1Pour qui a suivi la première, puis la deuxième session de ce colloque tripartite avec l’attention qui s’impose à qui doit présenter des conclusions, le caractère extrêmement complexe – et, peut-être, extrêmement ambigu – de l’objet deux fois pris en examen se présente comme une incontournable donnée de départ. Considéré sous l’angle de la technique fiscale, cet objet se trouve à l’intersection de plusieurs problèmes, au reste fortement liés entre eux : celui de la place, plus ou moins exclusive, ou plus ou moins séparée, qui revenait dans les systèmes fiscaux de jadis à l’imposition de la propriété et de la rente foncière ; celui de la définition de cette même propriété ; celui du soin que l’on prenait, ou non, d’établir une relation entre l’éventuel assujettissement d’un bien à une imposition de cette nature, et la condition sociale de celui qui le possédait ; celui du choix et éventuellement de la combinaison entre un procédé d’assiette subjectif, fondé sur la déclaration, et un autre objectif pouvant inclure des opérations de vérification, de mesure et de représentation cartographique ; celui, encore, de la répartition initiale de la contribution entre les collectivités, puis de sa distribution finale entre les individus ; celui, enfin, du rôle que dans ces deux opérations jouaient l’échelon central, d’une part, et les pouvoirs locaux, de l’autre. Du souci de résoudre tous ces problèmes, sont nées du Moyen Âge à la fin du XVIII^e siècle quantité d’impositions dont la terminologie est instable, et souvent trompeuse, dont la nature est d’une infinie variété, et dont un essai de classement conduit à distinguer quelques grands types : l’impôt sur l’ensemble du patrimoine, fondé sur la déclaration du détenteur de celui-ci, et établi par des agents relevant de la collectivité locale, s’oppose alors comme un extrême à une autre forme de prélèvement, portant seulement sur le foncier, distingué, donc, de l’imposition sur les revenus et capitaux mobiliers, et assis par des agents extérieurs aux corps locaux en se fondant sur la mesure et, éventuellement, la représentation cartographique des parcelles. La première formule est l’estime, à laquelle les contemporains comme les historiens donnent volontiers le nom de cadastre, et la seconde le cadastre, qui désigne aussi, comme cela a été rappelé, notamment à propos de la Corse, des représentations du territoire étrangères à toute fin fiscale. Il existe enfin, entre l’une et l’autre, quantité de formules intermédiaires, dont la decima de Venise constitue un exemple parmi tant d’autres.

2La question que le titre de ce colloque porte irrésistiblement à poser, et que j’avais déjà soulevée à l’issue de la première session, est de savoir si cet ensemble complexe d’impositions s’ordonne selon un axe chronologique, par la substitution progressive, et peut-être générale, de la seconde de ces solutions – le cadastre parcellaire et géométrique d’État – à la première – l’estime communautaire indifférenciée, saisissant en masse toutes les composantes d’un patrimoine. Une telle interrogation, on le comprend sans peine, n’est pas exempte de pièges : parce qu’elle incite, d’une part, à nourrir une vision téléologique ou, si l’on préfère, à écrire une histoire conduisant par degré au triomphe attendu du cadastre parcellaire ; et parce qu’elle porte, d’autre part, à réduire des développements extrêmement divers, dispersés sur un espace vaste et différencié, à un processus unique à l’intérieur duquel toutes les expériences singulières peuvent être fédérées. Suis-je moi-même tombé dans une telle vision lorsque, en juin dernier, fort des enseignements que venaient de dispenser les médiévistes, j ’ai conclu en affirmant que le Moyen Âge, ou plutôt ses deux derniers siècles, avait été marqué dans le domaine qui nous intéresse par une évolution considérable, mais hésitante et inachevée, et de surcroît limitée à un espace proche de la Méditerranée, qualifié par Henri Bresc de « croissant démocratique » ? Et en émettant ensuite l’hypothèse, en apparence peu osée, que le jeu et, en quelque façon, la valse-hésitation entre estime et cadastre se poursuivit sur ses bases tardo-médiévales jusqu’au XVII^e siècle, tandis que le XVIII^e siècle aurait marqué, pour sa part, le moment d’une intensification, d’une accélération et surtout d’une transformation en profondeur du processus de transition ? Et de cette hypothèse, après avoir écouté les communications de la seconde session, que reste-t-il ?

