1La confusion des intérêts entre les organes centraux de l’État et les élites locales est un élément crucial auquel l’historiographie récente s’est souvent intéressée et sur lequel il convient d’insister lorsqu’on étudie les choix opérés par l’État en matière de réglementation fiscale1. Même dans les États où le processus de centralisation des pouvoirs était très avancé, la levée de nouveaux impôts passait par la négociation avec les couches sociales supérieures de la société, qui tiraient profit de cette démarche.

2Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la fonction cadastrale n’est pas assurée de façon neutre par l’État. Entre ses mains, elle est plutôt un instrument d’intervention redoutable et partial, utilisé au profit de certaines couches sociales au détriment des autres2. S’agissant de l’expérience commune des Etats italiens du xviii^e siècle, de la Savoie à la Sicile, l’historiographie adopte et revendique, de façon plus ou moins explicite, l’opposition classique entre, d’une part, les feudataires et le clergé défendant de façon inlassable leurs privilèges fiscaux respectifs et, d’autre part, le groupe émergent des propriétaires bourgeois tirant du cadastre la garantie de leur droit de propriété et leur légitimité en tant que classe sociale.

3La présente contribution se propose, pour l’essentiel, de vérifier si ce type d’opposition entre classes sociales vaut également pour le royaume de Naples, où le projet cadastral a été ébauché dès la fin de la troisième décennie du xviii^e siècle, dans le bouillonnant contexte de réformes qui a accompagné l’accès au trône de Charles de Bourbon et le retour à l’indépendance, après plus de deux cents ans de domination étrangère (d’abord espagnole, puis autrichienne). Le projet a débouché sur un système assorti de fortes limitations qui ressortent des caractéristiques générales du cadastre : un instrument purement descriptif, dont la rédaction était confiée aux communautés locales, dépourvu de cartes et visant à l’estimation exhaustive du revenu imposable du déclarant. Quelles raisons ont bien pu conduire à choisir ce modèle plutôt que les modèles perfectionnés déjà en place dans d’autres parties de l’Italie et quels facteurs ont présidé à ces choix ?

4Pour tenter de répondre à ces questions, il faut se replacer dans le contexte des décennies qui ont précédé la mise en place du cadastre car c’est à cette époque que l’on peut comprendre les dynamiques sociales, économiques et financières à l’œuvre dans la genèse du projet cadastral. Pour ce faire, nous verrons tout d’abord quels étaient les acteurs sociaux en mesure de négocier avec l’État en matière fiscale et financière, les moyens de pression dont ils disposaient, ainsi que la nature de leurs attentes et de leurs intérêts ; après quoi, nous évaluerons l’influence de la tradition sur les choix de politique financière retenus, puisque la société de ce temps attribuait à la coutume une force égale, sinon supérieure, à celle de la loi. Les réponses à ces questions peuvent aider à comprendre la genèse, les modalités et les limites d’un projet cadastral conçu selon un schéma traditionnel, loin des variantes sophistiquées, de type géométrique et parcellaire, expérimentées en Lombardie et au Piémont.

I. LES INTERLOCUTEURS DU GOUVERNEMENT ET LEUR POUVOIR DE NÉGOCIATION

5Déterminer quels acteurs sociaux disposaient du pouvoir effectif de négocier avec le gouvernement revient, en fin de compte, à identifier les individus en mesure d’exercer une quelconque forme de contrôle sur les ressources financières de l’État.

6Au cours des deux siècles ayant précédé l’arrivée au pouvoir de Charles de Bourbon, la monarchie espagnole avait rôdé un puissant système de drainage des ressources en associant à la gestion des finances, par le biais de contrats d’affermage, de la vente de charges et de l’acquisition de rentes publiques, les pouvoirs locaux qui avaient consenti aux opérations du gouvernement. L’État avait ainsi lié à son sort des pans entiers de l’aristocratie napolitaine, de la petite noblesse de province, des milieux gouvernementaux et judiciaires, ainsi que de l’administration et de la finance3.

