Clientélisme
p. 110-117
Texte intégral
1Dans bien des pays d’Amérique latine, et dans certains plus que dans d’autres, en période électorale plus qu’en période routinière, médias, chercheurs, ONG, partis (d’opposition) et simples citoyens dénoncent le clientélisme. S’il fut initialement une catégorie savante, celui-ci est aujourd’hui un élément de la bataille électorale, voire du discours ordinaire [Quirós & Combes, 2023].
2Dès les années 1950, l’Amérique latine occupe une place importante dans l’élaboration et les premiers usages du concept chez les anthropologues. Dans les années 1990, les travaux sur des terrains latino-américains sont essentiels pour le renouvellement de l’approche sociologique du phénomène, puis pour le recadrage du concept à travers l’approche en termes d’achat de votes développée cette fois par la science politique. Malgré la portée normative du concept de clientélisme qui pourrait les inciter à l’abandonner, certains chercheurs mobilisent cette étiquette pour mieux appréhender les pratiques populaires du politique et les controverses auxquelles elles donnent lieu, controverses rarement documentées en dehors de cette littérature dans de nombreux contextes latino-américains faute d’une sociologie du militantisme des milieux populaires.
Du rural à l’urbain, de l’ancien au moderne ?
3Au début des années 1950, une partie de l’anthropologie, notamment étatsunienne cherche à s’éloigner de l’étude des sociétés dites « primitives » pour s’intéresser au fonctionnement politique et social des sociétés dites « modernes ». Le premier exemple de cette tentative est sans doute le travail collectif de Julian Steward et Sidney Mintz, « Les gens de Porto Rico » en 1956. Dans l’équipe figure Peter Wolf qui, par la suite, travaillera à la fois au Mexique et en Italie sur les liens entre communautés locales et systèmes économiques et politiques. En montrant la nécessité de prendre en compte des jeux d’échelles dans l’analyse anthropologique, il met en lumière le rôle des médiateurs politiques en tant que maillons reliant la communauté à l’État central. Il travaille en particulier au Chiapas, dans le sud du Mexique. Cependant, les analyses qu’il produit sur le clientélisme, en particulier son article de 1956 devenu un classique, mobilisent également ses travaux sur l’Europe du Sud. Il pose des jalons essentiels pour l’étude des relations clientélaires comme pratiques informelles, parallèles ou intriquées aux cadres formels du pouvoir politique et économique [Wolf, 1966, p. 2]. « Le clientélisme, comme relation incluant deux acteurs de pouvoir inégal, fait partie de ces structures et, selon Wolf, inclut une dimension instrumentale, mais aussi une dimension affective, qu’elle soit simulée ou sincère. Dans les zones où le pouvoir central ne peut ou ne veut pas intervenir de façon directe, des obligations collectives s’imposent sous la forme d’alliances énoncées dans le registre de l’amitié et du compérage, lesquelles construisent des groupes ayant une certaine forme de pouvoir, en dehors des mécanismes étatiques formels » [Combes & Vommaro, 2015, p. 12].
4Dans les années 1960, deux autres anthropologues naviguant cette fois entre le Mexique et l’Espagne sont déterminants dans la prise en compte de la relation asymétrique qui est au cœur de la définition du clientélisme. George Foster d’abord, disciple de Steward, se centre sur le monde paysan et sur les liens informels engageant des personnes de différentes couches sociales ou selon un système d’entraide permettant d’obtenir des biens et des services inégalement distribués [Foster, 1963]. Dans ce constat se forge en grande partie la définition du clientélisme tel qu’il est encore étudié aujourd’hui. Une telle perspective est par ailleurs représentative de la dimension fonctionnaliste alors en vogue, par exemple dans les travaux de Bailey, qui veut que ces échanges contribuent à la stabilité du système social. Foster est le premier à distinguer le discours normatif de la pratique de la domination. Pitt-Rivers, quant à lui, introduit la notion d’honneur dans cette relation, qu’il a observée en Andalousie, puis au Chiapas.
5Entre les années 1950 et 1970, le va-et-vient des chercheurs entre l’Amérique latine, en particulier le Mexique, et l’Europe du Sud structure donc l’émergence d’une analyse du clientélisme. Il permet de produire une grille de lecture relativement similaire dans les deux contextes tout en faisant de l’Amérique latine la matrice du phénomène. En Argentine cependant, l’accent est mis sur le rôle des caudillos (grandes figures locales centralisant le pourvoir politique et médiant la relation à l’État central) et au Brésil sur celui des coroneis (des propriétaires terriens fidèles au pouvoir) [Goirand, 1998].
