Introduction

1Traiter des cadastres anciens aujourd’hui pourrait apparaître comme un exercice neutre appliqué à des expériences définitivement révolues. Ces projets cadastraux s’inscrivent déjà loin de nous sur la ligne du temps. Et pourtant, nonobstant cette distance, l’historien n’oublie jamais que :

• les circonstances extérieures, loin d’être cycliques, varient à l’infini ;

• les moyens de s’y adapter peuvent générer des trésors d’ingéniosité ;

• les véritables objectifs, quant à eux, présentent souvent beaucoup moins d’originalité. De même, les réactions vis-à-vis de ces derniers, plus elles correspondent aux préoccupations quotidiennes et aux intérêts immédiats, plus leur actualité – qui s’identifie davantage à de la permanence – se révèle saisissante.

2S ’agissant du cadastre thérésien dans l ’ ancien duché de Luxembourg, l ’ historique de son élaboration, de sa montée en puissance et de sa réalisation est désormais connu dans les grandes lignes et il a donné lieu à diverses publications depuis deux décennies1.

3En revanche, l’évaluation chiffrée des succès et des échecs du processus a moins retenu l’attention. L’entreprise a pourtant été jugée très tôt, tantôt avec indulgence, tantôt impitoyablement2. Les verdicts, parfois assortis de motivations sommaires, furent prononcés, mais presque toujours sans enquête de fond préalable, ni à charge, ni à décharge.

4Une étude des cadastres doit idéalement s’achever par une contre-épreuve, dans laquelle l’historien valide, dénonce ou du moins émet des réserves sur les données léguées par les sources.

5Cette étape n’est toutefois pas toujours franchie. Pour des motifs très divers.

6Soit l’historien se trouve confronté à une masse documentaire, chiffrée ou figurative, dont il ne peut se rendre maître seul dans des délais humains raisonnables. À cet égard, l’outil numérique entrouvre des perspectives alléchantes, mais n’offre pas la panacée : les opérations de standardisation et d’encodage des données demeurent souvent l’obstacle matériel infranchissable.

7La deuxième raison peut provenir d’une réticence à se lancer dans l’ingrate mise au point d’une méthode d’évaluation dans la seule perspective d’hypothétiques résultats bouleversant tous les apports antérieurs. Ces deux premiers motifs sont inhérents à la lourdeur du caractère statistique de la source qui, conjuguée aux contraintes économiques bien connues, repousse ce type d’enquête dans la sphère très contractée de la recherche fondamentale.

8Un troisième argument, imparable, pour éluder cette autopsie des sources cadastrales peut enfin provenir des lacunes archivistiques. Si l’on ne dispose que des documents définitifs, si les étapes préliminaires et les travaux transitoires ont fait l’objet de sévères coupes sombres, seul un état de carence peut solder la démarche du chercheur.

9Le cadastre luxembourgeois a l’heur d’avoir conservé la plupart de ses archives, en dépit de leur dispersion parmi six dépôts, situés entre Bruxelles, Luxembourg et Coblence.

10C’est pourquoi, le rappel succinct des étapes de l’élaboration du cadastre portant le nom de la célèbre impératrice germanique, comme en Bohême-Moravie et en Lombardie, sera suivi d’une tentative de bilan concret et précis. Puisque, jusqu’à présent, partisans et détracteurs se sont toujours affrontés sur des impressions ou des coups de sonde locaux, la démarche ici proposée vise à livrer des résultats tangibles sur la base d’une méthode et d’un échantillon aux contours justifiés. Comme le cadastre qu’elle analyse, elle n’a certes pas vocation à l’universalité. Toutefois, elle pourrait constituer un pas en direction de l’établissement d’une grille de protocole facilitant les comparaisons entre les différentes pratiques.

I. RAPPEL FACTUEL DES ANTÉCÉDENTS

11L’exposé des faits se focalisera sur la seconde moitié du XVIII^e siècle. Des problèmes et des phénomènes contemporains connexes ne seront abordés ici que par allusion. Leur développement écarterait par trop du cœur du sujet lui-même.

12D’emblée, il convient de rappeler que le cadastre thérésien couvrait un duché (appelé aussi province à partir du xviii^e siècle) d’environ 10 000 km², c’est-à-dire trois fois supérieur à la surface totale de l’actuel grand-duché de Luxembourg. Dans la décennie 1760, la population s’élevait à environ 250 000 habitants. La faible densité (25 habitants/km²) constitue un facteur non négligeable dans le cadre de la problématique.

