvriers et employés de la Creole dans le Zulia sont administrés par le bureau de la Salina (faubourg de Cabimas) mais habitent cette ville ou Tamare et travaillent à Tia Juana ou sur les eaux du lac. Pour les mêmes raisons, elles séparent sous des rubriques distinctes des hommes qui vivent côte à côte, par exemple les ouvriers de perforation travaillant au milieu du lac et les mariniers chargés de leur transport et placent dans le même groupe des mécaniciens de qualification semblable mais dont les ateliers sont à 30 km l’un de l’autre et qui ne se rencontrent jamais.

3Les statistiques officielles sont plus aisément utilisables. Le Ministère du Travail (Ministerio del Trabajo, Direccion del Trabajo, Seccion de Estadisticas) a mené à bien deux grandes enquêtes, l’une en 1947 classant les travailleurs par département d’opérations et dont les résultats apparaissent sur la figure 20 et l’autre en 1956, répartissant la main-d’œuvre par compagnie (figure 21). Cette dernière étude mêle au personnel des sociétés proprement pétrolières la main-d’œuvre contractuelle nécessaire à l’équipement des bassins (Compagnies de construction et de travaux publics). Les deux cartes ne sont donc pas parfaitement comparables.

4La International Consultants Organization fournit des statistiques précieuses indiquant l’évolution chronologique de chaque grand bassin (figure 22) mais ceux-ci sont trop vastes pour permettre de suivre les variations dans le détail.

a. Les régions pétrolières

5Trois fonctions essentielles, correspondant à trois types de main-d’œuvre différents, permettent de classer les régions pétrolières.

1. Les bassins pétrolifères

6Le bassin du Zulia est l’un des plus riches du monde. La côte Nord-Est du lac, correspondant au Distrito Bolivar et à une partie du Distrito Baralt, rassemblait en 1947 environ 15 000 travailleurs soit près de 40 % du total. Cette proportion n’a fait qu’augmenter jusqu’à nos jours. Si la ville de Maracaïbo grandit régulièrement, la main-d’œuvre pétrolière est en train de l’abandonner : elle n’est plus aujourd’hui occupée que par quelques dizaines de personnes employées dans les services administratifs de la Shell. L’importance de son arrière-pays (Campo La Paz) n’a cessé de décroître. Les environs de Casigua-El Cubo ne comptent aujourd’hui que quelques centaines de travailleurs, car la production de cette partie du Zulia n’a pas répondu aux espoirs que les compagnies avaient mis en elle. Les pétroliers durent lutter contre des conditions naturelles très défavorables, ouvrant des pistes dans la grande forêt hygrophile, remblayant un terrain très fréquemment inondé et refoulant au prix de luttes sanglantes les Indiens Motilones. La Shell y a pratiqué les sondages les plus profonds du Vénézuéla, atteignant 12 000 mètres de profondeur. Les résultats ont été longtemps décevants mais le nombre des travailleurs n’a pas diminué parce que les couches profondes du Crétacé ont fait naître de grands espoirs dans les années 1960.

7La seconde région productrice est la Mesa de Guanipa, au coeur de l’Anzoategui. L’activité de la Mobil Oil a fait apparaître une ville nouvelle : ANACO, cependant que celle de la Mene Grande créait autour de EL TIGRE une nébuleuse de camps dont les ouvriers commencent à être regroupés à SAN TOME.

8Le bassin du Monagas s’étend au pied des montagnes du Sucre. QUIRIQUIRE présente même l’aspect d’une ville de montagne, avec des routes en lacets.

9A côté de ces trois principales régions pétrolifères, il existe de nombreux bassins dispersés dont la production est faible. DABAJURO, sur la côte occidentale du Falcon, n’est plus occupé que par une centaine d’ouvriers. Les forages du Barinas ont été extrêmement coûteux, car il a fallu défricher la forêt et construire des pistes, et ils n’ont guère produit : c’est un des plus grands échecs de la recherche pétrolière au Vénézuéla. Le bassin de Las MERCEDES a été exploité par une petite compagnie créée précisément dans ce but, mais il s’est vite épuisé et est aujourd’hui abandonné. Enfin, la Creole entretient dans le delta de TOrénoque un petit centre de production desservi par bateau et par avion. Ces bassins dispersés sont caractérisés par le faible volume de la main-d’œuvre employée et par sa grande mobilité : l’exploitation ne dure d’ordinaire que quelques années et ces camps se ferment aussi vite qu’ils avaient été créés.