6À l’échelle internationale, avec l’école de la modernisation se développe l’idée selon laquelle le clientélisme serait un reliquat du passé. Bien qu’elle soit aussi présente dans la transitologie, une telle approche est assez vite remise en cause en Amérique latine. En effet, loin des présupposés initiaux, le pluralisme qui accompagne les transitions démocratiques exacerbe la concurrence entre acteurs politiques se disputant les faveurs des électeurs [Goirand, 1998]. Des travaux plus récents questionnent d’ailleurs la relation complexe entre clientélisme et démocratie, suggérant que le premier « érode, accompagne et/ou supplée » la seconde [Hilgers, 2012].
7Dans les années 1990 et surtout 2000, le renouveau des travaux sur le clientélisme vient plus de l’étude des rapports territorialisés dans le cas argentin et plus précisément en milieu urbain. Steven Levitsky [2003] analyse ainsi la reconfiguration politique qui, dans le contexte néolibéral, met à l’épreuve la survie du péronisme et implique un retour de ses activités à l’échelle locale via les unidades básicas qui offrent de multiples services aux populations. Javier Auyero reprend la figure de l’intermédiaire [1997] et la dimension transactionnelle, voire performative de la relation clientélaire [2001], notamment à travers la mobilisation de certains imaginaires politiques, en particulier celui d’Eva Perón. Ses travaux confirment la centralité de la relation de domination dans la lignée de l’anthropologie des années 1950 et 1960 et selon une perspective inspirée de Bourdieu qui n’est pas sans rappeler certaines analyses contemporaines de la sociologie politique française [Briquet & Sawicki, 1998]. Si le travail d’Auyero contribue à relancer les approches sociologiques du phénomène, la génération suivante identifie certains angles morts de son approche, par exemple le fait qu’elle ne prenne pas en compte la concurrence des guichets locaux des administrations publiques et de l’offre politique [Vommaro & Quirós, 2011], mais repose aussi sur une vision un peu rigide de la domination. Les travaux de nature ethnographique, attentifs aux interactions en situation, tendent à montrer les bricolages moraux permanents, pas toujours favorables aux intermédiaires ou aux patrons, lesquels ne sont jamais tout-puissants. Ils insistent également sur l’entreprise d’étiquetage des pratiques militantes, administratives et politiques qui sont à l’œuvre dans les échanges en face à face au quotidien, aussi bien de la part des intermédiaires que des populations [Quirós, 2011]. Cela est d’autant plus important à prendre en compte que la mise en place de programmes de lutte contre la pauvreté, ciblant souvent des populations spécifiques, contribue à ouvrir de nouveaux droits coconstruits à l’échelle locale entre intermédiaires de l’État, organisations militantes et usagers. Ces travaux permettent donc de repenser non seulement les pratiques populaires du politique et les batailles de délégitimation auxquelles elles donnent lieu, mais aussi les liens à l’État via ses guichets dans les quartiers [Vommaro, 2019].
L’achat de votes ou la redécouverte experte du clientélisme
8Dans les années 2000, l’alliance entre les préoccupations expertes et la science politique contribue au développement d’une nouvelle approche en termes d’achat de votes [Stockes, 2005]. Le moment électoral est ici isolé et l’on ne s’intéresse plus, comme le faisaient les anthropologues ou les sociologues, aux réseaux de sociabilités, villageoises, de voisinages, syndicales, amicales ou familiales, parfois au long cours, voire sur plusieurs générations dans lesquels s’inscrivaient les relations clientélaires. Celles-ci sont vues essentiellement sous l’angle d’un échange monétaire le jour du scrutin et d’un contrôle (monitoring) des votants [Stockes, 2005]. Suivant une typologie notamment élaborée par Transparency internationale et reprise par l’École de l’intégrité électorale (en particulier Pippa Norris), l’achat de vote devient une sous-catégorie de la corruption. Une telle lecture est par exemple très présente dans les milieux bolsonaristes au Brésil. Comment mesure-t-on ces phénomènes ? À travers des enquêtes par questionnaires [Schedler, 2004] portant plus sur les perceptions que les pratiques, des analyses électorales, notamment corrélées au niveau de pauvreté [Magaloni, 2006] ou des expérimentations [Greene, 2024].
