1En 1349, après les échecs successifs d’accords avec le roi de Sicile en 1337, et avec le pape en 1338 et 1340, les possessions et les droits féodaux du dauphin Humbert II forent l’objet, contre le paiement d’une somme de 200 000 florins et d’une pension annuelle de 4 000 florins, d’un « transport » à Charles, fils aîné de Jean, duc de Normandie, petit-fils de Philippe VI, roi de France, et futur Charles V, qui, né en 1338, avait l’âge considéré comme suffisant pour être à la tête d’une principauté. Car Humbert II était prince d’Empire, les droits et les privilèges des dauphins ayant été reconnus par, entre autres, Frédéric Barberousse en 1155 et Frédéric II en 1238. Et le Dauphiné, territorialement morcelé en plusieurs parties plus ou moins grandes en 1349, mais devenu d’un seul tenant en 1355 à la suite de l’accord de paix alors conclu avec le comte de Savoie, et d’un échange important de territoires et de droits féodaux1, était une principauté du Saint Empire romain germanique, ce qui ne semble pas avoir été méconnu des habitants2.

2Mais avant d’arriver à ce « transport » provoqué par l’absence de tout héritier et par l’état absolument catastrophique de ses finances, Humbert II avait voulu sauvegarder les droits et le sort de ses sujets, qu’il abandonnait, par le Statut delphinal que Charles dut faire solennellement serment de respecter, lors de la cérémonie du 16 juillet 1349 à Lyon. Et, après lui, ses successeurs durent faire de même devant l’évêque de Grenoble ou l’abbé de Saint-Antoine, lors de la dévolution du titre de dauphin, que ce soit au profit du roi de France, dauphin de Viennois ou simplement du fils aîné.

3Par ce Statut du 14 mars 1349, Humbert II avait voulu donner une véritable charte des libertés de la principauté, de façon traditionnelle pour les nobles qui pouvaient se faire la guerre, bâtir des maisons-fortes et exercer leurs droits de justice, entre autres, de façon très novatrice pour les « hommes » du dauphin et des seigneurs, avec l’abolition de la mainmorte et la liberté du mariage, et l’obligation faite aux seigneurs de respecter ces libertés.

4Bien des dispositions du Statut delphinal ou des décisions antérieures prises par Humbert II traversèrent les siècles jusqu’à la Révolution de 1789. Ainsi, le servage fut inconnu du Dauphiné d’Ancien Régime ; ainsi, le franc-alleu fut maintenu, malgré les tentatives de l’abolir de la part des rois de France, en particulier Louis XIV ; ainsi encore, le même droit écrit, issu du droit romain, fut appliqué par tous les tribunaux, seigneuriaux et royaux, sur l’ensemble de la province.

5Il n’en fut pas de même dans le domaine de la fiscalité. Selon le Statut delphinal, jamais les habitants de la principauté n’auraient dû être soumis aux exigences fiscales des rois de France et verser de l’argent pour des besoins et des affaires autres que purement delphinaux. Ce qui ne fut pas le cas dès le règne de Charles V, où la fiscalité monarchique commença à peser aussi sur le Dauphiné3.

I. LA PÉRIODE DE LA TAILLE PERSONNELLE

6Dans un premier temps, les apparences restèrent celles d’une principauté existant à côté du royaume de France. Dès 1355, Charles I^er s’était fait envoyer les insignes de son pouvoir delphinal, mais les décisions concernant le Dauphiné étaient scellées du sceau delphinal, écartelé des lys et des dauphins.

7Mais la réalité était autre. Du reste, dès 1378, l’empereur avait renoncé officiellement à ses droits sur la principauté. La véritable autorité était entre les mains du gouverneur qui disposait de pouvoirs bien supérieurs à ceux des gouverneurs des provinces du royaume, équivalents en fait à ceux du prince, d’autant plus que, choisi par le dauphin parmi la grande noblesse, en général non-Dauphinois, il était indépendant des nobles et prélats locaux.

8Dans le domaine fiscal, il semble bien que, durant les premiers temps, le gouverneur se contentait d’exiger, au nom du dauphin, les redevances dues par les « hommes » de celui-ci, et de faire appel aux tailles delphinales pour les besoins de la principauté, en particulier militaires – le Dauphiné fut loin de rester en dehors de la guerre de Cent Ans, traversé à plusieurs reprises par des bandes armées, et menacé par les ambitions du comte de Savoie et du prince d’Orange, avant de triompher de celles-ci à Anthon en 1430, ce qui nécessita la levée de 50 000 florins.

9Mais assez vite, en particulier pour les besoins militaires de la monarchie française, une partie au moins de l’argent levé en Dauphiné alla au Trésor royal : lorsque Charles V accepta, par lettres patentes du 22 août 1367, que des membres du clergé, des nobles, et des représentants des communautés domaniales forment des états, ce fut contre un subside de 30 000 florins au Trésor royal. Et désormais, surtout à partir de la première assemblée plénière de 1391, les états durent, chaque année, discuter âprement avec le gouverneur et, parfois, envoyer à Paris des ambassadeurs pour que soit fixé le montant des sommes à fournir aux finances monarchiques. Ainsi, de 1419 à 1429, les subsides acceptés par les états oscillèrent de 20 000 à 25 000 florins, à prélever sous forme de tailles sur la population, en sus des dépenses locales4.

