1Dans l’esprit des réformateurs français du XVIII^e siècle, une véritable réforme fiscale supposait une remise en cause des règles politiques de répartition. Ce fut vrai au temps de Fénelon et de son projet de gouvernement, comme au temps du contrôleur général Bertin, qui envisagea, pour mettre en œuvre le cadastre général, de confier la répartition des impôts à des corps municipaux. Pour tous, il s’agissait d’une même et unique réforme, comprenant deux volets, l’un fiscal, l’autre institutionnel. Les écrits du marquis de Mirabeau en particulier, largement diffusés dans les années 1750, avaient convaincu les lecteurs de cette étroite imbrication et de la nécessité, pour qui souhaitait rationaliser le prélèvement fiscal, de faire appel aux corps intermédiaires. Cette idée fut encore confirmée par les expériences étrangères, et notamment celle entreprise dans les États du Milanais. La réforme du cadastre était donc perçue d’emblée comme une réforme politique.

2En France, deux cas de figure se présentaient. Dans les pays d’états, le gouvernement pouvait s’appuyer sur des assemblées déjà formées, susceptibles de relayer la réforme à l’échelle provinciale. Dans la mesure où le projet du gouvernement ne visait pas la suppression des privilèges, mais plutôt l’amélioration de la répartition de la taille entre les roturiers, il pouvait espérer la participation active des états provinciaux. Dans les pays d’élections, le pouvoir central ne pouvait guère compter que sur ses commissaires, très mal perçus, et dut finalement envisager un système de lestage représentatif des intendants en formant des assemblées provinciales.

I. EN PAYS D’ÉTATS

3Hormis la Bourgogne, les provinces d’états présentaient une particularité majeure : leur fiscalité était réelle et reposait sur des documents descriptifs anciens. Trois groupes de provinces disposaient d’évaluations quantifiées des exploitations à l’époque moderne, avant les réformes cadastrales du XVIII^e siècle. D’abord, les provinces dont le droit coutumier était encore imprégné de principes romains, concernant notamment le statut de la propriété. Le Languedoc et la Provence, héritières de la Gaule narbonnaise, constituaient ainsi des provinces de taille réelle et possédaient des évaluations cadastrales pour asseoir l’impôt. Le Dauphiné s’apparentait à la même famille juridique. Les pays de montagne notamment, le Briançonnais, l’Embrunais et le Gapençais, avaient été anciennement cadastrés. Néanmoins, il fallut attendre l’arbitrage de la monarchie dans un procès opposant les villes et le plat pays pour que cette province recouvre pleinement, par les arrêts du 31 mai 1634 et 24 octobre 1639, sa tradition de pays de taille réelle1. Au Nord, les provinces conquises sur les Pays-Bas espagnols, Artois, Flandre, Hainaut, constituaient également des pays de taille réelle. L’impôt direct y était prélevé selon une proportion, centième ou vingtième, de la valeur des biens-fonds encadastrés au XVI^e siècle, d’abord au temps de Marie de Hongrie (1542-1543), puis au temps du duc d’Albe pour les centièmes (1569). Un troisième groupe peut être identifié : il s’agit des circonscriptions financières du sud-ouest, les généralités de Montauban, et plus tard d’Auch. On y trouvait des pays d’élections, tous de taille réelle, et des pays d’états, comme le Béarn, dont le cadastre, révisé en 1644 et 1656, servait de base à la répartition communale. En Basse-Navarre, la taille réelle taxait tous les biens ruraux également. À ce groupe, il faut adjoindre les élections d’Agen et de Condom qui ressortissaient à la généralité de Bordeaux et adoptèrent la taille réelle sur injonction ministérielle.

4Ces provinces possédaient donc des documents descriptifs anciens, qui avaient l’avantage d’intégrer les propriétés nobles. C’était là une deuxième particularité sur laquelle insistaient beaucoup les membres des états pour faire valoir leur « juste » gouvernement. Le régime languedocien, par exemple, connut une renommée exceptionnelle, précisément au moment où les projets de réforme se multiplièrent en France. Fénelon le prit pour modèle dans ses écrits politiques. Pour le prélat, les états du Languedoc constituaient une administration juste, dont le système fiscal, abouti, pesait avec modération sur le pauvre peuple. De son côté, le marquis d’Argenson jugea que ces états étaient « les plus soigneux du bien public »2. Claude Dupin considéra en 1745 que le Languedoc avait « le règlement le meilleur et le plus avantageux à l’intérêt commun »3. Plus tard, Mirabeau fit également l’éloge de cette province. On admirait l’emboîtement pyramidal des cadastres, qui fut encore décrit avec force détails dans le répertoire de Guyot4. Pourtant, les administrateurs provinciaux n’avaient guère pris soin d’actualiser leurs cadastres et les cotes de taille des pays d’états présentaient entre elles autant d’inégalité qu’ailleurs. En Languedoc, on avouait même, en 1745, que rien ne pouvait être entrepris avant que d’autres tâches, jugées plus urgentes, n’aient été réglées :

