Intermédiation
p. 318-325
Texte intégral
1L’analyse des pratiques de médiation dans les sociétés issues de la colonisation européenne constitue un thème classique de l’anthropologie de l’Amérique latine, du monde arabe et musulman et du continent africain. D’abord développée par l’anthropologie sociale britannique, l’étude de la place que les « courtiers » prennent dans la mise en œuvre localisée d’une pluralité de normes souvent contradictoires a montré la marge de manœuvre dont ces acteurs locaux disposent ainsi que le pouvoir qu’ils tirent de la médiation [Bierschenk et al., 2000], Pour l’analyse du politique en Amérique latine, l’étude des intermédiaires, généralement appelés brokers, a principalement été adossée à la notion de clientélisme, afin de penser la place des échanges matériels dans la construction des soutiens politiques au profit des partis et des élus [Stokes, 2005]. Cette notice entend présenter les analyses de l’intermédiation qui ne réduisent pas ce processus à l’achat de vote. Récemment (ré)investie par les sciences sociales latino-américanistes, la notion d’intermédiation permet de saisir certaines des spécificités des guichets de l’État, en particulier social, la diversité des pratiques de représentation et les processus de construction d’une notabilité localisée.
Les intermédiaires des guichets de l’État social
2Un premier thème, abordé régulièrement de manière comparative entre le Nord et le Sud, porte sur les intermédiaires des guichets de l’État social. Le déploiement de politiques sociales à partir des années 2000 s’est accompagné d’une réflexion autour des conditions d’accès aux programmes et des effets de ces politiques sur les bénéficiaires.
3L’étude de la mise en œuvre des programmes sociaux repose en partie sur l’importation de la notion de street-level bureaucrats [Lispky, 2010], adaptée aux singularités de l’action publique en Amérique latine. Cette notion est inscrite dans une analyse de l’État au concret et des frontières poreuses entre l’administration publique et d’autres espaces de la vie socioéconomique. Dans certains cas, les travaux prennent pour point de départ ce qui est décrit comme les spécificités des bureaucraties au Sud, à savoir la plus forte politisation des agents publics, le moindre encadrement des pratiques par les procédures formelles et la faiblesse des ressources à disposition des politiques redistributives [Lotta et al., 2022]. D’autres travaux privilégient une approche plus inductive pour saisir le fonctionnement quotidien des guichets de l’État social sans présumer de caractéristiques générales que l’on retrouverait partout dans le sous-continent [Vommaro, 2009]. Mais quelle que soit l’approche adoptée, l’apport de ces travaux est de ne pas prendre pour acquise la division entre public et privé pour analyser la mise en œuvre de l’action publique. Le décentrement latino-américain invite à interroger les conditions historiques d’établissement de ces frontières et leur évolution à l’aune de l’historicité des États nationaux et de leurs administrations [Barrault-Stella et al., 2019]. À partir de cette perspective, Gabriel Vommaro [2019] montre par exemple que les guichets de l’État social argentin peuvent se situer dans des espaces domestiques – le domicile d’un dirigeant associatif par exemple – ou être incarnés par une personne. De même au Brésil, l’engagement dans certains dispositifs participatifs locaux permet de transmettre aux acteurs administratifs des demandes d’accès aux services de santé au profit des habitants des quartiers populaires [Sa Vilas Boas, 2013].
4Cette littérature ouvre des chantiers de recherche intéressants pour la sociologie des administrations. La décentralisation des guichets au niveau des espaces domestiques et/ou des personnes se combine à l’exercice du travail administratif dans des conditions précaires, voire bénévoles, interrogeant ce faisant l’existence de groupes professionnels associés aux guichets de l’État social en Amérique latine. Les travaux abordent par ailleurs des questions moins traitées par la sociologie de l’action publique en Europe, en particulier quant au devenir des acteurs lorsque les programmes publics prennent fin. Dans leur étude sur la redéfinition du programme de transfert conditionné mexicain, connu sous le nom Prospera, Sergio Campos et Rik Peeters analysent les effets de la suppression de l’exigence de consultation médicale pour accéder au programme. Ils montrent que les agents des centres de santé tentent de maintenir les consultations des anciens ayants droit par des moyens informels afin de préserver leur position dans le système administratif [Campos & Peeters, 2022].
