1La disparition de 43 étudiants de l’école normale rurale d’Ayotzinapa est l’un des moments les plus sombres de l’histoire récente du Mexique. C’est aussi l’événement qui incarne le mieux le Mexique des années 2010.

2Le 26 septembre 2014, une centaine d’étudiants de cette école normale rurale se sont rendus dans la ville voisine d’Iguala, dans l’État de Guerrero. Au cours de la soirée, ils sont poursuivis et attaqués par la police municipale, la police de l’État de Guerrero et l’armée. La police municipale répondait aux ordres de lépouse du maire, qui dirigeait également le principal cartel de la drogue présent dans la ville. Les étudiants ont tenté de fuir en bus, mais les forces de l’ordre ont ouvert le feu, tuant cinq personnes, dont deux étudiants. Un troisième sera écorché vif et assassiné. 43 autres étudiants seront arrêtés par la police. Depuis, ils n’ont plus donné signe de vie. Les rapports successifs du Groupe interdisciplinaire d’experts indépendants (Grupo Interdisciplinario de Expertos Independientes – GIEI) chargé de faire la lumière sur cette affaire ont montré que les différents niveaux de pouvoir politique ainsi que de l’armée ont été informés des événements au cours de la soirée et de la nuit, suivant presque en temps réel la disparition des étudiants. Pourtant, près d’une décennie après ce massacre qui a bouleversé le Mexique et a eu un large écho international, on ne connaît toujours pas le sort des 43 disparus.

3Le gouvernement d’Enrique Peña Nieto, président du Mexique au moment des faits et jusqu’en 2018, a monté de toutes pièces un faux scénario pour expliquer le déroulement des événements. Il a rapidement perdu toute crédibilité. Un groupe d’experts internationaux a été nommé. Ses travaux ont été suspendus suite au manque de collaboration des institutions mexicaines, avant de reprendre sous la présidence de son successeur, Andrés Manuel López Obrador, qui avait promis de faire toute la lumière sur cette affaire. Confirmant les analyses et les dénonciations de la société civile, la Commission nationale pour la vérité et l’accès à la justice pour le cas d’Ayotzinapa, mise en place par le gouvernement de López Obrador, a établi que la disparition des 43 étudiants de l’école normale rurale d’Ayotzinapa constitue un « crime d’État, auquel ont concouru des membres du cartel Guerreros Unidos et des agents de différentes institutions mexicaines » et que « les groupes délinquants ont agi avec l’appui de différentes polices municipales et des agents de l’État » [Comisión para la Verdad y Acceso a la Justicia del Caso Ayotzinapa, 2022, p. 93]. Pourtant, près de cinq ans après sa prise de fonction, les zones d’ombre demeurent, les freins à l’établissement de la vérité n’ont pas disparu et le cas reste irrésolu. Directement impliquée dans ces disparitions, l’armée mexicaine refuse de collaborer.

4Le fait que le cas des disparus d’Ayotzinapa ne soit pas résolu neuf ans après les faits et cinq après la prise de fonction de López Obrador est plus qu’un symbole. L’élection d’un président de centre-gauche qui contraste à bien des égards avec la corruption de ses prédécesseurs avait fait naître bien des espoirs. Certains succès de ses politiques sociales, économiques et industrielles sont indéniables. Mais le piétinement de l’enquête sur le crime d’Iguala s’ajoute à bien d’autres éléments qui indiquent que les problèmes du Mexique sont profonds et qu’en matière de sécurité humaine il y a plus de continuités que de ruptures dans la politique du gouvernement. Le nombre d’assassinats et de disparitions forcées n’a pas diminué avec l’arrivée au pouvoir de López Obrador. Trente-sept journalistes ont été assassinés au cours des 52 premiers mois de son mandat (20 % des journalistes assassinés dans le monde l’ont été au Mexique selon Reporters sans frontières) et davantage encore de défenseurs de l’environnement ou des droits humains. L’impunité demeure tout aussi élevée. Rares sont les crimes résolus. Plutôt que d’être questionnées à la suite de crimes d’État comme celui d’Ayotzinapa, la multiplication des exécutions extrajudiciaires ou les cas de collusions avec les cartels de narcotrafiquants jusqu’au plus haut niveau, l’armée n’a fait qu’accroître son influence à travers le pays. Le gouvernement de López Obrador a nommé des militaires parmi les principaux membres des comités publics en charge de travaux d’infrastructure majeurs, comme le nouvel aéroport de la ville de Mexico ou la construction du « train maya », mais aussi dans des institutions publiques telles que le Conseil national des sciences et technologies (équivalent du CNRS).

