Introduction

1Au lendemain du traité faisant passer la Corse sous la domination directe du roi de France en 1768 et de la conquête qui suit, les autorités royales décident, par un édit d’avril 1770, la réalisation d’un plan terrier de la Corse. Leur objectif est défini dans le préambule de l’édit : « L’union de l’île de Corse à notre couronne nous imposant l’obligation d’y faire valoir tous les droits, comme d’y faire ressentir tous les avantages de la Souveraineté, il nous a paru convenable et nécessaire de connoître, par une recherche exacte, en quoi a consisté et consiste en ce jour l’étendue, tant de nos domaines fonciers dans ladite Isle, que des droits de toute espèce que nous avons à y exercer ». Il s’agira donc d’effectuer un dénombrement des domaines royaux (art. 1) et une « reconnaissance des fiefs et seigneuries en l’île » (art. 2), mais que l’on étendra à une déclaration générale « des biens-fonds et héritages » (art. 4). Deux autres articles détaillent la méthode choisie : une reconnaissance des déclarations « du droit auquel chacun desdits héritages sera possédé, soit à titre de succession, hérédité, partage, donation, contrat de mariage, substitution, acquisition, concession et tous autres » (art. 6) et un mesurage desdites terres, faisant l’objet d’un « procès-verbal exact, spécifiant leurs proportions en pieds et toises de Paris, carrées, pour que dans tous les temps on puisse en faire le rapport et les réduire à l’arpent qui est la mesure que nous voulons pour toute l’Isle »1.

2Un terrier, donc, des domaines royaux de l’île, doublé d’un cadastre géométrique et parcellaire et d’un recensement systématique des biens fonds, qui permettent d’avoir une idée de la répartition de la propriété foncière en Corse. Un souci de connaissance qui transparaît tout aussi clairement du dénombrement de la population réalisé entre 1769 et 1770. L’abbé Gaudin, dans son « Voyage en Corse », en 1787, expliquait déjà l’importance de ce genre de recherches pour la monarchie : « La Corse est la dernière acquisition dont notre Monarchie se soit accrue ; elle était peu connue de nous avant cette époque ; et ce n’est pas dans le cours de la conquête qu’on a pu s’en former une juste idée »2. Le lien entre les différentes enquêtes en cours apparaît dans un rapport anonyme intitulé « Idée de l’ouvrage à faire pour mettre l’Ile de Corse en ordre » le 16 avril 1770 : « [L’objet] désiré par le Ministère, c’est de connaître parfaitement l’Ile de Corse dans toutes ses parties, et principalement le nombre de ses habitants, les héritages qui leur appartiennent, ce qu’il reste en domaine au roi et l’usage qu’il peut en faire. Un Terrier universel remplira l’objet. Dans ce Terrier deux choses sont à considérer : 1° le terrain et ses habitants ; 2° les titres et possessions ; l’ordre établi dans ces deux parties c’est ce qui formera l’ouvrage3 ». À ces buts s’en ajoute un autre, connexe, si l’on en croit un rapport demeuré anonyme, cité par Antoine Albitreccia : « réaliser une description détaillée et circonstanciée du pays »4. Par là, on parvient à l’autre grand but que les auteurs du terrier poursuivront : la « régénération » de l’île. C’est d’ailleurs ce dernier but qui, au moment de l’abandon du but cadastral premier, passera au premier plan5.

I. DU CADASTRE À LA « RÉGÉNÉRATION »

3L’édit prévoyait d’obtenir de bonnes déclarations de la part des propriétaires, avant même l’arpentement, en vue de l’établissement de plans. Les ingénieurs chargés du travail, Testevuide et Bedigis, firent donc remettre dans une série de communautés du Cap Corse, où les travaux devaient commencer, un questionnaire précis, préétabli et pré-imprimé, rédigé en italien, où chaque propriétaire devait consigner l’état de ses propriétés et comment celles-ci étaient parvenues jusqu’à lui (héritages paternel ou maternel, d’un conjoint, biens provenant d’une donation, biens dotaux, biens acquis, etc.). Tous les propriétaires, sans exception, devaient fournir des déclarations « nettes et claires » sous un délai de trois mois, après publication de l’édit.

