I. PRÉSENTATION DE LA HAUTE-GUYENNE

A. La situation administrative générale

1La généralité de Haute-Guyenne2 fut créée en 1635 par démembrement de la généralité de Guyenne, ressort de la recette générale du même nom (carte 1). Elle couvrait quelque 11 000 km² et correspondait aux anciens comtés de Rouergue, capitale Rodez, de Quercy, capitale Cahors, ainsi qu’à la vicomté de Turenne, 4 000 km², enclavée dans le Quercy (carte 2). Elle se vit progressivement dotée des institutions généralement partagées par les généralités d’élections.

2Arriva en premier, dès 1635, un bureau des finances3 composé d’officiers royaux (les trésoriers de France) chargés de faire la répartition de l’impôt, à la place des états provinciaux (voir tableau récapitulatif de l’organisation administrative). C’est à eux désormais qu’était envoyé chaque année le brevet particulier des tailles concernant leur circonscription. Les membres des bureaux des finances étaient aidés dans cette tâche par les élus, membres des tribunaux d’élections, également officiers royaux, présents dans chacune des élections de la généralité et qui faisaient remonter l’information à l’organe central dans la généralité que constituait le bureau des finances.

Carte 1 Pays et régimes d’administration fiscale en 1778

3Les élus avaient précédé le bureau des finances dans la future généralité. Installés dès 1622, ces officiers n’avaient d’abord exercé que leur fonction judiciaire, prenant en charge le contentieux de l’impôt au détriment de la justice ordinaire, la sénéchaussée. Ce n’est qu’à partir du moment où les états provinciaux de Rouergue et de Quercy perdirent effectivement leur rôle dans la répartition de l’impôt, qu’ils purent exercer ce second volet de leur activité, sous la tutelle du bureau des finances.

4Le dernier arrivé fut l’intendant de la province, installé à Montauban en 1642. Prenant d’abord la présidence du bureau des finances, il finit par attirer à sa propre administration, exercée par ses propres commissaires, les subdélégués, toute compétence en matière de répartition de l’impôt entre les communautés. Vers 1650, les commissaires du roi avaient donc supplanté les officiers royaux, marginalisés sur cette question, sinon en droit, du moins en fait, et sinon personnellement, du moins en corps, comme eux-mêmes avaient marginalisé des états provinciaux qui ne furent cependant pas formellement sup primés. Les états du Rouergue se réunirent jusqu’en 1651 et ceux du Quercy jusqu’en 1673. La vicomté de Turenne, quant à elle, enclavée dans l’ancien Quercy, garda ses états et son autonomie jusqu’en 1738, date de son achat pour 4,2 millions de livres par Louis XV à Charles Godefroy de Bouillon de la Tour d’Auvergne, qui fut le dernier vicomte de Turenne.

5En même temps qu’arrivait l’intendant, la Cour des aides de Guyenne se voyait démembrée de la Haute-Guyenne. S’installait alors à Cahors, en 1642, et pour finir à Montauban en 1661 une nouvelle Cour des aides, compétente sur le contentieux fiscal, dont le ressort correspondait au territoire de la nouvelle généralité et de la généralité d’Auch, à l’exclusion de la Bigorre, du Béarn et du comté de Foix.

6La progression d’une administration monarchique plus rapprochée se fit donc en quatre temps et sur un tempo rapide – vingt ans – mais bien mesuré : élus, bureau des finances, intendant, Cour des aides.

B. La situation fiscale

7Pour autant, le régime fiscal de la généralité de Montauban ne changea pas. Elle resta de taille réelle, comme s’il suffisait à l’administration monarchique d’avoir pris le contrôle administratif et politique de l’impôt – aucune discussion quelconque désormais à venir sur le montant de l’impôt, toutes les instances représentatives ayant été marginalisées –, pour ne pas avoir besoin de changer un mode de fonctionnement socio-technique dont elle s’accommodait bien, pourvu que l’argent rentre. Établir la taille personnelle des deux tiers nord du royaume, impôt sur le revenu des personnes physiques roturières, était une « nouvelleté » impensable et impossible quand la taille réelle, impôt foncier sur la propriété des terres classées roturières, était en place depuis plusieurs siècles et correspondait à une culture socio-juridique enracinée dans le legs romain4.

8La généralité de Montauban offrit donc cette singularité, qu’elle ne partageait qu’avec le Dauphiné et une portion de la généralité d’Auch5, d’une administration de la taille réelle (et non personnelle) par des élus et des commissaires, et non par des états, comme c’était le cas dans le reste du royaume. C’était en quelque sorte le monde à l’envers. Et c’est dans ce contexte original d’une région à cheval sur deux régimes administratifs et fiscaux qu’il faut voir la question des cadastres ou compoix.

