Politique du commun
p. 458-464
Texte intégral
1Dans les années 1990, la question des « biens communs » a été diffusée et discutée depuis les travaux d’Elinor Ostrom [1990] sur l’étude de la gestion des ressources naturelles partagées (common-pool resources) à partir de l’étude des droits de propriété et des normes d’autogouvernement des groupes locaux. Les principaux travaux de son groupe de recherche se sont focalisés sur des ressources à faible externalité, de petite taille et aux frontières clairement délimitées (pêcherie, forêts) afin de proposer une modélisation des systèmes socioécologiques, d’en mesurer la durabilité et de promouvoir une gestion décentralisée des ressources. Bien que cette approche fût parfois jugée ahistorique et critiquée parce qu’elle ne tenait pas compte des rapports de domination [Johnson, 2004], elle a acquis une renommée internationale et s’est étendue à d’autres types de ressources et à d’autres échelles, notamment par l’introduction de la notion de « bien commun global » ou de « bien commun de l’humanité » dans l’étude de la gouvernance du climat, de la forêt amazonienne ou du numérique (Internet, logiciels libres) [Coriat, 2015].
2Au tournant des années 2000, les conflits socioenvironnementaux en Amérique latine ont contribué à transformer les luttes pour la défense des biens communs en mouvement pour le commun (lo común), lequel a servi d’exemple au niveau international. Ce mouvement pour le commun se différencie des débats sur les ressources naturelles en ce qu’il déplace l’analyse des modèles économiques et l’opposition entre public et privé vers une réflexion sur la production collective de la politique [Alix et al., 2018]. On peut donc distinguer la « gouvernance des communs » qui désigne, dans une perspective néo-institutionnaliste, une autorégulation des ressources naturelles par un groupe d’usagers [Ostrom, 1990], et la « politique du commun » qui exprime une capacité d’autoorganisation au service d’un projet alternatif de société reposant sur l’agir collectif de ses membres [Dardot & Laval, 2014]. Ces deux courants sont ainsi distincts dans leur méthodologie d’enquête, dans leur finalité et ne dialoguent que rarement.
3Constitué autour de pratiques coopératives, d’un accès égalitaire aux ressources et d’un fondement démocratique et participatif, le mouvement des communs dépasse la simple gestion des ressources naturelles pour valoriser d’autres pratiques sociales proches du communalisme [Cossart, 2017], de l’appropriation collective de l’espace urbain [Harvey, 2015] ou l’investissement citoyen et démocratique dans les institutions culturelles et la gestion des services publics (les beni comuni en Italie) [Sauvêtre, 2016]. Pour nombre de ces mouvements se revendiquant des « communs », la « guerre de l’eau » de Cochabamba en Bolivie est devenue une référence, en participant notamment à la circulation de la notion entre les usages savants et militants.
La « guerre de l’eau » à Cochabamba : un mouvement pour le commun
4La « guerre de l’eau » à Cochabamba en Bolivie, entre décembre 1999 et avril 2000, a commencé par la défense d’usages dits traditionnels (« usos y costumbres ») face à la privatisation de l’entreprise municipale de distribution d’eau. Elle a débouché sur une proposition politique autour de l’exercice d’une souveraineté sociale face aux forces étatiques et entrepreneuriales qui avaient impulsé depuis les années 1980 une dynamique d’autorégulation du marché dans le pays. Dans cette perspective, le mouvement vers le commun recouvre aussi bien une autogestion économique qu’un autogouvernement politique. Ce conflit socioenvironnemental a marqué l’affirmation du pouvoir de collectifs locaux et populaires regroupés dans la Coordination de l’eau et de la vie (Coordinara del agua y de la Vida) et généré une unité d’action favorisée par des pratiques communautaires : l’organisation d’assemblées de quartier permettant de faire remonter les problèmes et de construire des revendications collectives ; la tenue d’assemblées générales sur la place centrale de Cochabamba pour avaliser ou infirmer les décisions des porte-paroles. La forte participation politique générée par ces pratiques s’est concrétisée, en juillet 2000, par l’incorporation de représentants du mouvement dans le directoire de la nouvelle entreprise de gestion des eaux, aux côtés des représentants du personnel et de la municipalité.