10Cette mainmise progressive de la monarchie sur la principauté de Dauphiné fut poussée encore plus loin par la présence sur place d’un dauphin. On sait que Louis II, en froid avec son père Charles VII, résida dans sa principauté de 1447 à 1456. Il y fit de nombreuses réformes institutionnelles, dont la transformation du Conseil delphinal en parlement et le remplacement des huit bailliages préexistants par les deux bailliages du Viennois et des Montagnes et la sénéchaussée de Valentinois, comptant respectivement trois sièges (Grenoble, Bourgoin, Saint-Marcellin), quatre sièges (Briançon, Embrun, Serres, Buis-les-Baronnies) et encore quatre (Crest, Montélimar, Chalencon et Valence). Dans le domaine fiscal, il entreprit la réduction de la Chambre des comptes à l’examen des comptabilités des mandements delphinaux, les levées de subsides et de tailles étant contrôlées par un trésorier soumis à l’autorité du trésorier de l’épargne. À son avènement comme roi en 1461, Louis XI avait en Dauphiné une province comme les autres, soumise à la fiscalité de la monarchie.

11L’implantation et le poids de cette fiscalité ne firent que s’accentuer ensuite. En 1484, le don gratuit fut fixé à 20 000 livres et reconduit annuellement, à peu près sans discussion possible par les états. Au XVI^e siècle, avec en particulier le poids financier des guerres en Italie, les tailles furent imposées d’office à la province, faisant l’objet de sommations devant lesquelles les états ne pouvaient que s’incliner. Quelques chiffres montrent le poids de ces tailles : 35 163 1. en 1517, 43 127 1. en 1524, 275 549 1. en 1537, plus de 80 000 1. dans les années 1560. À quoi il faut ajouter les prélèvements, « larrecins, pilleries, brigandages, forcement de filles et de femmes », opérés par les soldats à travers l’ensemble de la province, de Lyon ou d’autres villes sur le Rhône jusqu’à Grenoble, puis Briançon, soit à travers l’Oisans, soit, le plus souvent, à travers Matheysine ou Diois jusqu’à la vallée de la Durance, puis, de Briançon, par le col du Mont-Genèvre et les vallées dauphinoises de la Varaita et du Valcluson jusqu’à la plaine du Pô5.

12Il n’est pas nécessaire de rappeler longuement que, dans la deuxième moitié du xvi^e siècle, le Dauphiné fut une des provinces du royaume où les guerres de religion furent les plus acharnées et les plus longues, avec leur cortège de morts, de dévastations, ou au moins de prélèvements, sur les villes et les villages de la plus grande partie de la province, des régions rhodaniennes à la vallée de la Durance, sans que soient oubliés le soutien des Ligueurs par le duc de Savoie et les Espagnols, et la guerre que Lesdiguières dut soutenir contre eux. Là encore, entre l’entretien des soldats, les dégâts parfois énormes, et la levée des tailles royales qui continuait tant bien que mal, le prélèvement fiscal fut très lourd pour la province.

13Deux décisions royales vinrent achever la mainmise de la monarchie sur les tailles levées en Dauphiné. Richelieu obtint de Louis XIII, en mars 1628, la création de dix bureaux d’élections chargés de la perception, nombre rapidement ramené à six (Grenoble, Vienne, Valence, Montélimar, Romans, comptant une recette pour chacune de ces villes, et Gap qui avait deux recettes, une à Gap pour le « Gapençois et Embrunois », et une à Briançon « pour le Briançonnois »). En juillet 1628, fut signé un édit prévoyant que la réunion des états du Dauphiné serait autorisée si se présentaient « des affaires importantes pour le bien de notre service, celui de nos sujets et de ladite province ». On sait qu’il ne se présenta jamais d’affaires importantes avant qu’en 1788, les états se réunissent d’eux-mêmes à Vizille, puis Romans. Désormais, la fixation du montant de la taille et son utilisation étaient entre les mains du roi. Et peu importait qu’en 1641, les pouvoirs du gouverneur de Dauphiné aient été ramenés au niveau de ceux des autres gouverneurs de province.

14Une question reste à examiner. Le montant de la taille, chaque année, avait été fixé par le dauphin, puis, après 1349, par le gouverneur de la province, puis, de façon souvent difficile, conjointement par les états et par les bureaux du roi-dauphin, enfin par ces derniers seulement. Mais le problème important est de savoir comment et entre qui était réparti le montant, et comment et où parvenait la monnaie sonnante et trébuchante levée.

