1Cet ouvrage poursuit deux objectifs principaux : regrouper des recherches en sciences sociales sur l’eau dans les Amériques et présenter différentes approches des questions hydriques. Il repose sur l’hypothèse d’une comparabilité des situations entre les régions des Amériques, qui partagent notamment des systèmes législatifs issus de la colonisation européenne, qui ont été profondément bouleversées par les réformes néolibérales des années 1980 et qui présentent des problèmes spécifiques liés à l’urbanisation. Les Amériques sont aussi caractérisées par l’extension des régions arides et semi-arides, l’agressivité des capitalismes pour accaparer les ressources, la vigueur des mouvements politiques de base ou encore la capacité à revendiquer des droits dans le cadre de démocraties formelles [Velut, 2016]. Ces différents facteurs font que l’on trouve dans cette région des situations similaires de conflits pour l’accès aux ressources et à leur contrôle, de garantie de la qualité des eaux face à l’épuisement de modèles de gestion en vigueur et des mouvements sociaux pour défendre le droit à l’eau.

2Le renouveau des débats et des recherches sur l’eau depuis un quart de siècle mobilise différents paradigmes scientifiques. Il est possible de disposer de travaux résultant d’investissements à long terme sur les terrains et les problématiques, mais également d’un retour critique sur les différentes méthodes et approches scientifiques. La question de l’eau, traitée par des géographes, des sociologues, des juristes, des anthropologues et des politistes, a été l’occasion de déployer différents cadres interprétatifs, liés pour certains à des enjeux d’application, puisque dans le domaine de l’eau se sont exprimées de nombreuses demandes pour améliorer les systèmes existants de gestion des ressources. Ce livre entend ouvrir un espace de débats entre ces différentes perspectives, en prenant acte des acquis comme des blocages auxquels ces différents courants et ces disciplines sont confrontés.

L’eau et les Amériques

3Le continent américain n’échappe pas aux difficultés de faire respecter le droit à l’eau. Pourtant, les Amériques du Nord et du Sud recèlent d’abondantes ressources hydriques. De la région des Grands Lacs aux calottes glaciaires de Patagonie, en passant par l’Amazonie des fleuves, les ressources en eau douce sont suffisantes pour répondre à la demande croissante des populations résidentes. La cordillère des Andes et les montagnes Rocheuses apparaissent dans certains contes et légendes comme des mères nourricières, sources d’eau pour leurs habitants. Les glaciers qu’abritent ces hauts reliefs alimentent les rivières et les nappes phréatiques de l’ensemble du continent. Toutefois, cette eau est inégalement répartie. Les grands déserts de Sonora et d’Atacama témoignent de l’aridité des terres, où les populations ont appris à vivre malgré les faibles pluies en exploitant (voire surexploitant) les nappes souterraines [Schneier-Madanes & Courel, 2010].

4Cette répartition inégale des ressources en eau n’a déterminé que partiellement le peuplement du continent. Si les grands fleuves ont constitué historiquement un facteur d’attractivité pour les fondations urbaines, l’ingéniosité des habitants a permis d’acheminer l’eau là où elle manquait, grâce à de nouvelles techniques de captage, de transport et de stockage [Poupeau et al., 2016]. La construction de puits, de barrages, de canaux d’irrigation et les transferts d’eau ont marqué l’histoire du continent [Barraqué, 2014]. Ces infrastructures hydrauliques ont soutenu l’étalement urbain et la demande domestique, depuis la seconde moitié du xx^e siècle, tout en répondant à des besoins agricoles et industriels croissants. Dès les années 1980, l’industrialisation et l’urbanisation ont soulevé la question urgente du traitement des eaux usées [Jouraleev, 2004]. Les rejets de ces dernières et d’autres éléments polluants dans les cours d’eau ont rendu nécessaire l’intégration de dispositifs d’assainissement dans les réseaux et la création de réglementations pour protéger les milieux.

5L’utilisation de nouvelles techniques dans le petit cycle de l’eau complexifie ses modes de gestion. En ce qui concerne la distribution de l’eau potable, la demande croissante des villes au début du xx^e siècle oblige les États et les municipalités à déployer des réseaux de distribution pour garantir ce service public, sur le modèle du tout en réseau [Coutard, 1999 ; Schneier-Madanes & De Gouvello, 2003]. Un tournant majeur a lieu dans les années 1980, lorsque des institutions internationales comme la Banque mondiale recommandent aux pays endettés de déléguer la gestion des services à des opérateurs privés afin de réduire les investissements publics et d’améliorer leur efficacité [Vargas, 2011]. Dès lors, de nombreux États privatisent les services de distribution de l’eau potable dans les grandes agglomérations urbaines. Des entreprises privées, parfois constituées par des capitaux étrangers, se positionnent comme les opérateurs urbains du futur, avec pour mission de moderniser les infrastructures urbaines jugées déficientes et de développer les services d’assainissement en les finançant par la tarification de l’eau et l’augmentation de son prix. L’application de cette gestion des services, inspirée des expériences anglaise (privatisation) et française (gestion déléguée par concession ou affermage), a connu de nombreuses difficultés et a été fortement contestée dès le tournant des années 2000.

6Dans les communautés rurales ou les périphéries urbaines subsiste un mode de gestion presque antagonique à celui des espaces urbanisés. Le service d’eau potable, et parfois l’assainissement, est opéré par les municipalités ou par des comités ou coopératives formés par leurs habitants [Lorrain & Poupeau, 2016]. Toutefois, on assiste à une véritable fragmentation des services dans les espaces ruraux en raison du développement de quartiers de résidences privées, comme les gated communities ou condominios, qui construisent des systèmes d’accès à l’eau autonomes [Nicolas-Artero, 2016]. Bien souvent, en périphérie des villes, on observe une pluralité de systèmes de distribution — opérateurs privés, communautaires, collectifs autonomes et individuels —, auxquels s’ajoutent l’intervention des camions-citernes et l’achat individuel d’eau en bouteille. Les systèmes d’assainissement et de traitement des eaux usées se développent relativement peu dans la plupart des pays du continent. En milieu rural, les fosses septiques et d’aisances demeurent prédominantes, bien que cela pose des problèmes en termes de traitement des eaux. La pollution des ressources en eau et ses répercussions sur la santé des populations et l’environnement deviennent une inquiétude et un défi majeur pour l’ensemble des pays du continent.

