1Le premier relevé cadastral en Hongrie a été réalisé entre 1786 et 1789, sur ordre du roi Joseph II. L’objectif du cadastre était de mettre en œuvre une réforme fiscale importante, fondée sur la théorie des physiocrates. Afin de déterminer l’assiette des impôts, il était nécessaire de mesurer la superficie de chaque propriété terrienne et de déterminer le montant de la production agricole. Une vérification complexe était le garant de la production de données précises par le métrage cadastral. Ce cadastre peut être considéré comme unique, puisqu’aucun autre relevé, étendu au territoire du pays tout entier (y compris la Croatie et la Transylvanie), et procurant des données chiffrées précises, n’a été réalisé durant cette période moderne. C’était également la première fois que l’on métrait les terres gérées directement par la noblesse, dites terres allodiales. C’est, au demeurant, la raison pour laquelle la noblesse s’est vigoureusement opposée à ce cadastre, craignant la perte de ses exemptions fiscales et d’une partie de ses revenus. Le cadastre a pu être mené à bien, mais la réforme fiscale n’a pu être mise en œuvre puisqu’on 1790, après la mort de Joseph II, la noblesse locale a détruit la majeure partie des documents cadastraux.

2Il en est résulté que les historiens ont cru longtemps que la documentation complète du cadastre du temps de Joseph II était perdue. Néanmoins, un nombre considérable de documents de ce cadastre a bel et bien survécu dans les archives de familles nobles, d’églises ou de départements. Dans sa liste publiée en 1960, Zoltán Dávid, qui a consacré plusieurs études à ce sujet, a énuméré 259 communes pour lesquelles on a retrouvé des données cadastrales. Depuis lors, cette liste a encore été allongée et tout permet de supposer que d’autres documents inexploités dorment encore au fond des archives. La liste de Zoltán Dávid ne couvrant pas les archives consultables à l’étranger, on peut espérer trouver des documents en nombre important dans les archives des pays voisins, essentiellement en Croatie, Roumanie et en Slovaquie. Nous ne pouvons malheureusement pas compter sur des données globales qui concerneraient le pays tout entier ou des régions entières, toutefois les sources qui sont arrivées jusqu’à nous permettent d’étudier des communes se trouvant dans les régions les plus diverses du pays. Des études traitant les données de Kecskemét, Rezi, Pécs, Jászkisér et Csongrád ont été publiées par L. Fördὄs (1934), P. Sándor (1960), Z. Dávid (1968 & 1978), I. Kruzslicz (1988), ainsi que dernièrement par P.G.M. Dickson (1991), chercheur de renom spécialiste de l’époque de Marie-Thérèse et de Joseph II, qui a consacré une étude spécifique à ce cadastre en Hongrie.

I. RÉGLEMENTATION

« Que le mode juste et direct de l’impôt, grâce auquel les charges ordinaires sont réparties selon une bonne et juste égalité, bénéficie davantage à la promotion du bonheur ordinaire ; que, à l’opposé, une répartition injuste et illégale de l’impôt étouffe la production et la diligence et entrave le bien-être du Peuple, sont en revanche des choses indubitables. »

3C’est ainsi que débute l’arrêté publié le 10 février 1786, en plusieurs langues (latin, allemand, hongrois, etc.) ordonnant le relevé cadastral. S’ajoutant à l’arrêté, qui comporte dix paragraphes, une Instructio ou Instruction, comptant 42 paragraphes, qui ordonne dans les détails l’exécution du relevé.

4Le but du relevé cadastral était de servir d’assiette précise pour un nouveau système fiscal. À cette fin, l’impunité était promise à celui dont le relevé révélerait qu’il avait jusque-là dissimulé ses terres aux autorités fiscales. En revanche, celui qui, lors du relevé, aurait fourni des données fausses devait s’attendre à une amende sévère, tandis que son délateur recevait une prime. Le relevé cadastral de la superficie de la commune se déroulait sous l’autorité du propriétaire terrien ou de son représentant, avec le concours du juge et des édiles de la commune, ainsi que de six hommes désignés connaissant bien les conditions locales. Un représentant des serfs des plus petits propriétaires était également invité parmi les hommes désignés. La commission communale devait œuvrer en toute impartialité, sans se laisser influencer par des liens familiaux ou d’autres considérations. Le travail des commissions communales était encadré et supervisé par des sous-commissions (Al Commission départementales, alors que ces dernières étaient elles-mêmes encadrées par les nouvelles structures de l’administration territoriale, les commissions principales (Fő Commissio) d’arrondissement, établies en 1785.