15Un principe avait été posé par les dauphins : les tailles delphinales ne devaient pas concerner les gens d’Église et les nobles. Les États ne risquaient pas de modifier ce principe, dominés qu’ils étaient par les représentants de la noblesse : en 1405, 15 hommes d’Église y côtoyaient 85 nobles et 90 représentants des communautés du domaine delphinal ; au milieu du XVI^e siècle, 270 représentants de la noblesse, 36 du clergé et 115 du tiers état6, issus en bonne partie de la bourgeoisie urbaine. Seuls devaient payer les roturiers, constitués avant tout par les manants des campagnes, et un peu par les gens des villes, la bourgeoisie comprise.

16En même temps, s’était constitué le système des feux fiscaux – rien à voir avec le nombre réel de foyers en chaque village, bourg ou ville. La somme de la taille exigée était répartie, pour chaque levée, plus d’une fois dans l’année s’il le fallait, entre les différentes communautés, selon le nombre de feux fiscaux que chacune comptait, d’après la Révision des feux de 1474-1475. Jusqu’en 1628, ce fut d’abord l’administration delphinale, puis des commis choisis par les états, qui firent cette répartition par étage entre bailliages, puis châtellenies, enfin communautés ; à partir de 1628, ce furent les élus, entre les élections, puis les bureaux de chaque élection entre les communautés, toujours selon le système des feux fiscaux.

17Ainsi, la communauté était la cellule de base de la fiscalité monarchique. Qu’était-elle ? Elle pouvait correspondre, en particulier dans les régions de moyenne montagne – Chartreuse, Devoluy, Diois, Baronnies, vallée du Buech – à un petit village de quelques dizaines de chefs de famille, soit 100 à 200 habitants ; un peu partout dans la province, à des villages de quelques à plusieurs centaines de chefs de famille, à un bourg ou à une des dix villes du Dauphiné ; mais aussi, dans le Briançonnais d’Outre-Monts, dans certaines des plaines rhodaniennes ou dans une partie des grandes vallées, et dans le Queyras – une communauté unique –, à un groupement de villages dont la population totale était largement supérieure à celle de la ville voisine. Et ceci sans s’appesantir longuement sur le cas des dix communautés qui n’avaient aucun habitant taillable surplace, leurs membres habitant en des communautés voisines7.

18L’ensemble des communautés du Dauphiné formait un réseau d’environ un millier de membres8, existant à côté du réseau des paroisses, plus important par le nombre – environ 1 200 paroisses à la fin du XVII^e siècle9 –, mais qui ne jouait qu’un rôle administratif réduit : la tenue, par le curé, des registres paroissiaux, et la lecture publique des édits et ordonnances royaux, de certains arrêts du parlement de Grenoble, et des ordonnances des intendants, ceci à la messe du dimanche, pour des paroissiens pour la plupart illettrés et incapables de les lire sous forme d’affiches.

19La communauté avait, elle, un rôle administratif et fiscal très important. Chaque année, se tenaient, sous la présidence obligatoire du châtelain seigneurial, des « assemblées générales », terme peu approprié car ne pouvaient y assister que les chefs de famille « possédants biens » mâles. Les femmes, même veuves ou filles héritières n’y étaient pas admises, et ceux qui ne possédaient ni terres, ni maison en étaient exclus. Une fois par an, l’assemblée générale élisait au moins un, le plus souvent deux consuls, davantage dans les villes ; leurs conseillers étaient soit élus, soit désignés par les consuls. Dans l’année entre deux élections, se tenaient quelques assemblées, soit prévues, pour discuter et établir les dépenses locales, à couvrir par la levée de tailles « négotiales », ou le recours à l’emprunt, soit exceptionnelles pour faire face à des situations imprévisibles comme le passage de gens de guerre, les épidémies, les inondations ou autres désastres naturels10. Il allait de soi que la levée de ces tailles locales devait passer après celle des tailles royales. Et la communauté était tellement responsable de la levée de ces dernières qu’il n’était pas exceptionnel qu’un consul se retrouve en prison parce que sa communauté était trop en retard dans l’arrivée de l’argent à qui de droit ; ceci jusqu’aux années 1630, où Louis XIII fit interdire cette pratique.

20C’était donc par l’intermédiaire et la bonne volonté des consuls, assistés de conseillers, et en présence du châtelain et du secrétaire-greffier, que se faisait la répartition de la somme demandée pour chaque taille royale, selon les facultés de chacun des chefs de famille taillables, mais, dans ce système de taille personnelle, sans état indiscutable des biens et des fortunes. On imagine facilement le poids du respect de la hiérarchie sociale locale, et les abus et injustices possibles.

21Cependant, dès les XIV^e et XV^e siècles, il existait au moins dans certaines communautés, un début de taille réelle ; ceci dans les régions montagneuses de la partie orientale du Dauphiné, en Briançonnais avec le régime des Escartons, dans l’Oisans, en Embrunais et Gapençais, dans les Baronnies, peut-être en relation avec la relative faiblesse de l’emprise seigneuriale. Dans ces régions, certaines communautés avaient déjà leurs parcellaires11 ou, du moins, des arpenteurs chargés de mesurer et évaluer les fonds taillables et leurs capacités de production. Ce qui permettait aux consuls d’avoir une base peu discutable pour la fixation de la contribution de chacun. Certes, seuls les roturiers taillables devaient participer à la levée de la taille royale, mais les autres propriétaires, nobles, affranchis, gens d’Église, n’échappaient pas toujours aux tailles locales pour les biens taillables possédés par eux.

