Corruption
p. 142-149
Texte intégral
1L’affaire de la « ligne téléphonique » (la Línea) au Guatemala en 2015, la « grande arnaque » (la Estafa Maestra) au Mexique à partir de 2017, l’affaire « des routes » (la causa Vialidad) en Argentine en 2022… Autant de scandales qui se sont soldés par des détentions de responsables politiques ou par des chutes de chef·fes d’État : démission du président Otto Pérez Molina au Guatemala en 2015, condamnation de la vice-présidente Cristina Kirchner en Argentine en 2022, détention de l’ex-ministre du Développement social Rosario Robles Berlanga entre 2019 et 2022 au Mexique. Au Pérou, les présidents Toledo, García, Humala et Kuczynski au pouvoir entre 2001 et 2016 ont fait l’objet d’incarcérations ou de mandats d’arrêt pour corruption. Quant à elle, l’affaire Lava Jato s’est soldée par plusieurs renversements présidentiels depuis 2016. Ces affaires largement médiatisées ont renforcé la délégitimation des classes politiques et participé à construire la corruption des personnels politiques et des agent·es des États en un problème public et politique prioritaire.
2Sur tout le continent, les « croisades anti-corruption » se traduisent par la mise en place de dispositifs institutionnels de lutte contre la corruption, appuyés sur des agences ou des « systèmes » nationaux dédiés, en même temps que par la formation de milieux experts de l’anti-corruption [González-Ocantos et al., 2023 ; Busnel & Combes, 2024]. En Amérique latine, les politiques de l’anti-corruption sont marquées par des processus de construction de normes et d’institutions appuyés sur des définitions changeantes de la corruption. Les dispositifs institutionnels construits depuis les années 1990 sont investis par des groupes aux intérêts, attentes et pratiques variables, alors que l’enjeu de la corruption fait l’objet de conflits multiples, émaillés d’affaires, de mobilisations contestataires, de dénonciation des adversaires et de luttes de définitions.
De quoi parle-t-on ? Entre platitudes et définitions mouvantes
3La corruption « gangrène les démocraties » d’Amérique latine. Cette affirmation traverse les médias, les campagnes électorales ou l’expression du rejet du politique. Investie d’un fort contenu moral et sans cesse évoquée, la notion de corruption fait l’objet d’usages scientifiques et politiques flottants. Dans les recherches sur les chutes présidentielles et sur la diffusion des bonnes pratiques de gouvernance en Amérique latine, elle ne fait pas toujours l’objet de définitions [Pérez-Liñán, 2018]. Pourtant, le consensus à cet égard est inexistant, que ce soit pour la recherche en sciences humaines et sociales, dans l’action publique ou parmi les citoyen·nes. Catégorie d’infractions pénales, la corruption désigne en général un ensemble large de pratiques abusives consistant dans « l’appropriation privée du capital économique et symbolique » de l’État [Bourdieu, 1997, p. 67]. La définition de la corruption comme « abus de pouvoir et de positions publiques dans le but d’obtenir des gains privés » est devenue dominante quand des organisations internationales, telles la Banque mondiale et Transparency International, ont diffusé des mesures quantifiées et l’ont construite comme problème global, au tournant des années 2000 [Wickberg, 2021].
4Le caractère mouvant de la définition s’inscrit dans la « longue trajectoire d’une rhétorique ». Depuis le milieu des années 2000, elle repose sur l’association stratégique entre ultralibéralisme et anti-corruption : l’argent des contribuables est détourné par des agent·es de l’État corrompu·es, encouragé·es en cela par le laxisme ouvert avec la période démocratique [Lima & Chaloub, 2021]. En Argentine, depuis les années 1990, tous les faits dénoncés dans la presse se réfèrent à des enrichissements illicites de fonctionnaires ou d’élu·es malhonnêtes [Pereyra, 2017, p. 9]. Selon cette logique, l’État « efficace » intervient peu en économie et seulement en matière de sécurité. La lutte contre la corruption, comprise comme la lutte contre l’impunité des criminel·les en cols blancs, poursuit alors l’objectif de discipliner et de punir les déviances [Lima & Chaloub, 2021]. Cette rhétorique traverse les politiques de l’anti-corruption, y compris quand leurs cadrages découlent de travaux scientifiques, souvent rédigés par des universitaires engagé·es dans le travail expert [Combes & Vommaro, 2017].