2. Les centres de raffinage

10Au contraire, les centres de raffinage emploient une main-d’œuvre très stable et dont le volume croît lentement et régulièrement. Le plus vaste et le plus peuplé est celui de la péninsule de Paraguana qui groupe autour de la ville-champignon de Punto-Fijo les raffineries de AMUAY (Creole) et de PUNTA-CARDON (Shell). Le deuxième grand centre est installé dans les faubourgs de PUERTO-LA-CRUZ qui est devenu ainsi la ville la plus dynamique de l’Orient vénézuélien. Des raffineries assez importantes se trouvent installées le long de la côte du Distrito Federal pour alimenter l’agglomération de Caracas (de LA GUAIRA jusqu’à PUERTO-CABELLO et MORON). Enfin, quelques dizaines d’ouvriers et d’ingénieurs travaillent dans des raffineries dispersées à l’intérieur du territoire, presque toutes petites et anciennes, comme celle de CASIGUA et celle de SAN LORENZO, la première installée sur le continent sud-américain.

3. Les administrations

11L’administration centrale des grandes compagnies est toujours installée à CARACAS. Seule la Shell conservait encore en 1963 quelques bureaux à Maracaïbo. La main-d’œuvre pétrolière du Distrito Federal est, pour cette raison, fort originale : la main-d’œuvre féminine y est proportionnellement plus nombreuse ainsi que les ingénieurs de haut grade. Le salaire de ces travailleurs est supérieur à la moyenne nationale. La mobilité enfin, en est aussi beaucoup plus grande.

12Ces diverses régions peuvent se regrouper en trois types de paysage : le plus original et qui rassemble près des 2/3 des pétroliers est celui de la “région pétrolière”, longue bande de terrain occupée par une suite de camps, de villes et d’installations industrielles groupant à Punto-Fijo près de 80 000 personnes sur 150 km2 et sur le littoral du Distrito Bolivar, plus de 200 000 habitants sur plus de 800 km2. Un type très différent est celui des villes isolées comme Anaco ou Quiriquire, formées par le développement d’un camp pétrolier. El Tigre présente une variante de ce type car les installations sont réparties en nébuleuses assez lâches autour de la ville. Enfin, de très grandes villes comprennent un secteur pétrolier administratif, Maracaïbo et surtout Caracas. Dans ce cas, cette activité ne représente qu’une fraction très petite de la vie économique de ces grandes villes, d’autant qu’il s’agit d’un travail de bureau qui ne se distingue guère de celui des autres administrations publiques ou privées.

b. La répartition de la main-d’œuvre des diverses compagnies

13La Creole est présente dans toutes les régions pétrolières du Vénézuéla. Cette ubiquité caractéristique s’explique sans doute par la puissance de la maison-mère, la Standard Oil of New-Jersey, mais aussi par l’histoire de cette société. Elle a été formée assez tard par le rachat ou l’absorption de compagnies moyennes ou petites qui avaient tenté leur chance un peu partout. Comme la Shell avait déjà obtenu la concession du littoral du Distrito Bolivar et, sous les eaux, d’une bande de un kilomètre parallèle au rivage (“faja del kilometro”), la Creole, venue trop tard, dut se contenter du centre du lac, si bien que ses forages dans le Zulia sont, pour la plupart, sous-marins. Cela n’a pas été sans influer sur la nature de sa main-d’œuvre où les pêcheurs et marins de l’île de la Margarita semblent proportionnellement plus nombreux que dans les rangs des sociétés concurrentes. Depuis une dizaine d’années, la Creole tend à concentrer ses activités : ainsi, l’exploitation de ses concessions dans l’Anzoategui a été confiée à la Mene Grande. Son personnel est donc réparti en trois régions principales : le Zulia (Distrito Bolivar), le Monagas (Maturin, Caripito et Quiriquire) et Caracas.

14Les trois autres grandes compagnies ont des exploitations beaucoup plus circonscrites. La main-d’œuvre de la Shell, hormis les bureaux de Caracas et la raffinerie de Punta-Cardon, se trouve concentrée toute entière dans le Zulia : Distrito Bolivar, Distrito Baralt, Maracaïbo et son arrière-pays ainsi que le bassin de Casigua. La Mene Grande, bien qu’elle possède les concessions les plus étendues de tout le Vénézuéla, a rassemblé la plupart de ses travailleurs dans l’Anzoategui. Quant à la Mobil Oil de Venezuela, elle s’est installée dans l’Oriente aussi, à Anaco.