« Lorsque le travail sera achevé sur tout par rapport aux dettes, dépenses ordinaires, biens patrimoniaux et reddition des comptes, on s’appliquera à ce qui concerne les biens abandonnez, l’état des compoix et des archives des communautés, ces articles, quoique très importants, ayant été réservez pour les dernières opérations de la commission5. »

5L’opinion publique ignorait naturellement ces subtilités administratives et toute la force des corps intermédiaires fut d’avoir réussi, malgré la lenteur de leur administration, à faire croire qu’elle était néanmoins la meilleure. Seuls les intendants nommés en pays d’états se rendaient compte de l’impéritie locale. En 1764, Caumartin, intendant de Flandre et d’Artois, dénonçait la manière dont les privilégiés avaient substitué leurs propres cadastres particuliers à la matrice générale de la province :

« La matrice du cadastre s’étant trouvée usée et indéchiffrable par la vétusté, un certain nombre de seigneurs ou propriétaires qui en avoient eu connaissance, étant entré dans l’administration, ont fait des cadastres particuliers pour leurs terres en assez grand nombre, de la fausseté desquels ils n’ont pu etre convaincues, quoiqu’elle fut évidente, leurs terres s’étant trouvées taxées par les nouveaux cadastres à raison de 5 sols par arpent pour le centième, tandis que les autres sont restées à 30 sols par arpent6. »

6Dix ans plus tard, l’intendant de Montpellier, Saint-Priest, était tout aussi lucide sur les compoix languedociens :

« Il y a très longtemps que j’entends des plaintes sur l’inégalité des répartitions des impositions, et que je les crois fondées. On conçoit d’ailleurs aisément qu’un cadastre fait environ l’an 1500 ne peut qu’être très fautif en 1774... Les conséquences à tirer de ces vérités est qu’il faut faire un nouveau cadastre7. »

7Se prévaloir de la réalité de la taille pour ne rien entreprendre était tentant pour les états. Cependant, au fur et à mesure que l’évidence de l’injustice fiscale s’imposait dans les provinces, les administrateurs, fussent-ils d’états, ne purent demeurer complètement inactifs. Il fallut agir. En Artois, les administrateurs finirent par reconnaître eux-mêmes leur incurie :

« L’on a toujours pensé qu’il ne fallait pas toucher aux cahiers de centième, mais on ose le dire, c’est une erreur et une erreur très grande... Dans toutes les provinces où les impositions réelles ont lieu, les cadastres ont été renouvelés tous les dix ou vingt ans. Il serait mesme à désirer qu’ils le fassent plus souvent... Dans l’état des choses, il n’est pas possible que la justice distributive et proportionnelle qui doit régner dans les impositions soit observée. L’un paye tout, tandis que l’autre ne paye rien8. »
« Cette partie de l’administration des États qui est la plus importante a été la moins suivie. On fait payer aux pauvres au delà de leurs impositions, c’est ce qui a été reconnu depuis nombre d’années et particulièrement depuis l’abonnement des vingtièmes9. »

8Les « calomnies » et les « impressions fâcheuses que les ennemis de l’administration cherchèrent à répandre »10 eurent donc raison de leur attentisme.

9La dernière spécificité des provinces d’états tenait, bien évidemment, à leur autonomie administrative. S’il fallait agir, alors cela ne pouvait être que sous l’égide des états eux-mêmes. Dominés par les ordres privilégiés, ils s’engagèrent dans la réforme avec lenteur, pressés par le tiers état. En 1760, les baillis de Flandre wallonne, tout en reconnaissant la nécessité de refaire les rôles, se demandaient quelle démarche suivre : « Continuera-t-on le redressement du cahier ou suivra-t-on les rolles de XX^e ? »11 En Languedoc, un premier mémoire du dénommé Serres, géomètre de la ville d’Alais, avait été reçu par les états en 1762. Dans ce mémoire, le mathématicien exposait une méthode utile pour confectionner et perfectionner les cadastres à l’aide de tables de triangles. Cette méthode présentait l’avantage d’être utilisée par tous, y compris les arpenteurs les moins intelligents, et avait reçu le certificat de la Société royale des sciences de Montpellier12. En Artois, le député ordinaire du tiers état, Joseph Ignace Gosse d’Ostrel, supervisait un projet de réfection du cadastre, achevé avant même la déclaration d’avril 176313. En Bourgogne, le parti des réformateurs fiscaux était à l’œuvre depuis près de quinze ans lorsque la déclaration de Bertin fut reçue14...