7C’est précisément dans cette catégorie sociale qu’il convient de rechercher ensemble les acteurs capables d’influencer la conduite de l’Etat et de négocier des accords en matière de politique fiscale. C’est de là qu’émergent les groupes en mesure d’exercer un contrôle et de négocier face aux initiatives du pouvoir en matière de finances et d’impôt. En ce qui concerne le cadastre, nous mettrons l’accent sur les deux catégories pouvant apparaître comme les principaux interlocuteurs de l’État napolitain au temps de Charles de Bourbon : a) les créanciers de la dette publique ; b) l’aristocratie patricienne de Naples. Il faut préciser qu’il n’existait pas de ligne de démarcation précise entre ces deux catégories : en effet, de nombreux aristocrates étaient créanciers de l’État et ces derniers étaient largement représentés dans la société d’alors, allant de la noblesse titrée aux financiers souvent d’origine étrangère, des milieux laïques aux institutions religieuses et charitables, des communautés locales aux monts-de-piété et établissements bancaires.

8Vue à travers le prisme des finances publiques, l’histoire du royaume de Naples apparaît fortement marquée par les relations entre l’État et ses créanciers4.

9Des relations continues et contraignantes, dont l’État n’a pu se défaire pendant des siècles et qui présentaient des caractéristiques très particulières : l’État napolitain n’avait pas seulement aliéné des biens patrimoniaux et le revenu des impôts en garantie des capitaux qu’il recevait, comme il était d’usage dans l’ensemble des finances publiques européennes au cours des xvi^e et xvii^e siècles, mais il avait, à partir de la révolte de 1647-1648, confié à l’administration directe et autonome de ses créanciers la part des impôts affectée à la garantie des capitaux versés5. On a calculé que près de 50 impôts indirects sur 70 et près de 50 % (pourcentage qui a ensuite atteint jusqu’à 70 %) du produit de l’impôt direct sur les feux étaient ainsi passés entre les mains des créanciers. Il en était résulté un renversement complet des rôles et des positions de force : l’administration des impôts était passée aux mains des particuliers, qui avaient accru leur présence dans la gestion des affaires publiques, une présence déjà renforcée par les acquisitions des offices et des charges administratives. Et ce type d’organisation était appelé à durer, puisque le conglomérat d’intérêts constitué autour de la gestion de la dette publique et de la fiscalité devait se maintenir pendant la période de plus de deux siècles qu’a duré la domination espagnole. En effet, malgré quelques tentatives d’assainissement déjà menées du temps de la domination autrichienne, il n’y eut jamais de réelle volonté de liquider la dette, contrairement à ce qui s’est passé dans d’autres régions de la péninsule6.

10En défendant l’ordre établi, les créanciers de l’État ont opposé une résistance massive à toute initiative visant à sa remise en cause. Nous avons vu que la défense de leurs intérêts venait du sein même de l’État, puisque les créanciers pouvaient tirer parti de leur position sociale éminente dans les milieux du gouvernement et de la cour, de même que dans les instances dirigeantes de l’administration.

11Cette incontestable position de force était en outre confortée par d’autres facteurs moins souvent évoqués, mais tout aussi importants. Les pressions que les créanciers étaient en mesure d’exercer étaient renforcées par le fait qu’ils étaient également contribuables du Royaume. Cette dualité a été à l’origine de nombreuses tentatives en vue de faire coïncider dans le temps le remboursement de la dette et le paiement de l’impôt, en transférant à l’État le solde débiteur, par le biais de la compensation entre les créances restant dues et les impôts à verser. En défendant les intérêts de ses créanciers, l’État protégeait ainsi ses propres intérêts. L’État a d’ailleurs constamment garanti le paiement régulier de sa dette. Même après avoir cédé aux particuliers la gestion de l’impôt, il n’a jamais méconnu ses obligations vis-à-vis de ses créanciers : c’est toujours vers lui que ceux-ci se sont tourné en cas de défaillance des communautés, en réclamant le fonctionnement régulier du système fiscal. Outre les intérêts du système fiscal du royaume, les interventions de l’État qui en découlaient ont ainsi fini par protéger également, et surtout, les intérêts privés des créanciers.