13Possession héréditaire de la dynastie des Habsbourg depuis la fin du XV^e siècle, le Luxembourg s’est vu confronté à d’importants problèmes de perception fiscale. Pays d’agriculture et d’élevage dans sa grande majorité, la pauvreté de son sol, hormis dans sa frange lorraine, n’autorisait pas de perspectives mirifiques.

14De surcroît, et bien avant le XVIII^e siècle, l’on dénonça l’injustice dans la répartition des charges publiques à maintes reprises. Non seulement les grandes institutions ecclésiastiques et les familles seigneuriales étaient exemptées, mais d’autres catégories s’ajoutaient au catalogue des immunisés : nobles, possesseurs de fiefs, maires et échevins, détenteurs d’emplois administratifs même mineurs, etc. La charge fiscale, consentie par des états qui y cotisaient de moins en moins, tombait sur les épaules d’une population géographiquement clairsemée, réduite par les privilèges fondés ou usurpés et survivant généralement grâce à de maigres revenus arrachés à un sol particulièrement avare (Ardenne-Œsling-Eifel).

15Des tentatives de réformes, initiées par les états de Luxembourg, émaillèrent le XVII^e siècle, mais le remède, mal calibré, fut parfois pire que le mal. Les modifications des clefs de l’impôt de répartition entre circonscriptions fiscales ne réglaient certes pas le fond du problème3.

16L’annexion par Louis XIV entre 1684 et 1697 fit du Luxembourg un simple pays d’imposition, dirigé par un subdélégué de l’intendant de Metz. L’application du régime absolutiste faillit briser le cercle vicieux des projets avortés. De plus, la suppression des états et les tentatives françaises visant à ébranler le statut fiscal des privilégiés aiguisèrent les velléités d’émancipation et de contestation du tiers état une fois le régime espagnol rétabli4. Dans l’impossibilité de régler le conflit au sein de l’assemblée provinciale, les plaignants firent appel aux bons offices du gouvernement de Bruxelles qui fit son entrée dans l’arène. Car ce dernier répondit favorablement et avec empressement. En effet, il désirait mieux asseoir son contrôle politique et financier sur les pouvoirs provinciaux et locaux.

17Le passage sous le sceptre autrichien en 1714 réveilla la volonté de renforcer l’autorité centrale des Pays-Bas, confédération à laquelle appartenait notre duché. Généralement, ce pays a davantage manifesté sa soumission et son attachement indéfectible à la personne de son souverain « naturel », madrilène ou viennois, plutôt que sa défiance vis-à-vis du gouvernement de Bruxelles.

18Fort de ce constat, celui-ci considéra bientôt le duché comme un laboratoire d’expérimentation offrant peu de risque de contagion en cas d’improbable opposition générale. Non seulement, son régime fiscal, le pire des Pays-Bas, devrait en devenir le meilleur – au dire des fonctionnaires en charge du dossier –, mais secrètement l’on caressa peu à peu le rêve qu’il devînt en outre une référence, voire un prototype pour les autres provinces des Pays-Bas5.

19Au terme de la guerre de Succession d’Autriche en 1748, la position politique, militaire et diplomatique de la nouvelle impératrice se consolide6. Mais les difficultés économiques internes se sont accentuées. La guerre a exacerbé un peu plus la crise fiscale. En 1750, le gouvernement des Pays-Bas se penche sur une législation relative aux biens de mainmorte, détenus en majorité par les institutions religieuses. Deux ans plus tard, c’est une ordonnance prescrivant le dénombrement général des fiefs qui est promulguée : une occasion de dévisager les possesseurs de faux fiefs et d’inciter les autres à régulariser leur situation en acquittant les droits classiques en temps opportun.

20Assez logiquement, le 24 juillet 1752, deux nouvelles ordonnances règlent la levée des charges publiques et prescrivent un dénombrement foncier général au Luxembourg7. La nouvelle législation suscite la réprobation unanime des états privilégiés et du Conseil de Luxembourg. Sur la pression de Bruxelles et de Vienne, celui-ci finit par promulguer le texte relatif au dénombrement le 7 janvier 1754. Mais les états, dominés alors par quelques ténors de la petite noblesse, resteront sourds à tout infléchissement. Le projet de 1752 sombre dès lors dans la paralysie.

21Toutefois, le travail de sape des résistances a bel et bien commencé. Suite aux négociations relatives à l’amortissement de ses biens-fonds, le clergé régulier s’est montré plus conciliant envers le gouvernement. Cet infléchissement ne se démentira pas. L’état noble devient dès lors le fer de lance, puis le seul vecteur du refus de la réforme8.