4Une opération d’une telle ampleur demandait à la fois beaucoup de temps et d’importantes dépenses, tout à fait disproportionnées avec les revenus des terres où étaient pratiqués les relevés. Les réticences des propriétaires devant ce procédé furent immédiates : les enquêtes réalisées par les Génois au cours du xvii^e siècle – dont il ne nous reste que quelques bribes – étaient de simples listes de déclarations attestant des propriétés. L’opération nouvelle exigeait, de plus, la collaboration des autorités locales et celles-ci ne s’y prêtèrent guère si l’on en croit l’ordonnance de l’intendant de la Corse Chardon du 25 février 1771 : « Il nous aurait été représenté par les directeurs du Terrier que la levée desdites cartes éprouve des difficultés dans les divers endroits où l’on s’occupe présentement, faute par les podestats et pères du commun ainsi que par les indicateurs qu’ils ont nommés, de connaître suffisamment les limites desdits terrains, surtout dans les parties incultes ». Mais les propriétaires ne montrèrent guère plus d’empressement et le même Chardon menaça d’une amende importante les propriétaires de terrains qui ne se rendraient pas « sur lesdits terrains aux jours qui leur seront désignés par les géomètres chargés de la levée des cartes topographiques de l’île ». Sans plus de succès semble-t-il.

5Aussi, dès les premières restrictions financières, les agents du terrier jetèrent l’éponge, se réfugiant derrière un prétendu « désordre » existant dans la propriété dans l’île : « On a tout mis en usage dans le commencement des opérations du terrier pour fixer et déterminer les limites de chaque possession, mais inutilement ; après avoir entendu sur le terrein et les indicateurs les plus expérimentés et les propriétaires eux-mêmes, il a falu y renoncer, tant la confusion est extrême... »6. Dès 1773, il n’est plus du tout question de cadastre, ni d’une obligation quelconque de déclaration individuelle de propriété. D’autre part, la documentation de nature cadastrale ne sera pas conservée. Malgré cette évidence, on continuera généralement à considérer le plan terrier comme un cadastre de l’île.

6À l’été 1773 donc, le contrôleur général des finances, l’abbé Terray, fait subir différentes modifications à l’organisation primitive du travail : on supprimera le procédé déclaratif en conservant le mesurage géométrique. On limitera toutefois l’ampleur de l’opération : la levée des plans se fera désormais à forfait à cinq sous l’arpent et les rouleaux de plans primitivement conçus de 1 000 toises de large, sur 10 000 de longueur, à l’échelle de 1/4 de ligne par toise (1/1 800) seront ramenés à 2 000 toises de large sur pareille longueur à l’échelle de 1/8 de ligne par toise (1/3 600). Par contre, Terray défend l’œuvre déjà réalisée par les réalisateurs du terrier, attaqués par de nombreux écrits anonymes et notamment sur le parti pris de l’établissement d’une méridienne du cap Corse : « On prétend que le parti que vous avez pris de commencer par une ligne méridienne, qui servira de base à toute votre opération, est une dépense aussi inutile qu’énorme. Quant à moi, je sens toute la facilité que donne ici le parti, que vous avez pris, d’établir cette méridienne pour base. Je sens combien elle répand de clarté dans l’opération ; j’ai d’ailleurs consulté des gens de l’art qui, après avoir loué ce qu’il y a de fait dans votre travail, m’ont assuré qu’ils auraient adopté la même méthode que vous et qu’elle est préférable par la justesse qu’exige une pareille besogne »7.

7Toutefois, même réduits, ces travaux restent trop coûteux si l’on en croit une lettre envoyée par Boucheporn aux directeurs du terrier le 29 avril 1778 où, tout en reconnaissant comme Terray, l’intérêt du travail déjà effectué, il souligne l’« état d’épuisement de la caisse civile » et demande donc aux directeurs de l’ouvrage de « faire cesser tous les travaux » ne pouvant en faire payer la dépense. De fait, sous Necker, l’échelle prévue à l’origine pour les rouleaux de plans sera à nouveau réduite : les rouleaux, commencés à l’échelle d’une ligne pour huit toises, seraient terminés ainsi, mais une nouvelle échelle sera adoptée désormais d’une ligne pour douze toises et demie (1/10 800) et tous les rouleaux – même ceux déjà réalisés – seront réduits à cette nouvelle échelle.