5Enfin, la littérature interroge les effets des politiques publiques sur les bénéficiaires. Dans son étude des missions bolivariennes créées au début des années 2000 au Venezuela, Clémentine Berjaud [2019] analyse la relation entre l’exécution des programmes par des habitants et la construction d’un rapport au politique dans les quartiers populaires. Les politiques publiques participent à la politisation des administrés en étant interprétées à l’aune de l’opposition pro ou anti-Chávez. Un constat similaire est réalisé par Yoletty Bracho pour qui l’intégration de militants associatifs à la mise en œuvre des politiques sociales incarnant la révolution bolivarienne « retravaille le rapport moral et pratique des classes populaires à l’État et au politique » [Bracho, 2020, p. 99].
6Ces travaux offrent ainsi de riches développements pour la sociologie comparée de l’action publique et des administrations, bien qu’ils n’aient pas donné naissance à une approche spécifique, mais plutôt à des recherches éclatées. Mais le décentrement du regard qu’ils opèrent peut éclairer des mutations de l’action publique qui, au Nord, participent également au brouillage des frontières entre acteurs publics et privés, tout en alimentant les approches analysant le lien entre rapports ordinaires au politique et insertion dans les politiques sociales [Barrault-Stella et al., 2019].
Les intermédiaires et la représentation
7Un second corpus de travaux explore le thème de l’intermédiation sous l’angle de la représentation. Les auteurs entendent saisir la diversité des pratiques de représentation au-delà des seuls mandats électifs dans les institutions représentatives. Dialoguant avec la théorie politique sur ce même thème [Saward, 2010], ces études entendent déplacer le regard généralement porté sur deux enjeux centraux de l’analyse du politique en Amérique latine. Le premier concerne la place de l’échange matériel dans la construction du lien entre gouvernants et gouvernés. En privilégiant le terme intermédiation sur la notion de clientélisme, les auteurs entendent montrer que l’échange matériel n’est qu’une modalité parmi d’autres de construction du lien représentatif, modalité soit surestimée, soit autonomisée de l’économie morale qui sous-tend l’échange [Combes & Vommaro, 2015]. Ces travaux analysent aussi les expressions plurielles du porte-parolat selon les scènes où il se déploie.
8Ce double déplacement a été particulièrement développé autour de l’analyse des dispositifs participatifs latino-américains. L’ouvrage Intermediation and Representation: Actors and Role beyond Elections [Zaremberg et al., 2017] est à cet égard représentatif, la moitié des contributions portant sur des expériences participatives. Cet ouvrage aborde l’intermédiation à partir d’une double acceptation : celle-ci désigne une position, les individus se situant « au milieu » de réseaux indépendants ou d’espaces gouvernés par des logiques distinctes, et un processus, l’intermédiation étant « un moyen pour quelque chose ». Cette définition conduit les auteurs à envisager l’intermédiation non pas comme un processus dyadique entre un représentant et ses bases de soutien, mais plutôt comme une relation triangulaire qui engage un intermédié, un intermédiaire et un acteur supérieur. Sur la base de cette définition, les auteurs analysent les pratiques de représentation dans un continuum allant des pratiques clientélaires à l’action protestataire. Cette perspective permet de saisir comment, dans les dispositifs participatifs brésiliens par exemple, des acteurs construisent une prétention au porte-parolat en portant la cause d’un collectif ou d’un territoire, puis réinvestissent les ressources tirées de cet engagement dans le champ administratif, en obtenant un poste dans les exécutifs locaux [Sa Vilas Boas, 2016], ou dans le champ politique lorsqu’ils se présentent à un mandat électif [Romão, 2011]. En analysant les déplacements que les acteurs opèrent d’un quartier jusqu’au système politico-administratif, cette littérature identifie les ressources favorables à la consolidation d’un ancrage territorialisé.