12Un dernier élément permettant de définir le pouvoir de négociation des créanciers a trait à l’information : les créanciers étaient mieux informés que l’État des réalités du royaume. Les relations permanentes avec les provinces, inhérentes à la perception directe des impôts qui leur avait été concédée par l’État, leur permettaient d’acquérir une connaissance approfondie du territoire et de ses ressources financières, qui augmentait et s’affinait encore lorsque le créancier était également le feudataire de la communauté sur laquelle il exerçait ces droits. Ces informations sur la situation économique, sociale et démographique étaient assurément meilleures, quantitativement et qualitativement, que celles, incertaines et sporadiques, dont disposait le gouvernement napolitain.

13L’autre groupe de pression auquel je veux me référer est celui de la noblesse patricienne de la cité de Naples, qui a joué un rôle majeur dans la politique fiscale dès les premières décennies du xviii^e siècle, grâce à la gestion d’un secteur stratégique des finances publiques du royaume : celui des impôts extraordinaires.

14En effet, étant donné que la plus grande partie des recettes ordinaires avait été aliénée au profit des particuliers et qu’il n’était plus possible de les augmenter après la révolution de 1647-1648, le gouvernement avait dû recourir de façon massive aux impôts à caractère extraordinaire, dont les principaux prenaient la forme de « dons », de contributions additionnelles, c’est-à-dire de sommes que le souverain réclamait pour faire face à des situations particulières d’urgence ou de déficit7. Or, en application du système institutionnel en vigueur à Naples, de telles contributions devaient être approuvées à l’avance par les sujets, par l’intermédiaire de leurs représentants. La fonction de représentation, jadis dévolue au Parlement du Royaume, était désormais assurée par les Piazze, organes représentatifs de la cité de Naples qui exprimaient le consentement à l’impôt au nom de l’ensemble du Royaume, le Parlement proprement dit ne s’étant plus réuni depuis 1642. Chargées d’approuver les dons et de déterminer leurs modalités de répartition, par le biais de mandataires ad hoc, les Piazze se sont vu confier la gestion de l’ensemble des impôts extraordinaires de l’État8. Et comme les Piazze étaient solidement contrôlées par l’aristocratie de la capitale, qui était largement surreprésentée en leur sein par rapport aux autres couches sociales, c’est l’aristocratie qui est devenue le principal interlocuteur institutionnel de la Couronne dans le secteur le plus important de sa politique fiscale.

15En position de contrôler les ressources financières de l’État, l’aristocratie exerçait un incontestable pouvoir de négociation qui, à partir des choix de politique fiscale, était susceptible d’étendre son influence aux orientations de politique générale.

II. LA DÉTERMINATION DE L’OBJECTIF FISCAL

16Quelles étaient les attentes de ces groupes de pression au moment de l’arrivée au pouvoir de la dynastie des Bourbons ?

17Les ressources financières dont ils assuraient la gestion directe se raréfiaient de façon inquiétante, dans le contexte général des finances publiques héritées de la période autrichienne, caractérisées par un déséquilibre dû au déficit budgétaire et à l’augmentation de la dette publique. Le produit de l’impôt, bien que soutenu par la levée de nouveaux impôts extraordinaires, se révélait inférieur aux prévisions9. Les communautés du royaume, qui constituaient la base de l’organisation fiscale et fournissaient la principale source de rentrées fiscales, à savoir l’impôt sur les feux, échappaient largement à leurs obligations en la matière, comme le rappelaient volontiers les trésoriers et percepteurs provinciaux10. Il en résultait des défaillances tant à l’égard de la cour que des créanciers. D’où les innombrables protestations de ces derniers, qui pressaient le gouvernement d’intervenir afin de contraindre les finances locales à faire face à leurs obligations.

18Le cadastre apparaissait aux yeux de nombreux observateurs comme l’instrument permettant aux communautés de mieux répartir leur charge fiscale, d’assainir leurs finances et d’être ainsi en mesure d’assurer le paiement du service de la dette. L’urgence d’une solution avait poussé certains créanciers, dans les années ayant précédé la mise en place du cadastre, non seulement à réclamer auprès des magistrats compétents l’envoi de fonctionnaires royaux chargés d’obtenir des communautés qui ne l’avaient pas encore fait, l’établissement du cadastre, mais encore à assumer personnellement les frais considérables inhérents à cette opération11.