7Veiller à la bonne qualité des eaux suppose de réglementer leurs partages et leurs rejets en prenant en compte les rapports amont/aval. Or, les usages de l’eau se sont diversifiés depuis la seconde moitié du xx^e siècle [Poupeau & González, 2010]. Une concurrence pour son accès a tout d’abord émergé entre la demande pour la consommation domestique et agricole [Euzen & Morehouse, 2014]. Cette tension n’a fait que se consolider au cours de ces dernières décennies avec l’essor de l’agro-industrie [Hurlbert & Montana, 2015]. À cette rivalité s’ajoute la demande croissante en eau des mines, notamment de celles à ciel ouvert [Grieco & Salazar-Soler, 2013]. Elles accaparent les ressources en amont, ce qui réduit la quantité et la qualité de l’eau disponible pour les usagers de l’aval [Yacoub et al., 2015]. L’essor des différentes activités extractives renforce les rapports de pouvoir autour du partage de l’eau dans l’ensemble des pays, surtout à l’échelle des bassins versants. De nombreux conflits éclatent entre les usagers en raison des pénuries et des pollutions [Sosa & Zwarteveen, 2016].

8Bien que les conflits pour le partage de l’eau se soient récemment multipliés, ils existent en fait depuis la construction des États-nations. Dès la fin du xix^e siècle, les gouvernements des Amériques ont érigé un droit de l’eau, inspiré de la common law aux États-Unis et au Canada, et du droit indigène, colonial puis moderne provenant des anciennes puissances coloniales, ailleurs, pour endiguer les conflits locaux qui émergeaient lors de la définition de la propriété sur l’eau et de ses droits d’usage [Martín, 2010]. Toutefois, l’applicabilité de ce corpus juridique étatique par des pratiques quotidiennes reste limitée. Aux échelles locales se joue plutôt une réappropriation des règles juridiques, en particulier par les associations d’irrigants dans les espaces arides ou dans ceux disposant d’un vaste réseau de canaux [Boelens et al., 2006]. Ces associations, très présentes dans le continent, sont apparues à l’époque coloniale, dès lors que les propriétaires terriens ou les paysans ont bâti et utilisé des infrastructures d’irrigation communes. Ces associations produisent des règles de partage de l’eau façonnées par des valeurs, des croyances, des savoirs et des systèmes politiques localisés. Très souvent, elles ne correspondent pas à celles préconisées par le droit national, ce qui entraîne des détournements ou des négociations permanentes [Guevara Gil & Gálvez Rivas, 2014 ; Nicolas-Artero, 2020]. L’imbrication du cadre juridique national avec les normes locales et/ou ancestrales se déploie notamment dans les espaces ruraux latino-américains habités par des populations autoproclamées ou qualifiées d’indigènes [Chavarochette, 2013].

9Depuis les années 2000, la plupart des États souhaitent mettre en œuvre une « Gestion intégrée des ressources en eau » (GIRE) [Kauffer, 2014]. Cet instrument d’action publique vise à améliorer le partage de l’eau à l’échelle des bassins versants et à réduire les conflits pour son partage. Inspiré des agences de bassin françaises et allemandes, les institutions internationales de l’eau comme la Global Water Partnership et les experts internationaux promeuvent l’application de cet instrument. Il a pour but de dépasser la sectorisation des politiques publiques à l’œuvre dans la plupart des États, en créant une institution spécifique pour la gestion d’un bassin qui intégrerait l’ensemble de ses usagers et des parties prenantes. Cette institution pourrait résoudre les conflits, collecter une redevance et financer les infrastructures hydriques nécessaires au captage, à la distribution, au stockage et au traitement des eaux. La GIRE représente pour ses promoteurs une solution possible aux enchevêtrements des compétences à l’œuvre localement. Néanmoins, son application reste limitée en raison des rapports de pouvoir qui se jouent entre les acteurs et entre ceux-ci et les représentants de l’État.

10La GIRE témoigne surtout du rôle prédominant des organisations internationales pour définir les politiques hydriques dans les Amériques. Dans les années 1990, la Banque mondiale conditionnait ses prêts à une privatisation des services d’eau potable. Trois décennies plus tôt, la Banque interaméricaine pour la reconstruction et le développement octroyait des aides au développement contre l’engagement des États à améliorer l’accès à l’eau dans les espaces ruraux. Aujourd’hui, de nombreux congrès annuels d’organisations internationales et latino-américaines comme le Conseil mondial de l’eau ou l’Asociación Interamericana de Ingeniería Sanitaria y Ambiental, réunissent des responsables politiques et des experts internationaux et deviennent des lieux où circulent les référentiels de pensée et les instruments d’action publique des futures politiques hydriques. Les dispositifs sociotechniques et les technologies présentés, promus ou vendus, émanent souvent des pays dits du Nord, comme l’Espagne, la France ou Israël, devenu leader mondial en production de technologies hydriques.

11L’influence et l’intervention d’organisations internationales dans l’élaboration et l’application des politiques hydriques ont fait l’objet de diverses critiques. Les mouvements sociaux se sont érigés contre la privatisation des services d’eau potable, notamment en raison de l’investissement de capitaux des pays dits du Nord, perçu comme la reproduction d’une logique colonialiste [Bottaro et al., 2014]. Les revendications portent également sur la hausse du prix de l’eau potable, sur la reproduction des inégalités sociospatiales d’accès à l’eau et à l’assainissement, sur la détérioration des infrastructures par manque d’investissements, et sur les défaillances en matière de continuité et de qualité des services fournis par les opérateurs privés [De Gouvello & Fournier, 2002 ; Mayaux, 2016 ; Merlinsky, 2013]. Plus généralement, les populations mobilisées demandent de reconnaître les ressources hydriques comme un bien commun : « ¡El agua es vida ! » (« L’eau, c’est la vie ! ») ou « ¡El agua vale más que el oro! » (« L’eau vaut plus que l’or »), scandent les manifestants. La guerre de l’eau à Cochabamba en 2000 représente un exemple paradigmatique de lutte pour défendre une gestion communautaire de l’eau [Poupeau, 2021 ; Uhel, 2013 ; Sauvêtre, 2020], tout comme les manifestations à Flint (Michigan) qui symbolisent, quelques années plus tard, les luttes pour garantir la qualité de l’eau dans les quartiers [Pulido, 2016]. Ces revendications ont porté leur fruit, ou du moins en partie, et parfois conduit, associées à d’autres facteurs, à une remunicipalisation, une « nationalisation » ou fédéralisation du service, comme en témoigne le cas devenu emblématique de la ville de Buenos Aires, où la gestion de l’opérateur privé fut vivement critiquée [Botton, 2007 ; Yáñez Fuenzalida & Molina, 2011]. Aujourd’hui, les mobilisations sociales pour l’eau se multiplient dans l’ensemble du continent. Elles se structurent autour de conflits locaux liés à l’appropriation et la pollution de l’eau par des entreprises minières, son accaparement par l’agro-industrie et sa dégradation par les pollutions industrielles diffuses, ou encore à la destruction de glaciers [Boelens et al., 2018 ; Gómez et al., 2014 ; Leme da Silva et al., 2021]. Les habitants, les collectifs locaux, les associations nationales ou les ONG jouent un rôle fondamental dans l’organisation de cette contestation qui interroge la légitimité de l’État en matière de politiques hydriques [Poupeau et al., 2018].