22C’est aussi durant ce début de seconde moitié du XVIII^e siècle que l’on assiste à l’arrivée d’« hommes nouveaux » aux affaires9. Progressivement, au fil des années, ils vont modifier totalement le rapport de forces : Kaunitz, chancelier de Cour et d’État à Vienne en 1753, Cobenzl, ministre plénipotentiaire à Bruxelles la même année, Gerden, président du Conseil de Luxembourg en 1755 – c’est un conseiller lettré qui succède à un conseiller d’épée à Luxembourg –, à Bruxelles encore, Neny, président de facto du Conseil des finances en 1753, puis chef-président du puissant Conseil privé en 1758.

II. ÉCLOSION DE LA RÉFORME

23Cet élan d’innovation va subir un coup d’arrêt en raison de la guerre de Sept Ans (1756-1763). Le conflit aggrave une fois de plus la détresse budgétaire, tant et si bien que, l’encre du traité de Hubertsburg à peine séchée, le chancelier de Kaunitz rédige un rapport le 21 septembre 1764 qui fait office de véritable programme de gouvernement.

24Il y reconnaît explicitement le lien entre le coût de la guerre et la réforme, immédiate et en profondeur, de la fiscalité. Par ailleurs, il y démontre que Vienne possède à ce moment une connaissance précise de la situation. Les clefs de répartition de la fiscalité sont vétustes et les pouvoirs régionaux et locaux ont démontré leur incapacité à remédier aux manquements. Par conséquent, Kaunitz va « obliger le gouvernement de s’occuper de sa réformation »10.

25On envisage la création d’un organe gouvernemental destiné à favoriser la relance du processus réformateur. Il a pour nom la Jointe des administrations et des affaires des subsides11. Cette commission spécialisée, proche du pouvoir central, du Conseil des finances plus spécialement, et composée de techniciens, voit le jour moins d’un mois plus tard (13 octobre 1764). Elle a pour but de renforcer l’emprise politique de Bruxelles sur les pouvoirs locaux par le biais du redressement du bilan désastreux des finances locales. Cette mise sous tutelle doit conduire à terme vers une meilleure perception des impositions.

26Car le constat de la situation fiscale luxembourgeoise, dressé douze ans auparavant, a gardé toute son actualité et son acuité : « tout est exempt chez eux, les ecclésiastiques, les nobles tant les anciens que les nouveaux, les magistrats, les gens de loi, tous les officiers [...], les bourgeois de la plupart des villes sont également exempts, il n’y a que le pauvre laboureur et le petit artisan qui doive payer... »12. Le subdélégué de Metz, Mahieu, dénonçait les mêmes abus dans des termes quasiment identiques déjà en 168713.

27Traduites en chiffres, les charges publiques de l’année 1764 se répartissent comme suit, tous impôts confondus : le clergé, 3,31 % ; la noblesse, 0 % ; les « communs sujets » cotisant, 96,69 %14.

28Quelques semaines plus tard, le 10 décembre, la nouvelle jointe reçoit un mémoire d’un certain Jean Philippe de Cobenzl, jeune aristocrate épris du bien de l’État, entré depuis peu au Conseil des finances15. Il y décrit une fois de plus la situation déplorable de la fiscalité luxembourgeoise, mais il prône en outre une batterie de solutions très concrètes.

29Cobenzl se base sur une évaluation des échecs antérieurs, mais aussi sur des doctrines philosophiques, les travaux de théoriciens de l’impôt et n’ignore pas les réformes en cours dans d’autres régions de la monarchie autrichienne. En reprenant une partie des textes de 1752, il prend en compte des dispositions préconisées dans un projet du début du gouvernement de Philippe V, ainsi que des influences de Boisguillebert, donc de Vauban, mais aussi de l’expérience cadastrale de Haugwitz en Bohême-Moravie et enfin des tentatives d’instaurer un cadastre dans le duché de Brabant dans les années 1680.

30Adoptées par le gouvernement, les propositions de Cobenzl débouchent sur la promulgation de la fameuse ordonnance impériale pour le dénombrement de tous les biens-fonds du Luxembourg, le 12 mars 1766.

31Entre-temps, l’impératrice elle-même était montée en première ligne, fustigeant sévèrement l’attitude des états de Luxembourg. Sa dépêche du 31 janvier 1766 adressée à son gouverneur général dans les Pays-Bas marque une véritable rupture de confiance16. Elle souligne par son ton cinglant que Vienne a perdu toute patience et que le moindre atermoiement serait considéré comme un signe de rébellion.

32Désormais, le mouvement de tenaille imaginé dès la fin du siècle précédent s’articule parfaitement : les requêtes de la population et les besoins de l’État, de part et d’autre des pouvoirs d’une assemblée pseudo-représentative jalouse avant tout de son autonomie et de la sauvegarde des privilèges de la plupart de ses membres.