22Une fois achevée la récolte en bonne monnaie métallique, il ne restait plus à un consul, ou à une personne de confiance, qu’à enfourcher son cheval ou s’astreindre à un voyage peu confortable dans une voiture pour venir délivrer, contre reçu, sa charge à un commis des états, le plus souvent à Grenoble ou, après 1628, dans la ville siège de son élection.

II. LE PROCÈS DES TAILLES : CAUSES, DÉROULEMENT, ABOUTISSEMENT

23Ainsi fonctionna, durant plus de deux siècles, ce régime de la taille personnelle, mais en soulevant un problème dès le XV^e siècle, et des débats de plus en plus vifs de la fin du XVI^e au début du XVII^e siècle.

24Le problème peut se résumer assez facilement : le passage de biens fonciers appartenant à des roturiers taillables entre les mains de gens d’Église et de nobles non taillables, avec, pour conséquence, en de très nombreuses communautés, la diminution progressive de la capacité des taillables à avoir les ressources suffisantes pour acquitter ensemble la part de tailles réclamée à leur communauté, alors qu’en même temps cette part de tailles croissait, avec l’augmentation des sommes demandées par les autorités monarchiques.

25Cette diminution de la surface des terres appartenant aux roturiers taillables est visible, parfois très importante, tout au long des XV^e et XVI^e siècles. Elle était liée à différents facteurs. D’abord les épidémies, la Grande Peste noire de 1348 et ses retours, à plusieurs reprises, locaux ou étendus à toute une région, aux XIV^e et XV^e siècles : dans bien des régions du Dauphiné, la population ne retrouva son niveau du début du XIV^e siècle qu’au milieu du xviii^e siècle. Bien des parcelles en tenure seigneuriale, se retrouvant sans tenancier, furent récupérées par les seigneurs, nobles locaux, monastères, ou simples prieurés. D’autres leur furent revendues par les survivants. Eurent les mêmes conséquences les dévastations commises par les soldats de passage, des bandes de routiers ou de simples brigands, durant les derniers temps de la guerre de Cent Ans, les guerres d’Italie et les guerres de religion au XVI^e siècle.

26En même temps, et souvent par voie de conséquence, se faisait peu à peu jour un autre facteur de transfert de biens : l’endettement croissant de paysans, apparaissant au xv^e siècle, s’amplifiant au XVI^e siècle. En bien des communautés, des paysans, pour pouvoir faire face au prélèvement seigneurial, au paiement des tailles, à de mauvaises récoltes, eurent recours à l’emprunt, gagé sur leurs récoltes et leurs biens fonciers. Ce qui permettait à certains créanciers de mettre la main sur des parcelles, ou au moins de les acquérir à prix intéressant, sans avoir à en payer les tailles, puisque nobles ou gens d’Église.

27Le transfert de biens fonciers hors des mains des paysans s’accrut également, à partir de la fin du XV^e siècle, avec l’intervention croissante, sur le marché, d’un nouveau type d’acquéreurs, des bourgeois citadins, non pas tellement des marchands, dans une province avant tout rurale, mais souvent plutôt des détenteurs de charges, royales ou locales, financières ou judiciaires. Non-nobles, ils arguaient du fait qu’ils payaient leur taille personnelle dans la ville où ils résidaient, pour refuser de la payer dans les communautés où ils avaient acquis des biens fonciers. Et malgré un édit royal de 1548 qui ordonnait l’inscription des citadins sur les rôles des communautés de la campagne où ils auraient acquis des terres depuis 1518, leur influence sociale était telle que l’édit royal fut suivi de peu d’effets.

28Une autre conséquence de ce transfert foncier fut, dès le XVI^e siècle, l’endettement croissant des communautés elles-mêmes : elles empruntaient pour pouvoir payer la taille royale au niveau exigé, et faire face aux dépenses locales, les tailles négotiales ne pouvant plus être levées suffisantes à cause du prélèvement croissant du fisc d’État. Le problème était tel au début du XVII^e siècle que, à plusieurs reprises, des maîtres des requêtes furent envoyés en Dauphiné par les bureaux parisiens pour essayer de régler ce problème, que Colbert lui-même dut le prendre en compte, et que les intendants de la deuxième moitié du XVII^e siècle ne purent l’ignorer et durent œuvrer à son extinction.

29Seul un problème social n’était pris en compte par personne, sauf, partiellement, dans les paroisses, par les syndics des pauvres, avec l’aide des curés et des consuls : le problème du nombre croissant de misérables, sans terre ni maison, essayant de survivre par la mendicité, en particulier celle des enfants. Mais la « vingt-quatrième des pauvres », à prendre sur la dîme, ne s’adressait qu’aux pauvres du lieu reconnus comme tels. Les errants n’étaient reconnus ni aidés de personne, malgré leur nombre important et en augmentation.