Les recherches en sciences sociales sur l’eau : un bilan d’étape

12L’eau constitue un objet de recherche scientifique majeur [Schneier-Madanes, 2010, 2014]. Les sciences physiques ou naturelles (l’hydrologie, la climatologie, l’hydrogéologie, la chimie) ont apporté des connaissances fondamentales sur le grand cycle de l’eau et la molécule H₂O. Toutefois, ces chercheurs interrogent peu l’accès à l’eau, ce qui a contribué à mettre à distance les phénomènes sociaux qui façonnent son partage. L’eau est pensée comme une substance et une ressource naturelle, pour ses composantes biochimiques et son inscription territoriale. Son étude a longtemps été dissociée des enjeux politiques et sociaux qui déterminent l’accès aux services [Bethemont, 2002 ; Bouleau & Guérin-Schneider, 2011]. La réflexion sur les modes de gestion de l’eau doit prendre davantage en considération la dimension historique et politique des enjeux autour de son partage [Poupeau et al., 2019]. Comme pour toute tendance à la naturalisation, le risque est de dépolitiser les inégalités d’accès et les situations de pénurie d’eau. Ce regard apolitique sur les ressources hydriques a été plus récemment reproduit par une série de travaux qui visent à améliorer la « performance » de la gouvernance de l’eau. Les chercheurs évaluent, d’un point de vue théorique, des projets pilotes qui visent à atténuer les conflits ou à garantir une meilleure efficience dans l’usage de l’eau, en diminuant ses pertes et les coûts de sa gestion [Lee, 2020].

13À rebours de ces travaux, des recherches en sciences sociales et en écologie politique développent désormais un regard critique vis-à-vis des approches économicistes et technicistes [Robbins, 2012 ; Swyngedouw, 2004 ; Blanchon & Graefe, 2012]. Le champ des études sur l’eau réunit un corpus théorique et méthodologique de différentes disciplines qui appréhendent les rapports des sociétés à l’eau comme un fait social structurant [Bédoucha, 2011 ; Casciarri, 2013]. Le captage, le partage, la distribution et la durabilité des ressources hydriques reposent sur des dispositifs sociotechniques, des normes et des savoirs qui sont ancrés dans, et donc façonnées par, la société dans lesquelles ils s’insèrent [Lorrain & Poupeau, 2014 ; Germaine et al., 2019]. En ce sens, l’eau constitue un révélateur de l’organisation des rapports sociaux [Aubriot, 2004]. Les enjeux autour de son partage et de son accès revêtent un caractère éminemment politique. Aussi les modes de gouvernance instaurés au cours de l’histoire dépendent-ils des représentations dominantes sur les ressources hydriques [Coing, 2010]. Les sciences sociales ont essayé de dévoiler les spécificités des rapports des différents groupes sociaux à l’eau au cours de l’histoire. Élucider les dimensions à la fois matérielles et idéelles de ces rapports permet de mieux appréhender la complexité de la conservation de l’eau et de son accessibilité. De façon générale, les recherches explorent trois grands domaines scientifiques et sociaux. Elles soulèvent, d’une part, la question de la propriété sur l’eau dans le but d’identifier qui est compétent pour l’administrer. Elles interrogent, d’autre part, les différents modes de gouvernance établis afin de garantir l’accès à l’eau potable et à l’assainissement. Enfin, elles examinent la complexité inhérente au partage de la ressource entre les usagers.

À qui appartient l’eau et qui doit l’administrer ?

14Une partie des chercheurs en sciences sociales s’est demandé à qui appartiennent les eaux, et à ce titre, qui dispose de la légitimité pour les gouverner [Boelens et al., 2010 ; Martín, 2013 ; Molle et al., 2009]. La réflexion sur la détention de la propriété sur les eaux continentales soulève de nombreuses questions autour de la définition de la priorisation des usages [Aubriot & Jolly, 2002 ; Riaux, 2006]. Doit-on privilégier la demande destinée à la consommation domestique pour respecter le droit humain à l’eau ? Les entreprises agricoles et minières ne constituent-elles pas des secteurs stratégiques des économies américaines ? Les États détiennent en général la compétence pour définir l’allocation de la ressource, même si celle-ci est fréquemment remise en cause [Kauffer et al., 2017]. Depuis la géopolitique, par exemple, des chercheurs se sont centrés sur les transferts d’eau entre bassins dans le but de prioriser les secteurs économiques des bassins moins dotés en ressources hydriques [Lasserre, 2003 ; Blanchon, 2019].

15Cette réflexion sur la propriété des ressources hydriques a ouvert un second débat sur le statut de l’eau [Allain, 2012 ; Calvo-Mendieta et al., 2010 ; Linton, 2010], de la ressource comme du service. S’agit-il d’un bien public, privé ou d’un patrimoine commun ? Celui qui détient la légitimité de définir l’allocation des ressources en eau et d’en prioriser son usage se définit en fonction du statut que les sociétés octroient aux ressources hydriques [Petit, 2009]. De ce fait, le statut de l’eau a fait l’objet de nombreux travaux, notamment depuis la Conférence de Dublin en 1992 qui la qualifie de « bien économique » [Baron, 2005]. Dans les Amériques, le débat existait antérieurement. En effet, dès les années 1950, des économistes étatsuniens proposent de reconnaître la propriété privée sur l’eau au Chili [Bauer, 2002]. Selon eux, cette figure juridique inciterait les usagers à investir dans les infrastructures hydriques et à atteindre une meilleure efficience de l’eau, c’est-à-dire à maximiser les profits associés à son usage et diminuer les pertes. Le cadre juridique hydrique chilien édifié dans les années 1980 reconnaît la propriété privée sur les eaux. De nombreux experts internationaux ont par la suite considéré le Code de l’eau de ce pays comme un modèle et s’en sont inspirés pour réformer les lois sur l’eau du Pérou et du Mexique, malgré ses limites, en ce qui concerne par exemple la surexploitation de la ressource [Bauer, 2015].