Tableau 1 Administration de la taille dans la généralité de Montauban

Carte 2 La Haute-Guyenne administrative xvii^e-xviii^e siècle

II. ENJEUX DE POUVOIR AUTOUR DES DOCUMENTS CADASTRAUX : LES COMPOIX

A. La réformation Colbert. 1664-1669

9Lors du moment de remise en ordre de marche ordinaire du royaume, sous le ministériat de Colbert, dans un contexte de paix intérieure et extérieure, la situation fiscale se présentait simplement. Pour améliorer le sort du taillable et par suite le rendement de l’impôt, il y avait deux choses à faire : diminuer l’impôt direct, ce qui fut un peu fait au conseil du roi6, et améliorer sa répartition ; ce fut la grande aventure qui dura pour certains intendants jusqu’en 1789. Pour un intendant de province, sinon pour un bureau des finances, il y avait deux problèmes distincts : la répartition de la charge fiscale entre les communautés et la répartition à l’intérieur des communautés, entre les taillables (ici les propriétaires de biens roturiers). La première question était indiscutablement de la compétence des intendants. C’était le département. La seconde leur échappait pour être uniquement du ressort des paroisses elles-mêmes, en échange de leur solidarité devant l’impôt. Mais il était tentant d’essayer d’y voir plus clair.

10Or, dans la généralité de Montauban, un intendant pouvait se réjouir des moyens d’information qui s’offraient à lui pour résoudre cette difficile question. Il pouvait envisager en effet de se servir des compoix paroissiaux, dénombrement de la propriété qui devait lui permettre des évaluations statistiques de premier ordre. L’intendant de Montauban était le seul intendant dans ce cas, puisque dans les autres pays de taille réelle, avec compoix, les états provinciaux, en charge de la répartition de l’impôt, étaient seuls plus ou moins habilités à consulter les compoix. Les intendants n’étaient donc, dans les pays d’états et sur ce plan, que des intendants de deuxième catégorie, comparés à l’autorité qui était celle de l’intendant de Montauban, en terre d’élections. Les communautés n’avaient cependant aucune intention ni à ce moment, ni avant, ni après, de laisser quiconque mettre le nez dans leurs affaires et encore moins dans leurs compoix, qu’elles considéraient comme des instruments de gestion interne. Dans un contexte de non-consentement à l’impôt, il aurait été sans nul doute très dangereux de laisser consulter les compoix par un pouvoir supérieur et demandeur. Les compoix n’auraient pu que révéler des possibilités d’imposition plus grandes, à un roi qui faisait jusque-là ses demandes à l’aveuglette, limitant ainsi par l’ignorance le montant des prélèvements qui tournait à la fin de l’Ancien Régime et au maximum aux alentours de 20 à 25 % du revenu d’un laboureur propriétaire, se livrant à une agriculture spéculative, en pays de taille personnelle7.

11Mais les Montalbanais supportaient depuis les années 1630 une part de taille singulièrement lourde, comparée aux autres généralités du royaume. En 1695, la généralité de Montauban occupait pour cet impôt le deuxième rang du royaume, juste derrière la généralité de Paris. En 1778, au moment de la mise en place de l’assemblée provinciale, elle occupe même la première place avec une taille de 6 livres 12 sols par tête, juste devant les Auvergnats de la généralité de Riom (6 livres 3 sols) et devant les Parisiens (5 livres 16 sols)8. La situation s’était encore aggravée en 17899. Cette charge extraordinaire pour une région sans moyens particulièrement signalés et qui ne bénéficiait pas pour autant d’un régime de taxes indirectes allégé (cas des Auvergnats) fut peut-être la rançon du rôle de cette région, longtemps frontière, dans les soulèvements qui agitèrent le royaume de 1559 à 165310. Guerres de religion du côté protestant, soulèvements paysans du xvi^e siècle, soulèvements anti-fiscaux des années 1630, Fronde, la Haute-Guyenne fut de tous les combats contre le roi. Elle semble donc avoir payé, au sens exact du terme, ce mauvais choix. Dans ce contexte, s’éclaire mieux la résistance qui se manifesta pendant tout l’Ancien Régime de la part des communautés à laisser voir leurs compoix.