Tableau 1 Tabelle de déclaration individuelle. Les subdivisions du questionnaire

E3 [Datation, localisation, validation]

33Les opérations cadastrales se déroulent en trois temps17. En premier lieu, de mai à octobre 1766, tout propriétaire est tenu de remplir une déclaration sur le formulaire imprimé à cet effet dans chaque juridiction où il possède quelque bien immeuble. En second lieu, les responsables de ces juridictions, dont une des fonctions consiste à enregistrer les mutations foncières18, s’assemblent, vérifient les déclarations écrites et calculent le revenu au regard de chaque cédule. Enfin, Jean Philippe de Cobenzl constitue le Comité pour le dénombrement du Luxembourg19 le 21 mars 1767, avec pour mission la définition du nouveau paysage fiscal luxembourgeois. Il doit donc assurer les tâches hautement délicates d’uniformisation et de synthèse des calculs.

34Entre-temps, le 26 juillet, un décret du gouverneur général complète le dénombrement foncier par un recensement général de la population du duché20. Ce relevé nominatif de toute la population incombe aux curés de paroisse, responsables de la tenue des registres de l’état civil. Les relevés répondent à une grille nettement inspirée de la Méthode généralle et facile pour faire le dénombrement des peuples, publiée à Paris en 1686 et attribuée à Vauban.

35Au cours des années 1767-1772, des changements de cap démontrent le pragmatisme et une relative souplesse dans le chef des responsables de l’entreprise. Ils signifient également qu’aucune cohérence théorique ne doit être recherchée. Les références aux travaux antérieurs apparaissent aussi multiples que ponctuelles.

36Ainsi, évoquant la pertinence de procéder par collecte de l’information de base auprès des propriétaires eux-mêmes ou bien par le truchement d’experts plus indépendants, hommes de loi ou géomètres, le Comité opte pour la première solution. Il invoque en la circonstance l’argumentation de l’abbé de Saint-Pierre, reprenant lui-même l’avis de Boisguillebert21.

37L’argument de la fraude massive, à l’échelle d’une communauté par exemple est aussi réfuté sur base des travaux de l’abbé de Saint-Pierre22. Par ailleurs, la parfaite maîtrise du processus de recensement foncier n’est envisageable qu’avec le concours d’une administration dévouée au succès de sa tâche et dont les membres sont dégagés des intérêts partisans locaux.

38D’une manière générale, l’uniformité en matière de règles d’évaluation des biens-fonds distingue ce cadastre d’autres initiatives d’apparence plus précise. Car un arpentage rigoureux avec plans à l’appui peut être entaché d’évaluation des revenus, puis de répartition des charges, organisées selon des procédés moins arithmétiques, sous le contrôle d’instances ou de groupes de pression locaux.

39Le souci primordial d’aboutir dans les meilleurs délais, même au prix de libertés vis-à-vis de modèles théoriques, apparaît à nouveau au détour d’une lettre du directeur du Comité au secrétaire de la Jointe : « Les principes abstraits et bornés ne produiront aucun effet utile au succès de cet ouvrage, le feront traîner en longueur, contribueront plus à l’éloigner de cette vraie valeur et exposeront cet ouvrage aux inconvénients qu’éprouve le duché de Milan où la guerre continuelle entre les principes abstraits et les vérités locales a éloigné le but de l’ouvrage pendant plusieurs années et fut cause en partie de sa durée pendant 20 ans et des millions qu’il a coûté, abstraction faite du mesurage local qu’on y avait entrepris »23.

40Un autre gage de réussite réside toujours dans la conviction avec laquelle le gouvernement entend exécuter la loi24. Outre les sanctions pour recel et les récompenses promises aux délateurs, le recours à la justice et à l’armée est prévu. Il fallut rarement passer à l’acte. Mais la détermination des autorités fut vraiment prise au sérieux à ce prix, avec l’introduction des premières procédures en fraude engagées devant le Conseil de Luxembourg. Sa conclusion par une saisie, voire une confiscation, de même que l’envoi ponctuel de détachements militaires in situ achevèrent de convaincre certains récalcitrants25.

41En dehors d’accès, très localisés, de mauvaise humeur, le cadastre ne suscita aucun soulèvement de masse. Le pari de la docilité, pris par le gouvernement, est donc sorti vainqueur de l’épreuve de force.

42Les travaux du Comité luxembourgeois débouchent sur l’ordonnance du 21 mars 1771, amendée en 1774, promulguant la nouvelle grille de répartition fiscale, valable pour l’ensemble du duché26. Coulée dans le texte normatif, cette clef connaîtra tous les avantages de la rigueur et les inconvénients de la rigidité. Simultanément, une Commission des charges publiques près le Conseil de Luxembourg est érigée27. Ce nouvel organe permanent reçoit la majeure partie des compétences en matière fiscale.