8Le plan terrier sera, après de nombreuses vicissitudes, achevé en octobre 1795. Composé de 17 volumes de texte et de 40 rouleaux de plans, il est, avant même son achèvement, considéré comme une œuvre remarquable. L’abbé Gaudin n’hésite pas ainsi à écrire : « Aucune de nos provinces ne possède un cadastre aussi parfait puisqu’à la description la plus détaillée du sol & de ses qualités, on y a joint toutes les améliorations dont ils seront susceptibles »8.

A. Une première éclipse

9L’idée de l’élaboration d’un cadastre en Corse disparaît au moment de la Révolution française, puisque le terrier, baptisé cadastre, existe. Mireille Touzery a raison d’affirmer que le plan terrier « n’avait aucun impact direct sur le régime fiscal ni sur le statut politique de l’île »9, sous la monarchie. Il n’en aura pas plus au cours de la Révolution. De fait, les différents documents concernant la répartition de la contribution foncière et mobilière par districts élaborés en 1791-1792 n’y font nullement référence, alors même que le personnel du terrier est toujours en activité, comme il ressort de différentes pièces comptables et que le système de représentation employé par Testevuide et Bedigis – les communautés divisées par sections et les terroirs décrits en signalant le type de cultures – aurait pu permettre au moins une lecture par masse.

10Les administrateurs du département, dans une pièce imprimée du 4 janvier 1792, ignorent la loi du 23 septembre 1791 et confient aux municipalités le soin de recevoir les déclarations de propriété, afin de servir de base à l’imposition. De manière assez étonnante, aucun réel pouvoir n’est pour autant donné à celles-ci pour vérifier les dites déclarations : on s’en remet expressément au bon vouloir du citoyen ; s’il triche, il le fera au détriment d’un autre citoyen, la base de la répartition ne pouvant être modifiée10. Les déclarations sont d’ailleurs adoptées par défaut et lors d’une séance du 13 février 1792, le directoire du département détaille les raisons qui l’ont forcé à les adopter « comme les moins inexactes »11. Mais il est vrai que l’impôt rentre extrêmement mal, une situation dénoncée par les administrateurs du conseil général dans une proclamation officielle le 4 septembre 179212. On peut y lire que « les impositions que des esclaves paient pour donner libre cours aux caprices d’un despote peuvent être forcées, mais les contributions des hommes libres, destinées aux vrais besoins de l’État, doivent être volontaires ». Aucune solution, autre que celle de la force armée en cas de non-paiement, n’est avancée13. Et dans une lettre aux députés du département de la Corse à la Législative, le 25 juin 1792, les mêmes s’expliquent sur les retards cumulés à la réalisation d’une assiette des contributions, dénoncés par un des députés de la Législative dans une lettre à des particuliers14 : « si vous aviez réfléchi, Messieurs, à l’impéritie de nos municipalités, vous auriez pu deviner aisément les motifs des retards que nous éprouvons. Malgré nos efforts et tous les moyens que nous avons pratiqué pour accélérer les opérations relatives à l’assiette des contributions, il ne nous a pas été possible d’en avoir des résultats. Nous vous prions d’être persuadés que ce n’est pas si aisé que vous l’imaginez d’avoir des matrices des rôles. Les obstacles que présente un travail aussi compliqué par sa nature sont augmentés par l’inexpérience de nos municipalités »15. La nomination de visiteurs des rôles ne paraît pas avoir fait beaucoup évoluer les choses16. Et, souligne-t-on, la division préalable des territoires des communes en sections, suivant la loi du 1^er décembre 1790, n’a pas encore été réalisée17.

