Communautés
p. 126-133
Texte intégral
1Au sens étymologique, la communauté est un groupe de personnes (cum) qui jouissent de manière indivise d’un patrimoine, d’un bien, d’une ressource ou qui partagent à l’inverse une obligation ou une dette (munus) [Jacquier, 2011]. Catégorie centrale des sciences sociales, la communauté est opposée à la société par Ferdinand Tönnies pour analyser les transformations issues de l’industrialisation. La première désigne un groupe uni par un sentiment d’appartenance et un principe hiérarchique, dans lequel la place de l’individu est définie par le collectif, alors que la seconde est marquée par l’engagement des acteurs dans des liens contractuels en vue d’une finalité [Lachaussée, 2017]. Mais la notion de communauté est également une catégorie de l’action collective, politique et religieuse. Cette notice vise à saisir les conceptions adossées à la notion de communauté en tant que catégorie de l’action publique et de l’action sociopolitique en Amérique latine. Elle envisage d’abord la circulation de la notion dans les programmes de développement. Elle présente ensuite les formes d’action collective, religieuses et politiques, associées à la communauté, puis les travaux inscrivant la communauté dans l’analyse des processus de modernisation des pays.
Une catégorie des politiques de développement
2En tant que catégorie de l’action publique, la notion de communauté est placée au cœur des politiques de développement en direction de l’Amérique latine dans un contexte de guerre froide. À partir de la période du New Deal, les États-Unis entendent étendre leur influence et contribuer au développement du sous-continent par le biais de la coopération bilatérale ou internationale afin d’éviter les soulèvements révolutionnaires. Appuyées sur les réflexions développées par la sociologie rurale étatsunienne, les politiques de développement accordent une place centrale à la notion de communauté [Lopes & Maio, 2022]. Aux États-Unis, cette notion est inscrite dans une acception territoriale et désigne des collectifs réunis dans un même espace de vie. Appliquée à l’Amérique latine, elle s’accompagne d’une réflexion sur la modernisation dans les pays du Sud, pensés sous l’angle de la défaillance [Lopes, 2020]. Dans cette perspective, le développement des communautés doit accompagner la modernisation de l’agriculture et l’adoption de nouvelles techniques et modalités d’organisation du travail. Cet objectif se déploie en particulier après la Seconde Guerre mondiale, sous l’influence de la circulation de chercheurs entre l’Amérique du Nord et l’Amérique latine et de la promotion des politiques de développement par les organisations internationales, en particulier l’ONU et l’Organisation des États américains. Les programmes de « développement des communautés » instaurés à partir des années 1950 empruntent toutefois à plusieurs courants de pensée en fonction de la nature des acteurs qui contribuent à les mettre en œuvre : la sociologie rurale nord-américaine et les sciences sociales latino-américaines [Lopes, 2020], la pensée catholique, en particulier développée par le groupe Économie et humanisme [Pelletier, 1996] ainsi que les orientations progressistes ou conservatrices des acteurs politico-administratifs [Amman, 1985]. Au Brésil, les effets de cette diversité sont analysés par Safira Bezerra Amman qui oppose, de manière sans doute trop binaire, deux conceptions au cœur du développement des communautés. La première, qualifiée d’« orthodoxe », adosse sa mise en œuvre au maintien de l’ordre social et à l’accompagnement des politiques nationales-développementalistes. La seconde, davantage « hétérodoxe », vise à modifier les structures sociales et politiques par la politisation des plus pauvres. Cette conception est à l’origine des premières expérimentations participatives instaurées au Brésil à partir des années 1960. Elle influe sur les dispositifs participatifs créés durant la période de démocratisation, en particulier sous l’influence du Parti des travailleurs [Sa Vilas Boas, 2017].
3Si la notion de communauté est au cœur de programmes internationaux qui visent d’abord les milieux ruraux, elle est progressivement importée pour les milieux urbains, en particulier dans les politiques sociales en direction des quartiers et populations démunies [Lopes & Maio, 2022]. La communauté est donc investie d’une dimension territoriale et désigne un groupe d’individus unis par une expérience commune, définie par des critères résidentiels. Cette acception territorialisée est par ailleurs au cœur de l’action collective qui se développe dans le même temps dans le sillage de la théologie de la libération.