III. ESQUISSE D’UN DOUBLE BILAN DE LA RÉFORME

43On le devine, cette description factuelle renvoie une image incomplète, voire incorrecte, du processus. Car le cadastre luxembourgeois ne possède pas le caractère rigoureusement mathématique que semblent lui conférer les 85 797 tabelles de déclarations originales28, suivies de milliers de tableaux chiffrés et de notes de calculs disséminées çà et là dans les archives.

44La réussite de l’entreprise fut acquise au prix d’un inéluctable pragmatisme. Il fallut composer ou s’imposer face aux milieux qui manifestaient une hostilité, ouverte ou larvée. Le gouvernement dut aussi surmonter les entraves qu’il s’imposait lui-même en ne consacrant que de maigres moyens à ce projet ambitieux.

45Il est évident que les objectifs de l’opération cadastrale visaient plusieurs buts simultanés et dans des domaines très divers. Les conséquences d’une réforme aussi fondamentale s’accompagnent donc inévitablement d’effets secondaires imprévisibles, leurs impacts s’avérant à leur tour positifs ou néfastes.

46Au niveau des concepts, un bilan s’impose donc afin de tenter de dégager la part de réussite, d’échec et d’objectifs dénaturés et gauchis, mais aussi des tendances corrigées, améliorées, ainsi que des idées neuves, nées des circonstances et de situations nouvelles.

47Par ailleurs, à titre complémentaire, la source elle-même doit faire l’objet d’un deuxième bilan, axé sur les données récoltées. Ce bilan s’articule sur la double utilisation possible du cadastre. D’une part, le niveau initial, celui des déclarations individuelles, donne une photographie de la propriété foncière. D’autre part, le niveau final, celui du tarif, donne la base sur laquelle la fiscalité sera perçue pendant des décennies.

A. Bilan extrinsèque

1. Principes de politique : le gouvernement

48Au niveau des principes de politique générale, les objectifs sont incontestablement atteints. Désormais, l’État exerce une tutelle en matière fiscale29. Les états de Luxembourg ne conservent plus qu’un rôle purement symbolique. Le montant de l’impôt n’est plus laissé au pouvoir discrétionnaire de l’assemblée provinciale. La répartition s’établit mathématiquement à partir de la clef de répartition fixée dans un texte légal. Quant aux recours et aux demandes d’exonérations, elles sont désormais du ressort d’une instance spécifique et compétente, relevant du Conseil de Luxembourg, organe judiciaire et administratif en phase avec Bruxelles.

49Non seulement, le gouvernement central s’adjuge le premier rôle dans la politique luxembourgeoise, mais en abrogeant la plupart de leurs privilèges, il annihile pratiquement le contre-pouvoir qu’exerçaient les états.

50La suppression des injustices fiscales envers les plus humbles s’accompagne d’une tutelle directe et quotidienne. Mais les arguments avancés par les ordres privilégiés, dénonçant et redoutant un pouvoir lointain, sourd aux problèmes, aux réseaux et aux caractéristiques spécifiques luxembourgeoises, ne semblent pas susciter la même émotion chez les « communs habitans » que parmi les notables de la province qui espéraient tirer profit de cette frustration.

2. Moyen mis en œuvre : la fiscalité

51La fiscalité a fait office d’excellent cheval de Troie pour modifier radicalement les équilibres sur le théâtre de la politique générale au Luxembourg. Mais quels résultats a-t-elle engrangés dans sa sphère propre ?

52D’une part, les recettes fiscales rentrent avec une régularité inconnue jusqu’alors30. Si les concepteurs de la réforme furent déçus par rapport aux objectifs de plus-values escomptés dans leur for intérieur, la perception plus équitable et la solution plus efficace des contentieux réduisent les problèmes chroniques rencontrés auparavant. En d’autres termes, l’on sort de la période du « chaos » dit rétroactivement féodal au profit d’une gestion plus rationnelle.

53La réduction des privilèges et la suppression des exemptions indues font partie des objectifs initiaux définitivement acquis. En revanche, le calcul de l’impôt sur la seule propriété foncière, dans la lignée des idées physiocratiques, s’est avéré rapidement périlleux pour les ressources de l’État.

54Le dénombrement du bétail, important en termes de revenus dans le circuit économique luxembourgeois – surtout dans sa partie ardennaise –, n’a donné que des résultats mitigés et peu fiables31. Les estimations réalisées furent néanmoins suivies d’effet.