10Dans ces conditions, le gouvernement pouvait espérer trouver dans ces provinces des hommes de bonne volonté pour engager la réforme. Il s’appuya sur les intendants certes, et sur les administrateurs éclairés des états : Gosse d’Ostrel, dont le mémoire était conservé dans les bureaux du contrôle général depuis 1761, pour l’Artois, le secrétaire des états, Varenne de Béost, célèbre avocat du parlement de Dijon qui passait pour un physiocrate, pour la Bourgogne, le syndic général Joubert, pour le Languedoc... C’était oublier cependant que ces hommes, pour éclairés qu’ils étaient, dépendaient de leurs commettants. Tandis que les bureaux ministériels œuvraient donc pour trouver des interlocuteurs valables, les commissaires du roi en province présentaient de façon édulcorée la réforme aux assemblées. À Montpellier, les commissaires déclarèrent que le roi attendait des états « qu’ils lui communiquent des vues sages et utiles sur des objets aussi intéressants que ceux dont il s’agit et nommément sur ce qui peut avoir rapport à la forme et à la confection et perfection des cadastres »15. Les états délibérèrent en conséquence de former une commission extraordinaire pour « travailler assidûment toute l’année à rassembler les éclaircissements nécessaires »16. La réforme des vieux cadastres était lancée. Voyons à quoi elle aboutit à travers les exemples artésien et languedocien.

II. LA RÉFORME ARTÉSIENNE

11Les députés ordinaires s’attelèrent à la réforme en s’appuyant sur les conseils de Gosse d’Ostrel. Le 26 octobre 1767, ils résolurent d’achever la confection du nouveau cadastre en fixant les revenus des biens-fonds à l’aide des déclarations des deux principaux fermiers de chaque paroisse. Le plan de cadastre fut définitivement adopté en 176917. Les gens de loi furent sollicités pour établir, à partir de ce plan, un projet de répartition de l’imposition que les députés ordinaires se proposaient de rectifier ensuite, s’il y avait lieu. Dans chaque communauté, trois syndics, pour les trois classes d’habitants, furent nommés, chargés de compiler les déclarations de biens, de calculer la nouvelle répartition à partir de ces déclarations, d’afficher le tableau obtenu pendant cinq dimanches de suite à la porte de l’église paroissiale, de recevoir les plaintes éventuelles. Tous les tableaux furent déposés au greffe des états, mais ne furent appliqués que pendant un an. Il s’éleva en effet « un cry général de la part des propriétaires des terres »18 qui formèrent une requête contre le nouveau cadastre. Il fallut attendre l’année 1776 pour voir les opérations se poursuivre. À cette date, les états reprirent le projet de réfection là où ils l’avaient laissé, en s’appuyant cette fois-ci non sur les gens de loi, réticents, mais sur les collecteurs, astreints à déposer un double des rôles au greffe19. Les vieux tarifs des terres établis selon les placards de 1569 furent donc abandonnés. Surtout, l’on supprima les blocs de parcelles et l’on détailla par individu les terres imposées : le centième prenait enfin, par l’ordonnance du 3 février 177920, la voie de la taille tarifée. L’opération de réfection fut achevée en 1786.

12En conséquence de cette réforme, les membres des deux premiers ordres durent fournir des déclarations21. Alors que jusque-là, les privilégiés s’abstenaient d’informer l’administration de la nature de leurs biens, confondant ceux qu’ils donnaient à ferme avec ceux qu’ils exploitaient par leurs mains22, ils se virent pressés par les administrateurs de fournir les certificats aux collecteurs. Par ailleurs, les députés ordinaires rappelèrent à cette occasion que les remises ne devenaient possibles, « qu’autant qu’ils en feront ramener et déposer les fruits dans le lieu où ils résideront pendant la plus grande partie de l’année »23. Cette disposition, contenue dans le règlement de 1669, ne pouvait donc s’appliquer aux récoltes destinées à la vente. Enfin, aucune remise n’était prévue pour les forêts et les bois vendus sur pied. Ces quelques mesures, somme toute modestes, ne faisaient guère que se référer aux textes antérieurs. Le règlement du 14 décembre 1782 les résuma et fut mis à exécution, limitant les privilèges des deux premiers ordres. La noblesse jugea comme « une précaution injurieuse »24 la nécessité de déclarer ses biens au greffe des états et aux collecteurs. Elle évoqua mal à propos le surcoût que risquait d’engendrer la vérification de ces déclarations par les députés aux comptes généraux. Elle en appela à la liberté de vendre son bien propre. Enfin, elle dénonça l’injustice par rapport aux propriétaires urbains qui pouvaient obtenir des remises sur les maisons qu’ils louaient. Le tiers état, en revanche, jugea que la noblesse et le clergé devaient se soumettre et déclarer précisément les lieux où ils résidaient, les immeubles concernés, les fruits des biens ramenés dans les lieux de résidence25. Pour échapper à ces contrôles, la noblesse proposa alors de substituer à l’exemption des centièmes les remises dont elle bénéficiait sur les boissons, espérant ainsi échapper à la rigueur de l’impôt direct. Ce fût en vain.