15Les moyennes ou petites compagnies (Phillips, Richmond…) ont des concessions au coeur du lac et dans les parties les plus diverses des bassins sédimentaires. Mais elles en confient l’exploitation à l’une des quatre grandes sociétés si bien que leur main-d’œuvre se trouve soit dans les bureaux de la capitale, soit en mission de recherche.

c. L’évolution chronologique des diverses régions

16La figure 22 montre comment a varié la répartition géographique des travailleurs depuis une dizaine d’années. Dès le début de la grande exploitation pétrolière au Vénézuéla, dans les années 1920, l’Ouest, et en particulier le Zulia, a occupé la première place et l’a toujours conservée.

17A partir de la IIe guerre mondiale, les travailleurs sont venus en grand nombre dans l’Oriente, où l’existence du pétrole, du reste, était connue dès le début du XXe siècle. Le mouvement s’est prolongé jusqu’en 1953. La fermeture de nombreux puits dans le sud de l’Anzoategui a provoqué un déclin relatif en 1954-55. Depuis lors, la part de l’Oriente dans la main-d’œuvre pétrolière est à peu près stable.

18Les variations relatives de la main-d’œuvre travaillant dans la “région centrale” illustrent les espoirs et les échecs de la recherche dans les Llanos, que ce soit au pied même des Andes (environs de Barinas) ou au sud de Caracas (Las Mercedes et centre du Guarico). La tendance générale de la courbe est au déclin relatif, ce qui est d’autant plus notable que depuis 1957, le volume absolu de la main-d’œuvre a lui aussi beaucoup diminué. Le Distrito Federal, qui comprend les services administratifs de Caracas et les raffineries du littoral occupe une fraction de plus en plus grande de la main-d’œuvre pétrolière, et cette progression relative, que n’a pas interrompue la crise de 1958-1961, est d’une régularité impressionnante.

19L’évolution historique des différents bassins se caractérise au total par une remarquable stabilité : si le nombre des travailleurs a connu de grandes fluctuations, presque du simple au double, la répartition relative de la main-d’œuvre n’a guère varié depuis la IIe guerre mondiale. Deux régions groupent la plupart des pétroliers, l’Ouest (Zulia et Falcon), avec presque les 2/3 du total, et l’Oriente représentant un peu moins du 1/4 des travailleurs. La capitale et ses environs voit sa part grandir régulièrement et emploie aujourd’hui un peu plus du 1/10 des pétroliers. Le reste est négligeable. Stabilité dans le temps et concentration dans l’espace sont ainsi les deux caractéristiques essentielles de la main-d’œuvre pétrolière au Vénézuéla.

II - L’EVOLUTION CHRONOLOGIQUE DE LA MAIN-D’ŒUVRE

20L’étude globale met en évidence des mouvements cycliques d’interprétation difficile. Il faut donc, pour mieux les analyser, les étudier dans le cadre plus détaillé des départements d’opération.

a. L’évolution globale de la main d’œuvre

21La figure 23 représente l’évolution de la main d’œuvre pétrolière au Vénézuéla depuis la IIe guerre mondiale. Le sommet de l’année 1948 correspond au grand effort d’équipement non seulement des champs pétrolifères mais aussi des grandes raffineries de la péninsule de Paraguana. Les deux autres sommets de la courbe, moins marqués, correspondent, le premier au renouveau de l’activité mondiale dû à la guerre de Corée, le second à la crise de Suez qui a amené certains clients traditionnels du Moyen-Orient, comme la France et partiellement l’Angleterre, à acheter de l’huile au Vénézuéla. Le nombre des travailleurs a gravement diminué depuis 1957, après le remplacement (janvier 1958) de la dictature du Général Pérez Jiménez par un gouvernement socialisant moins sensible aux intérêts des compagnies pétrolières.

22Cela coïncida aussi avec une crise mondiale de surproduction provoquée par les investissements excessifs des années 1957-59 et qui a atteint toutes les régions productrices du monde capitaliste. Comme pour l’aggraver, l’Union Soviétique pratiqua alors une politique de vente de pétrole à bon marché, vers l’Italie surtout qui inquiéta beaucoup l’opinion vénézuélienne.

23Ainsi, trois sortes de facteurs ont déterminé l’évolution de cette main-d’œuvre : des événements proprement vénézuéliens, comme la révolution du 23 janvier 1958 ; les péripéties de la politique mondiale, guerre de 1939-45, guerre de Corée, crise de Suez ; enfin, la politique économique des sociétés pétrolières qui, essayant d’ajuster leur production à une demande non planifiée, font alterner les périodes d’investissements intenses avec celles de contraction des activités.