12De fait, il existait cependant dans les compoix mêmes un moyen simple pour empêcher qui que ce soit, hormis la communauté concernée, d’en faire usage. Les compoix consistaient en effet dans un dénombrement des propriétés roturières, dénombrement accompagné d’une valeur fiscale, ou allivrement, qui servait de coefficient pour répartir la somme à payer, indiquée en livre tournois par l’intendant. Mais l’allivrement n’avait lui aucun besoin d’être établi en livre. Toute unité était recevable, superficie, livre réelle, ou livre fictive qui ne servait qu’à faire une répartition. On parlait alors de livre livrante, qui n’avait rien à voir avec la livre monétaire réelle. On trouve aujourd’hui le même système dans les copropriétés, par exemple, pour la répartition des charges communes. L’allivrement de chaque copropriétaire est évalué en millièmes et non pas en mètres carrés et encore moins en unités monétaires. « Parmi les communautés qui utilisent les livres, sols et deniers, on en trouve qui représentent par exemple les maisons par des livres, alors que d’autres les représentent par des sols, quelques unes par des deniers »11. Des unités de classement aussi vagues que « bon, moyen, médiocre » sont également utilisées. La clé de répartition était ainsi spécifique à chaque compoix et son fonctionnement jalousement gardé. Il était donc impossible, pour l’intendant, de savoir immédiatement à combien évaluer, en unité monétaire royale, les unités livrantes d’un compoix, et encore moins de comparer les compoix entre eux, surtout dans un environnement à unités de mesure multiples et variables. La même difficulté pouvait se poser aux notaires qui ne trouvaient aucun élément informatif ni en superficie, ni en valeur dans des compoix qui n’avaient jamais été conçus pour être des livres fonciers.

13Aussi, en 1664, l’intendant Claude Pellot qui devait répondre aux consignes de Colbert d’améliorer la répartition de l’impôt, ne se lança pas – c’était impossible sans une intrusion massive de l’administration fiscale – dans une prise de connaissance des facultés contributives réelles de chaque paroisse. Il fit porter son effort sur l’expression du total imposable de chaque communauté en une unité commune appelée feux ; il s’agissait là encore de feux fictifs12. La généralité valait au total 12 000 feux fiscaux (12 000 millièmes pour continuer l’image de la copropriété), alors qu’elle comptait environ 400 000 à 450 000 habitants13, soit grosso modo 100 000 feux réels, dont on imagine mal que seulement 12 % aient été taillables. Ces feux étaient divisés en 100 bélugues, et les bélugues en fractions14. On ne sait pas exactement ce que représente le feu fiscal. Mais cela n’avait pas grande importance puisqu’il s’agissait là de la clé de répartition générale de la circonscription, l’intendant adoptant pour lui-même le système qui fonctionnait à la base. Ceci facilitait considérablement le calcul arithmétique de sa propre répartition, tel un syndic de copropriété répartissant les charges de chauffage entre les millièmes. Rien ne disait cependant que les bases réelles de cette répartition étaient justes. En effet, les évaluations de base sur lesquelles étaient calés les 12 000 feux fiscaux ne furent pas revues. Si la question de l’exactitude de la répartition entre paroisses ne fut pas soulevée, toutes les parties furent cependant à peu près satisfaites : l’intendant pouvait présenter à Colbert une organisation rationnelle, sinon juste, de la répartition de l’impôt entre les communautés ; chaque paroisse savait à quoi s’attendre et avait gardé ses compoix illisibles à l’administration, et incomparables avec d’autres, en ne donnant pas le mot de passe pour y entrer. Les habitants gardaient donc intacte la maîtrise de la répartition interne à la paroisse. La solution trouvée à partir de 1727 pour rétablir une équité entre les paroisses et surtout éviter les abandons des terres dont l’imposition excédait le produit, fut le système du trop-allivré, somme levée en supplément qui était reversée aux paroisses trop chargées. Ce n’était qu’un pis-aller, et l’ensemble avait laissé cent ans plus tard de mauvais souvenirs15. Outre-Manche, Adam Smith qui avait étudié le cas de la généralité de Montauban, ne l’avait pas non plus trouvé meilleur que les autres systèmes à cadastres16. La situation était à ce point peu satisfaisante que, dès les années 1690, le président de la Cour des aides de Montauban, André de Balsa, dissuada Vauban, alors en pleine enquête préalable à son Projet de dixme royale, d’imiter le système, pourtant théoriquement séduisant, de la taille de Montauban, réelle, donc fondée sur la rationalité matérielle et explicite des compoix, et contrôlée par un intendant d’élections aux larges pouvoirs17. Il critiquait le manque de justesse des estimations cadastrales initiales, la très grande difficulté des mises à jour et l’injustice que constituait une exemption, de fait, des revenus de l’industrie18.

14Par comparaison, dans le nord de la France de taille personnelle, il était aussi difficile aux intendants d’avoir une idée des capacités réelles de chaque paroisse. Non figée par un cadastre, la situation était plus souple mais non plus aisée. Car, sans compoix, il fallait obtenir des déclarations de revenus des taillables. En quarante ans d’intendance, les intendants de Bertier de Sauvigny, père et fils, finirent par y parvenir, mais le dernier laissa sa tête au bout d’une pique en juillet 1789.