Le mouvement d’Ayotzinapa

5Quelle devait être la force du sentiment d’impunité des différents acteurs impliqués dans l’assassinat de 6 personnes et la disparition de 43 étudiants en étant convaincus qu’ils ne seraient pas inquiétés ? De nombreuses disparitions et exécutions extrajudiciaires ont précédé le crime d’Iguala. Mais cette fois, l’ampleur du crime et sa cruauté soulèvent une réaction sans précédent. À la suite des parents des disparus, des centaines de milliers de Mexicains sont descendus dans les rues pour demander qu’on retrouve les 43 étudiants. C’est le mouvement le plus important depuis le début de la militarisation d’une grande partie du pays qui a suivi la déclaration de la « guerre contre le narcotrafic » fin 2006. Il poursuit à bien des égards le « Mouvement pour une paix dans la justice et la dignité » lancé en 2011 par le poète Javier Sicilia, dont le fils venait d’être assassiné par des narcotrafiquants. Le mouvement pour la paix a mis en exergue les impasses et l’échec de la stratégie militariste pour lutter contre les cartels de la drogue. Celui d’Ayotzinapa montre une réalité plus tragique encore. L’État, et en particulier l’armée, ne sont pas la solution au problème comme le répètent les gouvernements successifs, ils font partie du problème. « Fue el Estado » (« C’était l’État ») ont scandé les étudiants et les manifestants. Le crime d’Iguala est un crime d’État. Les rapports successifs du GIEI qui enquête sur la disparition des 43 étudiants ont accumulé les preuves de l’implication de l’armée et de l’absence de réaction des différents niveaux d’autorité politique qui étaient tenus informés des faits au cours de la nuit tragique.

6En demandant de retrouver ces 43 étudiants disparus et que justice soit faite, c’est à tout un système que s’attaque le mouvement d’Ayotzinapa. Une mobilisation populaire, si intense soit-elle, ne semble pouvoir venir à bout d’un système aussi solidement implanté dans la politique, la société et l’économie mexicaines. Le mouvement est cependant parvenu à le fissurer, en mettant à nu la collusion entre l’armée, les narcotrafiquants et les plus hautes autorités politiques. Il a fait du massacre d’Iguala l’événement central de la présidence d’Enrique Peña Nieto, qui était jusque-là présenté par les médias économiques internationaux comme « le sauveur du Mexique », pour reprendre une célèbre une de l’hebdomadaire américain Time1.

Les ressorts de l’engagement de la « génération Ayotzinapa »

7L’assassinat et la disparition des étudiants d’Ayotzinapa constituent un événement qui a marqué le Mexique contemporain [Gravante, 2020] et plus encore une génération d’étudiants et de jeunes. Margot Achard s’est plongée dans cette « génération Ayotzinapa ». Elle a accompagné des étudiants lors d’une visite de solidarité à l’école normale rurale et lors de nombreuses manifestations. Elle les a interrogés, mais a aussi vécu avec eux, partageant leur indignation, leurs doutes et leurs espoirs. Ce terrain approfondi fut une expérience formatrice pour cette jeune sociologue, devenue entretemps une chercheuse confirmée. Les relations de confiance qu’elle a tissées avec les jeunes activistes lui ont permis d’accéder aux expériences qui les ont marqués individuellement et collectivement.

8Le mouvement pour Ayotzinapa est un mouvement réticulaire, sans leader, vaste et protéiforme. Les parents et familles des disparus y jouent un rôle important, et si un porte-parole émerge, il ne prend pas un rôle prééminent. Dans la capitale, les étudiants sont au cœur des manifestations et des mobilisations. Les universités publiques se mettent en grève pendant trois jours. On ne peut comprendre ce mouvement uniquement à l’aune des structures d’opportunités politiques, de ses stratégies et de ses impacts sur les acteurs de la sphère institutionnelle au Mexique. Dans ce premier livre, issu d’un mémoire de master réalisé en 2014 et 2015, Margot Achard s’attache à comprendre les dimensions personnelles de l’engagement de ces étudiants. Elle s’appuie pour cela sur l’approche des émotions très en vogue dans la sociologie des mouvements sociaux.

9À travers cette recherche, elle ouvre une fenêtre sur les dimensions personnelles, plus intimes de l’engagement, sans lesquelles on ne peut comprendre ni le mouvement Ayotzinapa ni la génération qui en est issue. Le massacre d’Iguala a bouleversé les étudiants mexicains. Ils en sont profondément affectés. Comment 43 jeunes, étudiants, de leur âge, pouvaient-ils être arrêtés par des policiers, remis à des cartels ou à des militaires et disparaître sans laisser de trace, sans que les responsables ne soient inquiétés ? Margot Achard analyse l’importance de ce « choc moral » [Jasper, 1997] qui affecte les individus et dont l’ampleur est telle qu’il marque toute une génération.