L’anti-corruption : politiques de transparence et milieux experts
5Construite comme un problème fondamental posé à l’efficacité des institutions publiques, la corruption donne lieu à des programmes de « transparence » destinés à améliorer la qualité de la démocratie. Après les lois de transparence portant sur l’accès aux informations publiques dans les années 2000 et 2010, le déploiement des politiques anti-corruption a répondu aux crises politiques provoquées par l’affaire Lava Jato, cas inédit par son ampleur et ses implications politiques continentales [González-Ocantos et al., 2023]. Entre 2001 et 2016, l’entreprise Odebrecht a versé des pots-de-vin à des partis et responsables politiques dans huit pays d’Amérique latine, en plus du Brésil et de l’Angola. Plusieurs chef·fes d’État, des haut·es fonctionnaires et des chef·fes d’entreprises ont été inculpé·es à l’occasion de « croisades judiciaires spectaculaires » [González-Ocantos & Baraybar Hidalgo, 2019, p. 64].
6Face à l’enjeu de la corruption, les États d’Amérique latine se sont dotés d’institutions dédiées entre la fin des années 1990 et les années 2020. En Amérique centrale, des commissions internationales ont été créées avec le soutien Nations unies ou de l’Organisation des États américains (OEA), telle la Commission internationale contre l’impunité au Guatemala (CICIG) en 2007 ou la Commission internationale contre la corruption et l’impunité au Honduras (CICIH) en 2019 [Bowen, 2022]. Ailleurs, les agences nationales qui coordonnent la lutte anti-corruption connaissent des trajectoires agitées et fluctuantes en fonction des alternances politiques, de leurs interactions avec les sociétés civiles et avec les organisations intergouvernementales [Balán, 2021]. Le Bureau anticorruption créé à Buenos Aires en 1999, dirigé par un magistrat de carrière et rejoint par des professionnel·les du droit venu·es du monde des ONG, a connu une période de dormance avant d’être mis sur le devant de la scène par la présidence Macri à partir de 2015 [Balán, 2021]. À Brasilia depuis 2003, l’organisme interministériel, nommé Stratégie nationale de lutte contre la corruption et le blanchiment d’argent (ENCCLA) et, à Mexico depuis 2015, le Système national anticorruption (SNA) mettent en place les politiques nationales de l’anti-corruption en collaboration avec les agences des États fédérés. Ces organes ont été investis par des membres d’associations, des universitaires et des juristes. Au Mexique, le SNA est devenu « un important espace de reconversion professionnelle », d’autant plus attractif qu’il dispose de « moyens colossaux » [Busnel & Combes, 2024, p. 26]. À la fois marché professionnel et espace d’engagement moral, les institutions de l’anti-corruption se situent donc au cœur de carrières expertes [Combes & Vommaro, 2017].
7Entre la fin des années 1980 et le début des années 2000, un régime global de l’anti-corruption et de lutte contre le blanchiment d’argent a été mis en place. Sur le continent américain, l’OEA y a largement participé avec l’adoption en 1996 de la Convention interaméricaine contre la corruption (IACC) [Tourinho, 2018]. Elle a été suivie en 2003 par deux conventions des Nations unies, l’une contre la corruption, l’autre contre le crime organisé. Depuis 2001, au sein de l’OEA, le mécanisme de suivi du IACC (MESICIC) promeut l’échange de bonnes pratiques entre États de la région. Les conventions internationales ont servi de cadre à un travail de révision des législations, de créations institutionnelles et d’adaptation des procédures administratives et pénales [Tourinho, 2018 ; Bento & Pilau, 2022]. La globalisation des normes a aussi favorisé des mécanismes de partage d’information et de tracé des opérations financières. L’opération Lava Jato a ainsi occasionné l’ouverture de plus de deux cents procédures internationales et la mise en place de « chapitres » dans plus de quinze pays du continent [Tourinho, 2018, p. 13].