15En 1780, l’assemblée provinciale de Haute-Guyenne qui s’apprêtait à son tour à revenir sur cette question de la répartition de l’impôt, dressa un bilan historique sévère de cet épisode : « C’est donc sans aucun fondement que l’on suppose qu’il a été un véritable tarif en 1666. Il manque de sa condition essentielle puisqu’il n’a été fait aucune comparaison des forces des différentes communautés ». Les députés provinciaux pouvaient se déclarer « effrayés de la disproportion de divers allivrements, de la défectuosité du cadastre et de la funeste nécessité où se trouvait l’administration de venir au secours des communautés trop imposées par des moyens arbitraires et insuffisants »19.

B. L’intégration de la vicomté de Turenne

16En 1738, commença pour la généralité de Montauban un autre épisode tout aussi révélateur des impossibilités cadastrales de la monarchie : l’intégration au royaume de la vicomté de Turenne. Cette petite région, forte d’environ 80 000 habitants à cette date, répartis en une centaine de paroisses dont un gros tiers enclavé dans la généralité de Montauban, avait gardé grâce au prestige de ses vicomtes, les ducs de Bouillon, une autonomie fiscale presque complète à l’égard du royaume de France. Les heureux vicomtins ne connaissaient en particulier pas de taille mais s’acquittaient, à l’égard du vicomte, d’un don gratuit annuel de peu de poids. Le montant du don gratuit de 1695, retenu en 1738 par l’administration royale comme niveau moyen de référence, était de 35 000 livres, quand la première taille introduite en vicomté avec son corollaire, la capitation, fut fixée par le contrôleur général des finances Orry à quasiment 160 000 livres, principal et accessoires, soit une augmentation de plus de 350 %20. Arriva aussi en 1739 toute une série d’indirects : contrôle des actes, insinuations, franc fief, droits de scel, etc. Après ce cadeau de Joyeuse Entrée, si l’on peut dire, le montant du prélèvement monarchique resta ensuite assez stable dans la fin du siècle. À partir de 1745, apparaît cependant un contentieux croissant devant la Cour des aides de Montauban contre les inégalités de répartition de la taille entre les communautés de la vicomté, fait dont on commença à s’inquiéter quand l’impôt devint plus sérieux. La Cour des aides prescrivit alors un cadastre général, puisque personne ne savait trop comment était répartie la taille en vicomté21. On en reparla à l’occasion du projet de cadastre général du royaume du contrôleur général Bertin en 1763, mais les premières vélléités d’application n’apparurent vraiment qu’en 1780 avec les initiatives cadastrales de la toute nouvelle assemblée provinciale. Les 42 communautés vicomtines relevant de la Haute-Guyenne, mises au pied du mur cadastral, firent alors marche arrière et demandèrent à l’assemblée provinciale de ne faire aucun changement à leur situation, et surtout de n’y point entreprendre la confection ou la réfection de quelque cadastre que ce soit, requête à laquelle accéda l’Assemblée, le 13 octobre 178222.

17En effet, malgré les 350 % d’augmentation de 1738, la situation des vicomtins restait des plus favorables par rapport à celles des « vieux taillables » de la généralité. Les 160 000 livres du contrôleur général Orry ne faisaient guère que deux livres par vicomtin, montant fixe, quand les autres Montalbanais portaient plus de 6 livres par tête, sujets à augmentation. L’ingénieur Richeprey, envoyé par l’assemblée provinciale en tournée d’inspection préalable au cadastre dans la généralité, observait : « elle [la vicomté de Turenne] a des usages et des privilèges qui lui sont particuliers, et ne contribue qu’à la taille du second brevet, aux dépenses du quartier d’hiver et aux frais de milice. Le principal privilège est de ne souffrir aucune variation relative aux impositions de la taille et des accessoires »23. À Saint-Céré, en vicomté, les habitants précisaient qu’avant de traiter les besoins de leur communauté, il était essentiel de connaître les principes qui dirigeaient la répartition de la taille dans la Vicomté. Les mêmes, toujours selon Richeprey, préféraient « encore plus de troubles, plus de confusions et une répartition plus inexacte que l’abandon des privilèges dont ils jouissent »24. Les habitants, pour ne pas avoir l’air d’être trop à l’aise, se plaignirent alors du vingtième « disant qu’il n’est pas juste de dire que le Vingtième doit être plus fort dans la vicomté parce qu’elle est moins chargée de taille »25.

C. Le cadastre général de l’assemblée provinciale. 1779-1789

18Faisant assez facilement son deuil d’une intervention dans la petite vicomté dont les deux tiers relevaient en outre de la généralité de Limoges26, l’assemblée provinciale de Haute-Guyenne eut cependant à cœur de mener à bien dans le reste de la généralité l’œuvre d’amélioration de la répartition de l’impôt pour laquelle elle avait été mise en place.