B. Une tentative parallèle de cadastration

11L’histoire particulière de la Corse au cours de la Révolution française (caractère périphérique de l’île, pouvoirs exceptionnels laissés à Paoli, royaume anglocorse) est clairement évoquée par les autorités départementales pour expliquer les retards et le « désordre » rencontrés en matière fiscale : « les cotisations individuelles, note ainsi le directeur des contributions directes du Département de la Corse en 1832, établies par le caprice des répartiteurs, étaient généralement le fruit de la partialité et de la faveur ». Ainsi, les autorités du Département notent-elles toute une série d’inexactitudes dans la réalisation des bases contributives18, les états n’étant d’ailleurs pas réalisés suivant les formes prescrites19.

12Ce qui ne veut pas dire que rien n’a été tenté : on voit, au cours de l’été 1792, des états de situation, notamment du nord de l’île, arriver à l’administration centrale du département20 ; d’autre part, la communauté de Tomino dans le Cap Corse, celle-là même qui avait été la première communauté étudiée par les concepteurs du Terrier connaît parallèlement une tentative particulière de cadastration en 1793. Mais, ces premiers travaux ne débouchent sur rien de bien concret. Les nouveaux administrateurs, élus lors des élections de décembre 1792, mettent en cause à la fois les communautés, mais aussi leurs prédécesseurs sur un « objet [...] obligeant l’administration à une surveillance la plus scrupuleuse [qui s’est faite] au mépris des loix, à l’abbandon de l’intérêt public totalement négligé de la part des administrateurs et des administrés »21. En réalité, l’administration départementale est, en date du 21 janvier 1793, en cessation de paiement, ne pouvant faire face ni aux frais du bureau de confection des matrices des rôles ni même à ses dépenses les plus urgentes22. Cette situation sera au centre des événements de 1793, qui verront la Corse sortir de la République.

C. Une deuxième vie pour le terrier ?

13La suite n’est guère plus brillante. Sous le Directoire et le Consulat, les conseils de répartition seront accusés d’avoir conçu de nouvelles matrices sommaires chaque année « présentant par masse le revenu imposable de chaque contribuable » sans se préoccuper de ce qui avait été fait les années précédentes. Plusieurs rapports parlent à cette occasion d’« arbitraire », ce qui n’est pas d’ailleurs particulier à la Corse, si on se souvient des mots employés par le ministre des Finances Gaudin lui-même dans son « instruction sur la refonte générale des matrices de rôles de la contribution foncière du 2 pluviose An IX » : « On se plaignait, avant la révolution, de l’inégalité de la répartition ; on s’en est plaint constamment depuis ». La lecture de la documentation laisse pourtant surtout penser qu’on s’est borné le plus souvent à reporter d’une année sur l’autre les bases contributives, comme on le voit faire par exemple de l’An VI sur l’An V23. L’administration centrale rencontre les mêmes problèmes qu’ont déjà connus ses prédécesseurs24, en arrivant assez rapidement à proposer une mise à niveau par le bas : « si cela n’est pas possible, [il faut] l’en rapprocher [du niveau des autres départements] le plus qu’il se pourra » et en proposant, en attendant, de prendre en compte la situation antérieure de l’île – c’est-à-dire l’occupation anglaise – en acceptant « la décharge de toutes les contributions [des deux départements] antérieures à l’An V » comme l’a proposé le Directoire exécutif. Même, les contributions foncière et personnelle pour l’An V ne sont pas réparties au motif « qu’il n’existe ni rôles ni matrices », une situation d’autant plus préjudiciable, selon le ministre des Finances, que dans le même temps, le produit des impôts, y compris des impôts indirects, a été dépensé par l’administration départementale25.

14Même la venue dans l’île d’un administrateur général – alors que la Constitution est suspendue en Corse par Napoléon –, André-François Miot, en l’An IX, ne débouche pas sur de meilleures réalisations. Dans les formes voulues par la loi du 3 frimaire An VII, celui-ci décide de nommer, en germinal An X, 31 commissaires spéciaux « choisis parmi les citoyens indigènes » pour procéder sous la direction de contrôleurs à la rédaction d’états de sections et de matrices détaillées. Mal entreprise, l’opération débouche au bout de 18 mois, et alors que les opérations ont déjà coûté 54 150 francs, sur la confection de « 9 ou 10 matrices détaillées fort incomplètes et de parties d’états de sections » dans quatre ou cinq communes26, alors même que parvient entre les mains de Miot le Mémoire sur la confection du cadastre général de la France de Casimir Daniel27. L’année suivante, l’administration réduit le nombre des commissaires à douze, qualifiés désormais d’experts et décide de sévir contre les communes qui refuseraient de coopérer à la confection des matrices détaillées, sans plus de succès28. Les exercices suivants ne sont guère meilleurs et font l’objet de protestations sans fin29.