Usages politiques de la corruption
8En Amérique latine comme ailleurs, cela fait belle lurette que les campagnes présidentielles sont construites sur des promesses de lutte contre la corruption. En 1989 au Brésil, Fernando Collor se targuait d’être « chasseur de maharajas », tandis qu’en 2015 au Guatemala Jimmy Morales se présentait comme « ni corrompu ni voleur ». Tous deux ont pourtant fait l’objet de poursuites, dans des contextes où les usages politiques de la corruption se sont intensifiés.
9À travers le traitement des affaires, juges, procureuses et procureurs « s’érigent en chevaliers blancs de la lutte anti-corruption », se « construisent une réputation politique » et participent à une « reconfiguration du jeu politique » [Busnel & Combes, 2024, p. 25]. Ainsi, ont émergé des figures de « juristes politiques », professionnel·les du droit dont la légitimité et la notoriété reposent davantage sur des interventions dans les médias que dans l’espace judiciaire [Lima & Chaloub, 2021 ; Bento & Pilau, 2022]. C’est le cas de l’Argentin Luis Moreno Ocampo positionné à la fois dans le système de justice et dans le monde des ONG ou de membres de la « task force » Lava Jato au Brésil, tels que le procureur Deltan Dallagnol et le juge Sergio Moro, tous deux entrés en politique à partir de 2017. En Argentine, la dénonciation des scandales par les politiques constitue « un instrument de la lutte politique » qui favorise « l’exaltation du dénonciateur » [Pereyra, 2017, p. 7]. Au Brésil, l’entreprise de moralisation menée par certains membres du système de justice a été un outil de leur entrée en politique depuis 2015, accentuant la porosité des frontières entre les secteurs [Bento & Pilau, 2022]. La circulation intense des actrices et acteurs de l’anti-corruption entre le secteur associatif, les médias, les champs judiciaire, politique et de l’action publique, se généralise, mais avec des variations. Alors qu’au Mexique le pouvoir judiciaire est fortement critiqué par les milieux experts issus d’ONG [Busnel & Combes, 2024], au Brésil les « juristes politiques » de la Cour suprême font face à une autre croisade, celle des partisan·es de Jair Bolsonaro qui les ont érigé·es en personnes à abattre.
10Au sein des sociétés civiles, la cause de l’anti-corruption est portée par plusieurs types d’engagements. D’abord, le déclenchement des affaires a été favorisé par le développement du journalisme d’investigation, en première ligne sur certaines affaires. Pourtant, le travail des journalistes en ce domaine reste un point aveugle de la recherche en science politique. Partout, des organisations de la société civile se sont formées autour de l’enjeu de l’éthique en politique : Poder ciudadano en Argentine, Mexicanos unidos contra la corrupción, Proética au Pérou, Instituto Não Aceito a Corrupção au Brésil. Celles-ci jouent un rôle essentiel : elles recueillent et diffusent l’information, donnent la priorité à la lutte contre la corruption des agent·es de l’État et trouvent un écho dans les mobilisations citoyennes. Au Guatemala, les manifestant·es ont demandé la démission du président Morales entre avril et août 2015 (#JusticiaYa, #RenunciaYa). Au Brésil, en 2016, les ballons géants à l’image de Lula en détenu, surnommé Pixuleco (« celui qui se fait arroser »), sont devenus un des symboles bolsonaristes. Au Mexique, en revanche, les mobilisations de rue laissent la place à un « espace expert » qui prend en charge la croisade morale de l’anti-corruption, « main dans la main avec des médias d’investigation » [Busnel & Combes, 2024, p. 26-27]. Pourtant, le rapport entre dénonciations et comportements électoraux n’est pas évident. En réalité, même quand les mobilisations anti-corruption sont au cœur des campagnes électorales, les accusations sont plutôt interprétées par les électorats en fonction de préférences et identités partisanes de longue durée [Rennó, 2011].