30Du moins, en cette fin du XVI^e siècle, le problème du poids croissant de la fiscalité monarchique, et de l’inégalité devant elle entre gens d’Église et nobles d’une part, roturiers taillables de l’autre, commençait à être perçu par certains. Il ne faut sans doute pas voir dans le « Carnaval de Romans » de 1580, les troubles agraires et les Ligues de Moirans et autres lieux, des illustrations d’un rejet de la monarchie et du système des trois ordres. Mais le transfert foncier important, l’endettement croissant des paysans et des communautés, et le poids du prélèvement fiscal monarchique peuvent expliquer le début de prise de conscience d’une différence entre les deux premiers ordres et le tiers état, la volonté plus ou moins claire d’un retour au Statut delphinal, ou au moins à un système fiscal moins déséquilibré. Le Procès des tailles en est la suite.

31Il fut rendu possible par le rapprochement entre consuls roturiers des principales villes et représentants des communautés villageoises. En 1578, fut désigné un « syndic des villages » pour parvenir à un accord avec les consuls des villes. Ce rapprochement fut accru par la politique de grands travaux – fortifications et embellissement de villes, avec souvent une main-d’œuvre rurale requise – menée par Lesdiguières et payée par les seuls taillables.

32Un premier acte fut, en 1595, à Lyon, la requête à Henri IV faite par des commis du tiers état de Dauphiné et mettant en cause l’exemption de la noblesse pour les terres taillables acquises par elle. L’arrêt du 15 avril 1602 conserva l’immunité fiscale au clergé et à la noblesse pour les biens taillables déjà acquis ou à acquérir par eux.

33Entre-temps, en 1599, Claude Brosse avait été désigné comme syndic des villages du Dauphiné. Il lui fallut trente ans, avec les conseils et l’appui de nombreux juristes appartenant au tiers état, et la rédaction d’innombrables cahiers adressés au parlement de Grenoble, qui l’envoya en prison en 1631, et au Conseil du roi, qui le fit libérer en 1632, pour obtenir satisfaction. Deux arrêts du Conseil d’État, des 31 mai 1634 et 24 octobre 1639, déclarèrent les tailles « réelles et prédiales » en Dauphiné. Étaient taillables les biens possédés par des roturiers le 1^er mai 1635, étaient nobles les immeubles possédés ce même jour par des ecclésiastiques, par les nobles dont la noblesse datait d’avant 1602, par les officiers du parlement, de la Chambre des comptes et du bureau des finances de Grenoble possesseurs de leur charge depuis 1602 également. Ce qui signifiait, par voie de conséquence, que les biens taillables acquis par eux après ce 1^er mai 1635 resteraient soumis à la taille12.

34Il s’agissait là d’une transformation fiscale très importante, qu’aucune autre province du royaume ne connut jusqu’en 1789. Cette véritable révolution foncière était due aux efforts des notables du tiers état, des villes comme des campagnes ; mais il ne faut pas oublier que, venant après la mort du connétable duc de Lesdiguières en 1626, elle traduisait aussi la nette volonté du roi et de son Conseil d’imposer l’absolutisme royal sur des institutions provinciales et des ordres privilégiés trop indépendants à leur goût.

III. LA TAILLE RÉELLE : PROBLÈMES DE MISE EN PLACE ET CARACTÈRES

35La taille devenue réelle, encore fallait-il pouvoir la lever de façon équitable, dans ce vaste système de répartition qui commençait entre les généralités, continuait par les six élections dauphinoises, pour arriver aux communautés, restées la subdivision de base dans le système fiscal, et finir aux chefs de famille roturiers et nobles et aux différents monastères, prieurés et cures pour les biens fonciers taillables que chacun d’entre eux pouvait posséder.

36Car, on le sait, la taille réelle négligeait en fait les revenus mobiliers, peu importants en général et difficiles à connaître, et était avant tout un impôt foncier. Et ceci aussi bien pour la taille royale que pour les tailles locales « négotiales » qui pesaient désormais sur tous les biens fonciers taillables, quels que soient leurs propriétaires et, pour les « cas de droit »13, continuaient de frapper, comme avant 1639, et même avant l’arrêt de 1602, alors dans le cadre de la taille personnelle, gens d’Église et nobles.

37Cette exigence d’équité dans la répartition de la taille royale était d’autant plus nécessaire que celle-ci crut fortement au XVII^e siècle et, au moins durant les guerres de la seconde moitié du siècle, fut exigée plus d’une fois chaque année, surtout avec les besoins militaires, considérables dans cette province-frontière qu’était le Dauphiné.

38Si la répartition entre généralités était le fait des bureaux monarchiques, à Paris, puis Versailles, les trois autres niveaux dépendaient des autorités et des structures de la province, et toujours dans l’ancien système de calcul par feux fiscaux et fractions de feux. Entre les six élections, la répartition de la somme globale exigée fut assurée par les intendants successifs, avec l’aide des trésoriers généraux et des élus. Il intervint des modifications plus ou moins fortes, d’une année sur l’autre, pour essayer de mieux faire correspondre les chiffres avec la réalité sur le terrain, les besoins et les circonstances. Mais ce ne fut qu’après la mise en place du péréquaire14, en 1706, qu’il fut possible de procéder entre les élections à une répartition qui respecte à peu près correctement l’équité souhaitée.