55L’élargissement à d’autres catégories de revenus a vu le jour en cours d’opération, à l’instar d’une imposition sur les revenus professionnels32. Ce fut l’un des principaux apports du recensement de la population envisagé dès l’origine et finalement entrepris.

56Au-delà des limites luxembourgeoises et en dépit de son pragmatisme, le cadastre est devenu un modèle, moyennant l’adaptation et la correction des modalités de fonctionnement et d’application33. En effet, un cadastre similaire est décrété dans une autre province des Pays-Bas : le duché de Limbourg et pays d’Outre-Meuse. Il en résultera également une campagne de dénombrement foncier général et nominatif. Une partie du personnel luxembourgeois sera même affectée à la coordination et aux travaux de synthèse. Les ordonnances de 1778 et 1782 pourvoiront également le Limbourg de sa matricule générale de répartition des impositions et créeront une Commission des charges publiques à l’image de sa sœur luxembourgeoise34.

57Dans la catégorie des acquis imprévus ou à peine évoqués par les instigateurs du cadastre, la clarification du statut juridique du sol constitue un témoin fondamental et tardif du passage du régime féodal aux conceptions modernes issues du droit romain. Cette évolution concerne aussi bien les frontières entre entités que la consistance des droits réels et personnels ressortissant au droit public ou privé35.

58Elle s’inscrit du reste dans le cadre d’une réflexion plus générale faisant suite à des siècles d’immobilisme et de sclérose féodale, qui pourtant côtoient des percées déjà anciennes du droit privé, poussées notamment par le capitalisme. L’impression d’anarchie et de confusion qui régnait appelait l’esprit de rationalisation à intervenir pour aplanir des distinctions devenues pratiquement vides de sens36. Le cadastre constitue donc également un signe tangible du basculement définitif et explicite, reléguant le système censal à l’arrière-plan. Concrètement, la propriété paysanne prend le pas sur la censive et les redevances seigneuriales sont considérées comme des frais déductibles et donc taxables, déclarés en tant que revenus fonciers par le seigneur bénéficiaire. Quant aux fiefs, seuls les véritables maintiennent leur exemption dans une mesure beaucoup plus limitée et bien circonscrite.

59Enfin, le financement de l’opération elle-même constitue un angle de vue intéressant. Afin de ne pas se trouver à la merci du bon vouloir des états de Luxembourg, le gouvernement central préfinança les opérations. Une fois le cadastre promulgué et les états dépouillés d’une grande partie de leurs prérogatives en la matière, Bruxelles put réclamer et obtenir le remboursement total des frais exposés37. L’opération était donc devenue neutre à ses yeux.

3. Application : l’exécution

60Dès l’origine du projet, il était entendu que les moyens humains, financiers et techniques mobilisés par le gouvernement seraient réduits au maximum. Il en allait de sa crédibilité face aux détracteurs qui agitaient l’argument ultime des coûts exorbitants depuis des décennies.

61Jean Philippe de Cobenzl parviendra à assurer l’exécution matérielle en dirigeant les opérations de collecte des données, avec l’aide d’une poignée de fonctionnaires acquis aux « idées nouvelles ». L’on compta tout au plus une quarantaine de collaborateurs, y compris l’appoint de soldats de la garnison de Luxembourg38.

62Cependant, le cadastre du Luxembourg ne sera pas l’œuvre d’un homme seul, mais d’un homme d’État dans un environnement politique progressiste. Non seulement, il a donné les impulsions initiales qui firent décoller le processus, mais il a toujours joui du soutien du gouvernement de Bruxelles et de l’impératrice elle-même. Il a aussi su déléguer peu à peu les activités à des collaborateurs luxembourgeois sûrs, prolongeant ainsi l’entreprise par-delà son retrait en juin 1767.

63Le Comité pour le dénombrement connut plusieurs remaniements, mais il termina la tâche qui lui avait été confiée.

64La production documentaire qu’il a léguée, s’avère massive et variée. Dans un premier temps, il convient de dresser une typologie des pièces produites. Le cas de la juridiction ardennaise de Louette-Saint-Pierre a été retenu. On dénombre 20 types documentaires successifs s’échelonnant sur la décennie 1765-1774.

65La deuxième étape consiste à rechercher et établir les liens logiques entre les différents stades des opérations. Ainsi, il apparaît déjà qu’un certain nombre de pièces furent créées, mais ne participèrent pas au résultat final, à l’instar des déclarations des communautés. En revanche, les trois relevés initiaux (cadastre, recensement de la population et du bétail) ont été traités suivant toute une série d’opérations pour aboutir aux nouvelles matricules. Certaines de ces étapes demeurèrent stériles. Mais la plupart d’entre elles conduisirent vers l’entonnoir de la synthèse finale.