1. Ce qu’est l’assemblée provinciale

19Cette institution, qui rompait avec la centralisation des pouvoirs financiers en pays d’élections en œuvre depuis Richelieu au moins, devait non seulement, selon les vues du ministère et de Necker en particulier, avoir un heureux résultat technique mais aussi obtenir un meilleur consensus politique autour de l’impôt. L’affaire était d’importance qui réalisait une opération de réévaluation des pouvoirs locaux et corps intermédiaires. Symboliquement, l’assemblée provinciale de Haute-Guyenne choisit de s’établir à Villefranche-de-Rouergue, ville où s’étaient réunis les derniers états de cette province. Ce choix marquait ainsi dans l’espace la distance que la nouvelle institution entendait prendre vis-à-vis de l’intendant, installé quant à lui à Montauban.

20Les limites de l’initiative n’en étaient pas moins nettes, qui allaient influer sur le sort des projets cadastraux. D’une part, cette assemblée était tout sauf véritablement représentative, la monarchie hésitant à prendre le risque, tout à fait réel comme on le vit en 1789, d’une consultation démocratique du pays. Ainsi le voit-on dès l’acte de naissance de l’assemblée de Haute-Guyenne. L’arrêt du conseil du roi de 1779 établissait en effet qu’elle serait « composée de dix membres du clergé, de seize gentilshommes propriétaires et de vingt-six membres du tiers état, tant députés des villes que propriétaires des campagnes »27. La moitié de la première assemblée, soit les seize premiers membres, quatre évêques, cinq nobles et sept représentants du tiers état étaient nommés par le roi. Ces seize premiers membres cooptaient à leur tour les seize suivants parmi les personnes sorties d’un suffrage à deux niveaux. D’autre part, n’étaient laissés à l’assemblée que des pouvoirs de gestion, au premier rang desquels la répartition de l’impôt, ce qui n’était pas rien, d’où les cadastres, mais aucun pouvoir de décision, et surtout pas une manière de consentement à l’impôt, dont la fixation, en l’absence d’états généraux, restait toujours monopole de la souveraineté royale. Si le droit de suggestion était ouvert, ce qui n’était pas rien non plus, la mise à exécution de tout projet administratif était soumise à autorisation de Versailles28.

21Ces limites posées, l’activité de l’assemblée provinciale de Haute-Guyenne, inaugurée solennellement en 1779, fut réelle. Elle se réunit biannuellement en session d’une durée d’un mois (maximum), comme prévu, en 1780, 1782, 1784 et 1786. La session de 1788 fut annulée pour cause de convocation des états généraux. Elle se pourvut de quatre bureaux spécialisés fonctionnant en même temps que les assemblées, bureaux dévolus aux impositions, aux chemins, aux règlements et aux questions extraordinaires. Entre les sessions, ouvertes et closes par l’intendant de la généralité, le suivi de l’activité était assuré par un bureau, ou commission intermédiaire, permanent. Ce bureau, véritable exécutif de l’assemblée, comptait sept membres pris dans l’assemblée provinciale, deux par ordre et l’évêque de Rodez, président né de l’assemblée provinciale, qui avait voix prépondérante.

2. Le projet de refonte des cadastres

22Comme dans les autres assemblées provinciales29, la première préoccupation de l’assemblée de Haute-Guyenne fut de se pencher sur la répartition de la taille, principal impôt direct de la monarchie, dont la gestion entrait dans ses compétences. La démarche partait d’un souci minimal de réactualiser les bases de la répartition, bases qui consistaient en deux éléments, à l’échelon local, les compoix qui réglaient la quote-part de chaque propriétaire à l’intérieur d’une communauté, et à l’échelon provincial, le tarif de 1669 qui attribuait à chaque communauté sa quote-part dans la cotisation provinciale.

L’opposition de la Cour des aides

23Avant qu’il se soit passé quoi que ce soit, la Cour des aides de Montauban manifesta son hostilité au projet de refonte des cadastres. Le problème qu’elle y voyait n’était pas tant fiscal que politique. L’initiative de l’assemblée provinciale passait en effet aux yeux des magistrats pour une usurpation de leurs propres prérogatives. Laisser faire était continuer sur la pente du déclin de leur activité. Le contentieux des tailles constituait l’essentiel de l’activité de la cour, et ce contentieux, déjà plus rare structurellement en pays de taille réelle qu’en pays de taille personnelle à cause de la présence des cadastres, était en voie de raréfaction30. Les petites dimensions et la jeunesse de la cour permettaient en outre à ses membres d’imaginer sans peine les risques de la marginalisation31. La Cour des aides entendait donc garder un contrôle entier sur les questions cadastrales, autorisation de confection ou de réfection. Sa ligne de conduite fut de s’opposer à toute décision sur ce sujet ne venant pas d’elle, en s’appuyant sur l’arrêt qu’elle avait rendu le 30 mars 1719, qui lui attribuait toute compétence, à l’exclusion nommément des élus32. Elle craignait aussi de voir se constituer une filière contentieuse conduisant de l’assemblée provinciale au conseil du roi qui lui aurait échappé, comme lui échappait la filière qui conduisait de l’intendant au conseil du roi pour le vingtième ou pour les cotes d’office des rôles de taille, en pays de taille personnelle. La cour de Montauban n’était pas isolée dans cette façon de voir les choses. Toutes les cours souveraines étaient hostiles à ce type de projet où elles voyaient se développer une administration soit par commissaire, soit par assemblée, mais en tout cas en dehors d’elles. À Montauban, l’enregistrement des lettres patentes de 1780 fut donc l’occasion de le faire savoir et de prendre la défense du tarif de 1669 et des anciens cadastres33.