13Au final, la réforme cadastrale artésienne améliora surtout la répartition au sein de chaque communauté. Elle ne revint pas cependant sur l’allégement fiscal accordé sur les biens que les privilégiés exploitaient par leurs mains. Sur ce point, elle se contenta de limiter la fraude fiscale par le contrôle des déclarations.

III. L’ÉCHEC LANGUEDOCIEN

14Le premier mouvement des états, pour répondre à la demande du roi formulée en 1763, fut de rendre public l’ouvrage du géomètre Serres et d’accorder à ce dernier une gratification de 1 000 livres26. À vrai dire, les états furent moins inquiétés par l’édit d’avril que par la déclaration du 21 novembre. Comme l’ajustement montré Joël Félix, la déclaration du 21 novembre ne signifiait pas l’abandon du projet de cadastre général, mais plutôt la perspective d’une participation des corps constitués à ce vaste projet. Le texte en appelait aux lumières des cours de justice sur la question de la réforme fiscale. Les états du Languedoc le comprirent bien dans ce sens d’ailleurs, puisqu’ils se prononcèrent en juin 1764 sur cette déclaration comme « concernant le cadastre général »27. L’une des applications de la déclaration du 21 novembre 1763 fut celle du 11 février 1764. Cette dernière contenait en effet des mesures concernant les octrois et biens patrimoniaux des communautés. Elle confirme l’idée que les contrôleurs généraux Bertin, puis L’Averdy, aient voulu associer au projet de cadastre une réforme municipale. Les états réagirent vivement à cette idée, craignant de voir les cours souveraines « s’immiscer dans l’administration des communautés »28. Ne s’agissait-il pas d’engager la réforme sans eux ? L’assemblée rejeta donc les deux déclarations, jugeant qu’elles portaient atteinte aux privilèges de la province. Elle rédigea des représentations sur l’impossibilité qu’il y avait d’enquêter sur les dettes des communautés sans passer par les états qui, depuis 1734, formaient une commission chargée de l’administration financière des communautés, et notamment de la connaissance des compoix et des cadastres. Il faut souligner, en effet, que ces commissions, établies en 1662 en Bourgogne ou en Languedoc par exemple et réactualisées dans les années 1730, étaient compétentes pour le redressement des documents fiscaux. En Languedoc, on fit valoir que pour faire un nouveau compoix, la communauté devait s’adresser à la Cour des aides certes, mais après avoir obtenu le consentement de l’assiette du diocèse qui se faisait représenter le document et veillait à l’équilibre général des tarifs au sein de la circonscription29. L’assemblée vit donc d’un très mauvais œil l’extension des prérogatives des cours de justice :

« Les États ne peuvent voir sans être affectés les démarches que le parlement de Toulouse a commencé de faire à l’égard des officiers municipaux des communautés, en vertu de la déclaration du 11 février dernier qui leur ordonne de remettre au greffe de cette cour des doubles des mémoires et des pièces qu’ils doivent envoyer au Ministre des finances... L’exemple du parlement de Paris qui n’a dans son ressort aucun païs d’états ne saurait autoriser une pareille disposition30. »

15L’hostilité entre les deux corps mettait ainsi en cause la bonne marche de la réforme. Si le gouvernement agissait en faveur de l’un, il mécontentait nécessairement l’autre. Or, l’urgence commandait d’apaiser les parlements, tant à Paris, à Rouen, à Rennes, qu’à Toulouse.

16Cependant, l’iniquité de la fiscalité provinciale devint patente au fur et à mesure de la multiplication des abonnements financiers du Languedoc. Les états eurent de plus en plus de mal à pourvoir à ces abonnements, tout en faisant croire à la perfection de leur régime. Ils avaient beau être loués par les écrivains, ils ne pouvaient guère empêcher l’augmentation de la pression fiscale. La création de deux sols pour livre, en 1774, fut l’occasion, pour la Cour des aides de Montpellier, de dénoncer l’attentisme des états et de les obliger à se pencher sur les moyens d’une réforme. L’intendant de la province, de son côté, les amena à prendre en compte les travaux de Muret, conseiller de cette cour. Muret connaissait bien la fiscalité locale, puisque la Cour des aides traitait journellement les contestations liées aux cadastres des communautés. Dans un mémoire qu’il transmit à l’administration centrale, il compara les impositions du haut et du bas Languedoc, réduite sur une même mesure, pour chaque qualité de terrain, bon, médiocre et mauvais. Il évalua l’inégalité proportionnelle qui résultait de ses calculs. L’idée consistait à proposer aux états qui voudraient bien se charger des frais de cadastre, évalués à cent mille livres tournois, de consentir à ce qu’on reportât sur le haut Languedoc, chaque année, et sur les mêmes règles, les surcharges que l’opération de comparaison aurait constatées31. Cette méthode présentait bien des inconvénients. Elle ne considérait que l’inégalité de proportion, notoire certes, entre le haut et le bas de la province. Politiquement, elle avait cependant l’avantage d’éviter la refonte complète des compoix particuliers, réforme qui aurait exigé un acte d’autorité. L’intendant l’approuva donc, et proposa « de faire en grand, la même opération que Monsieur Muret a fait en petit ». Sur cette proposition, le Contrôle général engagea donc les états à corriger les tarifs de la province, c’est-à-dire le tarif général et les 24 tarifs des diocèses, en aidant le conseiller Muret à obtenir les compoix de toutes les communautés.