9Une telle approche permet de fournir des indicateurs facilement lisibles pour qualifier les élections d’intègres, dont sont friandes les organisations internationales qui replacent la question clientélaire au cœur de leurs préoccupations sur la qualité des démocraties dans les années 2000 [Combes & Vommaro, 2015, p. 64-85]. Au demeurant, ces analyses, souvent financées d’ailleurs et coproduites par ces organisations, appliquent des protocoles qui soulèvent de nombreuses questions méthodologiques [Combes & Vommaro, 2017] sur la fiabilité et la représentativité des données même dans les rangs de ceux qui les mobilisent [Schedler, 2004]. Si ce type d’approche se répand à l’échelle internationale, l’Amérique latine est là encore assez centrale, autant dans la manière de concevoir l’achat de votes d’un point de vue analytique que dans l’intrication entre expertise et recherche.
10En effet, dans certains pays de la région, l’intrication entre milieu expert et milieu universitaire a contribué à graver l’achat de votes dans la loi. Au Mexique, par exemple, le délit est typifié dans le code électoral depuis 2008. Cependant, au cours d’une enquête de terrain embarquée dans « la police des urnes » en 2018, nous avons constaté combien il était difficile de repérer, puis de prouver l’achat de voix, même avec un arsenal juridique précis et un investissement institutionnel très important (un ministère public spécialisé avec 250 permanents, des milliers de policiers mobilisés sur le terrain). Peut-être cette pratique fait-elle désormais partie des représentations profanes de l’élection [Combes, 2012] et des batailles partisanes autour de celle-ci ? Dès lors, ce qui est en jeu, ce sont les formes légitimes de participation politique, en particulier, celle des milieux populaires qui est au cœur de la dénonciation du clientélisme à quelques rares exceptions près [Luján Verón & Pérez Contreras, 2018].
Sociologiser la dénonciation du clientélisme
11Comme le signale l’historien italien Annino [1995], l’intrusion précoce des masses dans une démocratie représentative mise en place, dans bien des cas, plus tôt en Amérique latine qu’en Europe, contribue à la légende noire de cette forme de gouvernement : depuis les indépendances, la participation politique des masses fait l’objet d’une délégitimation incessante au nom de leur incompétence ou de la manipulation dont les milieux populaires feraient l’objet de la part de partis peu scrupuleux. D’ailleurs, le Brésil n’a légalisé le vote des analphabètes qu’en 1988 ! Difficile de ne pas voir une certaine forme de continuité dans ces controverses surtout quand on s’attache à reconstituer leurs manifestations nationales [Combes & Vommaro, 2015, chap. 3].
12Dès lors, comprendre comment les controverses se structurent implique de prendre en compte aussi bien les agents engagés dans la relation qualifiée de clientélaire que ceux qui la dénoncent, ceux-ci participant eux-mêmes à la construction du phénomène, parfois jusque dans la loi. La relation clientélaire peut ainsi être comprise comme « un rapport politique personnalisé entre des acteurs dotés de ressources inégales, où des échanges de biens – généralement publics – interviennent : un rapport régulé par des principes moraux mobilisés de manière contradictoire à la fois par les acteurs qui sont engagés dans cette relation et par ceux qui y restent extérieurs (intellectuels, experts, concurrents politiques), lesquels la dénoncent alors comme déviante ou pathologique » [Combes & Vommaro, 2015, p. 8].
13Les terrains latino-américains ont été au cœur de l’élaboration du concept de clientélisme dans ses différentes variantes historiques et disciplinaires. L’ampleur de son usage profane dans de nombreux pays latino-américains, que ce soit en termes de relations ou d’achat de votes, et l’engagement moral des commentateurs de la vie politique dans l’usage de la notion ont également mis en relief la nécessité de prendre en compte ses controverses dans la définition même du phénomène.
Voir aussi
Bibliographie
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Auteur
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Hélène Combes
Hélène Combes est directrice de recherche au CNRS, rattachée au Ceri à Sciences Po Paris. Elle a dirigé la revue Critique internationale de 2017 à 2023. Elle est l’autrice de plusieurs ouvrages en français et en espagnol sur les partis et les mouvements sociaux : Faire parti. Trajectoires de gauche au Mexique [Karthala, 2011], Pensar y Mirar la protesta [coordonné avec Sergio Tamayo & Michael Voegtli, Ediciones de la UAM, 2015], Les lieux de la colère. Contester de Madrid à Sanaa [coordonné avec David Garibay & Camille Goirand, Karthala, 2016], La Sociologie du clientélisme [avec Gabriel Vommaro, La Découverte, 2016 ; traduit en espagnol en 2017 par la maison d’édition Siglo XXI]. Son dernier ouvrage, De la rue à la présidence. Foyers contestataires à Mexico, est paru en mai 2024 aux éditions du CNRS.
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