Les intermédiaires entre le local et l’international
9L’analyse de l’intermédiation met l’accent sur une troisième caractéristique des systèmes politiques latino-américains : la forte circulation des agents des guichets de l’État social ou des militants entre les sphères du quotidien, de l’espace politique et de l’action publique. Bien que ces déplacements ne prennent pas la même ampleur selon que les acteurs étudiés sont des dirigeants associatifs d’un quartier populaire ou des « courtiers du développement », ils restent centraux pour comprendre le processus de légitimation de la représentation, voire la notabilisation de certains acteurs à l’échelle d’un territoire plus ou moins large. En opérant une jonction entre des espaces et des réseaux en partie indépendants, ces intermédiaires acquièrent des ressources qui leur permettent d’être reconnus comme des porte-parole légitimes sur une thématique et/ou auprès d’un public qu’ils contribuent par ailleurs à construire. À l’échelle d’un quartier populaire au Mexique, Hélène Combes [2021] analyse le continuum qu’un dirigeant de quartier opère entre le quotidien des habitants, l’espace partisan et les guichets du social en ayant recours à des savoirs discrets issus de l’action collective. Dans son étude sur les enseignants de l’État d’Oaxaca au Mexique, Julie Métais montre la fonction médiatrice de ce groupe professionnel entre les communautés autochtones et l’État central. Les enseignants investissent leur rôle d’une manière ambivalente. S’ils sont animés d’un idéal émancipateur au profit des populations autochtones, à rebours de l’histoire du système éducatif, ils font également preuve d’un certain pragmatisme, lorsque l’accès aux ressources publiques est en jeu et qu’ils « transmettent » un poste à une personne de leur entourage par exemple. La circulation de ces enseignants entre diverses scènes, locales, nationales et internationales, leur confère des ressources à partir desquelles ils consolident une position de « caciques modernes » à l’échelle locale [Métais, 2019]. Cette circulation accompagne la construction d’une notabilité localisée pour d’autres acteurs, ceux qui participent à la mise en œuvre des programmes de développement, sur la base de la mobilisation de leurs ressources propres, scolaires en particulier, mais également des capitaux relationnels qu’ils acquièrent lorsqu’ils se situent à la croisée de plusieurs réseaux multiniveaux [Parizet, 2013].
10L’analyse de l’intermédiation en Amérique latine offre donc des pistes stimulantes de dialogue avec trois champs de recherche. Pour la sociologie de l’action publique, les travaux permettent de penser les frontières mouvantes et dépendantes de l’historicité des États entre les administrations et les acteurs privés. Du point de vue de l’analyse de la représentation, ils invitent à penser la diversité des scènes où une prétention au porte-parolat est construite, au-delà des partis politiques ou du moment électoral. Au début des années 2000, les dispositifs participatifs latino-américains ont contribué à l’émergence de représentants issus des classes moyennes et populaires. Les analyses des pratiques de médiation permettent enfin d’interroger les conditions de légitimation de la notabilité locale. Si le multipositionnement et la circulation entre plusieurs espaces institutionnels et sociaux sont, en Amérique latine, centraux dans ce processus, on peut toutefois se demander si ces dynamiques sont distinctes de ce que l’on observe au Nord.
Voir aussi
Bibliographie
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BERJAUD Clémentine, 2019. « Les missions bolivariennes au Venezuela. Les policy feedbacks au prisme des gouvernés », Gouvernement et action publique, vol. 8, no 1, 2019, p. 61-85. DOI : 10.3917/gap.191.0061
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VOMMARO Gabriel, 2019. « Une bureaucratie para-étatique mouvante. La production locale du Welfare des précaires en Argentine à l’ère du capitalisme postindustriel », Gouvernement et action publique, vol. 8, no 1, p. 35-60. DOI : 10.3917/gap.191.0035
ZAREMBERG Gisela, GUARNEROS-MEZA Valeria & GURZA LAVALLE Adrián (dir.), 2017. Intermediation and Representation in Latin America: Actors and Roles beyond Elections, Basingstoke/New York, Palgrave Macmillan.
Auteur
Marie-Hélène Sa Vilas Boas est maîtresse de conférences en science politique à l’université Côte d’Azur et chercheuse au laboratoire Ermes. Elle travaille sur les conservatismes au Brésil et au Portugal. Elle a récemment publié « La place contre les urnes. La contestation bolsonariste de l’élection présidentielle à Rio de Janeiro » [Culture & Conflits, 2023, vol. 129, no 2, traduit en anglais pour la revue Antropolítica] et Le Portugal depuis la révolution des Œillets. Dynamiques politiques et sociales [avec Christophe Roux & Victor Pereira, L’Harmattan, 2022].
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