17La collaboration des états avec la Cour des aides ne fut pas facile cependant. L’archevêque de Narbonne rassembla une nouvelle commission, composée de l’archevêque de Toulouse, très réfractaire à l’idée de changer les tarifs de la province, les syndics généraux, les syndics particuliers des diocèses et le conseiller Muret. La discussion s’engagea sur la valeur étalon qu’il convenait d’adopter pour juger de la qualité des terres. On interdit à Muret de se rendre sur le terrain pour estimer les fonds32. Ce dernier partit donc du principe selon lequel il y avait une égalité de valeur dans les bons fonds de chaque communauté. L’archevêque de Narbonne rejeta cette façon de procéder et préféra fixer la valeur des biens à partir des contrats de vente33. Muret envoya donc à chaque communauté un état à colonnes où les contrôleurs devaient indiquer les ventes faites depuis dix ans et le centième denier qu’ils avaient perçu sur celles-ci. Les obstacles s’accumulèrent néanmoins. Les communautés furent réticentes à livrer les informations. L’assemblée ne les y encouragea point, jugeant que les ordres les concernant devaient émaner d’elle, et non de la cour. Pire, Muret fut confronté à l’hostilité de l’archevêque de Toulouse, Loménie de Brienne, qui mit tout en œuvre pour faire capoter la réforme. Contre celle-ci, de nombreux mémoires furent rédigés dans le courant de l’année 1776. Découragé, le conseiller fit part de son amertume à Necker, à la fin de l’année 1777 :

« J’ay travaillé à mettre l’égalité proportionnelle dans la répartition de l’imposition dans la province du Languedoc, j’y avois réussi au delà même de mes espérances. L’interest particulier a tout renversé et quoique j’aye employé trois années à ce travail, ayant quitté mes propres affaires, ils [les états] ne m’ont pas fait l’honneur de me remercier34. »

18L’intendant tenta bien, après cela, de faire admettre par l’assemblée d’autres projets, dont celui de Tabany de la Garde35, mais ce fut en vain.

19L’échec de la réfection des cadastres languedociens eut donc plusieurs causes. Assurément, les conflits de juridiction ont joué un grand rôle. A travers ces conflits, on mesure la compétition à laquelle se livraient les élites traditionnelles et nouvelles pour obtenir les faveurs de la cour de Versailles. L’objectif de Muret dépassait le seul souhait d’améliorer la justice distributive en Languedoc. Il espérait, à partir de cette expérience, « examiner l’état où se trouvent les autres provinces » et travailler ainsi pour Louis XVI dans le royaume entier36. Cette ambition personnelle traduit une frustration de la magistrature, insuffisamment engagée à son goût dans les projets de gouvernement. Dans les provinces où les états cohabitaient avec de puissantes cours souveraines, les réformes souffrirent de cet esprit de parti. Le rôle de Loménie de Brienne se lit également à partir de cette analyse. Cet homme d’État se présenta toujours, en effet, comme un défenseur des assemblées traditionnelles. Ne s’engagea-t-il pas dans le projet d’établissement des états d’Aquitaine au temps de L’Averdy ? Il est certain que les positions de ce prélat, qui entretenait toute une clientèle, satisfaisaient par ailleurs l’opinion de la noblesse locale. Celle-ci ne pouvait voir qu’avec réserve ses biens fonciers soumis à l’égalité fiscale. Comme en Artois, les biens fonds nobles étaient sous-estimés par le simple fait que les déclarations de leurs propriétaires n’étaient pas suffisamment vérifiées37. Enfin, il faut se demander dans quelle mesure le pouvoir central voulut véritablement agir. La mise en œuvre du projet de Muret supposait un arrêt du conseil revêtu de lettres patentes adressées à la Cour des aides. Cette voie d’autorité n’aurait pas manqué de heurter la susceptibilité de l’assemblée. Or, le gouvernement avait besoin d’elle, notamment pour garantir les emprunts publics. Le Languedoc fut, avec la Bourgogne, la province qui s’endetta le plus pour le compte du roi38. Il convenait donc de maintenir la confiance nécessaire à la réussite de ces emprunts. À ce propos, il paraît difficile de faire une histoire des cadastres sans faire le détour par l’analyse de la situation financière des pays où ils furent élaborés, et particulièrement du niveau d’endettement. La réforme cadastrale put apparaître, en certains endroits, comme une alternative à l’emprunt, devenant seulement nécessaire si le pays perdait la confiance de ces créanciers.