Les objectifs

24Le roi trancha dans le même sens qu’en 1666. Il rappela que la compétence de la cour ne concernait que les cadastres des communautés, tandis que celle de l’assemblée provinciale, héritée de l’intendant, concernait le tarif provincial34. Il était donc clair que lorsque par les lettres patentes du 10 juin 1780, le roi accepta le projet de réfection des cadastres, en le limitant aux communautés dont l’allivrement excédait d’au moins un tiers le taux commun d’allivrement des autres communautés de la généralité, n’était en jeu, une nouvelle fois et comme sous Colbert, que le tarif provincial, le seul qui importait vraiment à l’administration. Cette fois-ci, cependant, l’assemblée avait bien l’intention de refaire véritablement ce tarif en le réglant sur une campagne d’arpentage générale, quand l’intendant Pellot s’était contenté de caler son tarif sur la situation existante. Tels étaient les objectifs premiers qui devaient vite être revus à la baisse.

25En effet, comme la consigne du roi était de ne traiter que les paroisses surimposées, il n’était déjà plus question de reprendre la péréquation pour toute la généralité, comme le faisait à la même époque l’intendant de Paris Bertier de Sauvigny. Mais comment entendre la surimposition ? S’agissait-il d’une surimposition par rapport aux capacités des paroisses ? Point du tout : il s’agissait d’une surimposition par rapport au taux moyen d’imposition. Et comment était établi ce taux ? En faisant une moyenne arithmétique de l’imposition supportée par les différents types de sols de la généralité, ainsi que l’expliquait le bureau des tailles de l’assemblée provinciale le 10 septembre 1780. Le serpent se mordait donc la queue. Comme en 1666, c’était la situation de fait qui faisait référence, sans que celle-ci soit mise en cause35.

26L’Académie des sciences, à laquelle avait été envoyé le projet pour avis sur diverses méthodes de calcul, de mesurage et d’estimation, s’était pourtant prononcée en faveur d’une autre manière de déterminer le taux moyen et donc la surimposition. Condorcet, rapporteur de l’avis, donna des indications simples pour repérer une paroisse moyenne qui pourrait servir de référence. Il fallait choisir une paroisse qui ne s’était jamais plainte ou peu, n’avait jamais demandé de secours, n’avait jamais connu d’abandon de terres et pratiquait des prix de vente du foncier analogues à ceux du voisinage ; une surcotation de ses terres aurait en effet signé une sous-imposition des plus attractives36.

27Le bureau des tailles reconnaissait d’ailleurs la faiblesse de son système mais affirmait que « la vérification du fait [réglerait] provisoirement37 le taux d’imposition que doit supporter l’arpent de chaque nature de bien », en attendant la réfection de chaque compoix particulier aux normes de la table d’évaluation générale des biens fonds mises au point par l’assemblée provinciale. Alors seulement une nouvelle péréquation serait possible, en fonction de la valeur réelle des sols. Le système, dans son entier, tel qu’il avait été conçu par Jean-François Henry de Richeprey, ingénieur géographe d’expérience38, recruté par l’assemblée provinciale, s’organisait donc en quatre étapes :

1. Réalisation d’une table d’estimation des différents types de sols.

2. Détermination arithmétique du taux moyen d’imposition des paroisses (critères fiscaux).

3. Correctif provisoire des surimpositions, après arpentage parcellaire des paroisses concernées.

4. Réfection générale des compoix particuliers par arpentage parcellaire systématique sur la base de la table d’estimation.

5. Reprise de la péréquation générale sur des critères réels.

28Pour atteindre l’ensemble de ces objectifs, Richeprey préconisa l’installation d’une école de géomètres qui formerait l’ensemble des hommes de l’art. La précision des relevés, réalisés à la planchette, devait imposer leur autorité. Là encore, l’Académie des sciences, consultée sur les méthodes de mesurage, préconisa la simplicité. Entre la mesure, en plan horizontal ou en développement, elle se prononçait pour la première, la plus simple. En effet, « dans l’opération du cadastre, la mesure des propriétés n’étant qu’un préliminaire de leur estimation, la principale raison qu’on apportait en faveur de la méthode de développement (c’est-à-dire la supériorité de produit des terrains inclinés sur les terrains horizontaux qui ont une base égale) ne peut avoir ici aucune application »39. L’école ouvrit en 1781 à Cahors, ville dont l’ancienne université connaissait alors un déclin accéléré et fort heureuse d’accueillir le nouvel établissement40. La première promotion, soit onze ingénieurs géomètres, commença le travail dès 1782 dans le cadre d’un stage pratique, leur scolarité n’étant pas encore achevée.