11Depuis les démocratisations, les renversements présidentiels pour corruption ont touché des chef·fes d’État de droite comme de gauche. De toute part sont échangées les accusations de « coup d’État », institutionnel ou parlementaire, ainsi que des soupçons à l’encontre d’élites judiciaires jouant le jeu d’intérêts puissants pour renverser des dirigeant·es positionné·es à gauche ou faisant le jeu de l’étranger. Au Guatemala, le CICIG a connu des avancées avant que la coalition anti-réforme ne parvienne à reprendre le contrôle et à mettre fin à son mandat en 2017, évitant ainsi la destitution du président Jimmy Morales [Bowen 2022]. Au contraire, dès son arrivée au pouvoir en 2019, le président Nayib Bukele du Salvador a créé un organe inspiré du CICIG, la CICIH, qui lui offre un instrument puissant pour fragiliser les partis d’opposition [idem].
12La corruption comprise comme celle des politiques et, inversement, la référence à la « bonne politique » relèvent des représentations ordinaires du politique au sein des milieux populaires. À ce propos, la méthode ethnographique permet d’enregistrer l’association entre représentations populaires de la corruption, rejet du politique et soutien aux solutions conservatrices, voire autoritaires. D’abord, l’enjeu de la corruption politise à la fois le rejet des politiques et l’adhésion à des personnages sauveurs vus comme des outsiders. Ensuite, la corruption comprise comme systémique motive le rejet des sortant·es, par exemple chez les bolsonaristes qui considèrent Lula comme « le Président du système ». En outre, l’antienne déjà rebattue du « ¡Qué se vayan todos! » se trouve confirmée par l’évaluation morale des politiques comme souffrant d’une « corruption du cœur », renforcée par le conservatisme religieux [Pavez, 2023].
13Malgré l’unanimité autour de l’enjeu de l’anti-corruption, les positions, les intérêts et les normes professionnelles des groupes qui prennent part aux croisades morales, ainsi que la division du travail entre eux, en font un « champ de lutte » dans des configurations complexes [Busnel & Combes, 2024]. D’une part, la réussite de ces croisades n’est jamais garantie, d’autre part, l’anti-corruption est une ressource dans des luttes politiques et partisanes acérées. Enfin, l’Amérique latine se distingue de deux points de vue : par l’intensité de l’engagement des sociétés civiles, qu’il s’agisse des milieux experts, associatifs ou des médias ; par l’ampleur des dispositifs d’accès à l’information ou de traitement judiciaire des affaires.
Voir aussi
Bibliographie
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Auteur
-
Camille Goirand
Camille Goirand est professeuse de science politique à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine (IHEAL) et chercheuse au Creda (USN-CNRS, UMR 7227). Ses travaux portent principalement sur les comportements politiques des classes populaires au Brésil, sur les mobilisations et l’engagement observés depuis le niveau local. Elle mène aujourd’hui des recherches sur les évangéliques en politique au Brésil. Parmi ses publications, on peut mentionner « Penser les mouvements sociaux d’Amérique latine. Les approches des mobilisations depuis les années 1970 » [Revue française de science politique, vol. 60, no 3, 2010], Le parti des travailleurs au Brésil. Des luttes sociales aux épreuves du pouvoir. Vies militantes à Recife [Paris, Karthala-SciencesPo Aix, 2019], Documenter les violences : usages publics du passé dans la justice transitionnelle [avec Angélica Müller (dir.), éditions de l’IHEAL, 2020].
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