20Le bilan de la réforme cadastrale dans les pays d’états est assez maigre. À part l’Artois, rien de réellement convainquant. En Provence, l’opération du nouveau cadastre, appelé affouagement général, provoqua également une levée de boucliers de la part des élites traditionnelles. L’on contestait l’opération en soi, jugeant que l’impôt ne devait pas charger le bon propriétaire au détriment du paresseux, mais aussi les moyens utilisés, considérant que les frais, estimés à 300 000 livres, devaient plutôt être employés à des travaux dans la province. La noblesse provençale, exclue du gouvernement de la province, dénonça la division de celle-ci en huit départements et l’administration de ces derniers par les procureurs nés et joints. Et les gentilshommes d’ajouter : « Il est contre l’intérêt de la province que les administrateurs soyent les experts »39.

21En Bourgogne, province non cadastrée, les tentatives des administrateurs éclairés échouèrent également face à la réaction politique de la noblesse. Rien ne fut réellement entrepris pour remédier à l’imperfection des rôles de taille. Au mieux, un commissaire de la Chambre des élus se déplaçait dans les communautés où des changements notables avaient été repérés, établissait une nouvelle description de celles-ci, rapportant « le nombre et les noms des habitants, leurs qualités, leurs facultés, commerce, industrie, la nature du sol, ses productions, en un mot tout ce qui [pouvait] servir à régler la quantité des feux de la paroisse, et conséquemment la portion qui [devait] lui être assignée dans la masse générale »40. Quant aux vingtièmes, la seule décision inédite prise par les élus le 10 janvier 1776 révélait des intentions pour le moins ambiguës. Leur délibération confiait en effet la confection des rôles de vingtièmes aux asséeurs des communautés. Les élus, en se délestant ainsi d’une fonction essentielle sur l’échelon local, figeaient les vingtièmes dans l’état où ils se trouvaient et bloquaient toute possibilité de vérification desdits rôles. Leur objectif était de rapporter à chaque paroisse la cote des biens des seigneurs et des privilégiés, de diviser, comme pour la taille, les cotes des fonds en fonction du nombre de paroisses dans lesquelles ils se trouvaient. Nul doute que ce procédé ne présentait l’avantage de rendre bien plus difficile la vérification des déclarations des seigneurs. Dans les bailliages où cette vérification avait été faite par les contrôleurs de vingtièmes, l’imposition, on le savait, rapportait plus. L’on peut donc interpréter cette délibération comme un coup de force des privilégiés (et d’ailleurs, seuls l’élu du clergé, l’abbé Delagoutte, l’élu de la noblesse, le marquis de Damas d’Antigny, et le maire de Beaune, Maufoux, l’avaient votée, remportant la décision face à l’élu du roi et les représentants de la Chambre des comptes). Le conseil d’État cassa cette délibération injuste dans l’année même41.

III. EN PAYS D’ÉLECTIONS

22À priori, les conditions politiques en pays d’élections semblaient meilleures. Dans ces provinces, le gouvernement avait affaire aux seuls intendants, autorisés à faire faire par des commissaires les rôles de toutes les paroisses. Certains d’entre eux s’étaient dotés d’une remarquable détermination pour parvenir à connaître très exactement la valeur des fonds. Dans une longue lettre conservée aux Archives nationales, Esmangart rendit notamment hommage à ses collègues des généralités de Limoges, de Châlons et de Paris, qui avaient satisfait aux vœux des contrôleurs généraux de finances sur cette matière :

« Le succès a répondu aux espérances qu’on avoit conçues et l’on ne peut douter qu’il n’aplanisse les difficultés... L’enregistrement que la cour des aides a fait des deux déclarations données sur cette matière pour la généralité de Paris est déjà un hommage rendu aux bons principes qu’elles ont consacrés42. »

23Le cas de la généralité de Paris resta néanmoins exceptionnel43. Les Bertier de Sauvigny agissaient dans un contexte socio-économique particulier dominé par les laboureurs. Les grands propriétaires nobles disposaient de ressources plus diversifiées et, de ce fait, étaient peut-être moins attachés au rendement de leurs terres. Ce contexte permit l’action individuelle d’administrateurs patentés. Ailleurs dans le royaume, les intendants devaient céder aux prétentions des corps qui contestaient leur administration. La réaction nobiliaire, particulièrement vive à partir des années 1760, paralysait les initiatives prises en dehors des privilégiés. Étudions en contrepoint le cas des généralités de Montauban et de Moulins.