3Il faut, en premier lieu, revenir sur les XVI^e et XVII^e siècles, à propos desquels ont d’être prononcées tant de contributions riches et originales. Il se confirme d’abord, et l’exemple de la decima vénitienne ou celui des compoix du Languedoc semblent le montrer, qu’il n’y eut pas de coupure nette entre les développements survenus à la fin du Moyen Âge et ceux que l’historien observe pour le premier âge moderne. Le cadre, cependant, s’élargit, et porte le chercheur bien loin du « croissant démocratique », jusqu’aux rives de la Baltique et aux plaines de la Russie – mais point, certes, jusqu’aux campagnes de l’Àngleterre. Dans cette vaste Europe continentale, bien plus monarchique que citadine, bien des solutions furent expérimentées, dont certaines, comme les « lustrations » polonaises, ne correspondent à proprement parler à aucune des formules dont les médiévistes avaient précédemment parlé. L’estime cependant, quel que soit le nom qu’on lui donne, continua sa carrière, sans doute majoritaire, aussi bien dans l’Empire que dans le royaume de Naples. Le cadastre parcellaire, en même temps, poursuivit son chemin, au moins à l’échelle locale, que ce soit en Languedoc, avec la diffusion des compoix, ou en Savoie, avec la lente confection des cadastres des communautés. S’affirma, surtout, la capacité d’innovation propre à un espace nordique, dont les expériences ne doivent semble-t-il rien à celles qui avaient marqué antérieurement l’Europe méridionale, et dont les protagonistes sont à chercher du côté des Pays-Bas, du Danemark ou de la Suède. Le cadastre, assorti à une intense activité cartographique, rebondit dans ces contrées où les médiévistes n’avaient nullement pénétré. Il se répandit en outre en direction de la partie septentrionale du monde germanique, avec succès en Frise orientale, avec moins de conséquences pratiques dans les possessions allemandes du Danemark ou de la Suède. Dans ces deux derniers cas, le changement de domination et, plus précisément, l’avènement d’une dynastie étrangère, précéda de peu l’introduction des innovations, comme ce fut le cas, plus tard, en Espagne, dans plusieurs États italiens ou en Pologne. Cette dynamique de la conquête est, enfin, également à l’œuvre dans l’expérience russe qui combina, dès avant le XVIII^e siècle, l’initiative et le contrôle d’État, la mesure des parcelles et l’extension à de très vastes territoires. Le panorama, donc, est extrêmement riche. L’objet dont on parle devient, en même temps, de plus en plus complexe, et son unité toujours plus douteuse, car les différentes expériences qui le constituent, quelque nombreux et frappants que soient les traits qui les rapprochent, procèdent en fait de contextes politiques, sociaux et juridiques pour le moins divers, qui interdisent des assimilations hâtives fondées sur l’observation de quelques similitudes de surface. Une constatation, toutefois, demeure : les expériences du premier XVIII^e siècle ne sortent nullement du néant, mais prennent sens par rapport à une multiplicité d’initiatives antérieures, parfois très novatrices, auxquelles le colloque a très légitimement fait une place.

