Politiques sociales
p. 472-478
Texte intégral
1En Amérique latine, le rôle de l’État dans la réduction des inégalités et la régulation de la pauvreté revêt une importance particulière en raison de l’extrême disparité socioéconomique qui y règne. Cette notice traite des débats théoriques essentiels autour de la relation entre l’action publique et les politiques sociales dans la région. Le concept d’État-providence, utilisé ici de manière interchangeable avec les politiques sociales, fait référence à la notion d’un engagement collectif de la société pour la protection de ses membres les plus fragiles (lutte contre la pauvreté par exemple), ainsi qu’à la nécessité de satisfaire les besoins sociaux de la totalité de la population, comme l’éducation, les pensions et la santé.
2Deux grandes manières d’appréhender cet objet sont possibles : en considérant d’un côté les facteurs explicatifs de la mise en place des politiques sociales et en considérant de l’autre les effets de ces mêmes politiques sociales. Avant de développer ces perspectives, il convient de faire un bref rappel de l’évolution des régimes de régulation des questions sociales en Amérique latine.
Régulation des questions sociales en Amérique latine : entre l’assurance et l’assistance
3L’assurance et l’assistance sont généralement reconnues comme les deux principales approches de la protection sociale. Tout d’abord, l’assurance sociale, historiquement liée à l’évolution du travail salarié, assure une protection contre divers risques, tels que les accidents, le chômage et la vieillesse. Elle repose sur un système de cotisations. En Amérique latine, les premières formes de la protection sociale remontent aux années 1920, lorsque des fonds d’assurance ont été mis en place pour couvrir certains travailleurs salariés et les membres des forces armées [Mesa-Lago, 1978]. Malgré son expansion graduelle pour inclure plus de travailleurs formels dans les années 1960 et 1970, le système n’a pas réussi à offrir une couverture exhaustive en raison de l’importance du marché informel. En ce qui concerne l’assistance sociale, c’est-à-dire la protection visant à aider les plus vulnérables sans considération de leur historique de cotisations, elle demeure plus lacunaire en Amérique latine, étant fréquemment caractérisée comme « limitée, marginale, morcelée et fortement clientéliste » [Barrientos, 2014, p. 10]. Les personnes exclues du marché du travail formel, en particulier celles vivant dans des zones rurales ou des bidonvilles urbains, souvent appelées les outsiders [Garay, 2016 ; Arretche, 2018], ont le plus souvent une protection sociale inadéquate et bénéficient d’un soutien insuffisant des services publics.
4Dans les années 1980, la couverture d’assurance sociale a été réduite et, de manière concomitante, des politiques d’assistance très ciblées ont été mises en place visant des « catégories précises : enfants des écoles de tel type de zone géographique ; femmes chômeuses enceintes ; petits paysans situés à tant de kilomètres des lieux de commercialisation, etc. » [Lautier, 2013, p. 174]. C’est à la fin des années 1990 que s’opère un changement dans le « régime de gouvernementalité de la population pauvre » avec l’émergence de politiques d’assistance à « ciblage large », c’est-à-dire des politiques qui, tout en étant ciblées, touchent de très larges pans de la population [Lautier, 2013]. L’amélioration significative de l’assistance sociale et des services publics pour les plus pauvres s’est accompagnée d’une tendance générale à la réduction de la couverture d’assurance sociale. De ce fait, l’expansion inattendue de l’assistance sociale, les facteurs à l’origine de l’émergence, de la consolidation et de l’expansion des systèmes de protection sociale latino-américains sont des sujets centraux des recherches comparatives récentes.
Les facteurs explicatifs de l’adoption des politiques sociales
5Une première série de travaux montre que la croissance économique et la disponibilité de ressources financières sont essentielles à la mise en place et à l’expansion de politiques sociales. À partir d’une perspective fonctionnaliste, la croissance économique – et notamment l’industrialisation et la modernisation – augmente la probabilité d’adopter des politiques sociales. Ainsi, certains travaux ont expliqué le faible développement des politiques sociales au cours des années 1980-2000 dans huit pays (Colombie, Équateur, Pérou, République dominicaine, Salvador, Bolivie, Guatemala et Paraguay) par le faible développement économique (associé à une expérience démocratique relativement faible) [Cruz-Martinez, 2017].
6Une deuxième série de travaux met l’accent sur le facteur « démocratique » comme élément clé de l’expansion des politiques sociales et de la réduction des inégalités. Contrairement aux pays développés où les politiques de protection sociale ont été initiées dans un contexte démocratique, en Amérique latine elles ont été principalement mises en place sous des régimes autoritaires [Mares e Carnes, 2009, p. 97]. En général, les régimes autoritaires latino-américains ont adopté des politiques sociales conservatrices pour légitimer leur action. Bien que la démocratie tende à favoriser l’expansion de politiques sociales plus universelles, elle n’est pas suffisante pour l’adoption de réformes sociales progressistes et redistributives capables de réduire la pauvreté et les inégalités [Huber e Stephens, 2012]. Outre l’importance accordée aux règles du jeu démocratique, la compétition électorale constitue également un facteur d’expansion de la politique sociale non contributive, les votes des outsiders de l’État-providence devenant cruciaux aux yeux des acteurs politiques.