24Comme il fallait s’y attendre, ces deux derniers types de facteurs sont prépondérants et déterminent chez les pétroliers vénézuéliens des crises cycliques d’ordre mondial. Les courbes de la main-d’œuvre du pétrole aux Etats-Unis évoluent en effet de la même manière, même si la masse 12 fois supérieure des travailleurs américains et la protection officielle dont jouit cette industrie, amortissent l’ampleur des variations. Plus encore que dans les autres pays “en voie de développement” les travailleurs du pétrole au Vénézuéla dépendent de phénomènes sur lesquels ils n’ont aucune action. Au service de l’une des industries les plus concentrées et les plus modernes du monde, installée dans un pays sous-développé, ils subissent à la fois les inconvénients des pays pauvres, dépendants de l’étranger, et ceux des pays modernes particulièrement sujets aux crises économiques. Cela explique que l’une des principales revendications des syndicats vénézuéliens soit la stabilité de l’emploi.

25Ces fluctuations en volume ont entraîné une variation dans la composition de la main-d’œuvre pétrolière (cf. figure 24). La contraction a atteint surtout les ouvriers. L’étude des salaires confirmera que les licenciements, en période de crise, touchent principalement les catégories les moins qualifiées, donc, les moins payées. La main-d’oeuvre d’origine étrangère n’a cessé de diminuer de volume, les ouvriers plus encore que les employés. Ce mouvement de “vénézolanisation”, lent mais sûr, est d’une importance considérable et transforme la mentalité des travailleurs.

26La catégorie des employés est devenue chaque année plus importante, pour deux raisons. Les progrès de la productivité et l’automatisation des techniques entraînent un développement relatif de la catégorie la plus qualifiée, et ce mouvement doit s’accroître à l’avenir. D’autre part, les ouvriers sont surtout utiles en période de gros investissements, lorsqu’il s’agit de construire les installations : une fois celles-ci terminées, un petit nombre de spécialistes suffit à les faire fonctionner. Cette seconde cause implique une mobilité bien plus forte chez les ouvriers que chez les employés, ce qui sera confirmé par la suite.

27Dans le chapitre précédent, on a mis en lumière une certaine relation entre la population d’une agglomération pétrolière et le tonnage d’huile extrait. La figure 25 en montre une, plus étroite, entre les variations cycliques de la main-d’œuvre et celles de la production. Cependant, la concordance, si elle est certaine, n’est pas simple. Il existe un déphasage irrégulier entre les deux courbes. La figure 26 représente, en écarts réduits, la covariation entre la production et ses deux principaux facteurs : la main-d’œuvre et les investissements. Il apparaît clairement que le tonnage produit dépend plus étroitement des investissements que de la main-d’œuvre, ce qui est normal dans une industrie qui compte les plus grandes immobilisations de capital par poste de travailleur. La courbe des investissements est plus régulière que celle de la production et bien plus encore que celle de la main-d’œuvre : les compagnies suivent une politique d’investissements, régulière et plannifiée et amortissent plutôt les à-coups du marché en variant le volume de la main-d’œuvre. Encore, ces crises successives de l’emploi ne touchent-elles pas au même point les diverses catégories de travailleurs.

b. Analyse de l’évolution par département d’opération

28Les compagnies répartissent leur personnel en cinq branches, les “départements d’opération”. La “Production” comprend deux activités différentes, la recherche du pétrole (“exploration”) et son extraction (“exploitation”). Le “raffinage” est un département de création récente, dont le développement date des années 1948-49 ; il ne traite qu’une petite partie du pétrole vénézuélien, le reste étant raffiné dans les Antilles Hollandaises (Aruba et Curazao) ou exporté brut. Le département d’“Administration” se trouve surtout à Caracas, mais il est représenté dans tous les camps importants. Le “Marketing” s’occupe de la vente des produits pétroliers à l’intérieur du territoire vénézuélien : sa fonction, naguère négligeable, est en train de grandir avec le développement de la circulation automobile dans le pays. Enfin, le département “Marine” comprend les équipages et les états-majors des pétroliers qui exportent l’huile vers Curazao, les Etats-Unis ou l’Europe. Les statistiques permettent d’analyser l’évolution de ces départements au cours des cycles.