3. Réalisation

29Les première et seconde étapes, constitution de la table d’estimation de la valeur des sols, et recherche du taux moyen d’imposition, prirent deux ans, jusqu’en 1784. Elles se firent, logiquement, sans aucune contestation, car elles ne concernaient précisément personne. La même chose était vérifiée à peu près à la même date dans sa généralité par l’intendant de Paris, Bertier de Sauvigny, le fils. Richeprey suivit les conseils de l’Académie des sciences qui recommandait de multiplier les classes de terres et de tarifs d’estimation pour éviter des effets de palier trop importants41. Il retint ainsi un échantillon de 18 types de sols gradués en 30 qualités possibles, soit 540 valeurs de référence (voir planche 1). L’analyse fut véritablement agronomique et pédologique. La valeur vénale ou locative des fonds, établie d’après les actes de vente ou les baux, ne fut retenue que comme élément d’information, destiné à alerter sur des anomalies à vérifier, compte tenu des circonstances par trop locales et personnelles qui pouvaient peser sur ce type de contrat. Pour endormir la résistance toujours à prévoir des propriétaires, Condorcet conseillait de donner à chaque classe le nom de la valeur la plus basse qu’elle comportait. Les propriétaires de cette classe étant alors majoritairement au-dessus de cette valeur, seraient moins enclins à protester42.

30La troisième étape, à partir de 1785, celle du parcellaire, fut moins facile. C’est là qu’était nécessaire un personnel en nombre ; c’est là aussi que se trouvaient les coûts les plus importants. Dans la généralité de Montauban comme dans celle de Paris, ils avaient été mis à la charge des contribuables, qui n’étaient pas toujours d’accord pour payer ce qu’ils considéraient comme un dysfonctionnement de l’administration. C’est là enfin qu’étaient dévoilées les situations individuelles. Aussi à Cassagnes-Bégonhès, les consuls refusèrent tout net non seulement de payer mais aussi de laisser continuer l’opération. C’est donc « à la sollicitation générale des propriétaires » que la commission intermédiaire suspendit les travaux43.

31Quant à la quatrième étape, la reprise de la péréquation générale, sur la base d’un cadastre systématisé, elle ne fut jamais abordée, bloquée par l’arrêt du conseil du roi dès le départ.

32Au final, en 1789, sur 1 004 communautés, 95 paroisses seulement virent leur cas soulevé, soit 9,5 %, comme étant potentiellement sur-allivrées. Les relevés topographiques et l’examen fiscal étaient terminés pour 21 seulement, 12 en Rouergue et 9 en Quercy, dont 15 obtinrent une réduction de leur allivrement dans le tarif provincial et 6 restèrent en l’état. À Saint-Vensa (aujourd’hui Sanvensa) et Four-Saint-Vensa, dont l’examen avait été engagé, les habitants demandèrent la suspension des opérations par crainte d’une augmentation de leur allivrement44. Le travail déboucha donc sur une amélioration pour le moins marginale du tarif provincial. De surcroît, l’achèvement des opérations de relevé et d’allivrement ne signifiait pas pour autant la confection d’un nouveau cadastre. On pouvait en rester au stade de la production de documents correctifs pour l’usage de l’administration provinciale dans son établissement du tarif – but explicite de la campagne – sans passer à la confection d’un nouveau compoix, document d’une autre nature, qui devait être demandé par les communautés et autorisé par la Cour des aides. La rédaction étant de surcroît aux frais des dites communautés, on comprend qu’il y ait eu peu d’enthousiasme à faire entreprendre un document qui, rédigé aux normes fixées par Richeprey, notamment avec double transcription des résultats, en mesure de Paris, qui servait de mesure commune, et en mesure locale, le rendait lisible à l’administration et en faisait un vecteur potentiel d’une augmentation de taille. Seules les paroisses de Boisse, Lincou et Laroque-Bouillac qui venaient justement de faire diminuer leur quote-part dans le tarif provincial, décidèrent d’utiliser le travail des ingénieurs géomètres pour faire un nouveau cadastre où était donc révisé et explicité en sols et livres tournois, arpents et perches de Paris, l’allivrement de chaque propriétaire roturier de la paroisse (planches 2, 3, 4). Ce nouveau compoix, le dernier à avoir reçu sanction légale de la Cour des aides de Montauban, fut approuvé par délibération municipale du 11 juin 1789. Par suite de la Révolution et de l’égalité fiscale décidée lors de la nuit du 4 août, la municipalité décidait enfin, par une nouvelle délibération du 13 décembre 1789, de la confection d’un compoix des biens nobles qui compléterait le tout nouveau registre45.