4Le changement, on l’a écrit bien des fois, signale l’histoire de l’imposition foncière au xviii^e siècle. Dès les premières années du siècle, les initiatives se multiplient. L’espace reste européen, même si le monde méditerranéen, avec le Piémont, Milan, Naples ou l’Aragon, revient sur le devant de la scène. Cet espace est aussi assez soudé, en raison de la circulation des projets, des méthodes et des hommes. On assiste, en plusieurs parties du continent, à un changement d’échelle par rapport à des expériences conduites jusque-là à un niveau plus ou moins local, et donc à la mise en œuvre de véritables cadastres généraux d’État, voulus par des monarques, pris en main par des commis ou des commissaires, réalisés plus d’une fois sans se caler dans le moule, voire dans le carcan, des institutions communautaires, mais en ayant en vue, par-delà la collectivité, ces deux individus désormais essentiels que sont le propriétaire dans l’ordre des hommes et la parcelle géométriquement décrite dans celui des choses. Le désir d’autorité, le souci d’uniformité, la volonté de péréquation jouent alors chacun leur rôle, au service de projets dont le plus célèbre, celui de Milan, emporte avec lui non seulement la réforme de la fiscalité, mais aussi celle des équilibres constitutionnels propres à cette possession italienne de la maison d’Autriche. Ainsi le cadastre, du moins dans sa version la plus radicale, la plus publique et, si l’on peut dire, la plus médiatisée par le débat européen, s’affirme vers le milieu du XVIII^e siècle comme une solution orientée au dépassement de l’ordre corporatif propre aux sociétés d’Ancien Régime et à l’institution d’une société de propriétaires directement dirigés par l’Etat. La réforme institutionnelle n’est plus, alors, séparée de la réforme fiscale. La réforme fiscale n’en devient, du même coup, qu’un exercice plus complexe puisque, comme le montre l’exemple français, ses exigences ne sont pas nécessairement compatibles avec les objectifs poursuivis du côté de la réorganisation des administrations locales.

5Dans la deuxième moitié du XVIII^e siècle, le tableau se complique considérablement. Sur le plan des principes, le cadastre divise les réformateurs. Investi par le débat économique, il en ressort à la fois changé, puisqu’il est désormais associé à des plans très généraux de développement économique et de réforme fiscale – visant par exemple à l’única contribuciòn –, et plus vulnérable, puisqu’il n’est plus qu’une option parmi d’autres, rejetée par des personnages aussi éminents que Véron de Forbonnais en France ou Adam Smith en Angleterre. La voie alternative de la land tax, qui prospère sur l’autre rive de la Manche, le concurrence. Enfin, son succès, et ceci est peut-être pour lui le plus grave ou du moins le plus handicapant, dépend encore largement d’un mode d’établissement plus autoritaire que consensuel : le cadastre général, en effet, descend de la volonté des monarques et d’administrateurs épris d’un idéal d’équité et de clarté, plus qu’il n’émane du désir des peuples et, surtout, des élites. Lorsque, en revanche, celles-ci sont associées à son élaboration, dans le cadre d’une politique visant à les faire participer à l’administration provinciale, l’exemple de la France montre que l’opération bute facilement sur des intérêts locaux. Le cadastre est, de ce fait, de plus en plus difficile à réaliser et à implanter, en raison des critiques toujours plus nombreuses que s’attire une gestion trop administrative et trop exécutive de la chose publique ou, à l’inverse, en raison des effets indésirables que provoque une gestion participative des affaires locales. Aussi le XVIII^e siècle, siècle du cadastre, devient-il à certains égards celui de sa crise, engendrée par la concomitance, peu favorable à son affirmation définitive, d’une manière de plus en plus contestée d’exercer le pouvoir, et d’une façon nouvelle de penser l’économie et l’impôt. Ce contexte n’était pas celui où une éventuelle transition de l’estime au cadastre pouvait se parfaire. Aussi cette transition est, au soir de l’Ancien Régime, bien loin d’être achevée, en Italie, dans l’Empire, en France ou ailleurs.

6Ce destin à la fois mouvementé et contrasté, qui fait de l’histoire du cadastre au xviii^e siècle une chronique aux multiples rebondissements, s’accompagne de nombreuses ambiguïtés dont, à trop vouloir décrire cette période sous le signe de l’unité et de la transformation, on risquerait à tort de minimiser l’importance et dont, à mon sens, le colloque a rendu amplement compte : le XVIII^e siècle, ici, ne peut pas se penser seulement en terme de rupture, d’Europe des cadastres, de temps des réformes, de triomphe de l’État ou de modernisation technique.