5Pour Pierre Sauvêtre [2018, p. 57], dans le cas de la Guerre de l’eau, la « pratique du commun associe trois éléments : une pratique assembléiste de la politique, une forme de souveraineté sociale fondée sur le pouvoir des usagers, et une norme conflictuelle vis-à-vis de l’État et du marché ». Dans ces conditions, dans l’expérience bolivienne, « lo común » (le commun) ne se réduit pas à « un objet à défendre contre les privatisations ». Il s’agit plutôt d’« une forme d’exercice de la souveraineté qui pose la question du pouvoir et de sa légitimité » et d’« une manière de transformer l’entreprise publique » [idem]. La Guerre de l’eau a produit une revendication pour faire reconnaître publiquement un agenda politique qui excède la gestion des ressources naturelles. La sociologue mexicaine Raquel Gutiérrez Aguilar [2001], alors membre du collectif d’intellectuels Comuna en Bolivie, très actif durant la Guerre de l’eau, s’est ainsi appuyée sur le cas de Cochabamba pour définir ce qu’elle nomme l’« horizon communautaire-populaire », entendu comme l’ensemble des espoirs et des pratiques de transformation et de subversion des rapports de domination autour de « pratiques collectives de production du commun » [Gutiérez Aguilar, 2015].
6Même si l’expérimentation de souveraineté sociale n’a pas eu les résultats escomptés du point de vue de la réduction des inégalités [Hines, 2022], elle a révélé les transformations analytiques opérées par la politique du commun : d’outil méthodologique permettant d’analyser les facteurs de robustesse de la gestion efficace d’une ressource par une communauté locale, elle a fini par désigner un projet alternatif de société fondé sur l’agir collectif. À travers cette notion apparaissent aussi certaines ambiguïtés politiques des pratiques d’autoorganisation : dans un contexte de décentralisation associé au modèle dit « néolibéral », celles-ci peuvent accompagner le désengagement de l’État. Dans d’autres contextes, elles peuvent soutenir un projet d’autonomie et de prise de contrôle de leur destinée par les habitants autour d’un objectif partagé [Poupeau, 2021]. En Bolivie, le cas de l’eau a mis au jour des enjeux de deux ordres. D’une part, la promotion de modèles pro-poor de gestion des services urbains par certains organismes publics ou privés en permettant de s’appuyer sur les dynamiques communautaires existantes pour y apporter un investissement économique moindre : recrutement d’une main-d’œuvre collective locale en contrepartie de rations alimentaires, entretien du système confié aux habitants, infrastructures de moindre qualité. D’autre part, des pratiques sont portées par les populations locales pour contester bien souvent ces mêmes organismes jugés inefficaces. Les communautés rurales ont ainsi été érigées en modèle pour l’élaboration d’une politique du commun.
Communauté n’est pas commun
7Dans ce contexte de mobilisations autochtones, le commun s’est étendu en Amérique latine aux dynamiques des communautés rurales et indigènes, à leurs luttes pour l’autonomie et la souveraineté et, plus particulièrement, aux modes de gestion des ressources naturelles selon leurs us et coutumes (« usos y costumbres »). Le concept a ensuite circulé vers les mobilisations environnementales de défense des territoires et des ressources, jusqu’à s’étendre à des dynamiques plus politiques, à l’image des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) rebaptisées, lors de leur conversion en parti politique, en Force alternative révolutionnaire du commun (Fuerza Alternativa Revolucionaria del Común puis Comunes – FARC).
8La notion de communauté est depuis restée centrale pour l’approche des communs dans les Amériques. Dans un numéro de la revue mexicaine Revista de Antropología Social sur « l’anthropologie et les communs », Lidia Montesinos Llinares et Mireia Campanera Reig [2017] partent ainsi de la notion de communauté pour déployer le commun vers le sens plus général de lo común. Malgré leur grande diversité, de nombreux territoires et communautés indigènes et paysannes possèdent, en Amérique latine, des modèles de gestion collective de leur territoire qui en font des prétendantes à une définition en termes de communs. Le cas des systèmes d’irrigation en constitue l’exemple le plus connu [Oré, 2005 ; Boelens, 2016], mais les études sur les communs et biens communs, sans que ces deux concepts soient toujours bien différenciés, se sont multipliées depuis les années 2010 autour de la gestion collective des territoires, des coopératives de production, des semences paysannes ou du logement dans l’espace urbain.