39Le plus long, sinon le plus difficile, était d’arriver à une répartition à peu près équitable entre habitants d’une communauté. La taille réelle exigeait en effet la cadastration, au moins des fonds taillables. Or, si dans les régions montagneuses de l’est et du sud de la province, les communautés, pour la plupart, possédaient un parcellaire, nous l’avons vu, la majorité des communautés dauphinoises, avec la taille personnelle, n’en avait pas fait dresser. Or l’arrêt du Conseil de 1634 en faisait obligation, et le mouvement de confection du parcellaire commença dès 1635, sous l’impulsion des intendants, en particulier Talon15, se maintint jusqu’aux années 1650-1660, et retomba ensuite. En 1697, au début de la Révision des feux, une cinquantaine de communautés n’en possédaient pas et continuaient de lever la taille, pourtant réelle, de façon plus ou moins arbitraire. En 1706, à la fin de la Révision, douze communautés n’avaient pas encore achevé la confection de leur parcellaire.

40Qu’était un parcellaire ? C’était un registre, sans carte ni plan qui, pour chaque propriétaire de biens fonciers taillables, dressait la liste des parcelles possédées. Pour chaque parcelle figuraient le nom de son quartier, ses confronts selon les quatre points cardinaux (levant, couchant, bise, vent), sa superficie en mesure du lieu (séterée ou journal, quartellée, modurière, toise carrée, en général delphinale, quelquefois royale), sa nature (pré, terre, jardin, chenevière, bois, herme, etc.), la qualité du sol (de 4 à 8 catégories selon les communautés), et son estime en monnaie (livre, sol, denier, parfois les sous-multiples du denier). La somme des estimes des parcelles fournissait l’estime du propriétaire. La somme des estimes des propriétaires fournissait l’estime de la communauté. Il suffisait donc d’une règle de trois (somme globale demandée à la communauté, divisée par l’estime globale de celle-ci, multipliée par l’estime de chaque propriétaire) pour connaître la somme à payer par ce dernier.

41Encore fallait-il tenir compte des mutations foncières nombreuses – contrairement à ce qui est souvent affirmé sur une société paysanne attachée à conserver les biens fonciers, l’étude des parcellaires successifs montre des changements constants dans l’appropriation des terres. En une génération, environ un tiers des propriétés avait fortement diminué de superficie, un tiers fortement augmenté, et un tiers était resté à peu près identique. Le coursier permettait d’en tenir compte. C’était un autre registre, dans lequel, pour chaque propriétaire de biens taillables, les mutations foncières figuraient avec leur date. Ainsi pouvait-on augmenter ou diminuer chaque année l’estime de chaque propriétaire pour le calcul de sa part des tailles à payer, royales et « négotiales ».

42Quant à la répartition entre communautés, elle reposait sur le péréquaire, un relevé général de l’ensemble des parcellaires qui permettait de fixer en feux et fractions de feux la part de chacune des communautés face à la somme de taille royale exigée pour la province. On ne pouvait donc la mettre en place qu’une fois tous les parcellaires confectionnés. C’est pourquoi un début de confection en 1658 fut arrêté dès 1661, tellement les résultats étaient mauvais et éloignés de la réalité. Et c’est pourquoi, durant tout le XVII^e siècle, la répartition de la taille royale entre les communautés fut, comme celle entre élections, faite par l’intendant, au jugé, et avec tous les risques d’erreurs et d’arbitraire qu’on peut imaginer. L’intendant Bouchu ayant demandé, en 1687, d’entamer ce travail de confection du péréquaire, se le vit refuser par le contrôleur général, à cause de la longueur, du coût et des difficultés de l’opération. Ce n’est qu’en 1697 qu’il obtint l’autorisation.

43Ce fut donc la grande Révision des feux, commencée en 1697 et achevée en 1702 sur le terrain. Avec à sa tête l’intendant Bouchu en personne16, une commission alla dans le millier de communautés de la province, pour y entendre les « remontrances » de ses représentants, et leurs réponses à dix-huit questions envoyées d’avance, visiter le terroir et arpenter quelques parcelles pour comparer le résultat au parcellaire, calculer la superficie réelle réduite à « bons fonds » pour tenir compte des différentes natures et utilisations du sol, et fixer en livres, sols et deniers le revenu total des trois catégories de fonds, taillables, exempts et affranchis. De 1702 à 1705, la commission travailla à Grenoble sur la cinquantaine de communautés qui n’avaient pas achevé la confection de leur parcellaire ou qui avaient intenté des recours devant le Conseil d’État. Enfin, en 1705 et 1706, à Paris où résidait désormais Bouchu nommé conseiller d’État, la commission dressa le péréquaire général en calculant la part de taille de chaque communauté, évaluée en feux et fractions de feu, chaque feu correspondant à un revenu annuel de 2 300 livres.