29Pour mieux les mettre en lumière, il est nécessaire de ne considérer que la partie centrale de la courbe de variation de la main-d’œuvre, car si le brusque essor de 1948 trouve tout naturellement sa place dans le rythme cyclique, son ampleur exceptionnelle fausserait les calculs. On sait que l’évolution d’un phénomène économique pendant une période suffisamment longue peut d’ordinaire se décomposer en quatre sortes de mouvements : la tendance longue (Mouvement séculaire des anciens auteurs) qui résume toute l’évolution et se ramène à une droite représentant l’axe général de la courbe ; le mouvement cyclique qui correspond à des variations à peu près égales de part et d’autre de cet axe ; le mouvement saisonnier, qui n’est au fond qu’un mouvement cyclique de période annuelle ; enfin, les variations aléatoires, sans signification. Une courbe chronologique est la résultante de ces quatre mouvements, aussi longtemps du moins, que des facteurs extérieurs ne viennent pas modifier l’une ou plusieurs de ses composantes, comme cela s’est produit en 1947-48, à cause de l’ampleur de l’effort de guerre des Alliés, et en 1961-62 pour des raisons qu’il faudra essayer de préciser.

30La figure 27 représente les courbes de tendance longue des cinq départements d’opération, en pourcentage de la main-d’œuvre. La variation la plus grande concerne la production, qui tend à employer un pourcentage de plus en plus faible de la main-d’œuvre. Comme elle rassemble encore plus des 2/3 des travailleurs, cette évolution est grave et explique la plus grande partie des licenciements.

31Le raffinage est en plein essor : ses progrès correspondent à la moitié du déclin relatif de la production (dérivées : - 0,2 et + 0,1). L’administration et le marketing s’accroissent tous deux également. Le département de la marine reste à peu près constant (3 %), ce qui montre qu’il a été touché par les licenciements. Comme depuis douze ans, la main-d’œuvre pétrolière a lentement diminué, on voit que les licenciements ont touché surtout la production et que le raffinage a connu, au contraire, une remarquable stabilité.

32En reportant les mouvements de la main-d’œuvre non plus à l’axe des abcisses, mais à la courbe de tendance longue, on élimine l’influence de cette dernière et l’on met en évidence le mouvement cyclique. Entre 1946 et 1961, il existe un cycle assez régulier dont la période est de 4,6 années (cf. figures 23 et 28). L’évolution de la main-d’œuvre américaine esquisse un cycle analogue, mais beaucoup moins net, à cause sans doute de la protection plus grande dont jouit cette industrie pétrolière, alors que l’industrie vénézuélienne est exposée directement aux à-coups de la conjoncture mondiale.

33La courbe cyclique de la Production (en pourcentage) est très proche de celle de la main-d’œuvre globale. En fait, tout le mouvement cyclique dépend de l’évolution de ce département parce qu’il rassemble près de 70 % des travailleurs, et que ceux-ci sont en général moins qualifiés que ceux des autres départements donc plus facilement embauchés ou licenciés. Il existe cependant un léger déphasage entre les deux courbes : les points hauts de la Production sont en retard d’environ six mois sur ceux de la courbe globale, ce qui signifie que d’autres départements déclinent avant la Production. L’évolution de cette dernière est très dissymétrique : la phase ascendante ne dure qu’un an et demi ou deux ans, alors que la phase descendante, plus lente, se fait en trois ans environ ; en d’autres termes, les périodes d’embauche sont plus courtes et plus violentes que celles de licenciements.

34Le département du Raffinage (cf. figure 29) évolue presque à l’inverse de la Production, ce qui signifie, puisque les valeurs sont relatives, qu’il reste étonnamment stable. La courbe de l’Administration, enfin, est fort irrégulière, ce qui montre l’importance des mouvements saisonniers : la main-d’œuvre de ce département est beaucoup plus mobile.

35Puisque chacun des départements évolue à l’intérieur du cycle, d’une façon particulière, on peut essayer d’établir un schéma d’évolution cyclique qui serait un résumé systématique de l’histoire de chaque cycle (cf. figure 30). Afin d’éliminer à la fois le mouvement saisonnier et les variations aléatoires, les chiffres ont été désaisonnalisés puis régularisés par la méthode des moyennes mobiles calculées sur cinq trimestres (et pondérées par les coefficients 1-2-4-2-1). On retrouve le déphasage de la Production par rapport au mouvement global (emploi direct) et l’évolution inverse du raffinage. Le graphique permet de comparer la variation relative de chaque département au cours des phases du cycle. Les remarques peuvent être ainsi résumées.