5Le relevé cadastral comportait pour l’essentiel deux parties : le métrage et l’enregistrement des terres d’une part, et la détermination des productions et des revenus d’autre part.

6Pour métrer la superficie des terres, la surface des communes était divisée en segments (Brouillon, Ried, Szakasztás), et à l’intérieur de ces segments on affectait à chaque lot ou parcelle un numéro topographique. Le premier brouillon était constitué dans chaque cas par le centre de la commune où se situaient les maisons et les terrains intérieurs. Lors du métrage, on pouvait utiliser des unités locales de surface, qu’il fallait ensuite transformer en acres cadastrales (1 600 toises carrées) servant d’unité de base. La sous-commission avait recours à des ingénieurs pour mesurer les terrains et les parcelles de forme irrégulière, mais l’Instructio fournissait elle aussi une aide dans l’exécution de la tâche avec ses nombreux exemples et figures. Il est important de souligner que tout terrain a été relevé, y compris donc les parties en jachères, inutilisables pour l’agriculture.

7C’est le propriétaire qui était tenu de déclarer le volume de sa production. Parmi les terres affermées, celles données en location perpétuelle n’étaient pas enregistrées sous le nom du propriétaire mais sous le nom du fermier. Dans les tableaux, les terres arables, prairies, vignobles et forêts s’inscrivaient dans des colonnes distinctes ; par conséquent, la « production » des étangs piscicoles devait s’inscrire avec les terres arables, tandis que les productions des jardins, vergers et pâturages s’inscrivaient avec les prairies. Pour ce faire, la production effective devait être convertie par le procédé dit de la comparaison (parifïcatio) dans les produits courants de la rubrique. Dans le cas des terres arables, il fallait déclarer la production en blé, seigle, orge et avoine sur la base des productions moyennes des neuf années précédentes. Si on cultivait dans son champ une autre production, par exemple du maïs, le produit était calculé une fois de plus par le procédé de comparaison.

8À l’issue du relevé, l’intendant du propriétaire terrien devait préparer le livre (Liber fassionalis, Fassions-Buch) contenant les données de toutes les parcelles de la commune. Mais pour présenter le livre de déclarations définitif, il était nécessaire de vérifier les données (controlleria), ainsi que de déterminer les prix locaux et les prix du marché sur la base des moyennes sur neuf ans. La déclaration terminée était signée par l’intendant du propriétaire terrien, le juge communal et les édiles, puis elle était déposée chez le juge où elle restait accessible à tous.

II. EXÉCUTION

9De nombreuses sources d’archives subsistent sur l’exécution des relevés cadastraux, ainsi que des données administratives. Il nous reste les documents des sous-commissions départementales et des commissions principales d’arrondissement ; par ailleurs, les archives des organismes gouvernementaux nationaux ou centraux, et avant tout les archives de la Chancellerie impériale de Vienne (Hofkammerarchiv) conservent de très nombreuses sources.

10Il me paraît important de souligner que le relevé cadastral n’aurait pas pu être réalisé sans la direction d’arrondissement et le concours des commissaires à la tête des arrondissements. C’est ce système administratif territorial centralisé, introduit en 1785, qui garantissait la réalisation du relevé cadastral, parallèlement à un recensement de la population (conscriptio), conformément aux prescriptions. Il est également important de noter que l’administration centrale viennoise avait largement eu l’occasion d’acquérir une expérience lors du relevé cadastral réalisé dans les états héréditaires tchèques de la maison d’Autriche, facilitant grandement l’exécution d’une tâche similaire en Hongrie. Afin de suivre les procédures dans les règles de façon uniforme, les commissaires d’arrondissement ainsi que les membres des commissions principales et des sous-commissions ont été convoqués à Buda au printemps 1786 pour y recevoir une formation de plusieurs jours.

11Des ingénieurs civils puis militaires ayant participé aux relevés cadastraux en Bohême et en Moravie sont venus en Hongrie pour aider au lancement des travaux. Il serait sans doute intéressant d’analyser plus en détail et de présenter le rôle décisif des ingénieurs dans la réalisation des relevés, et d’étudier la présence en Hongrie du grand nombre d’ingénieurs étrangers mobilisés, cela dans l’optique de l’histoire de la société et des mentalités ainsi que de l’histoire des techniques (technology transfer).