7Le terme de cadastre, d’abord, continue de recouvrir des réalités très diverses, très inégalement novatrices, et faisant appel à des méthodes souvent peu compatibles entre elles. Les cadastres communaux du Languedoc, celui de Patiño et celui d’Ensenada, celui de Milan et celui du royaume de Naples, celui, mort avant même d’être né, de Bertin, et celui plus tardif de Bertier de Sauvigny se donnent tous pour tels. Mais ils surviennent dans des contextes politiques et sociaux très contrastés ; ils font à l’individu et à la parcelle, à la communauté et à l’État, à la déclaration et à la mesure une place qui n’est jamais la même ; ils secondent des ambitions de nature et d’ampleur très différentes, et sont enfin mis au service de projets qui relèvent de conceptions divergentes de l’État et de la fiscalité. Le nom de cadastre, ainsi, renvoie au XVIII^e siècle, comme d’ailleurs aux époques précédentes, à une réalité très plastique. Il ne cesse, certes, de se trouver au centre des débats, mais il échappe, en fait, à toute définition univoque. L’objet qu’il désigne est, en conséquence, aussi insaisissable et confus en fait qu’il est clair en apparence. Le terme cadastre, donc, ne fait pas forcément sens. Mais, parce qu’il acquit souvent un sémantisme réformateur, il finit par jouer un rôle : celui de mot d’ordre et de signe de ralliement pour ceux qui entendaient, d’une façon ou d’une autre, promouvoir un certain type de changement, celui d’épouvantail pour ceux qui, à l’inverse, préféraient s’en tenir au statu quo, et enfin celui de référent à l’intérieur d’un débat intellectuel et administratif étendu à l’échelle de l’Europe.

8S’agissant, ensuite, de l’espace, la circulation des modèles, des idées et des hommes fut sans doute un trait majeur, sur lequel plusieurs orateurs sont revenus fort à propos, et sur lequel jamais on ne mettra trop l’accent. Il faut, en d’autres termes, mesurer ce que signifient les pérégrinations d’Harvoin, les lectures de Cobenzl et celles de Véron de Forbonnais, et plus généralement mettre l’accent sur le rôle rempli par cette République des administrateurs, double de la République des lettres, qui a été évoquée par Christine Lebeau. Mais il faut aussi prendre acte du caractère encore très fragmenté de l’Europe des cadastres, dès qu’on l’envisage du point de vue, final, des réalisations concrètes. Le modèle milanais, certes, fit école, mais il n’eut guère de véritables répliques. Le catasto onciario plus au sud, de même que celui de La Ensenada plus à l’ouest, obéissent à d’autres critères. L’Empire, a-t-on encore observé, avait dans la première moitié du XVIII^e siècle ses « familles » de cadastre, obéissant à des déterminations qui, au moins en partie, étaient régionales. Un projet comme celui du Luxembourg, enfin, subit de telles contraintes liées au contexte politique local, passa par de tels atermoiements et connut de tels gauchissements qu’il finit par présenter, en fin de parcours, un visage irrémédiablement singulier. Enfin, la mémoire du cadastre, comme l’a montré Christine Lebeau, se construisit à terme, en France comme dans l’Empire d’Autriche, sur des bases nationales plutôt qu’européennes. L’Europe des cadastres, donc, fut sans doute au XVIII^e siècle une réalité intellectuelle dans le monde des administrateurs, plus peut-être qu’une réalité administrative au sens strict.

9Du point de vue des temps, s’il est certain qu’il y eut bien des fois rupture, il y eut aussi sentiment de continuité, même chez un homme comme Pompeo Neri qui n’hésitait pas à placer le grand cadastre milanais dans la perspective et la suite de l’entreprise engagée, jadis, à l’impulsion de Charles Quint et de Philippe II. II y eut encore permanence, en France par exemple, du côté du recours à un outillage intellectuel hérité du droit romain dont, Luca Mannori l’a montré, des générations de juristes n’avaient cessé de retravailler depuis le Moyen Âge les catégories et les maximes fiscales. Les promoteurs du cadastre milanais, on l’a rappelé hier, continuaient d’évaluer la rente foncière en se fondant sur des maximes tirées du Corpus Juris. Les responsables du catasto onciario, pour leur part, s’inscrivaient dans une tradition plus que séculaire. Le vieux, ici comme ailleurs, servit à fabriquer du neuf. Le neuf, pour sa part, ne fut pas la règle générale. Car il se produisit, en ce temps-là, tant d’échecs et de déconvenues que des expériences telles que le cadastre sarde restèrent comparativement isolées, et que les pesanteurs, la répétition et la réitération continuèrent par contrecoup à former la base d’une bonne partie de la fiscalité foncière européenne. À côté des régions, finalement rares, où aboutit un projet vraiment novateur, et de celles, plus nombreuses, où l’on s’arrêta en cours de route, il faut, en d’autres termes, faire une place a ce qui continua de vivre sur le mode non de la transformation radicale, mais de la continuité, de la retouche ou, au mieux, de la refonte. Cette différence ou, pour mieux dire, ce décalage entre les rythmes et les temps fit que tout le continent ne vivait pas, au fond, exactement à la même époque. Il n’est, en définitive, qu’un autre nom pour dire la fragmentation de l’espace européen.