16Les principes fondateurs de cette nouvelle vision « néolibérale » de l’eau ont été amplement étudiés [Bakker, 2013 ; Budds, 2013 ; Méndez & Romero, 2019]. Ils reposent sur la décentralisation de sa gestion, ce qui permet de réduire l’intervention de l’État dans le domaine de l’allocation des ressources, en faveur de la participation des usagers au sein d’organisations autonomes [Ayeb & Landy, 2007 ; Petit, 2004]. Plusieurs auteurs ont souligné la correspondance de cette vision avec les principes de la GIRE, sur laquelle ils proposent un regard critique [Ghiotti, 2006]. Ils ont montré les difficultés d’adaptation de ces principes à l’échelle locale ainsi que les ambivalences autour de la participation des usagers traversés par des rapports de pouvoir qui renforcent les inégalités dans les prises de décisions. Par ailleurs, des travaux ont identifié les résistances culturelles à l’encontre de la reconnaissance de l’eau comme un bien économique, produites par certaines populations qualifiées de paysannes ou indigènes pour qui l’eau serait conçue comme une divinité ou un patrimoine commun [Yáñez Fuenzalida & Molina, 2011]. Ils ont également révélé que les règles, les savoirs et les savoir-faire appliqués lors de la distribution quotidienne de l’eau correspondent peu ou pas à ceux souhaités par les gouvernements [Bédoucha, 2000 ; Riaux, 2006]. L’exigence de régulariser les droits d’eau ou de participer au sein d’organisations créées « par le haut » pour gérer l’eau, semble souvent contestée ou négociée localement [Boelens, 2008]. Récemment, plusieurs enquêtes ont porté sur les conflits de l’eau et les mobilisations sociales ce qui vient confirmer l’existence d’un « tournant écoterritorial des luttes » [Svampa, 2017]. Leurs conclusions révèlent comment une importante partie de la population souhaite participer davantage aux prises de décisions liées à l’allocation de l’eau et à sa gestion. Cette demande d’intervention dans l’élaboration et l’application des politiques hydriques s’explique par la naissance d’un sentiment d’injustice, comme l’ont démontré plusieurs réseaux scientifiques, Nueva Cultura del Agua, Justicia Hídrica, Waterlat, etc.

Comment garantir l’accès à l’eau potable et à l’assainissement à tous ?

17Cette interrogation a ouvert un second domaine de recherche en sciences sociales. Dans les années 1960 et 1970, les défis de l’approvisionnement en eau potable et les inégalités de distribution ont été abordés en même temps que les questions liées à l’habitat [Schneier-Madanes & De Gouvello, 2003]. Plus tard, des travaux en France et en Amérique latine, d’horizons disciplinaires variés, ont pris comme objet les services publics — plus particulièrement les services urbains, dont l’eau — en s’interrogeant sur la question du service universel à partir d’une approche marxiste. À la fin des années 1980, sous l’influence des recherches en ingénierie, chimie, géologie et de l’école du génie urbain issue de l’école nationale des ponts et chaussées (G.Dupuy ; J. Offner ; H. Curien ; O.Coutard ; H. Coing) ou du centre de sociologie en France (E. Preteceille ; J. Loikine), des auteurs se sont progressivement spécialisés sur les réseaux techniques, d’une part sur la ressource (barrages, réservoirs) et d’autre part, sur la distribution de l’eau potable, d’un point de vue historique, économique et social.

18L’étude des grandes villes a pris une place prépondérante à partir des années 1990. Dans un contexte de décentralisation et de privatisations des services urbains (public utilities), les études comparatives entre les pays latino-américains ou avec l’Europe se sont multipliées [Schneier-Madanes & De Gouvello, 2003 ; Castro et al., 2019]. Les privatisations du service urbain de l’eau en Amérique latine (concession à Buenos Aires, privatisation à Santiago du Chili, juxtaposition de modèles public/privé à Mexico, « privatisation » et « guerre de l’eau » à Cochabamba) ont occupé une place centrale dans les discussions scientifiques. Ces questionnements sont très éloignés des enjeux aux États-Unis, où domine le modèle municipal de gestion de l’eau.

19Dans ce contexte, des chercheurs ont élucidé, depuis des approches néo-institutionnalistes et historiques, les origines des défaillances des services urbains en analysant leurs différents modèles techniques et organisationnels [Coing, 1996 ; Lorrain & Poupeau, 2016]. Ils se sont par exemple centrés sur les architectures institutionnelles, les modes de régulations des services et les procédures établies pour définir le prix de l’eau. Les différents régimes de privatisation mis en œuvre à partir des années 1980 visaient, nous l’avons vu, à améliorer la performance des opérateurs urbains et à augmenter le niveau de raccordement au service. Dès lors, plusieurs publications ont analysé la transformation, au cours du xx^e siècle, des modes de régulation environnementaux dans les espaces urbains en interrogeant leurs liens avec les processus décisionnels [Coing, 2002 ; Jaglin & Zérah, 2010 ; Botton, 2004]. En outre, l’analyse des facteurs qui expliquent la formation des inégalités d’accès à l’eau potable et à l’assainissement dans le continent a montré comment celles-ci se superposent aux inégalités sociales et économiques préexistantes, dont la dimension spatiale reste indéniable [Fournier, 2001].

20Ces auteurs ont notamment constaté la séparation des institutions compétentes en matière d’eau potable et de la gestion des ressources en eau dans la plupart des administrations, couplée à une sectorisation des politiques de l’eau [Barraqué, 2008]. Celle-ci fragilise la conservation de la ressource comme l’ont indiqué les travaux qui ont rendu visible les interdépendances entre la ressource et le service, surtout en ce qui concerne la qualité de l’eau captée et rejetée dans les cours d’eau pollués [Tobias & Fernández, 2019]. Partant de ce constat, les chercheurs ont interrogé les infrastructures et les techniques mises en œuvre dans la gestion des services d’eau potable et d’assainissement, tout comme les savoirs sur lesquels ces choix reposent. Ils ont révélé comment le modèle historique en réseaux, qui se structure depuis les centres-villes, présente de nombreuses limites [Mesclier et al., 2015]. Les inégalités d’accès dans les périphéries s’expliquent par l’incapacité ou l’absence de volonté des opérateurs à intervenir dans des espaces caractérisés par une topographie complexe ou des habitats informels [Ojeda Ledesma et al., 2020]. Dès lors, de nombreuses réflexions portent sur l’existence de systèmes de gestion alternatifs [Coutard & Rutherford, 2009 ; Furlong & Bakker, 2011]. Les opérateurs communautaires, les systèmes collectifs ou d’urgence, comme les camions-citernes qui deviennent la norme, questionnent le modèle du tout-en-réseau ainsi que le rôle de l’État pour garantir le droit à l’eau [Barrau & Frenoux, 2010 ; Hardy & Poupeau, 2014 ; Lavie & Marshall, 2019]. Cette diversification des modes d’accès à l’eau potable est concomitante de celle des usages de l’eau, puisque de nouveaux usagers entrent en concurrence avec les opérateurs urbains, ce qui soulève la question du partage de la ressource au quotidien [Le Gouill & Poupeau, 2019].

Comment partager l’eau localement entre les différents usagers ?