44Désormais, et jusqu’à la Révolution, la répartition de la taille royale se ferait à chaque demande des autorités monarchiques, entre élections, puis entre communautés, sur la base de ce péréquaire.

45Il était même prévu que, chaque année, une somme de 50 000 livres serait défalquée du montant global pour être mise à la disposition de l’intendant pour qu’il puisse dégrever des communautés frappées de désastres naturels, grêle, inondations, ou fortement touchées par des incendies ou des logements de soldats. En sens inverse, l’intendant était couvert contre la mauvaise volonté des communautés à régler le montant de leur taille royale par ce que Bouchu, dans son Mémoire sur le Dauphiné de 1698, trouve excellent : « la voye des brigades », présentée comme « particulière pour le Dauphiné ». Si une communauté se montrait récalcitrante ou trop en retard dans le paiement de sa part de taille royale, un petit détachement de soldats lui était envoyé, et elle devait le loger et le nourrir jusqu’à paiement complet de sa dette fiscale. Il semble bien que ce procédé, proche des dragonnades, se soit montré très efficace.

46Ainsi, au XVIII^e siècle au moins, après la confection des parcellaires et la mise en place du péréquaire, le système de la taille réelle semble avoir fonctionné correctement, et sans injustice dans la répartition du haut en bas, de la généralité aux chefs de famille taillables. Était-ce totalement exact ? En fait, derrière cette façade d’un impôt royal équitablement réparti, apparaît une fiscalité royale déséquilibrée et nettement plus dure pour certains.

47Nous n’insisterons pas longuement sur les erreurs et déséquilibres entre communautés que l’intendant Fontanieu dénoncera durant son passage dans la généralité de Grenoble (1724-1740) en écrivant que le péréquaire « quoique beaucoup moins vicieux que le précédent, contient néanmoins des fautes grossières en grand nombre »17. Il faudrait reprendre, pour chacune du millier de communautés dauphinoises, les calculs faits par les commissaires pour fixer le nombre de « séterées de bons fonds » d’abord, et le nombre de feux et fractions de feux ensuite. Nous préférons soulever quelques questions sur l’action des autorités monarchiques, d’une part, et sur les agissements des notables locaux chargés de s’occuper, en chaque communauté, de la répartition et de la levée des tailles, d’autre part.

48L’action des autorités monarchiques fut nettement orientée vers la possibilité d’augmenter par d’autres moyens les sommes levées en Dauphiné par la taille royale. Tout d’abord, avec la vente de la possibilité d’affranchir de taille des fonds taillables, en 1658, puis 1693, 1694 et 1695 : tout homme possédant des biens taillables pouvait racheter sa taille annuelle en payant un capital égal à seize fois cette taille, avec un dixième en sus ; le roi se réservait la possibilité de rachat, ce qui ne fut évidemment jamais fait. Ainsi la royauté diminuait la surface taillable de nombreuses communautés, sans en diminuer proportionnellement la charge fiscale. Cette opération fut chaque fois une réussite, pour des raisons à la fois financières et sociales. En 1706, face aux 1 500 feux nobles et aux 3 220 feux taillables se trouvaient 279 feux affranchis18.

49Une autre façon de lever de l’argent autrement que par la taille royale fut, en particulier pendant la minorité de Louis XIV et la seconde partie de son règne personnel, la vente, au profit de l’Etat, de nombreuses charges administratives des communautés : secrétaire-greffier, péréquateur et collecteur de tailles, auditeur de comptes, et au moins dans les communautés les plus importantes, le titre de maire, à côté des consuls. En général, la charge de secrétaire-greffier, qui exigeait de savoir écrire et présenter textes et documents, resta entre les mains de celui-ci. Mais, bien souvent, les notables des communautés, n’acceptant pas d’avoir avec eux des étrangers à la communauté et préférant garder pour eux les avantages de ces offices, en particulier les avantages financiers, firent racheter par leur communauté ces offices municipaux, par appel aux tailles locales, ou par recours à l’emprunt, ce qui, de toute façon, retombait sur les finances locales, et augmentait les tailles « négotiales », alors que l’argent de la vente de ces offices restait dans les caisses de la monarchie.

50Il faut encore remarquer que ce furent les communautés qui durent payer les frais de confection des parcellaires : entre ce qui était demandé par le notaire pour les écrire – parfois en allant sur le terrain les faire – et par l’arpenteur, et les vacations à payer aux experts chargés de classer les parcelles dans les différentes catégories de terrains et aux indicateurs qui avaient à désigner à l’arpenteur le nom des propriétaires de ces parcelles, plus les frais de déplacement des consuls ou autres délégués chargés d’aller demander au parlement ou à l’intendant l’homologation officielle du parcellaire ; au total, plusieurs centaines de livres pour un village moyen. Ce qui peut expliquer le peu d’enthousiasme de certaines communautés pour faire dresser leur parcellaire. De même, des frais des opérations des commissaires chargés de la Révision des feux de 1697 à 1706, la somme de 100 000 livres fut mise à la charge des habitants de la province, sous forme d’addition à la taille royale, sur plusieurs années.