10Cette fragmentation de l’espace et ce recouvrement des temps entrent parmi les facteurs qui expliquent que le cadastre ait continué, tout au long du XVIII^e siècle, à se jouer à plusieurs échelles : celle de la longue distance de l’Europe, de ses échanges et de ses débats ; celle de la moyenne distance que parcourt, de principauté en principauté, tel arpenteur allemand de la première moitié du XVIII^e siècle ; celle de l’État qui parfois est énorme et difficile à cadastrer, comme la France, et parfois bien petit et plus facile à mesurer, comme la Hesse ; celle de la province, de ses cours souveraines et de ses corps locaux ; celle de la communauté et de ses habitants ; celle enfin de l’individu et de la parcelle. Le cadastre, par voie de conséquence, résultait toujours de ce qu’on peut appeler pompeusement des interactions multiscalaires, au regard desquelles l’uniformité ou, au contraire, la difformité des unités de mesure et des unités monétaires aux divers niveaux constituait une question d’une importance essentielle. Il faisait intervenir quantité de protagonistes dont les intérêts et, conséquemment, les comportements variaient en fonction de l’échelle à laquelle ils agissaient et de l’échelle à laquelle l’opération cadastrale était portée : un intendant, soucieux de faire rentrer la taille, ne voyait pas la question de la répartition de la même façon qu’un simple propriétaire qui souffrait de la fraude de ses voisins, et ce même propriétaire, à son tour, n’envisageait pas la révision du cadastre de sa communauté de la même façon, selon qu’elle était une fin en elle-même, ou une partie dans un ensemble plus vaste, se jouant aussi à l’échelle de la province, voire de l’État. Le processus politique qui portait le cadastre était, en conséquence, complexe et conflictuel. Son succès supposait une part non négligeable de coopération et de négociation, et ne peut donc pas se penser exclusivement en termes d’affrontement entre, d’une part, un Etat qui se serait fait le promoteur du changement et de la modernité, et d’autre part des intérêts constitués et locaux, qui auraient constamment contrarié la volonté étatique, et freiné les réformes portant à la concrétisation de celle-ci. L’initiative du prince, en effet, se trouva plus d’une fois précédée et stimulée par les plaintes de sujets qui, ainsi, l’incitèrent à une action dont ils n’eurent pas nécessairement, par la suite, de raison de se féliciter. Le sommet de l’État était, de surcroît, fréquemment divisé, de même que ses représentants dans les provinces, et ces partages – c’est le moins qu’on puisse dire – ne s’atténuèrent pas au fil du temps. Le concours des assemblées – d’États ou provinciales – était indispensable, mais aléatoire, dans un État comme la France. Celui des « intérêts » était essentiel dans le cas du royaume de Naples où, selon Alessandra Bulgarelli, le catasto onciario fut voulu par les rentiers et les barons, autant que par le pouvoir royal, de sorte qu’en définitive, dans ce royaume comme ailleurs, la réalisation du cadastre paraît plus d’une fois avoir été le fait de coalitions transversales et hétéroclites, associant des sections du gouvernement, des relais provinciaux et des groupes d’intérêts, plutôt que celui du seul pouvoir central. Du bon fonctionnement de ces coalitions, de la sincérité avec laquelle leurs membres entendaient aboutir, de l’énergie avec laquelle l’échelon supérieur appuyait l’échelon local, et de la capacité de tous à ne pas se laisser traverser par des intérêts opposés comme ceux des benestanti napolitains, dépendait, pour une part essentielle, le succès de l’opération. Encore fallait-il, pour véritablement en finir, passer de la réalisation du cadastre à son exécution, et non à sa destruction par les soins, par exemple, des magnats de Hongrie.