9Des travaux sur les Andes montrent aussi que, derrière un idéal communautaire, les sociétés locales perpétuent des inégalités, des dépendances et des stratifications internes [Mayer & De la Cadena, 1989]. De plus, tout comme la communauté a pu être instrumentalisée par des forces internes telles que les élites locales, ou externes, comme les entreprises multinationales, les politiques de développement s’appuyant sur la gestion des ressources naturelles des communautés (community-based natural resources management) ont été critiquées pour leur approche purement gestionnaire [Brosius et al., 2005]. L’approche des communs doit au contraire tenir compte des dynamiques historiques et politiques des communautés [Le Gouill & Poupeau, 2019]. Certaines approches socioanthropologiques des communs en appellent à clarifier les distinctions entre les « usagers » et les « ayants droit », ces derniers bénéficiant d’un droit exclusif sur une ressource donnée et de celui d’en exclure les autres [Lavigne-Delville et al., 2022]. Ces droits délimitent en effet les conditions dans lesquelles les différents groupes d’usagers obtiennent l’accès à la ressource, en fonction des dynamiques historiques propres aux communautés, des relations de pouvoir et des normes communautaires. Si l’autoorganisation de la gestion des biens communs ne suffit pas à instituer un projet politique alternatif, la recherche peut s’orienter davantage vers les conditions par lesquelles un mode de gestion communautaire peut sinon réaliser, du moins se rapprocher, de l’idéal du commun.
Voir aussi
Bibliographie
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BOELENS Rutgerd, 2016. Water, Power and Identity. The Cultural Politics of Water in the Andes, Londres, Roultedge.
BROSIUS Peter, TSING Anna Lowenhaupt & ZERNER Charles (dir.), 2005. Communities and Conservation: Histories and Politics of Community-Based Natural Resource Management, Lanham, Alta Mira Press.
CORIAT Benjamin (dir.), 2015. Le retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire, Paris, Les Liens qui libèrent.
COSSART Paula, 2017. « Le communalisme comme “utopie réelle” », Participations, vol. 19, no 3, p. 245-268. DOI : 10.3917/parti.019.0245
DARDOT Pierre & LAVAL Christian, 2014. Commun. Essai sur la révolution au xxie siècle, Paris, La Découverte.
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Auteurs
Claude Le Gouill est chargé de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) à l’UMR Sens de Montpellier. Après une thèse sur les mouvements indigènes andins en Bolivie (Creda, 2013), il s’est intéressé à la gestion des ressources naturelles dans les Amériques (États-Unis, Pérou, Bolivie), notamment l’eau et les mines, à partir de la notion de commun. Actuellement, il travaille sur les modes d’autoorganisation de l’activité minière artisanale (coopératives) dans les Andes boliviennes, en tenant compte des dynamiques économiques et politiques de cette activité, ainsi que de ses articulations avec les communautés andines et les pratiques agricoles.
Franck Poupeau est sociologue et directeur de recherche au CNRS (Creda, USN-CNRS, UMR 7227). Il est l’auteur de plusieurs livres sur la politique bolivienne, comme Altiplano. Fragments d’une révolution [Raisons d’agir, 2021] et coauteur d’ouvrages sur l’écologisation des politiques hydriques dans les Amériques, par exemple Water Conflicts and Hydrocracy. Coalitions, Networks, Policies [avec Lala Razafilahela, Jérémy Robert, Delphine Mercier, Gilles Massardier & Pedro Roberto Jacobi, IEE/USP, 2018], The Field of Water Policy. Power and Scarcity in the American West [avec Brian O’Neill, Joan Cortinas Muñoz, Murielle Coeurdray & Eliza Benites-Gambirazio, Routeldge, 2019]. Ses recherches en cours portent sur les obstacles à un développement alternatif à partir d’une analyse du processus d’industrialisation en Bolivie, ainsi que sur le champ de la pensée écologique globale dans une perspective d’histoire sociale immédiate.
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