36Comme les courbes indiquent les valeurs relatives de chaque département, le tableau indique simultanément le mouvement de la courbe, qui est une variation par rapport aux autres groupes de travailleurs, et le mouvement absolu (embauche ou licenciement) qui se déduit aisément de la comparaison de la courbe relative du département considéré avec celle de l’ensemble de la main-d’œuvre. Par exemple, un recul relatif, lorsque la main-d’œuvre globale augmente, signifie une stabilité de la main-d’œuvre ; le même recul relatif dans une phase descendante marque au contraire une diminution absolue du nombre des travailleurs et une vague de licenciements, etc…

37De pareilles indications, évidemment approximatives, mettent cependant en lumière la ressemblance de rythme qui existe entre la Production et la Marine, et aussi entre le Raffinage et le Marketing. Ces deux groupes ont en effet des fonctions différentes. La Production travaille essentiellement pour l’exportation, le marché vénézuélien jouant un rôle accessoire, et la Marine, chargée du transport, dépend complètement de cette activité. Au contraire, le Raffinage alimente en grande partie le marché intérieur que le Marketing est chargé de prospecter. Ces deux départements en tirent une stabilité plus grande, leurs variations sont analogues et diffèrent tout naturellement de celles des départements tournés vers l’extérieur.

38Il est possible d’aller plus loin dans l’analyse et de proposer une histoire des cycles fondée sur le déphasage des courbes (cf. figure 30). Il semble, en effet, qu’au cours de chaque cycle, l’Administration (n^o 1) commence à se gonfler jusqu’à atteindre un sommet. Puis, le Marketing (n^o 2), et à sa suite le Raffinage (n^o 3) augmentent en valeur relative, et aussi en valeur absolue, puisque la courbe à ce moment marque une lente reprise. La Marine (n^o 4) suit, après, un mouvement ascendant, et enfin, dernier des départements, la Production (n^o 5) prend un essor qui dure lors même que la courbe globale de la main-d’œuvre a commencé à baisser.

39On peut distinguer ainsi sur la figure 30 un premier cycle (A). Comme les statistiques avant 1950 sont fragmentaires, et que le procédé des moyennes mobiles étalées sur cinq ans rend inutilisables les chiffres des deux premiers trimestres de la série, il n’a pas été possible de tracer les courbes avant le troisième trimestre 1950. Les chiffres bruts permettent cependant de reconnaître les sommets du Marketing (n^o 2) et du raffinage (n^o 3) dont la place a été marquée par une flèche. Le cycle (B) est très net et la succession des sommets des divers départements suit bien l’ordre indiqué.

40Le cycle (C) commence aussi régulièrement, mais le mouvement tourne court en 1961 ; la Production se gonfle à peine (C 5). Comme celle-ci représente 70 % de la main-d’œuvre, la courbe globale, elle aussi, s’effondre. Le nouveau cycle a donc avorté dans sa dernière phase, parce que la politique intérieure vénézuélienne à partir de 1958 a pris le pas, exceptionnellement sur la conjoncture mondiale. L’attitude du nouveau régime a été moins favorable aux compagnies pétrolières et les graves secousses qui l’ébranlèrent (attentat contre le Président Bétancourt, putsch de Puerto-Cabello…) les ont incité à désinvestir. De plus, le gouvernement socialisant d’Accion Democratica a créé une société nationale d’exploitation pétrolière (Corporacion Venezolana del Petroleo) et lui a réservé toutes les nouvelles concessions. Comme la CORVEPET s’est développée très lentement (en 1962, elle comptait encore moins de trois cents employés), l’exploration et la recherche de nouveaux gisements, branches très importantes de la Production, ont vu leurs activités diminuer et presque s’arrêter. Ajoutons que 1961 fut l’année des élections présidentielles, et pour cette raison, particulièrement troublée.

41Le sommet atteint par l’Administration au deuxième trimestre 1962 permettait de se demander si un nouveau cycle (D) n’allait pas commencer de nouveau. Grâce à la diligence d’amis restés sur place, l’auteur a pu obtenir les statistiques de 1963, 1964 et des deux premiers trimestres de 1965. Elles lui ont permis, avant de mettre cette étude au net, de prolonger les courbes de la figure 30. L’Administration a effectivement passé par un maximum, anormalement long, du reste. Le Marketing a suivi médiocrement (n^o 2), avec une pointe très émoussée. Le Raffinage, qui aurait dû alors marquer une remontée (n^o 3) n’a cessé de décliner. Au contraire, la Marine (n^o 4) et surtout la Production (n^o 5) ont fait de grands progrès relatifs. La courbe générale, après la longue chute des années 1958-1962 a connu un léger gonflement correspondant au cycle (D) à moitié avorté. Les licenciements, dans la Production, sont devenus rares et ce département paraît avoir atteint une certaine stabilité. Les points faibles qui ont aussi fait avorter ce cycle, sont à chercher dans le Raffinage surtout, et aussi le Marketing, où il y a eu beaucoup de licenciements, ce qui est d’autant plus grave que ces départements sont considérés comme les plus stables et les moins sujets aux crises. Leur déclin et l’essor relatif de la Production et de la Marine montrent que depuis 1962, c’est le marché intérieur vénézuélien dont l’activité diminue, cependant que les marchés mondiaux, depuis 1961, sont redevenus acheteurs, comme le confirment d’ailleurs les bons résultats des trusts internationaux.