10Le mouvement est avant tout animé par l’indignation face à l’horreur et la révolte face à la collusion entre les pouvoirs politiques et les réseaux mafieux et à leur impunité. Mais ceux qui demandent à connaître le sort des 43 étudiants disparus se heurtent à tout le système politique, social et économique, à la collusion entre l’armée et les cartels de narcotrafiquants, aux protections dont bénéficient les parrains et à des campagnes de désinformation. Le gouvernement d’Enrique Peña Nieto est allé jusqu’à inventer une « vérité historique ». Que peuvent faire des mouvements sociaux face à cette violence généralisée, face à un narco-État, particulièrement puissant dans l’État de Guerrero, mais qui s’étend à travers tout le pays ? Dans ce contexte, quels ont été les ressorts de leur engagement ?

11L’indignation est immense. Les étudiantes et les étudiants ne peuvent rester sans rien faire. Et en même temps, comment s’attaquer à un problème de cette ampleur ? À la peur, ces étudiants opposent l’espoir de transformer le futur du Mexique. C’est ce qu’incarnent notamment ces jeunes étudiants ruraux qui veulent devenir instituteurs et s’investissent dans leurs études malgré des conditions matérielles très difficiles. Ils représentent l’espoir du Mexique rural, l’envie de contribuer à un pays meilleur à partir de pédagogies alternatives et engagées qui caractérise l’école normale rurale d’Ayotzinapa.

12Le mouvement Ayotzinapa est devenu un marqueur biographique pour de nombreux étudiants urbains. Beaucoup ont manifesté et se sont organisés pour la première fois. À partir de leur indignation et à travers le mouvement, ils vivent un processus intense de politisation, dans lequel les émotions jouent un rôle majeur comme le montre Margot Achard. Ils sont mus par des émotions parfois contradictoires : le sentiment d’impuissance face à l’ampleur du système, mais aussi l’enthousiasme en voyant un mouvement massif se soulever ; la désillusion face à l’avenir du Mexique tout autant que les espoirs qui naissent dans les alternatives et les rencontres. Le processus est à la fois profondément individuel et résolument collectif. Il transforme leur manière de voir l’État, la politique et la société, mais aussi d’être ensemble et de se construire comme personnes dans un pays en proie à la violence.

13Dans un style limpide, Margot Achard propose une analyse solide et cohérente qui articule éléments empiriques issus d’un terrain de recherche conséquent et apports théoriques, notamment ancrés dans la sociologie des émotions et des mouvements sociaux. Au-delà du cas du Mexique, Margot Achard traite avec beaucoup de justesse d’un thème qui est devenu un vaste champ dans la sociologie des mouvements sociaux : la place des émotions dans les mobilisations et en politique. Elle analyse les émotions non pas de manière isolée, mais articulées à d’autres dimensions de l’engagement que sont l’organisation, la socialisation ou la formulation des arguments et revendications.

Ayotzinapa et le Mexique d’aujourd’hui

14L’analyse que nous propose Margot Achard dans ce livre est essentielle pour comprendre cette génération de militants, aujourd’hui adultes dans un Mexique qui continue d’être en proie à la violence, l’impunité et les cartels de la drogue, malgré le changement politique qu’incarne l’arrivée à la présidence de López Obrador et la domination du parti qu’il a créé sur la politique nationale.

15Dans sa thèse de doctorat soutenue en 2022, Margot Achard analyse le devenir de ces activistes qui poursuivent leur engagement bien au-delà des grandes manifestations. Le massacre d’Iguala, mais aussi le mouvement d’Ayotzinapa, continuent de les marquer profondément. Dans ce premier ouvrage, elle nous transporte aux sources de cette indignation, analyse les émotions avec lesquelles ces événements et ce mouvement ont été vécus et revient sur un épisode qui est devenu un marqueur biographique pour une génération de jeunes mexicains, transformant leur manière de voir leur pays, la politique et la société.

16Pour comprendre le Mexique des années 2020, il est essentiel de revenir sur cet épisode sombre et crucial de l’histoire récente du pays, à la fois pour comprendre les racines et les formes de la politisation d’une génération d’étudiants, et parce que les problèmes profonds que révèle la disparition des étudiants d’Ayotzinapa demeurent la matrice du Mexique contemporain. Faire toute la lumière sur le crime d’Iguala reste une tâche urgente. C’est la mission que s’est assignée la génération « Ayotzinapa » qu’analyse Margot Achard, et bien qu’ils ne soient plus étudiants ni militants dans des organisations, beaucoup n’y ont pas renoncé. Neuf ans après les faits, ce combat a gardé toute son actualité. Comme l’écrit si bien Luis Hernández Navarro [2023], « si la vérité de la nuit d’Iguala n’est pas faite, et qu’on ne rend pas justice aux victimes, le fantôme d’Ayotzinapa poursuivra sans pitié le pays tout entier ».

Avril 2023