51Mais l’État n’était pas seul à tirer de l’argent des imposables en plus de la taille royale. Le faisait aussi, en chaque communauté, la minorité d’habitants qui se partageait, pas toujours en plein accord entre eux, les charges locales et le devoir d’opérer la levée de la taille royale. Les collecteurs de taille avaient officiellement le droit de lever en sus et de garder pour eux deux sols par livre, soit 10 % des sommes à percevoir – sauf dans certaines communautés qui avaient pris l’habitude de mettre la levée en adjudication et de choisir les moins-disants, ce qui permettait de descendre à 8 %, quelques fois à 5 %. Il faut reconnaître que ces collecteurs devaient aller, plusieurs fois par an, réclamer de l’argent à des gens qui en avaient peu, et il est facile d’imaginer comment ils pouvaient parfois être reçus. Les péréquateurs de taille avaient moins de chance, à être obligés de faire, dans une société qui ignorait la machine à calculer, des calculs compliqués19.

52De plus, tous, consuls, péréquateurs de tailles, collecteurs de tailles, parfois aussi auditeurs de comptes, se retrouvaient, avec le châtelain et le secrétaire-greffier, dans des séances de travail pour répartir l’impôt et, souvent deux ou trois ans plus tard, écouter les redditions de compte, dans ce cas souvent à l’extérieur de la communauté. Tous avaient droit de percevoir des vacations et, le cas échéant, des frais de déplacement qui s’ajoutaient aux dépenses autres dans les tailles locales. Or ces vacations étaient de l’ordre de 1 1. 10 s. à 3 1. par jour au XVII^e siècle, et furent augmentées dès le début du XVIII^e siècle. Le poids des charges fiscales en était accru d’autant, parfois très sensiblement20.

53Dans ces conditions, on comprend mieux pourquoi la minorité sociale des plus aisés, composée de quelques dizaines de familles selon l’importance démographique de la communauté, tenait à conserver par-devers elle les charges de consuls, péréquateurs et collecteurs de tailles, auditeurs de comptes, même s’ils devaient supporter les sujétions liées à ces fonctions. Et même s’ils devaient, dans les années difficiles (mauvaises récoltes, épidémies, passages ou logements des gens de guerre), participer à la « reprise » des tailles : la communauté étant responsable collectivement du paiement de l’impôt royal, si, dans ces moments-là, des gens pauvres préféraient abandonner leurs maigres biens fonciers et partir mendier sur les routes, ce qui arriva souvent dans la deuxième moitié du XVII^e siècle, la part de taille royale qu’ils n’avaient pas payée était reprise et redistribuée entre les autres chefs de famille, dans des séances spéciales, une fois l’année fiscale écoulée, sauf si, parfois, les terres ainsi abandonnées et proposées par la communauté aux habitants restants étaient reprises par ces derniers, avec, évidemment, la part de taille réelle qui allait avec les terres. De toute façon, la minorité sociale qui dirigeait la communauté se sortait en général de ces difficultés.

Conclusion

54Au total, le passage de la taille personnelle à la taille réelle semble avoir été bénéfique. Pour le fisc royal sans aucun doute, qui vit cesser de diminuer la surface des terres dont vivaient les chefs de famille taillables, et put donc accroître sans trop de problèmes le montant de la taille devenue réelle, tout en continuant de pouvoir tirer de l’argent des taillables par différents moyens hors de la taille. Il le put d’autant plus facilement qu’il bénéficiait de l’existence des communautés comme cellules fiscales de base. Ce qui était magnifique pour lui : il n’avait pas besoin d’entretenir une administration fiscale, hors des élus qui ne coûtaient pas très cher à l’État ; les habitants des communautés payaient la taille royale demandée et, subissant les frais de levée de la taille, payaient en quelque sorte pour pouvoir payer la taille royale.

55Pour les imposés, le passage de la taille personnelle à la taille réelle fut sans doute moins bénéfique. Certes, il permit, par l’appui sur ce document indiscutable qu’était le parcellaire, de réduire les injustices et inégalités fiscales. Il permit aussi, avec le péréquaire, de supprimer des abus en faisant entrer dans l’impôt royal à répartir des communautés qui étaient, de fait, exemptes de la taille personnelle. Mais, comme répartition et levée des tailles étaient entre les mains d’une minorité sociale instruite, face à des gens illettrés et peu capables de comprendre les documents, cette minorité sociale s’adjugeant vacations et frais divers, on peut se demander si l’équité fiscale était toujours respectée, surtout quand on s’aperçoit que les parcellaires dataient à peu près tous du XVII^e siècle, et que les coursiers, en général, ne portaient plus de mutations après les années 1720-1730.

56Finalement, on peut se demander si le plus riche d’avenir, sinon dans la vie quotidienne de l’Ancien Régime, ne fut pas la prise de conscience, fin du XVI^e siècle et début du XVII^e, de la différence entre les deux premiers ordres et le tiers état, qui aboutit aux deux arrêts du Conseil d’État, et devait réapparaître au grand jour en 1788.