21Répondre à cette question depuis les sciences sociales a conduit les chercheurs à étudier les rapports de pouvoir dans le partage local de l’eau [Ruf & Rivière-Honegger, 2004 ; Wateau, 2002]. Ces derniers se cristallisent surtout entre les usagers de l’amont et de l’aval. Dans ce sens, de nombreuses enquêtes se sont centrées sur les rapports de pouvoir entre les usagers locaux [Arango, 2013 ; Chavarochette, 2020] et ont analysé les modes de gouvernance de l’eau à l’échelle des bassins versants [Tanouti & Molle, 2013 ; Bourblanc & Blanchon, 2017]. Dans le cadre de la décentralisation des compétences liées à la distribution de l’eau, ce sont des associations d’irrigants, des organisations locales ou les usagers qui définissent in fine les règles quotidiennes de partage de l’eau [Ingold, 2008 ; Ghiotti & Honneger, 2012]. Plusieurs publications ont montré comment cette décentralisation produit des inégalités dans la prise de décision, se traduisant par des inégalités d’accès à l’eau [Ayeb & Landy, 2007 ; Budds, 2012 ; Mena-Vásconez et al., 2018]. Les usagers qui disposent de plus de capitaux économiques détiennent du pouvoir d’influence sur les décisions locales [Dahou et al., 2013]. Leurs intérêts économiques correspondent aux intérêts stratégiques de développement économique des États. Ces convergences expliquent, par exemple, l’essor des centrales hydroélectriques ou des mines en amont des cours d’eau, alors que ces activités modifient considérablement la quantité et la qualité des eaux disponibles pour les usagers de l’aval tout comme les écosystèmes locaux [Romero-Toledo et al., 2009 ; Romero-Toledo, 2019].

22Certaines publications analysent ces processus de convergence des intérêts étatiques et économiques, ou la façon par laquelle l’État néolibéral favorise l’essor des secteurs extractifs. Depuis les années 1990, dans le cadre de ce qui a été qualifié de nouveau « consensus des commodities » [Svampa, 2021], les secteurs agricoles, miniers ou arboricoles accaparent les eaux au détriment des usages domestiques et paysans. Cet accaparement, qui entraîne parfois une concentration des eaux entre les mains des secteurs économiques plus puissants, se manifeste par divers processus. La marchandisation de l’eau révèle les modalités par lesquelles l’accumulation de capitaux se réalise à travers un échange économique, encadré juridiquement [Prieto, 2015 ; Nicolas-Artero, 2018, 2021]. La dépossession repose sur des moyens autres que juridiques et économiques [Mehta, 2007]. Ce sont, par exemple, des actions coercitives qui poursuivent l’homogénéisation des pratiques d’irrigation ou l’application de nouvelles formes de mesure de l’eau qui pénalisent, in fine, les petits usagers [Larsimont, 2019]. La construction de grands ouvrages hydrauliques et l’installation de nouvelles technologies favorisent également l’essor des secteurs extractifs par la modification des formes de distribution préexistantes [Crow-Miller et al., 2017 ; Strang, 2016]. Des analyses, s’appuyant sur des études de cas dans les Amériques, ont révélé comment ces processus, qualifiés de water grabbing, se fondent sur, et renforcent, les inégalités sociales et économiques déjà existantes [Bond, 2004 ; Torres, 2012].

23Partant de ce constat, un pan entier de la littérature s’est centré sur la notion de pénurie d’eau. Des chercheurs ont montré que cette dernière est le fruit d’une construction sociale, notamment de processus d’appropriation, et que, de ce fait, elle doit être distinguée de la sécheresse [Mehta, 2007]. Dans le contexte du changement climatique, plusieurs auteurs essaient de dénaturaliser le phénomène de sécheresse, qualifié de climatique, en dévoilant les processus économiques, juridiques, politiques et discursifs qui transforment l’eau en une ressource rare [Aguilera-Klink et al., 2000 ; Kaika, 2003]. Ces processus favorisent l’accès à l’eau des entreprises dont les activités sont destinées à l’export, à la production urbaine ou au tourisme, et détériorent les conditions d’accès des habitants de classes défavorisées. Tous les usagers ne sont pas égaux face à la pénurie d’eau. Dans le même ordre d’idée, des auteurs ont mis en avant les inégalités face aux risques de pollutions de l’eau ou aux inondations. Ces domaines scientifiques ont été amplement étudiés dans le continent. Les habitants ruraux, les femmes, les paysans et les communautés qui se qualifient d’indigènes sont les premiers affectés [Ulloa, 2020 ; Zaragocin & Caretta, 2021]. À l’instar de la pénurie d’eau, ces phénomènes socionaturels liés à l’eau révèlent les inégalités dans les rapports sociaux de classe, de race et de genre, tout comme les dysfonctionnements des appareils d’États.

Le champ des sciences sociales sur l’eau aujourd’hui

24Depuis le début des années 2000, les recherches sur l’eau se sont profondément renouvelées, à partir d’études menées dans les Amériques. Alors que l’ouvrage coordonné en 1995 par Bernard Barraqué portait sur Les Politiques de l’eau en Europe, une série de publications [Trawick, 2003 ; Schneier-Madanes & De Gouvello, 2003 ; Swyngedow, 2004 ; Bauer, 2002 ; Oré, 2005 ; Botton, 2007 ; Boelens, 2008 ; Castro et al., 2019], sans oublier celles produites dans les centres de recherche urbaine des universités brésiliennes et mexicaines [Garza et al., 2003 ; Jaramillo, 1985 ; Jacobi et al., 1998 ] ainsi que relatives à l’Amérique du Nord [Worster, 1985 ; Walton, 1993 ; Gottlieb & Fitzsimmons, 1991 ; Glennon, 2004 ; Espeland, 1998 ; Poupeau et al., 2016], ont attiré l’attention sur les enjeux politiques de la gestion des ressources naturelles et des services urbains dans les Amériques. Plus qu’une aire géographique, elles apparaissaient comme un terrain d’expérimentation de la mondialisation des politiques hydriques, avec leur lot de privatisation, mais aussi de conflits socioenvironnementaux, dont ceux de Cochabamba ou Buenos Aires qui sont devenus, au cours des années 2000, emblématiques des luttes altermondialistes.

25Cependant, la focalisation de ces ouvrages sur des analyses monographiques ou sur des compilations de cas d’études a sans doute limité leur réception au-delà de la sphère des américanistes et des études andines. Même les investigations inspirées de l’écologie politique, de Boelens ou Swyngedouw, n’ont pas réussi à sortir de la dépréciation attachée aux « aires culturelles », et les études postcoloniales, réhabilitant les résistances des subalternes, n’ont pas pu totalement inverser le stigmate d’une littérature considérée comme « mineure ». Dans le champ très hiérarchisé de la global science dans lequel s’insèrent les études sur l’eau, c’est l’apport des sciences politiques ou de la sociologie des politiques publiques, portées principalement par des auteurs étatsuniens, qui a permis de faire reconnaître la dimension heuristique des enjeux hydriques tels qu’ils se posent dans les Amériques — avec le développement des approches néo-institutionnelles, de l’étude des coalitions et des réseaux d’action publique [Poupeau et al., 2019].