19Les patriciens napolitains, représentés au sein des Piazze, étaient confrontés à des problèmes analogues. Assaillis par les exigences financières liées aux requêtes du gouvernement, ils avaient cherché, dès les dernières décennies du xvii^e siècle, à s’affranchir des méthodes de répartition traditionnelles, en frappant des catégories de biens jusque-là exemptes de toute imposition (par exemple, la possession d’immeubles urbains, les biens de nature féodale, et les rentes elles-mêmes, qu’elles soient liées à la dette publique ou à la part des impôts constituée en garantie). Dans l’urgence des nécessités fiscales, le système de répartition à caractère fixe et régressif (en fonction du feu et de la consommation de produits de première nécessité) a progressivement laissé place à un système plus équitable, proportionnel aux capacités contributives de chacun12. Toutefois, le résultat de ces expérimentations a été largement négatif et les « donations » n’ont presque jamais atteint les rendements prévus : l’objectif consistant à imposer à différents titres l’ensemble complexe des revenus de chaque contribuable se heurtait à l’opacité d’une société corporatiste, dans laquelle l’évasion fiscale prenait des proportions dont on commençait seulement à mesurer l’ampleur.

20L’aristocratie napolitaine, de même que les créanciers, attribuaient principalement la responsabilité de cette évasion fiscale au groupe dit des « benestanti o mas poderosi » (possédants ou riches), ces nouvelles forces sociales apparues dans les campagnes du royaume sous l’effet de la reprise économique et démographique qui se dessinait dès la seconde moitié du xvii^e siècle. Il s’agissait de cette classe de propriétaires moyens précurseurs de la bourgeoisie agraire du siècle suivant13, qui se formait dans les provinces méridionales, selon une évolution comparable à celle d’autres États de la péninsule, comme la Toscane ou la Terraferma vénitienne14. Destinée à jouer un rôle éminent dans la société méridionale, elle confortait la vieille noblesse et s’y opposait, en accaparant les « nouvelles richesses » du monde rural, qui échappaient à la fiscalité ; les « possédants » parvenaient obstinément à se soustraire à leurs obligations et à échapper totalement ou partiellement à la répartition de l’impôt, y compris par le biais de la corruption des fonctionnaires municipaux, représentant souvent les mêmes intérêts.

21Pour les observateurs de l’époque et les groupes de pression cités plus haut, à savoir les créanciers et les Piazze napolitaines, les raisons de cette évasion tenaient à l’absence ou à l’inadéquation des instruments permettant la détermination précise des richesses, leur évaluation et l’imposition en conséquence de cette couche sociale montante et composite.

22La thèse selon laquelle cette nouvelle catégorie sociale était responsable des plus grandes inégalités en matière de répartition de l’impôt dans le Royaume était largement partagée, et on peut en trouver de nombreux témoignages dans la pensée juridique de l’époque en matière de fiscalité, de même que dans les textes féodaux concernant la bonne administration du royaume et les initiatives des feudataires eux-mêmes visant à obtenir sur leurs territoires une application plus rigoureuse des instruments cadastraux15. On soulignait dans tous ces textes les prévarications et les vols commis par les « puissants et possédants », souvent enclins à gérer le patrimoine communal dans leur intérêt personnel.

23Lorsque la responsabilité des finances locales est venue à l’ordre du jour du programme du gouvernement, la réforme du cadastre a certainement été la plus importante et la plus connue, mais elle n’a pas été la seule ; parmi les initiatives prises au cours de ces années-là, il convient de rappeler ne serait-ce que le projet de péréquation de l’impôt sur les feux et la création d’une Giunta (commission spéciale) chargée des secours aux communautés, qui ont précédé de peu le lancement du cadastre. Dans l’ensemble, ces initiatives ne semblent pas avoir été dictées par le besoin de s’assurer de nouvelles sources de revenus ou une augmentation significative du produit de l’impôt, l’impôt sur les feux ayant été établi par Charles de Bourbon sur la base d’un montant fixe, très inférieur à celui qu’aurait pu procurer la situation démographique réelle du pays.