Une catégorie de l’action collective
4Le déploiement des politiques de développement a lieu alors qu’émerge un mouvement social connu sous le nom de christianisme de la libération au sein du catholicisme et dans une moindre mesure du protestantisme [Löwy, 1998]. Parmi les acteurs de ce mouvement, les « communautés ecclésiales de base » (CEB) jouent un rôle central d’organisation des groupes et populations démunies en milieu urbain et rural, en particulier dans les années 1970. Les CEB sont des petits collectifs composés de fidèles chrétiens, en lien avec l’Église et qui se situent à sa base, cette dernière étant à la fois rapportée à l’institution ecclésiastique et à la structure sociale [Lesbaupin, 1997]. Leurs activités sont multiples et mêlent pratiques religieuses, activités pour générer des revenus, telles que la couture compte tenu de la forte présence de femmes, et engagement politique en faveur des plus pauvres. Si elles se développent inégalement en Amérique latine et sont très présentes au Brésil et en Amérique centrale [Mainwaring & Wilde, 1989 ; Cleray & Stewart-Gambino, 1992], elles participent à une politisation des groupes populaires et alimentent lors des transitions démocratiques l’émergence de (nouveaux) mouvements sociaux [Löwy, 2013].
5Les CEB contribuent à une politisation de la notion de communauté plus ou moins prononcée selon les groupes et les acteurs qui les composent. Si la notion recoupe une dimension religieuse, en désignant la communauté des croyants, elle renvoie également à un rejet de l’individualisme et à la promotion d’une solidarité territorialisée. Comme le souligne Michael Löwy [1998], il existe une affinité élective entre la théologie de la libération et certains aspects de la pensée marxiste, en particulier la critique du capitalisme et de l’individualisme issu de la modernité urbano-industrielle. En outre, les CEB affichent une méfiance à l’égard des grands projets d’action publique et valorisent la définition de solutions localisées pour répondre aux problèmes rencontrés par les plus démunis.
6L’association que l’action publique et la théologie de la libération réalisent entre « communauté » et territoires de résidence des plus pauvres influe fortement sur le rapport au politique des classes populaires dans les années 1980, les organisations qu’elles créent et les dispositifs participatifs qui leur sont adressés. Les travaux réalisés sur les rapports ordinaires au politique des classes populaires urbaines montrent la force de l’identification au groupe qui compose leur « quartier » et l’incidence de cette identification sur les relations entretenues avec les élus au Brésil [Vidal, 1998] ou en Argentine [Quirós, 2016], en particulier pour la négociation d’infrastructures localisées. Cette identification à des groupes d’appartenance territorialement ou religieusement définis permet aussi de penser les processus spécifiques d’individualisation liés à la modernisation en Amérique latine.
La communauté dans la modernité
7Au-delà des usages de la notion de communauté comme catégorie de l’action publique et de l’action collective, celle-ci est discutée en sciences sociales pour penser la variété des processus de modernisation. Il s’agit ici de définir si l’« individu », qui a acquis une centralité politique et analytique dans la modernité occidentale, « existe » au Sud [Martucelli, 2010]. Inscrits dans une sociologie de l’individu, ces travaux nous invitent à ne pas prendre pour acquise l’idée d’une autonomie sociale et politique des personnes, dans la mesure où une telle conception dépend, d’une part, de facteurs structurels ayant mené à la constitution d’individus en tant qu’agents empiriques et porteurs de droits, d’autre part, de la production des représentations collectives du sujet propres aux sociétés occidentales.