11Reste la question de la technique. On pense, ici, à l’affirmation de la méthode géométrique, dont l’emploi peut passer à première vue comme le signe de la modernité. Il ne faut pas, toutefois, perdre de vue que les cadastres, comme d’ailleurs les estimes, reposaient sur bien d’autres techniques, elles-mêmes plus ou moins anciennes : bureaucratiques, comme celles qui permirent de penser, puis de constituer, l’énorme matériel documentaire des cadastres de La Ensenada ou du Luxembourg ; ou comptables, comme celles que mettaient en œuvre les responsables de la decima de Venise. Pour cette raison, les impositions qui relevaient de la catégorie de l’estime n’étaient pas nécessairement moins sophistiquées, ni plus arriérées, que les cadastres parcellaires les plus raffinés. Le rejet de l’arpentage, en outre, ne peut pas se comprendre seulement ou toujours comme une manifestation univoque d’archaïsme, ou comme le résultat d’une insuffisance de moyens : il exprime aussi, dans un pays comme l’Angleterre où des techniques de cette nature étaient par ailleurs maîtrisées, un choix politique. Il apparaît enfin, au terme de cette deuxième session comme à l’issue de la première, qu’entre le technicien et le politique, le deuxième finit toujours par imposer ses projets au premier : le politique, ici, commandait au technicien, et le technicien, s’il négligeait la politique, ne faisait que rêver. Mais si, en revanche, il n’y avait pas, ou pas assez, de techniciens, la volonté et les projets du politique risquaient de ne jamais aboutir. Et là où, comme en Languedoc à la fin du XVI^e siècle, les compétences techniques se diffusaient, les cadastres se multipliaient plus sûrement.

12Le XVIII^e siècle, on s’en réjouit pour les participants à la troisième et dernière partie de ce colloque pluriannuel, ne marqua pas, tant s’en faut, la fin des cadastres. Le mouvement reçut une nouvelle impulsion après 1789. Il s’est poursuivi jusqu’à nos jours par une longue série d’initiatives qui, en France, s’est terminée par un retour remarqué de l’estime, désormais connue sous le nom d’impôt de solidarité sur la fortune. Cette relance pluri-séculaire s’est, on le dira sans nul doute, opérée dans un contexte marqué par de profondes mutations : en raison de convulsions politiques qui ont porté à l’émergence de régimes représentatifs, et déterminé certaines communautés – Mireille Touzery l’a montré – à un comportement plus coopératif que par le passé ; en raison, aussi, de transformations économiques qui ont enlevé au revenu foncier la place qu’il occupait dans les sociétés anciennes, et à l’impôt foncier l’importance stratégique qu’il pouvait revêtir à l’âge pré-industriel ; en raison, enfin, des fonctions de certification de la propriété dont le cadastre a pu se trouver chargé. Le débat sur le cadastre, en conséquence, s’est transformé, et le débat fiscal, de son côté, s’est peu à peu concentré sur d’autres enjeux dont, par exemple, l’impôt sur le revenu ou l’imposition du patrimoine. La coupure entre période moderne et période contemporaine est-elle, pour autant, plus pertinente pour notre sujet que ne l’est celle qui sépare le Moyen Âge du premier âge moderne ? Il est à craindre que non, si l’on en croit Antoine-Marie Graziani, et il est à parier que les contemporanéistes montreront demain que le XIX^e siècle bâtit, au moins en partie, sur des expériences, des techniques et des solutions élaborées antérieurement. Acheva-t-il, pour autant, la transition de l’estime au cadastre ? À cette question, la troisième session de ce colloque apportera une réponse. Car l’histoire du cadastre est un feuilleton habilement découpé par les organisateurs en plusieurs épisodes, et la suite, comme on dit, se trouve au prochain numéro.