24Le cadastre bourbonien est plutôt né, nous semble-t-il, de l’objectif prioritaire d’imposer enfin les « possédants », objectif largement partagé par les magistrats liés au pouvoir, les gens de Cour, la noblesse citadine, les créanciers de l’État et les représentants du monde féodal.

25Cette hypothèse rejette le modèle classique assignant le rôle d’opposants aux forces traditionnelles de la société corporatiste et le cadastre de Charles de Bourbon n’apparaît plus, désormais, comme une initiative vouée à l’échec du fait de la faiblesse de l’État face à l’opposition des groupes de pression. Il s’agit plutôt d’une vaste opération précisément due à l’impulsion des groupes de pression dominants, tout imprégnée de la culture politique d’Ancien Régime et donc de son pluralisme institutionnel et de son respect traditionnel de l’ordre établi.

III. LE POIDS DES TRADITIONS

26Le résultat de cette convergence d’intérêts ne pouvait que s’inscrire dans la tradition de l’Ancien Régime et le respect d’une coutume ancrée dans des siècles de pratique ininterrompue.

27Le cadastre a constitué, pendant des siècles, le système de référence du Royaume de Naples en matière de répartition de la charge fiscale, auquel les communautés devaient se conformer. Le gouvernement ne reconnaissait de pleine légitimité qu’à ce seul régime fiscal et même si la coutume locale, considérée comme égale, sinon supérieure, à toute forme de loi, admettait des applications particulières du modèle légal, c’est à l’estime ou cadastre que le gouvernement s’est toujours référé pour régler les rapports entre le fisc et l’université16. Par ailleurs, le régime fiscal fondé sur l’impôt direct, nettement dominant dans les quelque 2 000 communautés que comptait le royaume au début du xviii^e siècle (84 %), impliquait, même si ce n’était pas toujours le cas dans la réalité, la rédaction préalable d’un cadastre17. Il ne s’agissait certes pas d’un choix visant à assurer une répartition équitable des charges, puisque les richesses détenues par la noblesse et le clergé en étaient exemptées. Il serait plus juste de dire que ce choix était dicté par l’économie des lieux : une réalité essentiellement rurale dont les caractéristiques – faibles revenus, faible structuration du réseau urbain, manque d’infrastructures, dépendance par rapport à la demande étrangère et aux marchands extérieurs au Royaume, rareté des liquidités – étaient peu compatibles avec un système fiscal frappant les transactions et la consommation.

28Le poids des traditions est encore plus perceptible lorsqu’on examine la mise en place technique du cadastre lui-même.

29Le cadastre napolitain du xviii^e siècle était de type descriptif et se fondait sur les déclarations des chefs de famille. Il était fondé sur la personne et sa capacité contributive, comme en témoignent les informations demandées dans le formulaire à remplir, relatives à la composition du noyau familial, à l’activité exercée, à chaque source de revenu et aux charges afférentes. La vérification des déclarations était confiée aux représentations locales, qui se voyaient également confier l’établissement d’une estimation des terrains agricoles et forestiers présents sur le territoire de la communauté. Ces documents mentionnaient les superficies, la nature des cultures pratiquées et des droits de jouissance, ainsi que l’estimation des revenus afférents, nets de toutes charges, mais ne comportaient aucune représentation géométrique et encore moins de relevés topographiques. La nature personnelle du cadastre napolitain apparaît encore plus explicitement au stade de l’imposition, l’impôt frappant tous les habitants du territoire ou ceux qui possédaient seulement des biens sur ce territoire, et le montant imposable – exprimé dans l’ancienne unité de compte, l’once – dépendant des facultés contributives de chacun, fixées à la somme algébrique des revenus et dépenses déclarés. Le caractère subjectif du système fiscal ressort également de la nature variable de la contribution aux impôts locaux, en fonction de la catégorie sociale ou de l’activité, alors que l’éventail des charges déductibles, liées au statut social ou économique du contribuable, laissait place à des pratiques de minoration du montant imposable de la part des notables locaux18.