A. L’inertie de l’intendant de Montauban

24Entre 1664 et 1669, Claude Pellot, intendant de la généralité de Montauban, avait entrepris de faire un nouveau tarif, susceptible de mieux proportionner la taille réelle à la valeur des fonds. À en croire Vauban, « il auroit mieux valu pour cette généralité qu’il eût laissé les choses en l’état qu’elles étoient, à cause des inégalitez de son tarif plus grandes, à ce qu’on prétend, qu’elles n’étoient auparavant »44. Pourtant, les cadastres de 1669 firent l’admiration, un siècle plus tard, de l’intendant de Gourgues. Ce dernier prétendit connaître parfaitement les forces de la province, les états du produit des récoltes, ceux des prix des denrées, les baux des dîmes et des rentes seigneuriales... Il conclut de tout cela que seul le tarif général de la province et les cadastres particuliers de chaque communauté donnaient « une règle généralement sûre pour proportionner l’imposition à la règle et au produit des fonds ». Il ne tarit pas d’éloge sur les cadastres de 1669 :

« Ces cadastres sont en général très bien faits. Les formalités qu’on observe pour cette sorte d’ouvrages écartent tout soupçon de fraude et de malversations. Ils sont faits par des experts choisis par les communautés, et chaque propriétaire a droit d’examiner et de discuter leur travail. Ces cadastres ne se bornent pas à désigner les fonds qui sont sujets au paiement des impositions ; ils indiquent également la contenance et la valeur proportionnelle de ceux qui en sont exemts, soit par leur qualité noble, soit par des circonstances particulières, au moyen de quoi ces tableaux présentent dans la plus grande exactitude et l’étendue, et la valeur proportionnelle de tous les fonds qui composent une communauté45. »

25Comment expliquer l’aveuglement de cet intendant ? Faisait-il le jeu des gentilshommes de la province qui, en 1772, manifestaient déjà leur empressement à prendre les commandes du « pays » ? Était-il victime du mythe languedocien ? Son objectif, en écrivant ainsi au contrôleur général, était en effet d’obtenir que les vingtièmes royaux fussent prélevés comme en Languedoc, sur la base du tarif propre à la généralité. Or, ce tarif était loin de faire l’unanimité dans le pays. Les habitants du Quercy, en particulier, le jugeaient inique. L’assemblée provinciale de Haute-Guyenne, créée par les arrêts du 12 juillet 1778 et 11 juillet 1779, projeta d’en établir un nouveau. Parvint-elle à une plus juste évaluation ? La communauté de Montauban et les habitants du Quercy se méfièrent de la nouvelle administration, présidée par l’évêque de Rodez, le plus grand propriétaire du Rouergue. De fait, le département des impositions était entre les mains du bureau intermédiaire dont la composition laissait la part belle au Rouergue, au détriment du Quercy46. De l’attitude de l’évêque de Rodez dépendait donc le succès de la nouvelle et ultime opération cadastrale dans cette généralité47.

B. la solitude de l’intendant de Moulins

26La généralité de Moulins se composait de pays de collines (Bourbonnais, Marche, Nivernais) et passait pour l’une des plus pauvres et des plus représentatives du règne de l’iniquité fiscale. De taille personnelle, elle défiait toute tentative de répartition équitable, du fait de la diversité des terroirs. Vauban, qui était originaire du Nivernais, tenta bien en son temps d’évaluer les héritages de son pays selon leur qualité, mais n’y parvint pas. Dans les années 1770, l’intendant de Moulins, de Reverseaux, dénonça auprès de sa hiérarchie les grossières erreurs de répartition de la taille dans sa généralité. Il tenta d’y remédier. « On a pensé qu’un arpentage général des fonds des communautés qui contiendroit, sans désignation des noms des propriétaires, la quantité et l’espèce des héritages, suffirait pour asseoir avec la plus grande justice les contributions des paroisses »48. De Reverseaux exécuta son plan dans plusieurs villages, en « tentant de se rapprocher ainsi le plus possible des avantages de la taille réelle »49. Il classa les paroisses selon plusieurs collectes, en fonction de la nature du terrain, et appliqua un taux pour chaque classe. Il fit également varier le tarif au sein de chaque paroisse, en fonction de la qualité des terres. Il distingua le taux fixe de la taille d’exploitation et le taux mobile pour l’industrie et les facultés personnelles, espérant diminuer au maximum cette seconde partie. Lorsqu’il fut question d’établir dans sa généralité une assemblée provinciale, il craignit de voir ses efforts annulés. Il prit donc les devants en rédigeant un mémoire sur l’administration provinciale de Moulins et en sollicitant une conférence avec Necker. Il s’agissait pour lui d’éviter de remettre le gouvernement de la province aux mains des gentilshommes qui « vouloient s’attribuer toute l’autorité et qui redoutoient l’égalité que devoit introduire une administration impartiale »50. La conférence eut lieu en avril 1780. De Reverseaux y exposa la nécessité d’un changement de constitution dans les finances de la province. Il appuya sa démonstration sur le rôle de la paroisse de La Rochette, où les terres du comte de Saint-Julien, considérables, n’étaient pas imposées à proportion51. Il eut pu prendre l’exemple des possessions du duc de Nivernais, qui payait, disait-on, 4 000 livres de vingtièmes pour un revenu de 300 000 livres ! Il proposa donc un plan de réforme inédit, que Necker, dans un premier temps, approuva. Son plan consistait à créer un comité d’administration qui délibère sur les ordonnances de l’intendant. Ce comité d’administration était formé sur nomination d’une assemblée générale, composée de tous les évêques de la province et « du nombre de députés que le ministre jugera nécessaire dans les différents ordres ». Ce système écartait naturellement les gentilshommes provinciaux. Le plan d’administration de Reverseaux resta à l’ordre du jour jusqu’en novembre 1780. Cependant, au sommet de l’État, les jeux d’influence privèrent le Bourbonnais et le Nivernais des lumières de cet intendant. D’abord, Necker revint sur le projet du commissaire départi et opta, sans le lui dire, pour une assemblée provinciale classique, sur le modèle de celle du Berry et de Haute-Guyenne :