66Les circuits de l’alambique étant clairement rétablis, il devient possible de reconstituer les formules qui furent réellement mises en œuvre. Les superficies de départ et les nombres de maisons et de moulins sont convertis en valeurs monétaires (florins de compte des Pays-Bas). S’y ajoutent les dîmes et les champarts (« terrages »), le bétail, affecté d’une valeur forfaitaire selon quatre catégories. Enfin, du recensement de la population furent extraites les informations relatives aux métiers exercés.

Tableau 3 Généalogie documentaire des matricules fiscales de 1771 et de 1774. L’exemple de la seigneurie de Louette-Saint-Pierre (Ardenne occidentale)

Tableau 4 Composition de la cote de Louette-Saint-Pierre dans les matricules de 1771 et 177439

67Affectée d’un revenu fictif uniforme à tout le Luxembourg, chaque catégorie professionnelle (agriculteurs, artisans, commerçants) s’ajoute aux évaluations foncières et au produit de l’élevage pour constituer le montant total de la richesse de la juridiction de Louette-Saint-Pierre. C’est le rapport entre ce nombre et les 4 788 384 florins de revenu totalisés par l’ensemble du Luxembourg qui constitue la quote-part que prendra désormais cette entité dans l’impôt général : 18 sols et 10 deniers en 1771, soit 0,942/1 000 de tout impôt consenti au gouvernement. La version corrigée de 1774 portera la quote-part à 1,096 pour 1 000 florins imposés.

B. Bilan intrinsèque

68Un décryptage minutieux des mots et des chiffres apporte bien des enseignements et peut contrecarrer des idées reçues, même dans le chef des responsables de l’époque40. Au terme des opérations du cadastre thérésien, il appert qu’une étude valable des données en soi ne peut donner de résultats corrects si elle embrasse la totalité de la province. Trop de disparités sont recensées, trop de situations et de comportements variés se sont manifestés.

69La confrontation aura donc lieu de préférence au niveau régional. Mais l’entité choisie doit disposer de contours extérieurs assez connus. L’échantillon porte sur 31 juridictions foncières, couvrant une superficie de 328 km², habitée par près de 5 000 âmes. 3 026 tabelles furent remplies dans cet espace constituant la partie occidentale de l’Ardenne luxembourgeoise d’Ancien Régime.

70En l’absence de plans d’arpentage, tester les données cadastrales doit passer par l’établissement d’une carte correcte des entités administratives. L’entrelacs de frontières dans cette région a suscité de nombreux plans et nourrit de multiples procès. Ce sont autant de sources d’information souvent de haute précision.

71La superficie de chaque juridiction est mesurée dans un deuxième temps. Enfin, les chiffres inscrits dans les 3 026 déclarations sont confrontés aux données précédentes.

Carte 1 Carte des juridictions foncières en Ardenne luxembourgeoise occidentale (1766)

72Un premier obstacle provient de distorsions énormes – environ 50 % – dans un nombre respectable d’occurrences. L’explication se trouve souvent dans la formulation du système métrologique déclaré. L’on constate par exemple que le journal est censé compter 400 verges carrées et que les superficies déclarées se situent entre 0 et 199 verges carrées. Les cours de justice foncière, composées elles-mêmes de déclarants, ont bien effectué leur travail lorsque, dans le calcul des évaluations, elles ont systématiquement affecté le revenu d’un coefficient 2. En effet, dans ces localités, lorsque l’on déclarait « 1 verge », il s’agissait d’une verge de long, sous-entendu multipliée par 2 de large, soit « 2 verges carrées ».

Tableau 5 Superficies des juridictions foncières avant et après les conversions réalisées par le Comité

73Malheureusement, le piège bien involontaire, compensé par la conversion monétaire effectuée par les juridictions, ressurgit lorsque le Comité pour le dénombrement décide d’abandonner les évaluations trop disparates et susceptibles de fraudes pour uniformiser lui-même les surfaces déclarées dans la mesure commune convenue : le journal de Luxembourg, un peu moins d’un tiers d’hectare. Les employés gouvernementaux ne s’aperçoivent pas du malentendu et les données prises en compte finalement accusent une forte différence par rapport à la réalité. Ceci explique une partie des critiques. Il manque des superficies importantes, mais la faute n’incombe pas systématiquement à l’esprit de fraude invétéré des propriétaires.

74Poursuivant sur la voie du contrôle des chiffres du cadastre, il convient ensuite de défalquer les surfaces qui ne figurent pas dans les déclarations : cours d’eau, routes, bâtiments et biens domaniaux. Les aires des premiers se retrouvent aisément dans le cadastre du xix^e siècle. Quant aux domaines, ils ont été bien cartographiés au xviii^e siècle, parfois à plusieurs reprises. Leur surface est donc connue avec précision.