42Ainsi, le rythme signalé plus haut paraît assuré. Les cycles semblent bien se succéder avec une période d’environ 4 1/2 ans à 6 ans. Chaque cycle correspond, dans le détail, au gonflement successif des divers départements d’opération : l’Administration, d’abord, voit sa part augmenter dans la main-d’œuvre globale puis, dans l’ordre le Marketing suivi du Raffinage (développement du marché intérieur) et enfin, la Marine suivie de la Production (essor de la demande mondiale). La crise excessive de 1958-61 doit sa gravité à la conjonction d’une surproduction mondiale et d’un changement de politique intérieure au Vénézuéla. La crise mondiale eut alors un effet prépondérant : la Production s’effondre (C 5) et fait avorter le cycle (C). A partir de 1962, la conjoncture mondiale s’améliore, mais alors, la crise économique que subit le marché intérieur vénézuélien passe au devant de la scène et continue à peser sur l’évolution de la main-d’œuvre : le nouveau cycle (D) qui commençait à se développer est à son tour paralysé, cette fois par l’insuffisance de la demande intérieure (D 2 et D 3). Il est normal que la crise mondiale ait eu des conséquences plus graves que la crise intérieure, donc que le cycle (C) corresponde à une chute profonde de la courbe de la main-d’œuvre et le cycle (D) à une simple stagnation.

43Une fois éliminés les mouvements cycliques, les courbes initiales ne représentent plus que les variations saisonnières, et des mouvements aléatoires que l’on peut négliger. La figure 31 illustre ces variations, par département d’opération. La courbe globale montre que l’embauche se fait surtout pendant le quatrième trimestre, c’est-à-dire entre le 30 septembre et le 31 décembre. Le volume de la main-d’œuvre a tendance au contraire à diminuer au troisième et au deuxième trimestres (30 juin-30 septembre et 31 mars-30 juin). Raffinage et Marine ne comportent pas de variations saisonnières. Celles de la production sont assez faibles et opposées plus ou moins à la tendance générale, ce qui indique que d’autres départements doivent varier beaucoup. C’est en effet, le cas du Marketing et de l’Administration. Cette dernière présente les amplitudes les plus grandes : dégonflement accentué en début d’année, entre le 1er janvier et le 31 mars et reprise vigoureuse au second trimestre.

44Ces courbes confirment la remarquable stabilité du Raffinage et la forte mobilité du personnel administratif. Il serait dangereux de vouloir en tirer davantage, car le mouvement saisonnier varie lui-même avec le temps : en 1946 et 1947, le quatrième trimestre a connu un tel renforcement de l’embauche, que l’effet s’en fait sentir sur toute la période. Mais le même calcul, appliqué à une période plus courte, 1950-59 par exemple, diminuerait le coefficient du quatrième trimestre et renforcerait celui du premier. On peut se demander s’il existe une différence significative entre les coefficients des phases descendantes et ceux des phases ascendantes :

45Le test statistique (Fisher-Snédécor) montre que la différence n’est pas significative.

III - LES CONTRACTUELS

46Pour les travaux différents des activités pétrolières, les compagnies passent des contrats avec des entreprises spécialisées. La main-d’œuvre de l’entreprise jouit alors, pendant toute la durée du contrat, des mêmes avantages que les travailleurs du pétrole. Les contractuels sont d’ordinaire chargés de la construction des routes, parfois des grands entrepôts de l’entretien des jardins, du nettoyage des bureaux, du lavage du linge, etc… En fait, l’essentiel de la main-d’œuvre contractuelle travaille dans le bâtiment. Il ne faut pas confondre ces contrats limités, correspondant à des activités presque toujours très différentes de la production du pétrole, avec les contrats par lesquels certaines compagnies confient à d’autres sociétés pétrolières mieux placées ou mieux équipées, l’exploitation de leurs concessions. La Creole, par exemple, par souci de rationalisation, confie ses champs pétrolifères de l’Anzoategui à la Mene Grande, sa “concurrente”, contre redevance. Ces partages d’activité n’apparaissent pas dans les statistiques de la main-d’œuvre contractuelle.