« Lorsqu’il y a décidé d’étendre au Bourbonnais l’administration provinciale, il ne m’en a pas parlé et la première nouvelle authentique qui m’en est parvenue a été une lettre de M. l’évêque d’Autun qui me mandait la nomination à la présidence. M. Necker que je vis le lendemain fut très embarrassé de l’ouverture de la conversation52. »

27Puis, à la chute du directeur général (1781), le parlement de Paris s’empara du projet pour envisager plutôt dans cette province une administration d’un type nouveau, essentiellement basée sur des officiers révocables. Enfin, tout fut retardé par l’action du duc de Nivernais qui ne tenait guère à ces bouleversements53. Le système fiscal des Bourbonnais et Nivernais demeura ainsi un modèle d’imperfection !

*

28À la lumière de ces quelques exemples, tant en pays d’états qu’en pays d’élections, il apparaît que l’échec de la réforme des cadastres tient essentiellement à la réaction politique des ordres privilégiés. Cette réaction politique est mal connue. Le plus souvent, l’on sait apprécier la réaction seigneuriale. Celle-ci est nettement perceptible concernant la refonte des cadastres. Nous l’avons vu : en Artois, en Languedoc, les propriétaires de biens fonds nobles ont tout fait pour conserver le système déclaratif sur lequel reposait la fiscalité de leurs biens. Au-delà de cette réaction seigneuriale cependant, l’on doit mesurer la prétention qu’eurent les prélats et les nobles à prendre en main les rênes du gouvernement provincial à cette époque. Cette prétention à l’exercice exclusif du pouvoir local, encouragé par le débat sur la nécessaire réforme administrative du royaume, bloqua les initiatives des commissaires départis. Bien des intendants le déplorèrent, à commencer par celui de Caen, qui estima que les efforts entrepris par ses collègues en matière fiscale méritaient davantage de considérations :

« Les Lumières sont le fruit de l’expérience, et elle les étend à son tour. Mais pour tenter ces essais intéressans, il faut que les administrateurs des Provinces puissent se flatter d’avoir la confiance de l ’ Administrateur principal des finances du Roy et qu’il rende à leurs vues, à leurs talens et à leur zèle, la justice à laquelle tout homme, et surtout un Magistrat, a droit, lorsqu’il remplit ses devoirs avec honneur54. »

29À l’instar de Reverseaux à Moulins, de Caumartin à Arras, de Le Bret à Rennes, ou de d’Etigny à Auch, Esmangart se sentit abandonné par son ministre. De fait, le gouvernement, dès les années 1760, et particulièrement au temps de Laverdy, envisageait sérieusement de remettre l’administration de la province entre les mains des élites locales. En Mâconnais, on conserva l’évêque de Mâcon dans son rôle d’administrateur en 1764. Dans le Boulonnais, une première assemblée avait été formée dès 1766. En Aquitaine, Loménie de Brienne suscitait la création de grands états de Guyenne... Partout, le pouvoir central tentait, après les années de fronde parlementaire de 1756-1766, de renouer avec ces élites et excusait trop souvent les intérêts particuliers que celles-ci faisaient valoir. C’était là toute l’ambiguïté de l’action gouvernementale. Les deux volets de la réforme du royaume, l’un fiscal, l’autre administratif ne présentaient pas suffisamment de cohérence entre eux pour garantir le succès.