Conclusion

33La campagne de réfection du tarif provincial voulue par l’assemblée de Haute-Guyenne se solda donc par de très maigres résultats. Personne d’ailleurs, hormis l’ingénieur Richeprey qui voyait la beauté de la réalisation technique, n’était vraiment convaincu de la démarche.

34Que ferait-on si l’on trouvait un nombre important de communautés surchargées ? Était-il envisageable de surcharger les autres, déjà lourdement taxées ? Il n’était pas du ressort de l’assemblée de négocier une baisse générale de taille. Et le roi ne serait certes pas satisfait de la tournure de l’opération. C’est pourquoi l’assemblée prit cette décision étonnante de relever le seuil jugé normal d’allivrement pour ne pas avoir trop de communautés à alléger46. Elle avouait donc immédiatement le peu de sens de sa démarche.

35Les communautés n’étaient pas non plus enthousiasmées de laisser faire un parcellaire normé qui les mettrait à la merci d’une administration royale, non filtrée par des états provinciaux, car l’assemblée de Haute-Guyenne ne pouvait certes pas être tenue pour tels. Son processus de nomination ne faisait d’elle qu’une extension de la main du conseil du roi. À ses quatre doigts qu’étaient, en ordre d’arrivée, les élus, le bureau des finances, l’intendant et l’assemblée provinciale, fallait-il en ajouter un cinquième avec un parcellaire dévoilé ? Les communautés montalbanaises répondirent par un silence assourdissant. Le véritable problème était sans doute dans le trop-imposé général de cette province. C’est sans doute lui qui était à l’origine des récriminations des communautés et il était ainsi illusoire de chercher une solution dans l’amélioration de la répartition provinciale. De façon générale, les communautés de la généralité de Montauban voulaient toutes payer moins, et pas mieux. Or, le parcellaire risquait de les conduire à payer plus. C’est sans doute ce même diagnostic qui avait conduit Turgot, quand il était intendant du Limousin voisin, à ajourner sine die un cadastre parcellaire qu’il avait pourtant annoncé à grand bruit. Lui aussi en était resté aux travaux préparatoires d’estimation du rapport des sols47.

36À tout prendre, il aurait mieux valu pour l’assemblée se contenter d’un cadastre par masse de culture des biens roturiers. Ainsi auraient été saisies les capacités globales des paroisses, qui auraient servi de base à l’établissement d’un tarif provincial bien réglé, ajusté annuellement par un marc la livre au montant exact demandé par le roi, en cas de variation. Le parcellaire aurait répertorié pour les exclure les biens nobles. La méthode aurait suscité moins de résistance de la population et une moindre débauche de main-d’œuvre et de temps qu’un parcellaire général. Il aurait fallu sérier les problèmes, comme le faisait au même moment l’intendant de Paris, et ne pas courir deux lièvres à la fois pour n’en attraper aucun, qui n’étaient pas du même registre, la répartition provinciale – qui fut bien améliorée du point de vue de l’intendant de Paris, ce dont les taillables ne lui surent aucun gré – et la répartition intracommunautaire48. Mais cet abandon était-il pensable pour une assemblée subjuguée sans doute par la présence, à côté d’elle, de documents aussi importants que les compoix, inconnus dans tous les autres pays d’élections, et dont la maîtrise lui ouvrait des champs d’action immenses, ce qu’avait bien compris la Cour des aides. Faisons leur place aussi aux propositions d’expertises réalisées par des ingénieurs géographes, soucieux de perfection technique mais peu conscients, peut-être, des enjeux politiques. La démarche de Richeprey offre ainsi l’exemple parfait de l’inadéquation de la procédure à la situation. Les compoix n’étaient pas pour l’assemblée provinciale, comme ils n’avaient pas été pour l’intendant Pellot en 1664. L’assemblée ne put ni les réviser, ni faire son propre parcellaire. La carpe ne put pas se marier avec le lapin, du temps de la monarchie. Les noces attendirent la Révolution française et ses principes de liberté, égalité, fraternité. Les communautés, à Conques, à Lincou, à Pons, devenues souveraines et maîtresses du montant de l’impôt par le truchement de leurs députés, ressortirent alors des placards les travaux sans suite de l’assemblée provinciale pour les faire servir au cadastre de l’assemblée constituante49. Autres temps, autres mœurs.

Planche 1 Extrait de la table d’estimation des fonds. 16^e degré, prés de 37 livres

Planche 2 Cadastre de Boisse, 1789. Carte d’assemblage avec base, triangulations et découpage en feuilles

Planche 3 Cadastre de Boisse, 1789. Extrait du premier cahier de topographie