47Cette main-d’œuvre joue, selon la taille des compagnies pétrolières, trois rôles différents. Dans le cas des compagnies de bureau comme l’International Petroleum C°, sans activité industrielle propre, qui n’emploient au Vénézuéla que quelques personnes et confient l’exploitation de leurs concessions aux autres compagnies, ce rôle est nul. Les compagnies moyennes, avec quelques centaines d’employés, n’ont pas la possibilité ou le désir de pratiquer de gros investissements et font travailler le plus souvent possible sous contrat. En ce cas, les contractuels peuvent représenter un fort pourcentage de l’emploi direct : 28,9 % dans le cas de la Phillips, 34 % dans celui de la Richmond, et jusqu’à 47,6 % à la Sun Oil C °. Les très grandes compagnies pétrolières sont suffisamment intégrées pour que les travailleurs contractuels ne soient qu’un complément accessoire de leur propre main-d’œuvre : 2,9 % de l’emploi direct pour la Creole (au 31 décembre 1962), 5,2 % pour la Mobil, 13,7 % pour la Shell et 18,2 % à la Mene Grande.

48La figure 32 permet de comparer l’évolution chronologique de la main-d’œuvre des compagnies (emploi direct) et des contractuels. On retrouve approximativement les mêmes mouvements cycliques, mais le parallélisme n’est pas parfait : le sommet de 1952-53 est fort émoussé chez les contractuels, alors que celui de 1957 est exagéré. Les sociétés contractuelles travaillant essentiellement dans le bâtiment, il est très probable que la courbe de leur main-d’œuvre reflète l’effort d’équipement alors que celle des pétroliers représente davantage l’évolution de la production. Or, cet effort d’équipement a été plus grand en 1956-57 qu’en 1952-53, où l’on utilisait encore les énormes investissements effectués pendant la guerre.

49Les mouvements du personnel contractuel sont notablement plus amples que ceux de la main-d’œuvre pétrolière. Il forme une sorte d’armée de réserve, facilement embauchée et licenciée puisque les compagnies ne s’engagent envers elle que pour une durée courte et limitée d’avance. Aussi, les contractuels sont-ils particulièrement exposés aux crises : lors du maximum de 1957, au 31 mars, alors que les pétroliers étaient 43.680, ils représentaient 12 728 travailleurs, 29 % de l’emploi direct. Au 31 décembre 1962, les pétroliers n’étaient plus que 33 000 et les contractuels 3 069, soit à peine 9,3 % du premier groupe. Environ 10 000 contractuels ont ainsi perdu leur travail, autant que de pétroliers : cette main-d’œuvre défavorisée joue donc, dans les mouvements de population et le développement des villes, un rôle aussi important que celui de la main-d’œuvre pétrolière, plus nombreuse mais aussi plus stable.

50Les variations saisonnières de ce groupe sont nettement plus fortes (cf. figure 33) et comblent à peu près les vides laissés par celles des pétroliers. Il faut en effet pondérer ces diverses variations par les masses en jeu : 40 000 personnes dans le cas de l’emploi direct et 7 000 à 8 000 contractuels. Les fluctuations saisonnières sont plus fortes en période descendante ; le test statistique montre que ce n’est certainement pas aléatoire.

51Les contractuels sont un peu les parents pauvres des travailleurs du pétrole. Ils sont d’autant plus mal connus qu’ils ne dépendent pas de compagnies puissantes et bien organisées mais de petites entreprises locales, parfois familiales, à capitaux d’ordinaire vénézuéliens. C’est une main-d’œuvre extrêmement hétérogène, avec les qualifications les plus variées : depuis l’ingénieur de réputation mondiale de la firme Schlumberger jusqu’au peon illettré comme manoeuvre. L’origine géographique est aussi très diverse : il semble qu’il y ait une fraction importante d’étrangers pauvres, surtout d’Italiens, travaillant dans la construction. L’essor puis le déclin de Ciudad-Ojeda, leur ville, dans le Zulia, montre que la prospérité et les revers des sociétés contractuelles ont peut-être plus d’importance encore dans la transformation du paysage humain que ceux du personnel pétrolier proprement dit. Si les contractuels ont des salaires analogues pendant la durée du contrat, ils ne peuvent guère évoquer ces multiples clauses de sauvegarde qui assurent au personnel des compagnies une protection efficace contre le chômage et la vieillesse.