26Sur la base de ces constats, ce livre recueille des enquêtes en sciences sociales menées par des chercheurs ou équipes de recherches dans les Amériques du Nord et du Sud, ainsi qu’en Europe. Il offre un panorama des différents ancrages théoriques et méthodologiques empruntés pour répondre aux problématiques qui traversent les rapports des sociétés américaines à l’eau. L’ensemble des chapitres offrent des éléments de compréhension sur la place ambivalente des États et du droit pour réguler le partage et la protection des ressources. Elles proposent également une réflexion sur les difficultés liées à l’élaboration des politiques publiques hydriques qui prennent le tournant de la conservation. Enfin, elles mettent en lumière la complexité des rapports de pouvoir qui mènent à la formation des inégalités d’accès à l’eau et à la surexploitation des ressources.

27Deux phénomènes éclairent de manière transversale l’ensemble des contributions : le contexte d’économie politique et les rapports de pouvoir. D’une part, les textes inscrivent en toile de fond les spécificités de l’économie politique locale ou nationale pour dépeindre les enjeux qui traversent l’objet étudié. Les modes de développement qu’ont choisi d’adopter les pays du continent expliquent les inégalités dans le partage de l’eau tout comme les phénomènes de surexploitation et de dégradation des ressources hydriques. D’autre part, les écrits se fondent sur une analyse des rapports de pouvoir entre les protagonistes de l’eau étudiés. On comprend alors que les réformes des politiques hydriques, visant à une distribution plus juste et à conserver les ressources hydriques, sont ralenties en raison des rapports de pouvoir entre les institutions, les entreprises et les autorités publiques. Si l’ensemble des chapitres mentionnent les conflits de l’eau, aucun auteur n’en présente ici une simple monographie. L’étude des conflits constitue un point de départ pour souligner la crise ou la remise en question des modèles dominants de l’eau, notamment face à l’urgence climatique, et ce, depuis l’étude des interactions entre les acteurs, leurs discours et leurs stratégies.

28Les réflexions proposées se fondent sur des méthodes ethnographiques ou des enquêtes approfondies. On dénote en ce sens une prédominance de l’emploi de méthodologies qualitatives et l’absence d’enquêtes quantitatives, sauf dans l’étude des réseaux proposée par Cortinas et al. (voir chapitre 3). Certaines disciplines sont sous-représentées, comme l’histoire environnementale et l’anthropologie. Pourtant, l’emploi de perspectives historiques demeure présent dans l’ensemble des contributions pour politiser et dénaturaliser les faits sociaux observés. On constate la plus faible présence de l’anthropologie et surtout de ses objets, liés aux savoirs vernaculaires et aux cosmovisions indigènes, alors qu’ils furent un temps très étudié dans le champ des sciences sociales sur l’eau [Angéliaume-Descamps et al., 2013]. Les travaux sur les Caraïbes sont également les grands absents de cet ouvrage.

1^re partie. Penser les politiques hydriques et l’écologisation depuis les Amériques

29La première partie de l’ouvrage consiste à dresser un tableau analytique des approches récentes qui ont pris l’eau dans les Amériques comme point de départ pour penser les modalités de mise en place de politiques hydriques ajustées aux défis des transformations environnementales contemporaines.

30Un premier cadre d’analyse peut être décrit comme de nature juridique. En effet, l’approche présentée par Liber Martín expose la façon dont les événements « extraordinaires », comme les sécheresses, sont gérés dans la logique de « l’état d’exception » théorisée par Agamben. Il pointe le risque que la transformation de l'état d’exception en mode de régulation permanent, en particulier dans le cas de zones arides sujettes à de tels événements, se substitue aux lois sur l’eau et à la formulation de politiques hydriques ajustées aux conditions socioécologiques. Il invite ainsi à distinguer les urgences créées par les sécheresses récurrentes, des conditions environnementales liées à la pénurie de ressource hydrique, afin de sortir d’un cadre justifiant l’imposition de nouvelles relations de pouvoir en matière de gestion des ressources.

31L’approche de l’écologie politique, exposée par Paul Robbins, regroupe un ensemble de courants de pensée, de portée globale depuis les années 1980, qui tendent à replacer les enjeux écologiques au sein de l’action politique et plus particulièrement de l’économie politique. La dimension environnementale n’est pas factuelle, mais inhérente aux « faits sociaux », et elle a des effets plus ou moins favorables en fonction des groupes sociaux affectés : « les conséquences environnementales entraînent souvent des gagnants et des perdants, et […] les personnes et les écosystèmes qui bénéficient de ressources, d’apports et de protection le font souvent au détriment d’autres personnes et systèmes de ce type1 », écrit-il en rejoignant ici les inspirations de la justice environnementale. À travers plusieurs cas d’étude, il soutient que l’écologie politique, dans la mesure où elle aborde les thématiques de pouvoir, de discriminations raciales, d’inégalités d’accès aux savoirs ou encore d’économie, se présente essentiellement comme dialogique, ouverte sur d’autres approches critiques.

32Un troisième cadre d’analyse, plus ouvertement sociologique, est présenté par Joan Cortinas, Franck Poupeau et Lala Razafimahefa. Il consiste à montrer dans quelle mesure les politiques hydriques sont liées non seulement à la création de croyances communes (Advocacy Coalitions Framework) ou à la position relative des protagonistes de l’eau dans les systèmes sociaux considérés (Network Analysis), mais également aux caractéristiques sociales et académiques des protagonistes de l’eau : administrateurs des institutions de régulation, dirigeants des petits opérateurs privés ou des services publics, etc. L’étude relationnelle de ces différents facteurs permet de dégager plusieurs scénarios pouvant conduire à une écologisation des politiques hydriques : soit par la pression des mouvements sociaux sur des revendications territoriales précises, soit par des jeux d’alliances entre diverses institutions capables de générer des consensus largement partagés sur la façon de concilier impératifs économiques et écologiques, soit par des conversions plus ou moins volontaires des bureaucraties hydriques en place à d’autres savoirs, et donc d’autres modèles de gestion de l’eau.

33Pour différentes qu’elles soient, dans leurs méthodes et leurs perspectives analytiques, ces approches ont pour point commun de réintroduire la façon dont les pratiques des protagonistes de l’eau se trouvent traversées par des enjeux de pouvoir, qui sont générés aussi bien par les contraintes de la gestion de ressources naturelles de moins en moins disponibles (dans des contextes d’urbanisation croissante ou d’usages agro-industriels) que par les difficultés d’application de modèles institutionnels de gestion des services de l’eau.