Tableau 6 Taux net d’enregistrement cadastral en Ardenne luxembourgeoise occidentale

75En soustrayant des surfaces totales, correctement converties en système métrique, les différents espaces non déclarés, l’on obtient un résultat honorable de 88,62 % pour des déclarations dépourvues de plans d’arpentage.

76Naturellement, rien ne permet d’extrapoler ces chiffres à tout le duché de Luxembourg. L’exercice a simplement permis de proposer une méthode simple de contrôle et de prouver qu’au moins dans cet espace choisi, les chiffres méritent considération.

Conclusions

771. La réforme fiscale introduite par ce dénombrement foncier et humain marqua un tournant dans la structure socio-juridique, mais aussi – de façon plus diffuse et plus difficilement préhensible – dans la conscience collective luxembourgeoise. La mesure des impacts économiques, démographiques, voire urbanistiques et écologiques directs et indirects requiert encore de nombreuses études avant d’être sérieusement esquissée. Mais l’on peut affirmer à présent qu’une partie de l’enquête révèle des données utilisables, à condition de les collecter à la source et de retracer le contexte régional ou local.

782. Avec la question de l’impact de la réforme, son éventuelle mutation en modèle et sa propagation hors de l’espace luxembourgeois, au-delà du seul problème de répartition équitable des charges publiques, c’est une volonté claire de pérenniser un outil gouvernemental, et à travers lui la conscience d’un État embryonnaire en plein essor qui se manifeste.

79Ce projet visait avant tout à effacer une carence béante dans les plus brefs délais. Cette modestie fut sans doute un gage de son aboutissement41. Mais la réussite n’est que partielle et sa nature foncière sérieusement édulcorée. Vieilli prématurément pour des raisons techniques, il n’en fut pas moins maintenu, copié et examiné avec curiosité durant les décennies et le régime qui suivirent.

80Ainsi, devant la cour d’appel de Liège, un procès opposa en 1865 pas moins d’une dizaine de communes revendiquant des droits d’usages forestiers dans des bois appartenant à un aristocrate liégeois, une banque anversoise et un pair du royaume d’Angleterre42. Parmi les arguments invoqués, les deux parties eurent recours aux tabelles cadastrales dressées pratiquement un siècle auparavant à l’appui de leurs prétentions. Des copies conformes en furent délivrées à la cour. Les pièces furent examinées et l’arrêt les mentionne explicitement. Bien sûr, les parties se basaient sur la partie des déclarations la moins utilisée par le Comité, mais souvent la plus riche – lorsqu’on la remplissait –, à savoir la colonne « Observations ».

813. Une dernière conclusion s’adresse davantage aux acteurs situés aux sources de la recherche. Les administrations, en qualité de producteurs d’archives, et les archivistes, comme gestionnaires de ce patrimoine, mais surtout leurs responsables budgétaires, tenaillés par des impératifs d’économie voire de rentabilité, ont tendance à privilégier la conservation des résultats obtenus par une enquête de type statistique, au prix d’une hécatombe au sein des documents intermédiaires consignant les mécanismes de fonctionnement de l’enquête.

82On le voit, ce type de recherche peut apporter quelque enseignement à nos contemporains. En matière d’archives numériques, l’on sait tout l’intérêt de conserver également les fameuses « méta données », véritables clefs de décryptage de l’agencement des signes magnétiques. Les archives statistiques, en transposant la réalité en séries chiffrées, procèdent déjà de ce même mécanisme depuis des décennies. Sans un certain nombre de documents préparatoires, la lecture des sources se désincarné, voire se falsifie.

83Le cadastre thérésien a conservé par bonheur une grande partie des documents élaborés durant les étapes transitoires. Que serait-il advenu si l’on ne possédait que les tabelles récapitulatives de l’administration centrale ? D’ailleurs, en matière de recensement de la population, la perte ou probablement l’élimination des relevés originaux laisse nombre de questions en suspens.

84Les responsables de la gestion des archives et de la mise au point des critères de tri et des tableaux d’élimination connaissent bien la problématique, lorsqu’ils ne sont pas précédés dans ces opérations par des destructions sauvages ou des négligences coupables. Il y a bien souvent déni de justice en la matière, un déni que l’histoire ne lave pas. D’ailleurs, l’histoire a-t-elle vocation à juger ou à amnistier ? Il s’agit là d’un tout autre débat.

Carte 2 Réalisations cadastrales dans les états des Habsbourg au xviiie siècle