7La troisième perspective de l’expansion des politiques redistributives en Amérique latine se focalise sur l’approche des « constellations de pouvoirs », qui considère que les partis de gauche, les syndicats et les mouvements sociaux œuvrent à « dé-marchandiser » le travail [Esping-Andersen, 1985] et à rendre les politiques plus redistributives. D’après Huber et Stephens [2012, p. 3], l’expansion des politiques redistributives en Amérique latine résulterait principalement de l’action d’une « force politique de gauche » dans les branches législatives et exécutives. Le pouvoir qu’a la gauche de changer les politiques est étroitement corrélé au rôle des syndicats. De manière globale, l’influence des organisations syndicales est souvent vue comme négligeable en raison de la coexistence de politiques néolibérales et de dictatures militaires [Niedzwiecki, 2015], associée à l’ampleur de l’emploi informel, autant de processus ayant affaibli les ressources et les répertoires d’action des confédérations syndicales latino-américaines. Cependant, certains travaux ont mis en évidence le rôle parfois crucial des syndicats et d’autres groupes de la société civile dans la formation de l’État-providence et la réforme des politiques sociales [Niedzwiecki, 2015 ; Dion, 2010]. De même, le rôle des mouvements sociaux dans l’expansion des politiques sociales en Amérique latine est fréquemment évoqué dans la littérature sur l’action publique. Des travaux plus récents incorporent les nouveaux mouvements sociaux et partent d’une analyse bottom-up pour démontrer les liens étroits entre les mouvements sociaux et l’adoption de politiques sociales.
8Le quatrième facteur retenu pour expliquer la conception des politiques sociales tient à la diffusion des idées externes. Les auteurs envisagent les innovations comme le résultat d’un processus mimétique sur une période donnée [Weyland, 2005, 2006]. L’argument principal ici est que les décideurs s’inspirent d’idées et de modèles extérieurs, l’innovation se faisant souvent par vagues. Un exemple est la privatisation des retraites au Chili au début des années 1980, qui a ensuite été adoptée dans toute l’Amérique latine et au-delà, même dans des pays avec des systèmes de protection sociale différents comme la Bolivie et le Salvador. La littérature pointe en outre le rôle central joué par institutions financières internationales (IFI) dans cette diffusion. Cependant, il convient de nuancer deux thèses courantes : celle de l’imposition des agendas par les IFI et celle de la délimitation nette entre les acteurs nationaux et internationaux (Tomazini 2020). Dans le cas d’un « modèle voyageur », comme celui des Conditional cash transfer programmes, les jeux d’acteurs ont été complexes, avec des luttes d’influence et des passerelles multiples entre l’international et le national [idem].
Des politiques sociales aux effets multiples
9La littérature montre d’abord les effets de dépendance au sentier. Les choix réalisés lors de la mise en place de politiques sociales influent sur la manière dont les groupes sociaux envisagent, par la suite, l’expansion des prestations et de leur couverture [Pribble, 2013]. À titre d’illustration, si l’architecture institutionnelle favorise les options privées en matière d’éducation ou de santé, les classes moyennes et supérieures sont plus susceptibles de renoncer aux politiques sociales, mais aussi de résister par la suite à l’expansion de ces services. Ce processus est observable dans plusieurs pays d’Amérique latine ayant adopté des réformes renforçant la place du secteur privé dans le système de retraites et au sein desquels les prestations auxquelles ont accès les populations à faibles revenus ont été progressivement réduites.
10En revanche, dans les secteurs où l’action publique existante offre une large couverture et des prestations sociales de qualité, les mesures et institutions existantes bénéficient d’un soutien populaire. Leur démantèlement est donc plus coûteux en termes politiques. Le cas de l’État-providence costaricien des années 1960 et 1970 l’illustre : les institutions sociales y étant majoritairement publiques, unifiées et universelles, les classes moyennes et supérieures ont été davantage incitées à les utiliser. En retour, la qualité des services s’est améliorée [Franzoni e Sánchez-Ancochea, 2016].
11Les événements politiques récents en Amérique latine offrent, en outre, des défis pour l’agenda de recherche sur les politiques sociales. Les politiques sociales peuvent influencer la politisation et les tensions politiques, au point de devenir un enjeu central au sein des processus politiques, à l’instar de la destitution de Dilma Rousseff au Brésil [Tomazini, 2018]. La vague des gouvernements de gauche a-t-elle eu un effet durable sur les politiques sociales et les attentes des citoyens à l’égard du rôle de l’État dans la protection des droits sociaux ? Les bouleversements démocratiques survenus, par exemple en Bolivie, au Pérou, au Honduras ou au Brésil, offrent aux chercheurs une occasion d’examiner l’impact de l’instabilité politique et de l’incertitude économique sur les politiques sociales. Finalement, la pandémie de Covid-19 a placé la politique sociale en tête de l’agenda politique dans le monde. Elle a mis en évidence l’importance des héritages institutionnels dans la continuité des politiques universelles, offrant l’opportunité d’examiner au présent la solidité des systèmes et la variété des réponses apportées aux défis qui se posent à eux.
Voir aussi
Bibliographie
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Auteur
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Carla Tomazini
Carla Tomazini est chercheuse postdoctorante Marie Skłodowska-Curie (Eutopia-SIF) à l’université de Warwick, affiliée à l’Institute of Advanced Study et au département de Politique et d’études internationales. Elle a coédité trois livres sur les politiques du Brésil et de l’Amérique latine en collaboration avec Melina Rocha Lukic. Elle a également publié dans diverses revues académiques, notamment Critical Policy Studies, Journal of Sociology and Social Policy, Revue française de science politique, Critique internationale et Revista de Sociologia e Política.
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