15Pourtant, au détour d’une phrase, le plan terrier réapparaît : dans une lettre au préfet du département du Liamone du 22 prairial an XI, le ministre des Finances Gaudin joint aux instructions et circulaires déjà adressées aux départements pour l’exécution de l’arrêté du gouvernement du 12 brumaire une instruction additionnelle du 20 floréal an X130 applicable principalement aux départements « qui ont l’avantage de posséder un cadastre ». Et il ajoute : « Votre département est précisément dans ce cas : il a été fait, il y a quelques années, un cadastre extrêmement détaillé de toute la Corse ». Il est vrai qu’il dispose alors d’un des deux exemplaires du plan terrier, celui remis au ministère des Finances en 1796, que celui-ci remettra à son tour au ministère de la Guerre en 1816.

II. LA TRANSFORMATION DU TERRIER EN CADASTRE

16Les choses n’évoluent pourtant pas sous l’Empire et la première Restauration. L’impôt foncier continue à ne pas rentrer. Toutes sortes d’accommodements sont pourtant proposées aux contribuables : ainsi, en septembre 1810, le secrétaire général du département de la Corse peut-il proposer au vu du rapport du directeur des Contributions « d’accorder aux contribuables de la susdite commune [de Lento] une modération des deux tiers de leur contribution foncière »31. La suite ne sera pas meilleure : on remplace en 1818 les matrices sommaires par des matrices générales des quatre Contributions directes et on se sert de celles-ci, réputées inexactes, faute d’argent pour en confectionner d’autres, dans un département réputé pauvre. Tout ceci entraînera de fortes dissensions dans la société insulaire32.

17En 182333, on propose de former des matrices détaillées de toutes les communes. Le directeur des Contributions directes, interrogé par le préfet du département, en révèle toutes les imperfections : les matrices ont été réalisées à nouveau « sur de simples déclarations des propriétaires » ; les agents des Contributions « n’ont pu les vérifier » ; elles sont fort loin d’être exactes et complètes car « la valeur vénale qui a été donnée aux propriétés est tout à fait arbitraire ». Surtout, on a agi sans égard à la loi « qui voulait que cette rédaction fut précédée par la création indispensable d’états de sections ». En 1826, le travail est achevé34. Non sans imperfection : le travail, effectué en deux années seulement, ne « pouvait être qu’excessivement imparfait » et ne pouvait rétablir « l’égalité proportionnelle entre les contribuables ». Nombre de communes35 demandent, en vain, les années suivantes à refondre ces matrices en faisant valoir que les inégalités dont on s’était plaint avant 1826 étaient désormais remplacées par d’autres, « plus choquantes encore »36. La moindre conséquence de cette imperfection des matrices, c’était « l’inégalité de l’assiette de l’impôt foncier », encore dénoncée dans un rapport réalisé par l’inspecteur des finances De Colmont en juin 1834. Une situation qui n’est d’ailleurs pas propre à la Corse si l’on en croit le directeur des Contributions directes de la Corse qui écrit le 20 août 1832 au préfet de l’île : « Dans toutes celles des communes non encore cadastrées du continent français, les matrices détaillées dont la confection remonte à 1791 sont entachées de plus de vice encore que celles de la Corse, plus récemment établies »37.