30Le système mis en place, aussi rudimentaire soit-il, reprenait les principes cadastraux en vigueur jusqu’alors. Une règle remontant au xv^e siècle-prammatica I de appretio (a. 1467) – édictée par les Aragonais dans la ligne des dispositions adoptées par les Angevins, réglementait de façon embryonnaire la pratique cadastrale19. Cette première source avait été reprise et actualisée jusqu’à la fin du xviii^e siècle par la jurisprudence et la doctrine, qui l’avaient interprétée et commentée de façon parfois divergente.

31La comparaison entre ces dispositions, parfois antérieures de plusieurs siècles à 1740, et celles du cadastre de Charles de Bourbon a permis de relever dans ce dernier de nombreuses survivances et de légitimer les doutes sur le caractère novateur de l’onciario20. Il suffit, à cet égard, de constater que les communautés du royaume demeuraient responsables de la préparation et de l’actualisation annuelle du cadastre, sous le contrôle épisodique du représentant de l’autorité royale ; que la collecte des données dépendait toujours de la déclaration des seuls chefs de famille, soumise à vérification de la part des fonctionnaires locaux compétents, avant estimation et taxation par ces derniers des biens meubles et immeubles ; que l’évaluation portait sur l’ensemble des revenus de chaque feu, compte tenu de la personne (la « tête » des contribuables en mesure de travailler), de la nature de l’activité poursuivie, des biens meubles et immeubles possédés, mais aussi des dépenses et charges grevant le feu. La référence à l’once en tant que monnaie de compte était déjà présente dans le cadastre du xv^e siècle pour évaluer le montant imposable, mais elle n’était assortie d’aucune indication de taux de change ; il n’était pas davantage précisé si le montant à retenir était celui du revenu, comme dans le cadastre du xviii^e siècle, ou du patrimoine.

32Ainsi, c’est au xv^e siècle que trouvent leur source les deux traits caractéristiques du cadastre napolitain, à savoir la nature purement descriptive et non topographique de l’opération et le fait que le système d’évaluation et de répartition de la charge fiscale était fondé uniquement sur la personne, dont la capacité contributive était sollicitée en tant que « tête », à raison de la possession de biens et de l’exercice d’une activité économique. Ces caractéristiques ont perduré au cours des siècles et constituent le fondement du cadastre du xviii^e siècle.

33La configuration de ce dernier, après environ trois siècles, apparaît plutôt, à la lumière des considérations ci-dessus, comme le fruit d’améliorations techniques progressives et d’une évolution interne, nourrie de l’expérience de chacune des communautés et parfois reprise dans les dispositions édictées de temps à autre en la matière par les hautes instances du gouvernement au cours des siècles.

IV. OBJECTIFS ET LIMITES DU CADASTRE BOURBONIEN

34L’utilisation de cet instrument ancien qu’était le cadastre de l’époque aragonaise a permis quoi qu’il en soit à l’État d’affirmer quelques principes généraux qui constituent autant d’innovations.

35Tout d’abord, et loin de toute volonté d’égalitarisme fiscal, le cadastre réalisait une meilleure répartition de la charge fiscale entre les différentes couches de la société, conforme en cela à l’idéal du « bonheur public » théorisé par Muratori et à l’antique exigence de justice distributive qui caractérise toute la culture politique prémodeme. Il transformait en assujettis ceux qui jusqu’alors, du fait de leurs privilèges ou de leur pratique d’évasion, avaient largement réussi à échapper à l’impôt. Il convient d’observer que le cadastre, conçu à l’origine comme une arme contre les possédants locaux, est devenu également un instrument de lutte contre les privilèges ecclésiastiques, un thème désormais consensuel depuis des décennies et qui exigeait une politique volontaire de réforme fiscale. Le Concordat de 1741 a consacré le droit pour l’État de recenser et d’imposer les biens ecclésiastiques, qui ont ainsi été pour la première fois soumis à l’impôt, et l’affirmation de ce droit peut être considérée comme le résultat le plus important de ce traité passé avec l’Église. Une fois signé le concordat, de nouvelles instructions ont été données pour étendre l’impôt aux biens ecclésiastiques et le cadastre de Charles de Bourbon a dès lors visé un élargissement considérable de l’éventail des contribuables.