8Le premier point, à savoir l’autonomie sociale et politique de l’individu en Amérique latine, a donné lieu à des analyses distinctes selon les périodes. Si les théories de la modernisation dénonçaient la force des liens « traditionnels » de nature communautaire pour expliquer ce qui était vu comme un retard de développement, l’urbanisation et l’industrialisation laissent place à la thèse d’une « autre modernité » en Amérique latine, marquée par une combinaison entre le moderne et le traditionnel. Mais avec l’extension des droits politiques et de l’action publique en Amérique latine, cette altérisation s’est plus récemment estompée pour laisser la place à une conception analytique unifiée de l’individu des deux côtés de l’Atlantique [Martucelli, 2010]. Pourtant, les processus d’individualisation restent différents et donnent lieu à des agencements entre individus et collectifs d’appartenance qui varient en fonction des histoires sociopolitiques. Une telle diversité, dans les sociétés où coexistent une conception individualiste et un ordre social hiérarchisé, est, dès les années 1980, au cœur de la critique que l’anthropologue brésilien Gilberto Velho [1981] adresse aux approches unifiées de l’individualisation dans les sciences sociales. Plus récemment, des travaux ont analysé ce processus à l’aune des cadres politiques et juridiques latino-américains et des pratiques sociales. Si les systèmes politiques accordent des droits individuels aux personnes, leur inégal accès, voire leur inapplication imposent, davantage qu’en France par exemple, aux individus de trouver des ressources par eux-mêmes. À partir du cas du Chili, Katya Araujo et Danilo Martucelli montrent que les pratiques telles que la débrouillardise ou la ruse traduisent une forme d’individuation, entendue comme processus structurel de fabrication de l’individu, qui repose avant tout sur la mobilisation de ressources propres, en particulier relationnelles [Araujo & Martucelli, 2014]. Ce processus alimente par ailleurs une certaine disqualification des institutions politiques [Araujo & Martucelli, 2020].
9Le second point, lié au premier, concerne les représentations qui entourent le sujet et/ou le citoyen. Selon les agencements socio-institutionnels, l’individu n’occupe pas la même place dans les sociétés politiques [Martucelli & De Singly, 2018]. En France, il est envisagé à la lumière de l’universalisme. Alors que son intimité doit être préservée, le droit et les institutions doivent limiter ses tendances supposées à la recherche d’un intérêt personnel. Dans cette perspective, la notion de « communautarisme » est souvent mobilisée à des fins de dénonciation et est opposée à un universalisme jugé intégrateur. En Amérique latine, l’individu n’est pas opposé au citoyen institutionnellement défini, mais à un sujet collectif qui existe indépendamment des institutions politiques, voire contre elles [Araujo & Martucelli, 2020]. Il en découle une forte valorisation sociale et politique des notions de « peuple » ou de « communauté » dans un cadre juridique et un contexte économique fondés sur l’individualisme. Cette combinaison, dont l’agencement évolue en fonction des périodes, alimente l’ancrage des citoyens dans des collectifs, réels ou imaginés, où se jouent des formes d’allégeance et de fidélité qui peuvent aller à l’encontre de l’égalité juridique.
10L’analyse des usages de la notion de communauté en Amérique latine permet donc de montrer que les conceptions qui lui sont associées dépendent de processus sociopolitiques situés. En tant que catégorie de la pratique, cette notion guide les politiques de développement instaurées en Amérique latine à partir des années 1950, tout en contribuant à la construction des groupes qu’elle désigne comme publics. Elle est également au cœur de l’action religieuse et politique durant la même période et influe sur les rapports ordinaires et les processus d’entrée en politique des classes populaires durant les transitions démocratiques. Mais au-delà des usages institutionnels et sociaux du terme, le concept sociologique de communauté permet de penser les processus pluriels de construction de la modernité et l’inégale construction de l’« individu » en fonction des contextes sociopolitiques.
Voir aussi
Bibliographie
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Auteur
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Marie-Hélène Sa Vilas Boas
Marie-Hélène Sa Vilas Boas est maîtresse de conférences en science politique à l’université Côte d’Azur et chercheuse au laboratoire Ermes. Elle travaille sur les conservatismes au Brésil et au Portugal. Elle a récemment publié « La place contre les urnes. La contestation bolsonariste de l’élection présidentielle à Rio de Janeiro » [Culture & Conflits, 2023, vol. 129, no 2, traduit en anglais pour la revue Antropolítica] et Le Portugal depuis la révolution des Œillets. Dynamiques politiques et sociales [avec Christophe Roux & Victor Pereira, L’Harmattan, 2022].
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