A. Du terrier au cadastre

18Il n’est pourtant pas question alors « de faire un cadastre parcellaire suivant les règles absolues de la géométrie » comme on le fait dans les autres parties de la France, une opération jugée « interminable et ruineuse » pour les finances de la Corse. C’est alors que réapparaît le plan terrier. Car les plans du second exemplaire de l’ouvrage, celui emporté par les Anglais en 1796 et racheté à ceux-ci par le ministère de la Guerre, ont été acquis en 1829 par le conseil général de la Corse, le ministère conservant les volumes de texte38. Leur existence est évoquée au début des années 1830. Le directeur des Contributions directes de l’île rappelle l’existence d’une copie du terrier aux archives de la préfecture du département : une carte dressée sur une fort vaste échelle « avec l’indication non seulement des communes mais encore des sections qui composent ces communes ». Il suffirait donc pour « parvenir en peu d’années à la confection de bonnes matrices cadastrales » d’utiliser les « plans par masse » du terrier. Resterait à réaliser :

• la délimitation exacte de chaque commune « sauf les modifications introduites par les circonstances qui se sont succédé » ;

• la division des territoires communaux en petites sections ;

• l’étude de la contenance raisonnée de chaque section ;

• la statistique des communes respectives.

19L’ancien cadastre de la Corse consistant « en un plan géométrique par masses de sections et un livre terrier par commune », il conviendrait donc de compléter la collection de plans obtenue du dépôt de la Guerre en récupérant les volumes de textes correspondant39.

20L’ingénieur en chef du département serait « chargé de faire pour chaque commune un calque d’après l’ancien plan en maintenant la division du territoire communal en petites sections ». On y adjoindrait une copie du texte relatif à la commune. Le contrôleur « devenu praticien en géométrie » diviserait les sections respectives entre les divers possesseurs et créerait un état de sections indicatif des propriétaires, de l’étendue, de la qualité, de la valeur vénale et du revenu de chaque héritage. Enfin, le directeur des Contributions directes confectionnerait à partir de ces divers états de section la matrice cadastrale. Les mutations se feraient directement : elles se réduiraient « à extraire une parcelle d’un article pour la transporter à un autre article ». Le principal avantage serait la réduction des coûts : les matrices cadastrales ainsi confectionnées seraient « aussi parfaites dans les détails et exactes dans les résultats que toutes les matrices parcellaires du continent français qui coûtent infiniment davantage »40. L’affaire prendrait six ans au plus.

B. L’abandon du terrier

21Bien qu’on ait pu écrire alors, que « l’impôt foncier est maintenant si inégalement réparti en Corse qu’il pèse sur les uns et les autres dans des proportions on ne saurait plus inégales », l’idée de récupérer le terrier n’aura pas de suite. En juin 1834, l’inspecteur général des finances De Colmont peut encore soutenir l’idée de la prise en compte d’un travail qui « a coûté vingt ans de soins et des dépenses considérables », une des grandes œuvres de la monarchie en Corse41, l’idée est abandonnée. D’abord du fait de la nature même du terrier : dans une lettre, non datée, au préfet, il est noté qu’une telle recherche équivaudrait purement et simplement à la confection d’un cadastre : « En effet, les plans terriers ont été exécutés géométriquement et pour décomposer la contenance d’un territoire il est indispensable d’opérer de la même manière, autrement on retomberait dans l’arbitraire ». On y évoque aussi le coût de l’opération, plus élevé que prévu, et des délais de réalisation sous-estimés. Surtout, l’absence de réponse de l’Administration centrale des finances en ce qui concerne sa contribution entraîne de facto l’abandon du projet.

Conclusion

22En fait, l’idée d’un cadastre général de l’île, sur le modèle de ce qui se fait sur le continent, a fait son chemin : dès 1837, une commission est mise en place pour discuter des différents moyens proposés pour le réaliser42. En plus de l’instrument fiscal, c’est l’instrument de certification de la propriété qui intéresse désormais les administrateurs. Les travaux de cadastration commencent en 1840, par les communautés de Bastia et d’Ajaccio et leurs proches environnements43. Les travaux s’achèveront quelque quarante ans plus tard44.

23« Travail géométrique de toute première qualité »45, le plan terrier aura pourtant échoué dans les deux domaines qui lui avaient été dévolus comme but : comme cadastre et comme plan de développement possible de l’île. Les vicissitudes rencontrées à la fin du xviii^e siècle en avaient déjà limité l’impact, l’abandon du projet d’en tirer un cadastre à moindre coût lui retira tout intérêt direct. Reste un document exceptionnel, source et référence principale dans maints domaines de l’histoire de la Corse.