12Pour des raisons similaires, il est important de souligner que lors des relevés, aussi bien sur le terrain que dans les bureaux les fonctionnaires de l’administration locale, les ingénieurs, les intendants des propriétaires terriens travaillaient jour après jour au contact des représentants et de la population du village afin de faire face en commun à l’immensité de la tâche. Il convient également d’attirer l’attention sur le fait que lors des relevés, les habitants des villages apprenaient de nouveaux rôles puisque c’était probablement la première fois qu’ils avaient l’occasion de se comporter avec dignité et de faire valoir leurs intérêts lors des déclarations et des vérifications des données.

III. DONNÉES

13Dans le cadre du relevé cadastral, onze différents documents ont été dressés pour chaque commune (en suivant la numérotation de Zoltán David) :

1. Livre communal des déclarations (Liber fassionalis, Fassions-Buch).
2. Résumé du livre des déclarations (Communitatis summarium, Fassions-Summarium).
3. Dossiers individuels, c’est-à-dire la présentation des terres d’un propriétaire (Tabella individualis, Individual-Bögen).
4. Résumé des dossiers individuels (Summarium individuale, Individual-Bögen Extract).
5. Livre de contrôle des déclarations de productions (Controlleria Protocollum, Kontroll-Buch).
6. Tableau des semences (Extractus seminaturae, Extract der Aussaat).
7. Tableau converti (comparé) des semences (Tabella inseminaturae parificatae, Extract der in die vier Fassionsgattungen, durch die Parifizirung nach dem Geldwerte verwandelten Nebenfrüchte).
8. Tableau des déclarations des forêts (Tabella silvarum, Walderträgnifβ-Fassion).
9. Tableau des déclarations de productions de tabac (Tabella tabacae, Ausweis der gewöhnlich mit Taback angebauten Gründe und ihres Ertrags an Tabackblättern).
10. Tableau des rendements piscicoles (Tabella piscationis, Ausweis über den Ertrag der Fischerei).
11. Procès-verbal de la commission communale des relevés (Protocollum dimensionis, Ausmessungs-Prothocoll).

14Évidemment, les plus importants des documents ci-dessus sont le premier (Livre communal des déclarations) et le deuxième (résumé de ce dernier). En principe, le troisième (Dossiers individuels) pourrait remplacer le livre des déclarations, mais étant donné que ceux-ci n’ont pas été reliés en un livre, la certitude que le feuillet de chaque propriétaire y figure au complet fait défaut. Les autres documents énumérés ne sont en réalité que des aides et des compléments pour la réalisation du relevé et pour le livre de déclaration communale.

15De tels livres de déclaration communale, passablement volumineux, ont subsisté concernant des communes situées sur diverses parties du pays, essentiellement dans des archives familiales (des familles Zichy, Orczy, Festetics, Károlyi, Csáky, ou Esterházy) ainsi que dans certaines archives départementales ou ecclésiastiques (Gyὄr, Sopron, Veszprém). Ce document contient le nom du propriétaire, une courte description de la parcelle, des données concernant la superficie du terrain et des productions, dans l’ordre de la numérotation des parcelles.

16Il ne reste, pour la plupart des communes, que le résumé communal du livre des déclarations. Il contient des données sur la surface et la production relatives à la commune globalement ainsi qu’à la production propre de la commune calculée pour une année (la quantité produite moins la quantité de semence) et sa valeur sur le marché. Le fait de nommer et de désigner les marchés les plus proches de la localité et d’indiquer le prix des différents produits donne une importance particulière à ce document.

17Les cartes dressées dans le cadre des relevés cadastraux méritent une mention particulière. Elles ont subsisté en assez grand nombre dans les archives nationales hongroises. Elles forment une collection à part, mais on peut également trouver de telles cartes en grand nombre dans certaines archives familiales. Ces cartes très précises et vérifiées par des ingénieurs, présentent généralement une portion de territoire, et il est rare de trouver des cartes d’agglomérations entières. Souvent, ces cartes mentionnent également les données des parcelles représentées (nom du propriétaire, dimensions du terrain), énumérées parfois sous forme de tableau. Ces cartes, et particulièrement celles sur lesquelles figurent plusieurs points d’information et élaborées de façon détaillée, sont l’exact reflet statistique et topographique des micro-mondes de la Elongrie au temps de Joseph II.