2^e partie. Accaparement de l’eau et dynamiques spatiales : quelles interactions ?

34La deuxième partie de l’ouvrage porte sur les spatialités liées à l’eau. Elle présente l'originalité de mettre en avant les problématiques juridiques en lien avec la construction de la relation entre eau, société et espace, et de combiner deux textes à visée générale, autour de la notion de territoires hydrosociaux, avec deux études de cas dans des régions semi-arides de grande production agricole, l’une au Chili, l’autre en Californie.

35Robin Larsimont et Facundo Martín reviennent ainsi de façon critique sur la notion de « cycle hydrosocial » [Linton & Budds, 2014] qui a nourri un grand nombre de recherches et servi à thématiser la relation entre eau et sociétés dans les Amériques. Ils montrent notamment que ce syntagme commode présente des zones d’ombre, des impensés, et que l’usage du terme a fini par constituer un concept-écran pour nourrir soit un discours idéologique, soit une vision déshistoricisée des situations concrètes localisées. Ils plaident pour une réouverture du débat qui, au fond, concerne toutes les démarches fondées sur la political ecology et ses applications aux relations entre eau et société.

36C’est à partir de travaux de terrain menés principalement dans les Andes que Rutgerd Boelens utilise la notion de justice hydrique pour promouvoir davantage d’égalité et de reconnaissance des singularités locales dans les territoires hydrosociaux. Il désapprouve l’application de dispositifs imposés, venus d’organismes extérieurs ou d’experts, qui nient l’existence de formes d’usages et de partage de l’eau ancrées dans des réalités historiques et culturelles de longue durée. Ce plaidoyer insiste sur le fait que le contrôle de l’eau renvoie à un contrôle des populations. S’inscrivant dans le droit fil des démarches de la political ecology, il travaille à politiser les discussions sur l’eau dans une lecture plus large des sociétés andines et des formes de domination qui s’y exercent.

37Chloé Nicolas-Artero part d’une étude localisée dans la vallée de l’Elqui au Chili pour décrypter les stratégies d’accaparement de l’eau à travers une série de stratégies géolégales pour contrôler les ressources. Cette étude du droit en action éclaire la façon dont les groupes dominants s’emparent des droits d’eau pour alimenter des projets agricoles ou urbains, avec la complicité des fonctionnaires chargés d’appliquer les règlements. Elle ne reprend pas les notions de cycle ou de territoire hydrosocial, mais privilégie les mécanismes d’appropriation qui permettent d’étendre et de transformer les territoires dans la logique de conquête des activités capitalistes.

38Ces activités se trouvent aussi au cœur de l’approche de Birgit Müller et Élise Boutié qui étudient les difficultés à mettre en place une gestion de long terme de ressources d’eau fossiles dans la vallée de Cuyama en Californie, où elles sont exploitées pour une production agricole organique. Dans cette région, la question du contrôle de l’eau est essentielle : les institutions démocratiques permettent la mise en place de dispositifs participatifs, mais ces derniers se révèlent inefficaces pour réguler l’usage des eaux. Ces deux chapitres, à travers des approches localisées et finement documentées, témoignent de la difficulté à appliquer un cadre général à des situations où de nouvelles stratégies sont inventées pour influencer les principes de partage des eaux.

3^e partie. Repenser l’urbain à partir des enjeux environnementaux contemporains

39Approche majeure des enjeux scientifiques et opérationnels de l’eau, la question urbaine offre un champ unique aux sciences sociales. Les quatre chapitres qui composent la partie « Repenser l’urbain2 » illustrent la variété des dialogues disciplinaires en sciences sociales autour des ressources en eau et de l’eau potable qui caractérisent les années 2010. Ces chapitres présentent des études de cas situés dans des aires urbaines emblématiques des Amériques : la région métropolitaine de Buenos Aires, le Mexique, à plusieurs échelles, puis Phoenix et Tucson, villes du désert de l’ouest des États-Unis (Arizona). Ces travaux rendent compte de l’évolution des approches urbaines sur l’eau par la prise en compte des enjeux environnementaux globaux liés au réchauffement climatique, les questions autour de la pénurie et de la pollution de l’eau, ainsi que la mise en place de politiques visant à la protection de la ressource. Dans cette partie, les auteurs mobilisent des paradigmes, comme ceux de l’écologie politique ou des coalitions de cause, et des catégories d’analyse novatrices allant de la notion de fix au concept de cycle hydrosocial, en passant par celui d’hydrocratie, des services écosystémiques jusqu’aux approches des politiques de développement durable (conservation/restauration/adaptation).

40Melina Tobías et Andrea Catenazzi proposent une périodisation originale en reprenant la notion de « cycle hydrosocial » qui permet de comprendre comment se succèdent ou coexistent aujourd’hui des conceptions différentes voire opposées dans la politique de l’eau de l’aire métropolitaine de Buenos Aires. Elles montrent comment une pensée « moderne » a promu le système centralisé de réseaux techniques qui domine jusqu’à nos jours. Cette notion permet aussi d’incorporer les dimensions sociales — notamment les vulnérabilités environnementales ou économiques — aux différents dispositifs techniques d’expansion des services. Quatre étapes sont identifiées dans la dynamique métropolitaine le long du xx^e siècle : la centralisation qui implante le modèle social de l’eau, la décentralisation qui produit la métropolisation des services, la privatisation qui encourage la mise en place de services alternatifs informels et, enfin, l’expansion et la flexibilisation du service dans un contexte de reétatisation.

41Amaël Marchand adopte une démarche de sociologie urbaine en s’intéressant à la fois à la prise de position des agents dans la construction des modèles de gestion de l’eau, et aux infrastructures et réseaux techniques qui soutiennent ces derniers. Il analyse des schémas territoriaux et temporels de défaillances techniques et institutionnelles pour comprendre, dans une logique multiscalaire, la façon dont les conflits locaux ont une répercussion sur la définition des modèles de gestion urbaine nationaux. L’auteur explore trois études de cas : deux situées en périphérie des villes de Mexico et de Saltillo, et une concerne la controverse nationale autour de la réforme de la Loi générale des Eaux. En adoptant une perspective multiniveau, il montre comment la figure de l’expert-militant, en alliance avec les usagers, remet en question les savoirs dominants du secteur de l’eau et parvient à promouvoir des modèles de gestion alternatifs (remunicipalisation et modèle circulaire) à la fois au niveau local et au niveau fédéral.