36Le cadastre affirmait, en second lieu, le principe de l’uniformité du système fiscal sur tout le territoire, en imposant un modèle de référence unique face à la multiplicité des pratiques locales. Il obligeait les forces centrifuges œuvrant à l’autonomie des communautés locales à se conformer à un modèle, sans les nombreuses possibilités d’échappatoire jusqu’alors autorisées au nom du respect de la coutume. À partir de ce moment et conformément au nouvel esprit du siècle, l’organisation fiscale des quelque deux mille communautés du Royaume a commencé à être disciplinée par les règles royales. Le principe d’universalité du système fiscal allait ainsi s’affirmer par le biais du cadastre bourbonien.

37Enfin, le cadastre répondait à un objectif assurément nouveau : celui d’obtenir les informations les plus fidèles possibles sur les réalités démographiques et patrimoniales de chaque commune du Royaume21. Il s’agissait d’une exigence typique de l’État du xviii^e siècle, à replacer dans le contexte de cette volonté de s’approprier effectivement son territoire qui était totalement étrangère à la culture politique classique d’Ancien Régime. Le cadastre bourbonien peut donc s’inscrire dans une démarche de connaissance déjà intrinsèquement « moderne », rendant nécessaire, pour l’application de la politique royale22 dans les décennies à venir, la formation d’une classe de techniciens, d’ingénieurs militaires et de cartographes. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre les demandes constantes de vérification de la fiabilité des données du cadastre. Celles-ci n’avaient pas pour seul objectif une meilleure répartition de l’impôt, mais aussi la collecte d’informations valides concernant le territoire, les structures démographiques, les ressources économiques et les caractéristiques du milieu ambiant, afin de pouvoir mettre en œuvre des actions gouvernementales mieux structurées.

V. DANS QUELLE MESURE LES OBJECTIFS PRÉCITÉS ONT-ILS ÉTÉ ATTEINTS ?

38On peut observer, en guise de conclusion, que l’entreprise bourbonienne en matière de cadastre présente un bilan très incomplet. Lors du lancement du projet, dans les premiers mois de 1739, l’État avait tenté de conduire lui-même l’opération, en confiant la surveillance aux présidents (Presidi) des tribunaux provinciaux. Mais les organismes sur lesquels il pouvait compter pour réaliser ses programmes étaient très faibles, avaient une mauvaise connaissance des problèmes et n’acceptaient pas de se livrer à un contrôle rigoureux de la vie administrative du territoire. Il manquait un organe déconcentré capable de regrouper les fonctions déléguées dans une structure unique dotée de pouvoirs forts, inspirée du modèle français des Intendances. Le gouvernement a rapidement compris qu’il ne pouvait se passer des communautés pour réaliser quelque projet que ce soit et a dû faire marche arrière du fait de cette incapacité objective. Un rôle de premier plan fut ainsi redonné à ces mêmes élites de « possédants » contre lesquelles l’initiative du cadastre avait été conçue. Faiblement représentée dans les sphères centrales du pouvoir, cette classe était beaucoup plus puissante dans les provinces où, du fait de son poids économique et de ses racines locales, elle parvenait souvent à contrôler les centres vitaux de la vie des communautés. D’où le développement d’une vaste et très efficace résistance, à la fois active et passive, aux opérations d’établissement du cadastre, qui s’est poursuivie pendant des décennies et a directement abouti dans certaines localités, avec la bénédiction du pouvoir central, à l’abandon total du projet et au retour à un système fiscal fondé sur les impôts sur la consommation.

39Si le cadastre, au moment de la publication des règles en la matière, apparaissait moins comme l’expression d’un « ordre négocié » que comme le résultat de la pression des groupes dominants, il est par contre devenu l’objet de négociations âpres et permanentes au cours des quelques dizaines d’années de son application, chaque fois que l’État s’est trouvé confronté à ces élites locales qu’il avait, dans un premier temps, espéré contenir dans un nouveau cadre normatif.