42Joshua Greene et Anna Peixoto-Charles étudient la marchandisation de l’eau depuis la commercialisation de l’eau en bouteille, souvent absente des recherches et des débats latino-américains. À partir du cas mexicain, ils rendent compte de la rupture du paradigme de la continuité du service et, de façon concomitante, l’accès croissant à des modalités d’accès à l’eau potable non régulées. Deux régions très différentes éclairent ce processus de marchandisation : El Salto (Jalisco), ville industrielle située à proximité de la métropole de Guadalajara, et San Cristobal de las Casas (Chiapas), marquée par l’essor du tourisme, et ses trois villages périphériques, Zinacantán, Amatenango et Chanal. L’ensemble de ces cas illustre l’échec des politiques publiques et le fonctionnement quotidien de marchés de l’eau non régulés : de petits fournisseurs d’eau en bouteille, des communautés religieuses ou indigènes, des camions-citernes ou des forages privés complètent l’approvisionnement en eau des quartiers pauvres.

43Anne-Lise Boyer et Brian O’Neill s’interrogent sur les défis et les limites des politiques publiques de conservation qui ont été mises en place dans les villes étatsuniennes de Phoenix et de Tucson pendant les années 1980. Les auteurs explorent cette problématique en utilisant les différentes significations du verbe fix en anglais. Au-delà des investissements classiques en infrastructures, leur enquête s’attache aux interactions entre les dimensions techniques et sociales conventionnelles et les actions de conservation (récolte d’eau de pluie ou des eaux grises par exemple) qui font progressivement partie de la gestion officielle de l’eau en Arizona. Le rôle croissant des professionnels de l’eau est analysé dans une approche diachronique pour éclairer la crise actuelle de confiance et de légitimité. En étudiant plusieurs de ces expérimentations à l’échelle des quartiers qui se développent rapidement, les auteurs relèvent comment le paradigme des méga-infrastructures s’effondre, pour mener à un consensus élargi concernant des initiatives locales relatives à la conservation de l’eau.

4^e partie. Pouvoir et dynamiques institutionnelles dans la redéfinition des politiques de l’eau

44La dernière partie de l’ouvrage rend compte des processus de transformation des politiques de l’eau à partir de l’étude des dynamiques institutionnelles à l’œuvre dans différents pays latino-américains. De l’adoption du « modèle français », à savoir la création de comités de bassin et la valorisation économique de l’eau, à l’écologisation des politiques publiques, en passant par le renforcement des « communs », l’ensemble des chapitres expose les rapports de pouvoir qui façonnent les reconfigurations institutionnelles à la suite de la mise en place d’une nouvelle politique publique. Ils révèlent le rôle des agents, de leurs croyances et des coalitions qu’ils forment pour impulser une nouvelle politique de l’eau, tout en soulignant l’inertie institutionnelle et le pouvoir de l’État ou des coalitions dominantes, dans la définition des modèles de gestion des ressources en vigueur.

45Rodrigo Martins propose une analyse sociologique des configurations d’agents et des institutions engagées dans la promotion d’une nouvelle conception de l’eau au Brésil. La politique nationale des ressources de 1997, inspirée du modèle français, octroie une valeur économique à l’eau et établit le bassin hydrographique comme unité territoriale de gestion. L’adoption de ce modèle repose non seulement sur l’intervention de spécialistes français au Brésil, mais également sur des coopérations institutionnelles entre le Brésil et la Banque mondiale. La circulation des agents et des idées explique la production et la reproduction des croyances dans les rhétoriques économiques et les savoirs techniques du modèle français pour fonder la nouvelle politique de l’eau au Brésil. Cette configuration d’agents et leurs trajectoires professionnelles instituent la rationalité gestionnaire en tant que nouveau régime de vérité au Brésil.

46Patrick Laigneau, Bernard Barraqué et Rosa Maria Formiga-Johnsson adoptent une approche comparative pour étudier la mise en place et le fonctionnement des comités et des agences de bassin à partir des années 1960 en France et 1990 au Brésil. Les auteurs étudient le système de redevances et d’aides financières du bassin de Seine Normandie et du bassin des rivières Piracicaba, Capivari et Jundiai qui alimentent la métropole de Sao Paolo. Leur approche en termes d’Advocacy Coalition permet d’identifier une « coalition libérale étatique » et une « coalition de gouvernance communautaire et subsidiaire » dans les deux pays. Les objectifs promus par le comité de bassin au Brésil reposent sur les croyances des deux coalitions, ce qui soulève des contradictions et explique le vote des usagers contre une augmentation des redevances et donc le manque de financement en infrastructures, ainsi que la faible solidarité et coopération entre ses membres.

47Jérémy Robert analyse, quant à lui, les conflits entre institutions lors de la mise en œuvre de la transition socioécologique de la gestion de l’eau à Lima au Pérou. Il identifie une « coalition dominante » constituée par les institutions nationales des services urbains, qui proposent la mise en œuvre des trois instruments d’action publique : une usine de désalinisation, un mécanisme de redistribution pour services écosystémiques et une réglementation pour l’usage d’un aquifère. Il montre qu’il s’agit là davantage d’une stratégie d’écologisation face aux problèmes environnementaux et de maintien de pouvoir de cette coalition, plutôt que d’une remise en question des limitations du modèle, dont sa sectorialisation. En revanche, une seconde coalition alternative se consolide avec la mise en œuvre d’un quatrième instrument : le Conseil des ressources hydriques, promouvant un modèle de gestion de l’eau décentralisé et multisectoriel. Il réunit ponctuellement une diversité de protagonistes aux croyances différentes, mais avec un intérêt commun. Néanmoins, les compromis au sein du Conseil restent marginaux, en raison de sa faible institutionnalisation.

48Le chapitre de Claude Le Gouill, Marcelo Pérez Mercado et Andrés Fonseca Zubieta vise à déconstruire la vision idéalisée des « communs » qui a émergé à la suite de la Guerre de l’eau de Cochabamba en Bolivie. Il identifie la reconfiguration des rapports de pouvoir entre les différentes organisations communautaires chargées de la distribution des ressources en eau et du service d’eau potable, situées dans la commune de Sacaba en périphérie de Cochabamba. Il propose une critique des approches néo-institutionnalistes sur les communs en décelant trois « chocs ». Le premier, d’ordre politique et juridique, est provoqué par la promulgation de la nouvelle Constitution politique de l’État en 2009, qui reconnaît des nouveaux droits d’eau aux habitants des territoires indigènes et paysans. Le deuxième, social, est produit par l’étalement urbain et l’augmentation de la demande en eau potable. Le dernier, qui peut être qualifié d’environnemental, est engendré par les répercussions du changement climatique sur les hautes terres, où les communautés peuvent désormais étendre leur production agricole augmentant ainsi leur demande en eau en amont. Ces trois chocs provoquent des conflits pour l’usage de l’eau entre organisations ce qui fragilise les « communs », en provoquant, notamment, des dynamiques d’exclusions, les transformant en bien de « club ».